Emmanuel Echivard, Pas de temps

Par |2023-04-06T20:54:04+02:00 6 avril 2023|Catégories : Critiques, Emmanuel Edchivard|

Ce qui se présen­ta au début du livre, pour toi, ce fut la nuit, une nuit très noire et très ras­sur­ante, sur une route étroite qui s’ou­vre au fur et à mesure de ton avancée.

Voici ce qu’écrit Emmanuel Echivard dans son AVANT-DIRE. Et l’on avancera avec lui, dans cette poésie du quo­ti­di­en (pour par­tie) qui note avec l’œil dis­tan­cié du pho­tographe ce qui l’en­toure, per­son­nages et événe­ments – on songe par­fois à un François de Cornière qui en avait fait son miel.

C’est une bou­tique dans une rue de la ville
avec une enseigne des années soixante-dix
des let­trines jaunes 
comme on n’en voit plus
    je n’ai pas le temps de m’arrêter
    de me rap­pel­er l’an­née où j’en voy­ais de telles
dans une autre ville

car il faut vite rentrer
sor­tir du sac en plastique
la paire de chaus­sures que le cor­don­nier réparera
des chaus­sures en cuir brun, éraflées
    dont j’ai un peu honte
la semelle rongée par l’eau et par le temps

On retrou­vera tout au long du livre ces scènes de petits riens (Riens est d’ailleurs le titre d’un poème), de por­traits vite dressés, avec ce qu’on sent de sym­pa­thie de la part de l’au­teur vis à vis de ceux qu’il croque ain­si. Il est présent égale­ment dans ces poèmes, per­son­nage lui aus­si, avec l’emploi du je.

Un vieux cou­ple se tient la main
une petite fille se tourne vers son père
un homme cherche du regard des fruits et des fleurs

C’est un jour blanc arrosé de pluie
    je voudrais m’arrêter
fix­er les êtres
    il suf­fi­rait de m’immobiliser
de rester là
de laiss­er par­ler la pluie, les pas
    de m’ab­sen­ter

Présence au monde (cet extrait provient du poème Ici ; quelle injonc­tion plus juste?) et absence dans le même temps, sorte de rêver­ie, de flot­te­ment. C’est une autre car­ac­téris­tique de cet auteur que de ne pas se con­tenter d’une poésie descrip­tive mais s’in­ter­roger sur ce qu’il est, sa pro­pre con­sis­tance par­mi – par­tant, la sépa­ra­tion ontologique, la dif­fi­cile appartenance :

    Est-ce que je suis
    ceux que je regarde
ceux qui passent
    à côté de moi
impas­si­bles
avec leurs chaus­sures mal cirées, leurs man­teaux gris
qu’é­claire parfois
le bleu roi d’une écharpe

     est-ce que j’ex­iste vraiment 
     et suis-je ici pour m’arrêter
et les tra­vers­er du regard
sup­pli­er
la pierre que l’on cogne est aussi
    lourde que moi
ou bien, au milieu des mouvements
moteurs et marchands dans la ville
    vais-je me fon­dre, me répandre
    m’il­lu­min­er, devenir
con­tem­po­rain

On trou­ve, en alter­nance avec ces poèmes où fig­ure la pre­mière per­son­ne du sin­guli­er, d’autres poèmes où c’est le on qui mène la danse, dans la nuit (celle évo­quée en début de livre), une nuit pas tant physique, ou pas seule­ment, mais aus­si intérieure, qui bizarrement, mal­gré l’emploi du pronom imper­son­nel, sus­cite l’in­tro­spec­tion, des sen­sa­tions et des sou­venirs individuels.

on voudrait se souvenir
on voudrait lever la tête ouvrir la bouche

profér­er

on for­merait un passé
com­posé d’im­ages anciennes

par exem­ple un midi d’en­fant où l’on tra­verse la rue sans regarder
où le capot de la voiture a bal­ayé le corps
que rien ne retient plus qui flotte délié pour retomber
sur le sol avec douceur

on se sent puis­sant de tout ce qui a été vécu

Et tou­jours cette part qui questionne :

que reste-t-il de soi 
quand la nuit noire est absolue
quand son eau son huile ne lais­sent rien transparaître
que reste-t-il de soi les mots que l’on chantonnait
sont tombés on marche sans 

Mais ces mots, tombés, dans leur impuis­sance à dire par­faite­ment, réus­sis­sent, dans la poésie d’Em­manuel Echivard, à sug­gér­er au point le plus haut et l’on se sent dans un esprit d’ab­solu partage en les lisant. Un livre exceptionnel.

Présentation de l’auteur

Emmanuel Edchivard

Né au Havre en 1975, des études à Lyon et à Paris. Vit actuelle­ment à Reims, où il enseigne la lit­téra­ture et le latin en khâgne et à Sci­ences Po. Après la Trace d’une vis­ite, (Cheyne, 2016, Prix du pre­mier recueil de poèmes de la Fon­da­tion Antoine et Marie-Hélène Lab­bé pour la poésie et Prix de poésie Maïse Plo­quin-Cau­­nan de l’Académie française).

Bibliographie

  • La Trace d’une vis­ite, Cheyne édi­teur, 2016.
  • « Suite des jours », revue Nunc n° 47, édi­tions de Cor­levour, 2019.
  • Avec l’om­bre, Cheyne édi­teur, 2019.
  • Pas de temps, Cheyne édi­teur, 2022.

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi
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