Avec leur col­lec­tion Cahiers du Loup bleu, les édi­tions Les Lieux-Dits pro­posent de gra­cieux livrets de poésie dont la cou­ver­ture et la qua­trième de cou­ver­ture s’or­nent cha­cune d’un dessin représen­tant l’an­i­mal qui donne son nom. 

C’est Romuald Sam qui illus­tre ain­si toutes ces bêtes autour de Romain Fusti­er. En vingt-qua­tre poèmes, tous con­stru­its de la même archi­tec­ture (six ter­cets), l’au­teur décline à la fois des paysages auvergnats et les pen­sées qui l’ani­ment. Les descrip­tions ne sont pas seule­ment pré­cis­es, mais évo­ca­tri­ces assez pour qu’on se sente douce­ment embarqué.

trou­peau de vaches
dans un virage tra­ver­sant la route
avec le soir

 le gilet fluo
de l’éleveur vis­i­ble très vaguement
sur la chaussée

un chien déboule
taché de noir par­mi les bovins
mar­qués de même

la journée avachie
se relâche mol­lit tel un commis
après le labeur

les pâtures ont
des besaces pleines d’algues vertes
de vagues herbeuses

 je laisse passer
les bêtes pareilles au temps lent
qu’elles incar­nent

 

Romain Fusti­er, toutes ces bêtes autour, Les Lieux-Dits édi­tions, 2023, 30 pages, 7 €.

La com­pagne est évo­quée, pré­texte elle aus­si à poème, par sa présence et ses actes : trem­per ses mains / dans l’eau descen­dant la riv­ière / qu’elle appré­cie // elle m’avoue / qu’elle ne pou­vait y résis­ter / les y plongeant.

De légères licences de langue émail­lent par­fois le poème ; ain­si pour évo­quer le cou­ple : chemin des noisetiers / elle je prof­i­tons de notre vue / sous le plateau ou encore témonymie et nysec­doque pour métonymie et synec­doque. Égale­ment l’ap­pari­tion d’un mot-valise : les racines branch­es / au cours du tra­jet nous tâton­nions / trot­tin­ions nous hâtant // tâtrot­tin­ions en file / rang l’un der­rière l’autre / dans le noir ou un verbe latin dont on entend instan­ta­né­ment le sens : je suis par­venu / à audire ce jeu d’in­stru­ment / ouïr son bruit ; une lib­erté qui gagne la syn­taxe : une terre rouge / d’épopée au départ du hameau / elle remarque-t-elle.

Tout cela sans excès, au ser­vice de la justesse du propos :

[…]

ligne de crête
de coq des monts aux confins
en arrière-plan
sommes des envoleurs
qui nous envolons dans le paysage
cro­quant l’hori­zon 

Autre exem­ple : la riv­ière tombe / avec la fraîcheur et nous achevons / de nous louvifier

 Un lyrisme dis­cret par­court le livre, sans rien appuy­er, c’est le grand tal­ent de Romain Fusti­er que de nous emporter avec lui dans son voy­age poé­tique, à tra­vers le quo­ti­di­en d’un temps de vacances où tout peut sem­bler fam­i­li­er, mais autre aussi.

une chauve-souris
qui volette der­rière la baie vitrée
de notre chalet

les ailes battent
sur le bal­con elles giflent agitent
l’air fréné­tique

leur réal­ité tangible
paraît se fon­dre en l’étrangeté
reste pour­tant palpable

me paraît décalée
incar­n­er je ne sais quelle force
de vie jaillissante

partout sans cesse
cette nuit douce avec ses souffles
que je fabule

avec ses froissements
de mem­brane ain­si que de tissu
dans l’ob­scu­rité

Et c’est cette élé­gance sans osten­ta­tion que je retiens après la lec­ture de ce très beau recueil.

[…]

pas d’ag­i­ta­tion
autour où la région reprend haleine
savoure sa paix

rien de mesurable
cette manière seule­ment de se tenir
dans le secret

le regret bientôt
de la lune coif­fant les conifères
à notre départ

***

Le deux­ième ouvrage de cette col­lec­tion dont je souhaite ren­dre compte s’in­ti­t­ule Let­tres, 2020 ; il est le fruit de deux poètes : Jean de Breyne et Anna Fitzger­ald, avec un dessin de Sylvie Durbec.  Les poèmes de cha­cun alter­nent à quelques excep­tions près et l’on recon­naît facile­ment qui est l’au­teur, les ini­tiales des prénoms (A et J) étant men­tion­nées en en-tête. Le titre du livre est plutôt trompeur de mon point de vue : j’imag­i­nais une sorte de cor­re­spon­dance poé­tique, un échange épis­to­laire, mais n’ai pas trou­vé de vrai lien, ou si peu, dans ce sens – un poème qui réponde au précé­dent, par exem­ple. Pour autant, les poèmes n’en sont pas moins intéres­sants, la forme varie : le plus sou­vent des retours à la ligne, des stro­phes, par­fois de petits pavés dens­es. On aura ain­si à lire une sorte de nota­tions du quo­ti­di­en, de choses con­crètes, réc­it tou­jours sous-ten­du de ques­tions plus exis­ten­tielles et un rap­port à la langue qui, par des con­tor­sions appro­priées, affirme ce questionnement.

Ce poème de  Jean de Breyne me sem­ble une illus­tra­tion pertinente :

Et le vent très fort sait se lever
Et l’on ne sait qui ain­si le lance
Et même après l’aube il faut se couvrir
Et même bien autrement qu’é­tait la veille
C’est donc un son si ce n’est un bruit
On ne veut pas accorder un son au vent
Il est dans le feuil­lage et c’est là qu’il bruit
Accom­pa­g­ne­ment du souf­fle, et voilà qu’on avance ?
Et nous y revenons donc, et nous demeurés là cher­chant à dire ?
Et nous tra­ver­sons, — tiens voilà encore à chercher
L’air, le temps, la rue, l’Histoire
La langue est un vrai bon­heur, il faut la parler
Je vous souhaite cela par­ler votre langue
On ne sait qui ain­si la lance, d’en­tre les lèvres
Et même la porte avec la main.

Jean de Breyne et Anna Fitzger­ald, Let­tres, 2020, Les Lieux-Dits édi­tions, 2023, 28 pages, 7 €.

De même, dans les pre­mières pages, du livre, dans une forme plus ellip­tique, Anna Fitzger­ald, dans le sil­lage (métaphorique?) du vent qui se lève, écrit :

De vol­er, de vivre
Je m’en veux
d’avoir tant
atten­du
de vivre
de vol­er
atten­dre
le temps
c’est le temps
de ten­ter
de vivre

le vent
se lève
je -
je –
je —

Le poète Lorand Gas­par écrivait dans Approche de la parole (Gal­li­mard, 1978) : « Le moment le plus exigeant de la poésie est peut-être celui où le mou­ve­ment (il faudrait dire la trame énergé­tique) de la ques­tion est tel — par sa rad­i­cal­ité, sa nudité, sa qual­ité d’irréparable — qu’aucune réponse n’est atten­due plutôt, toutes révè­lent leur silence. » Notre autrice améri­caine, Anna Fitzger­ald, le décline, dans le poème d’ou­ver­ture, de cette façon :

doigts
sur les cordes

mais silence
gris mou­ve­ment
poudreux et partant

le silence que je

kill-joy*

tel silence que je
trace

* kill-joy : rabat-joie, trouble-fête

Jean de Breyne n’est pas en reste : un sujet que je ne veux pas répéter // alors silence ? // mais je veux que soit !

Le livre se lit, se relit, dans le labyrinthe des énon­ci­a­tions : l’air, l’au­tour, pour ce qu’il vaut, la peine, par une de ces portes, le / tout autour, les poutres s’étirent, le silence s’ac­cu­mule, stock, / hangar, mag­a­sin de silence, le voir, la fin se ques­tionne, mer­ci je dis (Anna Fitzger­ald)

Mer­ci je dis, moi aussi.

***

 

Le troisième opus de cette col­lec­tion pour le pre­mier trimestre 2023 est signé Dominique Sampiero. Cet auteur a beau­coup pub­lié : poésie, nou­velles, romans, lit­téra­ture jeunesse, théâtre ; il a égale­ment écrit des scé­nar­ios pour le ciné­ma, notam­ment pour Bertrand Tavernier.

 Le titre, On écrit un poème pour embrass­er, est sig­ni­fi­catif de l’in­ten­tion. Il faut enten­dre, je crois, le verbe embrass­er sous plusieurs accep­tions : étrein­dre certes, mais aus­si saisir quelque chose dans son ensem­ble, con­cevoir et englober et ce, par les méan­dres du poème.

Cette vieille légende est comme un bais­er. La langue tourne en rond 
dans la bouche. Puis avec les mots dans la bouche de l’autre.

Cet échange de cer­cles d’une bouche à l’autre, c’est le poème.

Le mou­ve­ment du poème, tout simplement.

On écrit un poème pour embrass­er. Retourn­er au cer­cle, d’une 
bouche à l’autre, par l’an­tique bais­er du temps.

 

 

Dominique Sampiero, On écrit un poème pour embrass­er, dessin de Chris­tiane Bric­ka,  Les Lieux-Dits édi­tions, 2023, 42 pages, 7 €.

Cette pos­ture de com­mu­nion avec le monde et de son dire inter­roge la langue : sa force, et son impuis­sance dans le même temps à tout révéler.

Et si tout à coup, par volte-face
nous fai­sions langue ce couteau
qu’on nous plante dans le dos
à chaque men­songe des puissants

Et qu’une seule phrase
con­ti­enne autant de ciel
qu’une flaque pour imaginer
enfin que nous sommes
devenus des demi-dieux ou des ogres
c’est selon

L’au­teur n’idéalise pas le poème mais dénonce nos impos­tures de tyrans, nos égoïsmes :

Nous prenons au sérieux nos ego
d’artiste, nos bégaiements de serpent
nos ricane­ments de prières

[…]

com­plices de cette indif­férence qui laisse décapiter
des incroy­ants, brûler des enfants sous les gaz
et quoi encore la liste est longue

Et plus loin :

Et si nous enten­dions enfin
dans le cœur de chaque homme croisé en chemin
sa cru­ci­fix­ion à venir

Pour­tant, il ne cède pas à la noirceur, au désespoir :

Accepter de croire aux illu­sions du visible
dans l’altérité déjà en ruine.

C’est ce dif­fi­cile équili­bre entre les empêche­ments recon­nus et l’ob­sti­na­tion à pour­suiv­re qui con­stitue le poème :

Car écrire c’est rester assis ici dans le lieu étrange
d’une ren­con­tre dont nous ne déci­dons rien
à part notre juste présence.

Il faut vis­er l’hu­mil­ité, s’y tenir et s’en réjouir :

J’in­vente une vie dans le silence des jours
une vie minus­cule, à peine audible
une vie inutile et radieuse

 

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi