Kaled Ezzedine, Loin

Par |2023-12-21T18:50:12+01:00 21 décembre 2023|Catégories : Critiques, Khaled Ezzedine|

Khaled Ezze­dine est un poète d’une grande déli­catesse. Il évoque le pays où il a gran­di, le Séné­gal, à tra­vers les lieux (Bas­soul, Tialane, l’île de Niodor…), les paysages, surtout le fleuve Saloum qui sin­ue tout au long du livre, mais aus­si des vis­ages, une douce nostalgie.




Ce superbe livre est jalon­né de presque quar­ante pein­tures de Chris­t­ian Gar­dair, à mi-chemin entre évo­ca­tion clas­sique du paysage et abstrac­tion, dans des tons feu­trés qui entrent en cor­re­spon­dance par­faite avec les poèmes. Le titre, loin, dit à la fois l’éloigne­ment spa­tial, géo­graphique et l’éloigne­ment tem­porel (l’en­fance), peut-être celui aus­si que con­fère l’écriture.

aigu­isant les pierres
où nous cou­ri­ons pieds nus
fil ten­ant
la courbe de la vague
ayant franchi les morts
et le sil­lage du Saloum
dans l’air chargé de l’ar­bre à suif
entre hier et aujourd’hui

loin




Kaled Ezze­dine, Loin, édi­tions de La Crypte, 2022, 92 pages, 18 €.

 Le poème est sou­vent con­tem­platif, sans exagéra­tion, on adhère facile­ment à l’énon­ci­a­tion sim­ple de choses sim­ples, dans la paix apparente :

Djif­fer
brise du soir
arrivent les pêcheurs
leurs pirogues bariolées
et le cri des femmes 
sur le quai
foi­sonne
attise le chant
du mangeur de pluie
mais la voix revient
s’en­tête
un tis­serin se pose 
sur mon épaule
et son chant
dresse une mai­son ardente
sous la ruche verte de la mangrove

Cette sen­si­bil­ité qui s’ex­prime si bien dans l’at­ten­tion à la nature (le fleuve, les arbres, les oiseaux…) affleure égale­ment dans le rap­port de l’au­teur aux humains, plus par­ti­c­ulière­ment aux mem­bres de sa famille. Le tis­serin, petit passereau cité dans le poème précé­dent, reparaît ain­si, tel un sym­bole dans celui-ci :

la voix de mon grand-père
ren­verse
les man­guiers
la voix de mon grand-père
trace
le vol las de l’abeille
dans les nuées en fleur
main qui chante
la voix de mon grand-père
accorde de son air
l’homme devenu
tis­serin fracturé

Nul doute que le grand-père ici con­vo­qué représente le pays natal, l’at­tache­ment aux racines, cette con­trée peut-être idéal­isée – néan­moins celle des orig­ines – et que le poète partageant désor­mais sa vie entre France et Séné­gal est ce tis­serin frac­turé. Mais c’est une pudeur (j’ai dit le mot « déli­catesse » en ouver­ture de ce com­men­taire) qui gou­verne ce beau livre de douleur en fil­igrane, sans pathos. Cette douleur de l’é­cartèle­ment, effec­tive­ment vis­i­ble chez tout exilé, est celle aus­si que tout un cha­cun peut éprou­ver de ce qui le sépare de son enfance, fût-elle repeinte aux couleurs d’un imag­i­naire qui tou­jours choisit son tamis ; et la nos­tal­gie a de ces pastels…

nos amis d’avant
c’est dans le rêve qu’on les visite
[…] on voudrait leur dire
regardez comme mes mains
de s’être tenues trop éloignées
saig­nent
regardez ce que j’ai accu­mulé de tendresse

Khaled Ezze­dine, au-delà d’une mélan­col­ie han­tée, ques­tionne l’on­tolo­gie, que ce soit dans un carpe diem par­fois non con­sen­ti, « der­rière les jours sim­ples / tu t’esquives / à t’en­têter / la vie te dévore », ou dans son rap­port au rythme tem­porel que l’on sait dif­férent entre l’Afrique et l’Eu­rope, la ville et la cam­pagne, « ici / les mois et les années / se con­fondent / ici / les lunaisons noires / chem­i­nent dans le pli de l’air / ici / c’est mon sang qui recule », ou encore dans l’en­fance qui fonde tout être, « par­fois l’en­fant revient / sur le chemin de l’é­cole / tout seul ou presque » — cette soli­tude qui, à son extrême, va con­stituer l’homme et le poète.

mais c’est tou­jours le même enfant
celui-là qui fixe
son cœur immobile
celui-là oublié
dans la joie
et la main s’est posée
plus près du ciel
la tête en bas
vers la pirogue qui file
drame sans témoins
pour l’ex­il

On ne saurait ignor­er, asso­ciée dans ce livre à la fois aux par­ents, grands-par­ents, à la trans­mis­sion, à son pro­pre des­tin, la ques­tion essen­tielle de la mort (de la perte, de la dis­pari­tion) qui taraude qui que ce soit, qu’il s’ex­prime artis­tique­ment ou philosophiquement.

cette nuit
ébloui
par la lampe
des pêcheurs de crevettes
le vent emporte 
ce qui nous abandonne
ce qui ne revient pas
et soudain comme suspendu
le bruit sec de l’horloge

Le poème de la page suiv­ante le dit peut-être d’une manière plus bru­tale, encore que, dans sa lucide énon­ci­a­tion, on sente plus qu’une amer­tume un désir de réconciliation.

voici que
la mort prend visage
voici que d’autres pas
précè­dent les miens
minute par minute
goutte après goutte
entre Saloum et le verger
l’odeur de la pluie
entre dans le songe
j’ai la nos­tal­gie des dimanches
sous les manguiers

J’ai la même nos­tal­gie, n’ayant pas con­nu ces dimanch­es-là, c’est la grande force de ce livre : touch­er la petite part d’u­ni­ver­sal­ité que nous avons en nous.


Présentation de l’auteur

Khaled Ezzedine

Chercheur, médecin der­ma­to­logue et poète, Khaled Ezze­dine est né au cen­tre du Séné­gal. Son enfance a été mar­quée par les dimanch­es passés dans les îles du Saloum, ce fleuve qui se jette dans l’Atlantique et des­sine un réseau de chenaux qui découpent la terre. Il a obtenu le prix de La Crypte en 1995.

Bibliographie

Cré­pus­cule d’eau, édi­tions de La Crypte (prix de La Crypte 1995)
Le Chant des oiseaux de lierre, édi­tions Encres Vives, 1998
La Sai­son des pluies, édi­tions de La Crypte, 2012
loin, édi­tions de La Crypte, 2022

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Kaled Ezzedine, Loin

Khaled Ezze­dine est un poète d’une grande déli­catesse. Il évoque le pays où il a gran­di, le Séné­gal, à tra­vers les lieux (Bas­soul, Tialane, l’île de Niodor…), les paysages, surtout le fleuve Saloum […]

image_pdfimage_print
mm

Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi
Aller en haut