Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards

Par |2023-01-24T10:58:01+01:00 24 janvier 2023|Catégories : Critiques, Jacques Vandenschrick|

Dans son Lim­i­naire, Jacques Van­den­schrick donne le ton : « Le soir lourd de men­aces, le ciel écras­ant, tout inspir­erait de rester à l’abri, mais il n’im­porte, il faut fuir. » Mais de quelle fuite est-il question ?

Fuir soi-même, un peu, ses sou­venirs, ses lâchetés, ses traumas…

On peut fuir son pro­pre men­songe, le rêve sournois d’une mère, la détresse de sa désil­lu­sion, la vengeance red­outée d’un frère… Il y a loin des hau­teurs tem­po­raires au ciel bas des issues. Et pas un seul cheval à vol­er der­rière les van­taux d’un gris ancien qui se délave aux fer­mes cochères.

On devine dès les pre­mières lignes, sourde, une révolte qui se sait con­damnée. Je pense aux mots d’Hen­ri Laborit, dans Éloge de la fuite : Se révolter, c’est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrou­ve aus­sitôt une échelle hiérar­chique de soumis­sion à l’in­térieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapi­de­ment à la soumis­sion du révolté… Il ne reste plus que la fuite.

Cette fuite est celle, bien sûr, de tous ceux qui ne peu­vent faire autrement et l’on songera d’abord à ces mal­heureux qui veu­lent échap­per aux guer­res, aux mas­sacres. Cepen­dant le livre entier sem­ble tra­ver­sé d’un souf­fle biblique qui nous évo­quera la per­sé­cu­tion du peu­ple juif et l’épisode de la Fuite en Égypte. Il serait réduc­teur de s’en tenir à ce seul angle de lec­ture. J’ai par­fois vu aus­si ces esclaves noirs s’é­vadant de leur lieu d’ex­ploita­tion. C’est sans aucun doute la grande force de ce livre qui, à tra­vers une nar­ra­tion qui ne pré­cise ni lieu ni époque, touche à l’universel. 

Le livre com­porte quar­ante textes en prose poé­tique. On ne saurait ignor­er la sym­bol­ique de ce nom­bre : les quar­ante ans que le peu­ple hébreu a passé dans le désert. Temps de l’épreuve.




Jacques Van­den­schrick, Tant suiv­re les fuyards, Cheyne édi­teur, 2022, 64 pages, 17 €.


Ô nuits des tra­ver­sées, des plateaux déserts, quand on entre dans le noir fris­son des mon­des, dans l’ef­froi de ce qui s’ou­vre sans fond, sous les étoiles comme des cica­tri­ces hau­taines. Les livres se sont fer­més. Et on ne sait plus ce qu’on cherche. Ni l’in­sai­siss­able dis­ant qu’on y appre­nait à mourir, ni la mémoire qui, lorsque le temps s’ef­fon­dr­era, ouvri­ra ses blessures sur ce qui ne peut être perdu.

J’évo­quais les migrants, en prove­nance d’Afrique notam­ment, dont la route douloureuse passe, entre autres, par la Libye. Cer­taines descrip­tions peu­vent nous y rac­crocher : Les guides marchent devant, cher­chant tou­jours les puits, guet­tant l’eau dans le chant d’un oiseau…

Et puis ce rap­port à l’idée de maître – on con­naît les infor­tunes de ces can­di­dats à une meilleure vie en Europe, réduits en esclavage sur leur tra­jet, dans des pays de pas­sage : Fuir. Quit­ter ce maître injuste. Se vouloir loin.

Certes tout n’est pas explic­a­ble ou inter­prétable, c’est le pro­pre de la poésie, la beauté du mys­tère quand on l’approche.

Du fuyard à la nuque lisse, manque à jamais l’af­front du visage…

Et à nous, après tant de jours, ne restent qu’un réc­it, des mots fer­més comme des parois, des citadelles éva­porées, des formes où le mir­a­cle meurt. Presque rien. Sinon la con­so­la­tion du vent que les grands oiseaux, en leur vol immo­bile, sont seuls à pou­voir habiter. Et le sou­venir d’une fille aux yeux que le jour fait d’herbe et de givre.

Référence au divin : Sup­pli­er qui l’on peut ? Référence aux réfugiés en devenir : Appel à l’im­pos­si­ble vers des pays dif­fi­ciles, dans ces rochers où vont errant des ombres, d’im­prob­a­bles car­a­vaniers cher­chant eux-mêmes la piste ? Se recen­trant : Ou dans le fond de soi le plus mys­térieux, là où se fait vrai­ment une écoute ? 

Si la fuite sup­pose le négatif (de ce que l’on fuit), néan­moins : Ne pas porter le mal plus loin. En chemin, il deviendrait plus noir à regarder. Laiss­er faire le vent. Il oubliera sans avouer.

Et dans cette accep­ta­tion, qua­si zen :

Laiss­er aller la vie boi­teuse dans le vent qui tou­jours vient recoudre les pluies aux pluies. Voir, sur les châteaux du ciel, pass­er l’escadre des nuages, l’om­bre qu’ils font sur notre dette indéchiffrable.

Je pré­cise que cet ouvrage est d’une très belle fac­ture, comme tou­jours chez Cheyne édi­teur.  Il me sem­ble vain de glos­er plus avant sur ce livre mag­nifique. Je laisse la place aux mots du poète :

Les fuyards sont gens de légen­des austères.

Et le poème ne peut tout savoir mais non pas ne rien dire…

Présentation de l’auteur

Jacques Vandenschrick

Jacques Van­den­schrick est né en mai 1943. Il est poète, enseignant, cri­tique belge, est sans doute l’un de nos meilleurs poètes francophones.

© Wikipedia

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards

Dans son Lim­i­naire, Jacques Van­den­schrick donne le ton : « Le soir lourd de men­aces, le ciel écras­ant, tout inspir­erait de rester à l’abri, mais il n’im­porte, il faut fuir. » Mais de quelle fuite est-il […]

image_pdfimage_print
mm

Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi
Aller en haut