Le titre en lui-même sem­ble para­dox­al : une fer­me­ture pour­rait-elle ne pas être vrai­ment fer­mée ? Alors que dire d’une fer­me­ture de l’ombre ? Ou de l’ombre d’une fer­me­ture, de son ajourne­ment ? Dans quel sens pren­dre ajournée (repoussée comme une déci­sion ou bien ajoutée de jours) ? S’il y a des zones d’ombres, n’y a‑t-il pas, par jux­ta­po­si­tion, des zones de lumière ? Ce téle­sco­page n’est pas que dans le titre — déjà tout un pro­gramme poéti­co-philosophique —, on l’a aus­si dans les textes proposés.

L’idée orig­inelle du livre a fait naître un petit vol­ume orig­i­nal qu’on pour­rait qual­i­fi­er — si l’expression n’était pas dev­enue un lieu com­mun — d’OLNI (Objet Lit­téraire Non Iden­ti­fi­able). Dans Fer­me­ture ajournée des zones d’ombre, il n’y a pas d’espace pour les lieux com­muns. Serait-ce alors le résul­tat d’un jeu oulip­i­en ? Peut-être, puisqu’il y existe au moins une con­trainte. Ou bien un jeu sur­réal­iste ? Peut-être aus­si, puisqu’il s’agit de poésie et de hasard.

Tout part d’un défi lancé par un édi­teur à deux auteurs, le philosophe Julien Farges et le poète Valéry Molet. Le pre­mier est chercheur au CNRS, spé­cial­iste de la pen­sée d’Edmund Husserl. Le sec­ond a pub­lié des nou­velles, des poésies et des essais. « Écrivez, leur a‑t-il demandé, cha­cun de votre côté et sans vous con­sul­ter ». Cet étrange pari aurait pu don­ner un arrim­age mal fichu. Mais le résul­tat est éton­nant. Au fil des pages, un paysage défile sous les yeux du lecteur comme celui vu d’un train qui court en bord de mer : points de vue, lumières et cadrages alter­nent. Tout varie et tout est lié. 

Julien Farges & Valéry Molet, Fer­me­ture ajournée des zones d’ombre, Edi­tions Sans Escale — 112 pages — 13 €.

On passe du poème Les Bais­ers à une réflex­ion sur le Mythe de l’externalité. Écrit par Julien Farges, Alter ego est encadré par deux poèmes com­posés par Valéry Molet : Joseph, mon vor v zakone et Joseph. Le lecteur pour­rait s’attendre, de la part d’un expert en phénoménolo­gie, à un cor­pus théorique ou à des notions étanch­es pour les non-ini­tiés. Il n’en est rien : les courts textes de Julien Farges abor­dent avec lim­pid­ité des sujets ren­dus par lui évi­dents. Quant à Valéry Molet, jusqu’à présent con­nu pour ses textes dés­abusés et caus­tiques, il se décou­vre avec des poèmes plus intimes, plus inqui­ets, plus ten­dres que d’habitude. Ma belle et la mort en est un exemple :

Quand je serai assez lâche pour mourir,
Ton ombre s’assiéra sur la mienne
Pour radier ma faiblesse.

Lorsque le sable incendiera mon iris,
Tes mains déblaieront ce puits à l’allure
Infidèle de cercueil.

Alors, cette ren­con­tre entre la poésie et la philoso­phie, est-elle réussie ?  Oui, sans aucun doute. Le hasard a bien fait les choses, parce que ce n’est pas totale­ment du hasard : les deux auteurs sont proches et l’objet du livre reste la poésie. Un ensem­ble à deux voix qui dit la poésie et explique notre rap­port à la poésie. D’ailleurs le recueil se ter­mine (et là il n’y a plus de hasard), avec une ten­ta­tive de déf­i­ni­tion de la Poésie.

« En fait, seul le lan­gage est poé­tique. Car la poésie est d’abord quelque chose qui arrive aux mots : c’est à fleur de mot que se ren­con­tre cette pro­fondeur qu’on est tou­jours (et trop aisé­ment, peut-être) dis­posé à lui recon­naître. Elle n’est au fond rien d’autre qu’un état du lan­gage, un état qui se jus­ti­fie et se recon­quiert dans chaque poème et qui, chez le poète, s’alimente à une expéri­ence sin­gulière du monde. »

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François Thiéry-Mourelet

François Thiéry-Mourelet est poète, romanci­er, auteur de livres de jeunesse et d’un théâtre poé­tique (Zoé et la fumée, Les Cynophiles, Opa­line, etc.). Il a été reporter au Liban, nav­i­ga­teur, cri­tique aux Nou­velles Lit­téraires, respon­s­able de la com­mu­ni­ca­tion puis jour­nal­iste spé­cial­isé dans la san­té et l’écologie. Son dernier roman La langue de tamanoir, est paru aux édi­tions Sans Escale. Chez le même édi­teur, Brise dans le miroir suit les errances d’un marin : le poète racon­te la quête d’un « écri­t­uri­er » et de son dou­ble. 89 chants pour dire les douceurs d’un lagon, les galbes d’un corps, les désas­tres d’une guerre, l’inexorable fin des pas­sions, l’impossible renais­sance ou la dis­pari­tion d’un monde.