Jean Claude Bologne, Légendaire

Par |2023-10-21T07:34:52+02:00 21 octobre 2023|Catégories : Critiques, Jean Claude Bologne|

Jean Claude Bologne, auteur d’une quar­an­taine de titres, explose les fron­tières des gen­res. Faisant preuve de finesse et d’éru­di­tion, il s’a­muse à mêler fic­tions, poésies, essais ou dic­tio­n­naires. Alors, pourquoi ne s’at­ta­que­rait-il pas à l’apo­logue, un genre devenu rare désormais ?

S’at­ta­quer à l’apo­logue pour le faire renaître. L’apo­logue n’est ni tout à fait poème, ni tout à fait nou­velle, ni tout à fait con­te. Pré­cis sans être pré­cieux, il est tout cela ensem­ble. Il est à la lit­téra­ture ce que l’aquarelle est à la pein­ture, ce que la sonate est à la sym­phonie. Ça tombe bien, car le lecteur dés­in­volte, celui qui lit sans en avoir l’air, a un faible pour la légèreté sig­nifi­ante et l’ap­par­ente insou­ciance. Bien sûr, Jean Claude Bologne prend quelques lib­ertés avec l’apo­logue tel qu’il a été com­posé au fil des siè­cles. Tran­quille­ment, il installe le lecteur dans ses cer­ti­tudes faites de con­struc­tions men­tales, de fic­tions allé­goriques ou de loin­taines références bibliques. Puis, comme par hasard, il apporte un para­doxe ou une idée impos­si­ble. Et ce soudain décalage entraîne le lecteur désta­bil­isé dans des rêves ver­tig­ineux, par­fois angoissants. 

Il n’est donc pas si grave que ce monde meure ou vive, car de sa mort naî­tra un nou­veau monde. 

Jean Claude Bologne, Légendaire, Éd. ‎ Le Tail­lis Pré, 144 pages, 17 €.

Dans Légendaire, les presque con­tes se répon­dent les uns aux autres. Ils sont regroupés en trois thèmes dés­abusés, nos­tal­giques et malins. Dans une pre­mière par­tie, les “peu­ples” dévelop­pent dif­férentes gen­tilles mon­stru­osités pour survivre :

Il est un peu­ple dont les doigts sont des couteaux et les dents des hachoirs. (…) Et quand il vous embrasse, il cica­trise les plaies à petits coups de langue.

Dans la deux­ième, les “arbres” soli­taires témoignent de la stu­pide intel­li­gence des humains :

Il ne restait que le figu­ier, plan­té depuis la créa­tion au som­met de la mon­tagne, mais que per­son­ne ne voy­ait plus, car il était mau­dit pour avoir vécu la nudité de l’homme. Et voilà que le figu­ier se dres­sa au milieu des arbres et que les arbres le virent. Et voilà que les arbres prirent peur, car les figues tombaient comme des pier­res, et il n’y avait pas de vent. 

Enfin, dans la troisième par­tie, un “roi”, ou un dieu ou bien les deux à la fois, con­stru­it son monde inviv­able avec les briques de stéréo­types ; sans doute croit-il gou­vern­er les arbres, gou­vern­er les humains-primates :

Le singe se haus­sa, se grandit, s’éti­ra. Sa tête heur­ta le cou­ver­cle de bronze retenant les eaux d’en haut, ses poings frap­pèrent aux portes du ciel. Le fir­ma­ment cre­va et le troisième roi était tou­jours plus haut. (…) Alors l’an­i­mal écartelé aux lim­ites de l’u­nivers se sou­vint d’autres mains ten­dues à l’autre bout de l’infini.

Comme un chat lapant une joue à coups de râpe, le peu­ple cica­trise les plaies qu’il inflige. Le figu­ier mau­dit, au som­met d’une mon­tagne, aban­donne ses pro­pres fruits. Le singe, pré­ten­tieux et dérisoire, tente de dépass­er le ciel, comme s’il y avait un bout à l’in­fi­ni ! Et voilà, et voilà… Jean Claude Bologne joue avec les expres­sions et leurs téle­sco­pages. Frôlant une forme d’ab­strac­tion, il emboîte ses fables comme de poupées russ­es aux facettes réfléchissantes. Légendaires, avec son ambiance élé­gante faite d’hu­mour grinçant mais bien­veil­lant, fait plus penser à Paul Klee qu’à Braque, plus à Satie qu’à Prokofiev. À lire, en écoutant un prélude, un noc­turne ou, mieux encore, en écoutant une gymnopédie.

“Il est un peu­ple, et c’est le mien, qui con­tient tous les autres dans sa tête. Ils chantent le jour et dansent la nuit. Ils hantent nos rêves et nos livres.”

 

Présentation de l’auteur

Jean Claude Bologne

Philo­logue de for­ma­tion (Uni­ver­sité de Liège, 1978), cri­tique lit­téraire et pro­fesseur d’iconologie médié­vale, Jean Claude Bologne a pub­lié une quar­an­taine de livres : romans, essais, dic­tio­n­naires d’allusions… Spé­cial­isé dans l’histoire des sen­ti­ments et des com­porte­ments (His­toire de la pudeur, His­toire du cou­ple, His­toire du coup de foudre, His­toire du scan­dale…), il s’est aus­si intéressé aux spir­i­tu­al­ités athées (Une mys­tique sans Dieu) et à la langue française (Voy­age autour de ma langue). Il a été prési­dent de la Société des Gens de Let­tres (2010–2014) et est co-délégué de l’Observatoire de la lib­erté de créa­tion. Il est mem­bre de l’Académie royale de langue et de lit­téra­ture français­es de Bel­gique. En 1989 il a reçu le Prix Rossel pour La Faute des femmes.

Bibliographie

L’âme du cor­beau blanc,  mael­strÖm reEvo­lu­tion (févri­er 2019)

Le Nou­v­el An can­ni­bale, mael­strÖm reEvo­lu­tion (févri­er 2021)

Légendaire, Le Taille pré, (2023)

Poèmes choi­sis

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François Thiéry-Mourelet

François Thiéry-Mourelet est poète, romanci­er, auteur de livres de jeunesse et d’un théâtre poé­tique (Zoé et la fumée, Les Cynophiles, Opa­line, etc.). Il a été reporter au Liban, nav­i­ga­teur, cri­tique aux Nou­velles Lit­téraires, respon­s­able de la com­mu­ni­ca­tion puis jour­nal­iste spé­cial­isé dans la san­té et l’écologie. Son dernier roman La langue de tamanoir, est paru aux édi­tions Sans Escale. Chez le même édi­teur, Brise dans le miroir suit les errances d’un marin : le poète racon­te la quête d’un « écri­t­uri­er » et de son dou­ble. 89 chants pour dire les douceurs d’un lagon, les galbes d’un corps, les désas­tres d’une guerre, l’inexorable fin des pas­sions, l’impossible renais­sance ou la dis­pari­tion d’un monde.
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