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Joëlle Gardes, à la mémoire de A.

 

Elle a semé au gré des rencontres cinq enfants comme les doigts d’une main
sa main creusée en forme de nid

image de la grand-mère et du grand-père aux six enfants
mais sa main à elle suffit à rassembler à retenir

elle les a sculptés comme la pierre ou le bois qu’elle travaillait
humblement patiemment lentement elle si impatiente excessive et unique

dans sa main ouverte d’impalpables richesses semées aux grands vents de la vie
au vent mauvais de la mort qui arrive

 

*

 

Nous avons pris congé un dimanche de printemps maussade doux et triste
et lourd d’attente
l’attente du passage vers la rive indistincte

Deux voix séparées par la distance
loin de leur enfance commune dont une partie va sombrer
séparées par l’anecdote de chemins différents
mais semblables dans la difficulté de la vie quotidienne
l’absence à soi dans les tâches multipliées et une temps trop bref pour arracher à l’anxiété la sérénité d’un retour à soi

Le soir les enfants dorment et ce serait si bon de sculpter les heures de la nuit ou de les écrire
la fatigue les émiette les disperse
un enfant pleure
l’espoir se déchire en une toux sèche

Elles ne se rassemblent que dans la torpeur chaude du grand lit sans homme

Douceur amère du congé
tant de mots retenus
tant de choses sues et partagées
mais jamais dites
jusqu’à cette heure d’acceptation pétales que le vent emportera éphémères morts presqu’aussitôt que nés

Le fil ténu des voix est celui de l’eau sur laquelle glisse la barque vers la rive sableuse sous les saules

Murmure des voix que l’imminence noue
par-dessous l’épaisseur de que l’on a vécu de ce qui restait à vivre de ce qui aurait été vécu s’il existait des règles et des mesures autres que celles d’Atropos

fil de la voix fil de la rivière fil de la quenouille le fil n’est fait que pour être rompu

La barque s’est échouée trop tôt sur la rive sableuse et sur l’autre berge, je reste étonnée à tenter de retrouver la  voix au téléphone

les mots déjà sont décolorés déformés et il n’en reste qu’un écho qui s’affaiblit.

Présentation de l’auteur

Joëlle Gardes

Joëlle Gardes est née en 1945 à Marseille, ville près de laquelle elle vit. Universitaire, elle a enseigné la grammaire et la poétique à l’université de Provence, puis à Paris IV-Sorbonne. Elle est actuellement professeur émérite de cette université. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fondation Saint-John Perse et a édité chez Gallimard les correspondances du poète avec Jean Paulhan et Roger Caillois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur le langage, plus particulièrement dans les domaines de la rhétorique et de la poétique. Tard venue à l'écriture, elle a commencé par les monologues de théâtre (Madeleine B., éditions de l'Amandier), puis a publié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l'Amandier). Depuis quelques années, elle se tourne vers la poésie (nombreux poèmes en revue, deux recueils publiés aux éditions de l'Amandier, Dans le silence des mots, 2008 et L'eau tremblante des saisons, 2012). Elle collabore régulièrement avec des plasticiens et des photographes. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Place de la Sorbonne.

Joëlle Gardes

© Photo Marie-Hélène Le Ny

www.joelle-gardes.com

  • Un recueil de nouvelles, A perte de voix, a paru en 2014 aux éditions de L'Amandier.
  • Un recueil de poèmes en prose, Sous le lichen du temps, a paru en octobre 2014 aux éditions de l'Amandier.
  • Un roman, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l'encre et du malheur, éditions de l'Amandier, 2015

 

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