Joëlle Gardes, Affaires de femmes

2018-01-08T16:05:03+01:00

Elle passe l’aspirateur et enlève la poussière
Mon chif­fon, dit-elle, mon eau sale, elle n’a rien à elle que sa lutte con­tre le désordre
Quand elle s’assoit lour­de­ment dans le fau­teuil avachi elle ignore qu’elle a rétabli un peu de l’harmonie du monde men­acée par l’ordure

Elle n’a rien à elle que son eau son chiffon
chaque jour elle est vic­to­rieuse le cuiv­re luit douce­ment dans la pénom­bre du salon où l’on ne va jamais
le tapis a retrou­vé l’éclat de ses couleurs
les piles de linge sont nettes
son esprit vide

Demain le cuiv­re se terni­ra les couleurs se faneront les piles s’écrouleront
Péné­lope attendait le retour d’Ulysse
elle n’attend rien que le retour des gestes

Elle acqui­esce silen­cieuse­ment à la répéti­tion pour oubli­er les murs effon­drés les bombes qui explosent les flaques de sang les ven­tres troués
là tout près ou au loin
aujourd’hui ou demain

elle lutte avec son eau sale son chif­fon comme d’autres avec leur fusil

 

*

 

Une cica­trice beige raye la joue de la grand-mère
Elle tâtait con­tre son vis­age la chaleur du fer rem­pli de brais­es et main­tenant elle est mar­quée comme le flanc de l’animal
mar­quée comme bonne à repasser
bonne à rien
bonne à tout faire
à faire des enfants

Aujourd’hui la vapeur s’échappe du fer un voy­ant s’allume et s’éteint
en fond sonore la radio ou la télévision
le geste sur le linge est le même
les vête­ments vidés des corps sont entassés en piles régulières
elle y glisse des brins de lavande elle y sus­pend l’orange piquée de clous de girofle

Demain elle cour­ra dans le métro les rues les hyper­marchés elle absorbera les odeurs de graisse et les vapeurs d’essence
une mèche de cheveux ter­nis se collera sur son front

son cœur comme un tis­su de cicatrices

 

*

 

Les instruc­tions sont claires
ne jamais rester les mains inoccupées
l’esprit peut vagabon­der sur l’onde tiède de la voix qui raconte
voix de l’aïeule ou de la radio
mais les doigts s’agitent
les fils de soie col­orés s’entrecroisent sur les nap­per­ons pour les fêtes de la désillusion
pour le tiroir où ils s’entasseront
pour la bro­cante des généra­tions à venir

Les instruc­tions sont claires
ne rien jeter
Une frise rouge orne le dessus de chem­inée qu’on change deux fois par an et qui est tail­lé dans un reste de drap encore bon

Les échelles ajourées bor­dent la nappe ou la chemise du trousseau
Sans la nappe la chemise et les draps ajoutés on s’avancerait nue au seuil du mariage
au front le rouge de la honte

L’enfant tri­cote maladroitement
se pique au doigt et le sang tache le mou­choir qu’elle ourle

L’inutilité des nap­per­ons et des draps jau­nis­sants rem­plit l’armoire

Obstinée devant la télévi­sion ron­ron­nante l’aïeule aux mains gon­flées tri­cote pour la poupée de la fil­lette qui fait gliss­er ses doigts agiles sur la tablette électronique.

De l’autre côté du monde les instruc­tions sont tou­jours claires, ne jamais rester à penser
ne jamais rester à rêver.

Présentation de l’auteur

Joëlle Gardes

Joëlle Gardes est née en 1945 à Mar­seille, ville près de laque­lle elle vit. Uni­ver­si­taire, elle a enseigné la gram­maire et la poé­tique à l’université de Provence, puis à Paris IV-Sor­bonne. Elle est actuelle­ment pro­fesseur émérite de cette uni­ver­sité. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fon­da­tion Saint-John Perse et a édité chez Gal­li­mard les cor­re­spon­dances du poète avec Jean Paul­han et Roger Cail­lois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a pub­lié de nom­breux arti­cles et plusieurs ouvrages sur le lan­gage, plus par­ti­c­ulière­ment dans les domaines de la rhé­torique et de la poé­tique. Tard venue à l’écri­t­ure, elle a com­mencé par les mono­logues de théâtre (Madeleine B., édi­tions de l’A­mandi­er), puis a pub­lié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l’A­mandi­er). Depuis quelques années, elle se tourne vers la poésie (nom­breux poèmes en revue, deux recueils pub­liés aux édi­tions de l’A­mandi­er, Dans le silence des mots, 2008 et L’eau trem­blante des saisons, 2012). Elle col­la­bore régulière­ment avec des plas­ti­ciens et des pho­tographes. Elle est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Place de la Sor­bonne.

Joëlle Gardes

© Pho­to Marie-Hélène Le Ny

www.joelle-gardes.com

  • Un recueil de nou­velles, A perte de voix, a paru en 2014 aux édi­tions de L’Amandier.
  • Un recueil de poèmes en prose, Sous le lichen du temps, a paru en octo­bre 2014 aux édi­tions de l’Amandier.
  • Un roman, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’en­cre et du mal­heur, édi­tions de l’A­mandi­er, 2015

 

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