Claire Lajus, Aperçus indisponibles, extraits

Par |2024-01-06T13:50:47+01:00 6 janvier 2024|Catégories : Claire Lajus, Poèmes|

salle d’attente

der­rière des portes vitrées

arbustes au vent ou corps convalescents ?

*

les pen­sées s’arrêtent

pile sur un point du lino

plus rien autour plus rien

*

dossier dossier poupées russes

coups d’œil sur des clichés

moue sour­cils haussés feuilles mal classées

le doc­teur retarde sa parole

mais son corps a déjà tout dit

*

couloirs fléchés ban­des de couleur

au sol et sur les murs

un jeu d’enfants

qui s’amuse à nous perdre ?

Sur le mont Janus, demeure sec­ondaire du dieu des Portes, passent des sil­hou­ettes éphémères. 
Ces ombres chem­i­nent entre sap­ins et crevass­es, à mi-corps par­fois dans la blancheur muette. 
Elles emprun­tent des sen­tiers défendus et des chemins gardés. Janus n’ouvre aucune porte. 
Il observe. Qui pousse les portes et comment ?
La nuit tombée, les pistes aban­don­nées se peu­plent. Ne pas se per­dre ni dormir là où gèle le 
sang et même le cœur. Avancer en flairant les pas de ses prédécesseurs. Franchir les distances 
le souf­fle court, bous­culer la peur qui gifle sans arrêt. Janus n’offre aucun abri. Bardé de nuit, 
un long chemin reste à faire.

À l’orée de la val­lée atten­dent accueil ou ren­voi, matraque ou sourire.

 

∗∗∗

Le bitume est noir et brille de pluie, la petite route ser­pente légère­ment ; entre deux hameaux, 
un bosquet som­bre. La brume a pré­paré la venue du cré­pus­cule, au-dessus de la verticalité 
sin­gulière de chaque tronc, le feuil­lage fon­cé cou­vre le sol. Mass­es roussâtres, des vaches 
marchent là, à pas lourds, igno­rant superbe­ment la pluie, elles s’avancent hors du bois, vers 
l’herbe humide. De puis­santes cornes font bal­ancer leur front, dans leur sil­lage l’obscurité se 
mag­né­tise. Elles passent sur les mottes mouil­lées, enfon­cent leurs sabots, les soulèvent, la peau 
de leur cou pend et leurs cornes se bal­an­cent, ivoire-signes dans le sous-bois plein d’ombres,
leurs cornes ren­fer­ment un lan­gage. Je les observe atten­tive comme devant un film en langue 
inu­it. Elles me tien­nent à dis­tance. Brutes et sauvages.

 

∗∗∗

Imprimé dans la vase comme une pat­te de grue, un arbre couché à marée basse.
Jou­et du fleuve et per­choir des échas­siers, dans la lour­deur de la glaise, il som­meille sa mort.

Ses racines, quelque part, s’étirent
loin de lui.

La vase ne cherche pas à l’avaler, écharde échouée dans l’épaisseur de son ventre.

 

∗∗∗

La riv­ière coule entre ses berges étroites, à chaque coude accélère, cav­ale en petites cascades. 
Elle chan­tonne et badine comme une volée de moineaux. Ses tonal­ités, soudain, entrechoquent 
mes tripes et réveil­lent un chant. Je sens toutes ses notes jail­lir en moi, elles sor­tent de leur 
conque où l’âge les tenait cade­nassées. Ce chant oublié dans les hautes herbes de mon enfance, 
je le con­nais­sais par cœur.
La riv­ière riante, aux fonds som­bres, au corps bril­lant, m’accroche comme si j’étais toujours 
l’enfant qu’elle a nour­rit de ses balbutiements.
Je m’assois à son bord et

bute sur le temps comme un oiseau sur une vitre.

 

 

 

« Aperçu indisponible », c’est ce qu’indique une fenêtre sur l’ordinateur quand le sys­tème n’a pas réus­si à ouvrir la pho­togra­phie demandée. Je suis par­tie de là pour éla­bor­er un recueil autour de l’idée de l’image.

Ce ne sont pas des images qui exi­gent d’apparaître. Ce sont des images qui sont cha­cune unique, ne peu­vent être démul­ti­pliées, car elles sont cha­cune liées à une émo­tion particulière.

Ces poèmes représen­tent une forme de défi. Ils amè­nent à met­tre de côté l’image hyper pixélisée, à la ringardis­er par l’imaginaire per­son­nel de chaque lecteur. Don­nant à voir tout en lais­sant imag­in­er, ils accom­pa­g­nent le regard, l’entraînent dans un appren­tis­sage rebelle. Ils invi­tent aus­si à voir l’écho de chaque image et à sen­tir leur pul­sa­tion, leur vie.

Par la poésie, le lan­gage refuse ici de n’être qu’un médi­um, opéra­teur de vis­i­bil­ité. Le lan­gage tra­vaille à faire appa­raître une image qui est aus­si une émotion.

 Poèmes extraits d’Aperçus indisponibles, à paraitre févri­er 2024, La Crypte.

Présentation de l’auteur

Claire Lajus

Claire Lajus est poète, tra­duc­trice du turc, créa­trice et ani­ma­trice de la revue en ligne Ayna, pro­mou­vant la poésie turque con­tem­po­raine (www.revueayna.com).

Elle enseigne actuelle­ment le français et la tra­duc­tolo­gie à l’Université d’İstanbul, Turquie.

Elle écrit essen­tielle­ment de la poésie, mais aus­si des nou­velles et un roman est en cours d’écriture.

Bibliographie 

Ses poèmes ont été pub­liés dans divers­es revues (Nou­veaux Dél­its, Soleils&Cendre, Trac­­tion-Bra­bant, A L’index, La Main mil­lé­naire, Ver­so, In toto…). Elle a pub­lié L’Ombre remue, recueil paru aux édi­tions La Crypte en 2018 ; Aux Aguets, dans la col­lec­tion Lev­ée d’ancre, L’Harmattan 2020, pré­face de Michel Cas­sir. Une Tra­ver­sée, sor­ti­ra chez A‑Mars édi­tions fin 2023 et Aperçus İndisponibles, début 2024 chez les édi­tions La Crypte.

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