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CHIENDENTS n° 109, consacré à Alain MARC.

 

 

Alain Marc est né en 1959 et sans doute était-il temps de consacrer une livraison de revue à cette œuvre atypique. Alain Marc commence par décrire ce qu'il écrit : il a forgé deux expressions, "l'écriture du cri" et "la poésie publique", qui ont fait florès depuis ; mais c'est pour mieux affirmer que tout ce qu'il a écrit et publié relève de ces deux principes. C'est ainsi qu'il donne de nombreuses lectures publiques : ce n° de Chiendents se termine d'ailleurs par une liste de lectures performées, pour reprendre ses mots. Mais l'essentiel n'est pas là : s'il agrémente ce n° de quelques lettres, le plus important réside dans les deux entretiens qu'il a accordés à Murielle Compère-Demarcy. Si le premier tourne autour de son œuvre ("Une poésie publique, cette deuxième expression que j'ai forgée avec celle d'«écriture du cri» et qui a conduit toute mon écriture depuis le début, l'une corrigeant l'autre en quelque sorte, signifie pour moi que tout doit être mis en œuvre dès l'écriture pour diriger la poésie vers le public, en faire un acte public."), le second approfondit la notion d'écriture du cri ; on peut relever cette affirmation que l'Histoire confirme : "Il est connu que les pays et périodes totalitaires ou de guerre ont toujours produit une littérature forte en contre, conjointement avec une amplification de son écoute. Ce qui explique aussi le peu de cette littérature dans notre période actuelle où les «ennemis», responsables des déboires de nos sociétés, sont difficilement identifiés." Malheureusement, tout n'est pas de cette eau, le jargon philosophique n'est pas évité, qu'on en juge : Murielle Compère-Demarcy n'écrit-elle pas : "… une critique lucide et «révolutionnaire» de ce qui traverse l'écrivant chevillé au monde pour en transcender la page dans une expression de l'affect relié à l'expérience d'un Je transcendantal immergé dans la nuit de l'Être pour en expulser l'indicible muration dans cet entre-deux de son cri intellect / de son Dit." Coquille ou néologisme compris ! Il est vrai que je ne suis pas de formation philosophique mais de tels propos passent difficilement dans la moulinette cérébrale du littéraire que je suis…

 

Reste que ce numéro de Chiendents est nécessaire. Ne serait-ce que parce qu'Alain Marc note : "D'où l'on peut aisément convenir que la poésie n'est pas que linguistique mais qu'elle est également anthropologique, philosophique, théologique, sociale et politique…" Oui, la poésie, si elle veut enfin retrouver ses lecteurs, doit cesser d'être intellectuelle et poétique. Mais lisez donc Alain Marc !

 

 

 

Chiendents n° 109, Alain Marc : "Il n'y a pas d'écriture heureuse". Éditions du Petit Véhicule, 40 pages, 5 € (+ 2 € pour l'envoi) : 20 rue du Coudray. 44000 NANTES.




PHOENIX 24, invité Titos PATRIKIOS

La livraison 24 de la revue littéraire phocéenne met à l’honneur le poète grec Titos PATRIKIOS, né en 1928, l’un des derniers Prix Max Jacob (étranger). Le poète réussit à donner du quotidien des images claires et prenantes :

Comment faire pour ne pas perdre
La chaleur de sa main dans la mienne…

(…)

La première fois que je me suis mis à écrire, c’était pour vaincre mon ennui.

(…)

Moi aussi, j’ai essayé, dès l’enfance, d’entendre le bruit de l’herbe qui pousse. Ceux qui disaient l’avoir entendu n’étaient pas nombreux, mais ils le soutenaient d’un air absolument convaincant…

Serge Pey dresse en un beau poème anaphorique le portrait de ce « guide » des lettres poétiques (qu’il fut pour ce disciple qui le chante aussi, trace d’un déjeuner athénien : Dervis Bournias) :

Titos continue Homère entre les îles car elles seules sont nos utopies.

Titos apprend l’espace entre les mots où le poème se faufile avec ses morceaux de vie.

Titos est le feu central dans la république clandestine des Prométhée.

Toujours très riche, le partage des voix donne à lire des textes de Forgeot, Machet,Villani, De Breyne…

Le printemps avait l’œil fou/ d’un étalon en rut (L. Tirgilas)
J’ai grandi dans une grotte
Il faisait noir je n’y voyais rien

Dans un âtre de langues et de lèvres chaudes

J’étais dans une grotte nomade C.Forgeot)

Dans « Voix d’ailleurs », l’on suit les errances du poète péruvien Diego Valverde Villena :

Le quinquagénaire voyage autour des mots, autour du monde (de Lübeck à la solitude du pays) retourne en « enfance » : « Un enfant fouineur qui de soi/ veut tout savoir ».

« Perdido/ abandonnato entre filas extranas » : Perdu/ abandonné dans des rangées étranges.

Le numéro de 160 pages est une copieuse livraison qui se complète de beaux textes de Blot, Cosnay, ainsi que de notes de lectures de poèmes récents (Badescu, Fustier, Ughetto, Ber…)

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RENCONTRE AVEC BERTRAND LACARELLE

 

AUTOUR DE : LA TAVERNE DES RATÉS DE L'AVENTURE

 

Recours au Poème : Bonjour Bertrand Lacarelle. Les éditions Pierre-Guillaume de Roux ont fait paraître, fin 2015, votre dernier ouvrage La taverne des ratés de l'aventure, un livre qui pourrait paraître inclassable – il n'est pas un roman, il n'est pas un essai, il n'est pas un poème – mais un livre totalement palpitant, absolument fascinant bref, un livre vivant. Pourriez-vous nous dire l'ambition qui est la vôtre lorsque ce livre vous mobilise ?

Bonjour et merci de me recevoir. Le livre précédent, Arthur Cravan, précipité, s'achevait sur un long poème en vers libres racontant mon expédition sur les traces du poète-boxeur au Mexique. J'avais pris des notes sur le moment, mais je ne voulais pas faire un simple récit de voyage. C'est peut-être de l'orgueil, mais c'est aussi pour des raisons pratiques, cela me paraissait plus simple. La poésie, après tout, est une forme de notation de la vie. Les années qui ont suivi, j'ai pris énormément de notes, cette fois-ci en voyageant dans les livres, autour de deux mots : le cœur, l'aventure. Inutile de vous expliquer pourquoi dans les années 2010 en Europe ces deux mots étaient devenus une obsession. Je parle d'obsession mais je pourrais parler aussi de paranoïa. En effet, je n'avais pas spécialement de programme de lecture, je suivais mes intuitions, mais tous les livres que je lisais, comme par hasard, renfermaient ces mots et m'offraient citations et matière à réflexion.

À l'origine de l'aventure, bien sûr, il y a Stanislas Rodanski dont je lisais tout à l'époque. Le titre est une citation de l'un de ses livres étranges, Des proies aux chimères je crois. Un autre, publié récemment, s'appelle Le Club des ratés de l'aventure. Bref, après Jacques Vaché et Cravan, je ne voulais pas faire un troisième essai littéraire sur un « maudit », un « astre noir », ou autre « suicidé de la société », et puis j'étais tenté par le « roman » ou le « récit ». J'ai donc réuni mes notes sur Rodanski et mes notes sur le cœur et l'aventure, les deux projets procédant l'un de l'autre. Un récit, dans une taverne de la rue Gît-le-coeur où le livre s'écrit, faisait le lien. Mon ambition ? Utiliser toutes mes notes. Non, mon ambition, c'était de me réveiller et de réveiller les lecteurs, et de concilier poésie et action.

 

Cette ambition nous semble totalement réalisée et nous ne pouvons espérer davantage que votre livre tombe entre les mains du plus grand nombre de lecteurs possibles car non seulement il réveille, mais il réveille par la caresse éblouissante de la beauté. Attardons-nous donc sur cette notion de réveil. Vous réveillez, dites-vous. Faites-vous allusion à la dimension politique incluse dans les pages de ce que l'on peut appeler un chant ?

Dans la situation où nous sommes, la prééminence de la technique, des machines, et la domination de ceux qui pensent les maîtriser, des oligarques, il me paraît difficile de chanter sans dimension politique. À chaque époque son combat et les poètes sont toujours en première ligne. Les trouvères ne chantaient pas que l'amour courtois (ce qui est déjà politique, après tout), puis il y a eu Villon et puis La Boétie luttant contre la servitude volontaire. Dans mon livre je cite Henry Miller qui a cette belle injonction : « Que le monde s'éveille ! Vous n'avez qu'à vous répéter cela cinq fois par jour pour devenir un anarchiste accompli », mais aussi le hurlement désespéré de Zack de la Rocha (Rage against the machine) : « Wake up ! »... Tout cela naît d'une inquiétude de combat. L'un des fils rouges est la comparaison de nous autres avec les morts-vivants, que j'appelle plus précisément les « vivants-morts », car nous avons l'impression d'être vivants, en consommant, en communiquant à tout va. Le cinéaste George Romero a très intelligemment utilisé les morts-vivants comme une parabole de notre condition. L'homme moderne fonctionne comme une machine, le cerveau est l'ordinateur qui le met en mouvement, il réagit à des impulsions (désirs téléguidés, etc.). Le cœur et l'intelligence du cœur sont menacés, car dangereusement contre-productifs, inquantifiables, non-rationnels. Le poète est celui qui fait battre le cœur, qui le réveille. Le cœur, le corps, la réalité, voilà où commence la nouvelle aventure.

 

Revenons au cœur, à l'aventure. Dans la société du spectacle, dans cette version de la vie intégralement passée dans la représentation, la parole du poète peut-elle échapper à la culture totalitaire ? Comment peut-elle nourrir la Cité ?

C’est notamment pour échapper au piège de l’image, à la saturation, que Rodanski a, je pense, choisi de s’exiler dans un hôpital psychiatrique, et ce jusqu’à sa mort en 1981. Je ne sais s’il a lu Debord. Il tentait en revanche, mentalement, de rejoindre la cité idéale de Shangri-La, où le temps ne passe plus, où l’argent n’existe pas, où l’on vit entouré d’œuvres d’art (dans le film de Capra). Il a quitté la Cité dont vous parlez. Le poète aujourd’hui est inaudible, il n’a jamais été aussi ridiculisé, ou alors ses œuvres sont jetées en pâture dans le métro au même titre que ceux des slammeurs ou des poètes du dimanche sélectionnés par je ne sais quel jury sympa. Plus personne ne connaît par cœur des vers de poètes contemporains. À l’école on en est resté à Prévert. À un cliché de Prévert. Voilà la culture totalitaire : la culture du cliché. Le poète est enfermé dans un cliché, comme jamais auparavant. Et le poète s’est enfermé lui-même dans ce cliché. Le poète s’est caricaturé dans une poésie abstraite et conceptuelle, dans une poésie pour poètes, à disposition spatiale, à blancs, à ponctuation ou absence de ponctuation, une poésie de typographes, une poésie du spectacle, finalement. Un spectacle sans spectateurs. Les inventions, c’est bien, mais comment retenir un poème à trous, sans rythme, sans musique ? Les poètes se sont suicidés, en quelque sorte, en oubliant que la poésie est une chose vivante, une parole avant tout, comme vous dîtes, et qui peut se transmettre oralement. Mais il y a sûrement des poètes aujourd'hui pour retrouver le sang et le cœur des chevaliers-poètes du Moyen-âge, des Bertran de Born, ou même des Arthur Cravan des années 10, c’est-à-dire des poètes qui ne ressemblent pas à des poètes, qui ne font pas de la poésie mais qui vivent poétiquement. Vivre poétiquement, c’est exactement vivre contre la Cité. Vous me posez la question, mais vous connaissez sans doute la réponse mieux que moi, puisque votre revue s’appelle Recours au Poème. Il faut retourner dans les forêts et puis revenir. On verra bien ce que cela donne.
Justement, je viens de lire cela, d'un poète de l'Inquiétude, Matthieu Baumier : 

Dans le silence en cœur, de l'immobile.
En l'arbre,
Nous sommes allés.

 

Je me permets de tempérer un peu votre constat : des personnes de ma connaissance savent par cœur des poèmes d'aujourd'hui, par exemple du Xavier Bordes. Nous ne sommes pas, bien entendu, dans les proportions qui réunissaient les populations médiévales sur les parvis des églises, mais cela dit quand même quelque chose. Ne serait-ce pas le signe, infinitésimal, que la modernité n'est appelée à régner que sur un temps finalement court ?

Pardon, je me suis un peu emballé… Je généralise un peu trop, mais c’est que je parle de l’extérieur. Je reviens à votre question : comme dit Michel Zink à propos du Moyen-âge, la vie était courte mais le temps était long. En effet, le problème tient peut-être au fait que notre époque est celle de l’immédiateté et du flux continu. Dans ces conditions, il est difficile pour le poème de s’installer, difficile pour la parole d’être entendue et reçue dans le cœur. Vous demandiez tout à l'heure si la parole du poète pouvait échapper à la culture totalitaire : oui, en échappant aux instruments de cette « culture » de la vitesse.

 

Le fil rouge de votre livre, c'est Rodanski. Pouvez-vous le présenter plus largement aux lecteurs qui souhaiteraient faire davantage connaissance ?

Stanislas Rodanski est né en 1927 à Lyon, a été interné 27 ans plus tard à l’hôpital Saint-Jean de Dieu à Lyon et y est mort au bout de 27 ans. Son père possédait des salles de cinéma. Sa deuxième naissance a eu lieu en 1937 lors de la projection de Lost Horizon de Franck Capra, où il découvrit Shangri-La. Après la guerre (camp de travail en Allemagne), il s’engagera dans l’armée coloniale avec l’espoir d’être parachuté en Indochine et de rejoindre cette ville. Raté. Déserteur, il rencontre Jacques Hérold, Alain Jouffroy, André Breton, Julien Gracq. Il participe brièvement au surréalisme officiel avec la revue dont il trouve le titre, qui résume bien sa personnalité : NEON N’être rien Etre tout Ouvrir l’être. Il est exclu du mouvement avec Tarnaud et Jouffroy, en soutien à Victor Brauner. La revue rendait notamment hommage à Jacques Vaché, véritable double pour Rodanski, et Cravan, soit les hérauts du surréalisme d’avant la Révolution surréaliste. Rodanski est instable, possède de nombreux pseudonymes (dont les révélateurs Tristan et « Lancelo » sans t.), tente de se suicider avec une jeune femme, vole, boit, se drogue, fait de multiples séjours dans des services psychiatriques avant l’internement final. Il est obsédé par les fait-divers, les images (se veut « tueur d’images »), réalise des collages, invente le poème tout-prêt tout-fait, sorte de cut-up avant l’heure mais en plus complexe, écrit des récits poétiques avec des pilotes d’avion (La Victoire à l’ombre des ailes, préfacée par Gracq), des desperados, lui-même en quête de réalité ou de vérité, dans un climat d'onirisme, d'ésotérisme et de paranoïa, d'extrême lucidité aussi, comme Amiel qu'il lisait. L’une de ses devises est « Always straight and outlaw » ; une autre, qui dit tout de lui : « Trop exigeant pour vivre ».

 

Dans un chapitre intitulé Littérature analogue, et qui est peut-être un clin d'œil à Daumal, il est écrit : FUYEZ LE ROMAN/SEULE LA/POESIE/EST DIGNE DE FOI. À l'heure où les librairies françaises croulent sous les romans américains dont les auteurs pensent sans complexe que leurs histoires concernent le lecteur finistérien, limousin ou andalou, comment la poésie d'un Rodanski peut-elle ébranler le mass-lectorat anglo-saxon ?

Daumal, bien sûr, qui dans Le Mont Analogue a trouvé le secret de l'écriture performative, mais sans pouvoir achever son livre et nous le délivrer totalement. Le personnage qui diffuse le tract que vous citez est une sorte de militant radicalisé de la poésie, de conspirateur mystique pour qui les romans modernes sont des mensonges. Il pense que seule la poésie peut parler du réel. Rodanski était en quête de lui-même et plus profondément en quête de l’Etre. Il ne cherchait pas à publier ses écrits, il les éparpillait chez ses amis, puis, dans son asile il griffonnait des cahiers dans un langage de plus en plus idiosyncrasique, comme Walser ou Artaud. Le langage, les mots, comme des portes d’accès, mais des portes dont il faut d’abord trouver la clef. Où est la clef si elle n’est pas dans les mots ?

 

Nous sommes là au cœur du vrai sujet : les ratés de l'aventure ne sont des ratés que parce qu'ils ne cherchent aucune reconnaissance. C'est en ratant l'aventure qu'ils la réussissent, c'est-à-dire qu'ils approchent la réalité de l'Etre. Ce constat pose deux questions au moins : on dit que la poésie n'est plus nulle part dans un monde arraisonné par l'argent. Mais, n'est-ce pas plutôt l'homme moderne qui s'est absenté de la poésie ?
D'autre part, au regard de la violence d'un monde de plus en plus corrodé, votre livre n'incite-t-il pas chacun à situer au quotidien son propre contre-feu, à son âme défendant, sur la seule ligne de la langue ?

La poésie fait feu de tout bois, certes, et l'argent ou la vitesse du monde ne sont pas les seules responsables, même si elles occupent presque totalement l'homme. Les ratés de l'aventure sont des hommes contre-modernes parce qu'ils opposent leur ratage aux injonctions de réussite occidentale : par exemple, réussir sa carrière. En ce sens, l'homme moderne a tout intérêt à s'absenter de la poésie, pour être bien présent ailleurs. Il n'a pas intérêt, comme dirait Vaché, à avoir « le sens de l'inutilité théâtrale (et sans joie) de tout ». Aussi, vous ne trouverez jamais un homme moderne pour écrire de la poésie sur son expérience merveilleuse de capitaine d'entreprise ou de sportif de haut niveau, alors que les chevaliers, encore une fois, chantaient leurs exploits. Tout simplement parce que la poésie fait mauvais ménage avec l'Empire du Bien, dont parlait Philippe Muray, ou l'idée de progrès ; elle repose sur des valeurs profondes, celles qui naissent de l'âme ou du cœur et qui sont reliés à un ailleurs, à une transcendance.

Pour répondre à votre deuxième question, la maîtrise du langage, terriblement « réactionnaire » (il est aujourd'hui considéré comme réactionnaire de connaître ne serait-ce que la grammaire, la syntaxe, l'étymologie, etc.) est une arme d'une puissance extraordinaire, si elle ne suffit pas bien sûr à faire le poète. Le langage ou la « langue », le « sentiment de la langue », comme dit Richard Millet, permettent de déjouer beaucoup de pièges, ceux de la propagande, de la publicité, de la politique. Ce sentiment, pour continuer avec Millet, permet de résister au « désenchantement du monde ». Mais le langage est aussi une forme de prison, la prison de l'action. Les ratés de l'aventure sont pris dans cet étau : poésie et aventure. Rodanski a réussi à les réconcilier, au prix de l'asile psychiatrique... Mais peut-être que notre monde est désormais si « corrodé », comme vous dites, que la poésie est la dernière aventure véritable, la plus évidente. Et je parle de poésie au sens large. La poésie, c'est-à-dire l'âme en action.

 

Il me semble qu'avec cette dernière réponse, la porte s'est suffisamment entrouverte pour stimuler le désir d'entrer dans votre livre profond, qui, nous le disions au début de cet entretien, n'est pas un essai sur Rodanski mais un livre politique. Vous l'avez publié chez Pierre Guillaume de Roux. Or dans votre Taverne, il est beaucoup question du père de Pierre-Guillaume, Dominique de Roux. Il y a ici une forte cohérence. Mais suffit-elle à expliquer, vous qui êtes éditeur chez Gallimard, le fait que votre livre n'ait pas été publié par votre employeur ?

J'évoque Dominique de Roux à propos de Maison jaune, extraordinaire essai poélitique que j'ai lu dans la Taverne et qui, comme je le disais tout à l'heure à propos des lectures paranoïaques, rejoignait magnifiquement mes préoccupations, et même sur la question de la forme. Mais mon livre est beaucoup moins « ésotérique », et je me repose encore assez sur ceux des autres. Mon ancien éditeur Grasset et mon employeur Gallimard l'ont refusé. Pierre-Guillaume de Roux s'est imposé naturellement, non seulement comme le fils d'un grand éditeur et poète aventurier, mais aussi parce qu'il venait de lancer lui-même une aventure éditoriale risquée, après trente ans d'une brillante carrière de découvreur dans différentes maisons.

 

Merci Bertrand Lacarelle.

Merci pour vos questions, j'espère que nous poursuivrons la discussion en buvant du Spitz à la Taverne. Aux dernières nouvelles, elle a quitté la rue Gît-le-coeur pour renaître au milieu d'une clairière.

 

 

 

 

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Biographie : Bertrand Lacarelle, né en 1978 à Angers, auteur quinquennal de Jacques Vaché (Grasset, 2005), Arthur Cravan, précipité (Grasset, 2010), La Taverne des ratés de l'aventure (PGDR, 2015)

 




Chronique du veilleur (30) – Pierre Dhainaut, Un art des passages

Pierre Dhainaut s’est toujours tenu sur un seuil. De là, il regarde vers le ciel, le grand large, l’infini. « Nulle part notre lieu, mais un poème en est la porte. »  Un art des passages, qui rassemble articles de critique parus en revues et poèmes, nous dit, d’une voix forte et généreuse, la confiance que la poésie instaure entre l’écrivain et son lecteur, l’air pur qu’il lui offre de respirer : « C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. »  L’idée centrale de sa pensée est que « les poèmes sont des avancées, ils n’ont de valeur que s’ils nous incitent, auteurs et lecteurs, à poursuivre. » Pierre Dhainaut suscite et accompagne la plus belle des aventures, celle du poème en allé, toujours en train de naître :

Aurait-il atteint le bord, un poème
persiste à chercher la syllabe
qui le fera retentir, irradier :
il s’apprête à rejoindre
ce lieu où les mouettes sont plus blanches,
où il pourra parmi tant d’autres
exalter la parole,
parfaire une naissance…

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L'herbe qui tremble

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L'herbe qui tremble, 19 euros.

C’est ainsi qu’il n’y a jamais de chute dans un poème, car rien ne retombe, rien ne se ferme. Les poèmes, nous dit Pierre Dhainaut, sont « ascensionnels », « ils nous redressent, nous regardons par les fenêtres. » Quel sera  leur destin ? Qui peut savoir ? Le poète n’en est que le transmetteur, celui qui délivre ces messages, en partie secrets, que d’autres auront à transmettre à leur tour, dans le bonheur partagé d’une contemplation de beauté. L’œuvre n’est donc pas très différente de la vie même, elle est appelée à avancer, à vibrer, à suivre une route d’air et de souffle.

La suite intitulée, comme ce livre, « un art des passages » semble, à la fin du volume, inscrire une manière de testament au soir d’une existence tout entière vouée à la poésie, « dans la lumière inachevée » :

Tant que s’éclairent, d’accord,
un poème, un visage,
la mort n’a rien à dire.

Ne transmets qu’une esquisse,
laisse au poème
le soin d’aller plus loin.

Comme un parfum une âme,
d’un poème à l’autre
notre haleine est libre.

Les admirations esthétiques et littéraires de Pierre Dhainaut sont multiples et paraissent toutes se compléter, en allant dans une même direction, celle de la beauté et de l’absolu. Je ne citerai que cette phrase d’un article consacré au tableau d’Alfred Manessier, Blés après l’averse, contemplé dans le Musée d’art contemporain de Dunkerque, la ville où habite Pierre Dhainaut :

La beauté n’est pas ce refuge où nous nous arrêterions pour savourer nos traces, apaiser nos peurs, nous retrancher du monde, elle est ce qui, ne s’accommodant d’aucune trace, surmonte la peur, mobilise le meilleur de nous-mêmes, en permanence aux limites de nous-mêmes.

Le meilleur du grand poète Pierre Dhainaut se trouve, n’en doutons pas, dans Un art des passages, et nous lui en sommes très reconnaissants.




Fil de lecture autour d’Henri MESCHONNIC, de Rocio DURAN-BARBA, de Marianne WALTER et de Joyce LUSSU

 

Henri MESCHONNIC : Infiniment à venir.

 

 

 

 Le rêve fou de la société totalitaire et technocratique dans laquelle nous vivons est de réduire l'homme à un numéro : "il n'y a plus que des noms / qui sont des chiffres" affirme Henri Meschonnic dans "Infiniment à venir" (p 15). C'est à cette lumière que je lis ces poèmes… L'éditeur, dans sa présentation du livre, note que "les poèmes d'Infiniment à venir sont nés de la découverte de l'Historial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme". J'ai visité ce musée, mais j'en ai tiré une autre leçon. Peu importe laquelle. Ce qui m'intéresse ici, c'est celle que tire Meschonnic de cette visite.

C'est le destin, le devenir de l'homme, animal social, qui est ausculté par le poète. Dès le  deuxième poème, il note que "les pierres / ne se réveillent pas / et tant et tant / sont fondus / dans les pierres". La Grande Guerre fut une des plus meurtrières de l'Histoire. Je me souviens d'avoir trouvé le volume d'Otto Dix 1 qui donne la reproduction des 50 eaux-fortes qu'il tira de son expérience au front dans l'armée allemande : c'est toute l'horreur de la guerre, de la folie meurtrière voulue par les gouvernements, qui est ainsi exprimée. Et je comprends mieux ces vers de Meschonnic, "On a aussi enterré / le bruit / et les éclats de la lumière", à la vue des gravures de Dix. Poésie descriptive ou narrative qui s'alimente dans la visite de l'Historial mais aussi poésie qui réfléchit sur le monde et ses horreurs : une Europe qui se déchire, une Europe qui, pour reprendre les mots de Pierre Drachline, est dominée par le quatrième Reich d'Angela Merkel 2…  Le spectacle de cette guerre débouche sur le mutisme du poète, mutisme qu'il reconnaît comme devenant prétexte à écrire des vers : "je cherche des mots / mais il n'y a plus de sens" (p 21). La visite de l'Historial de la Grande Guerre est au-delà des mots, ou plus précisément "du temps qu'il y avait / des noms" (p 26). C'est l'horreur indicible que disent ces poèmes. Il ne reste alors plus au poète qu'à se retirer pour ne pas ajouter de silence au silence qui se dégage de ce qui est présenté à Péronne…

L'éditeur a eu l'excellente idée de compléter ces poèmes par le discours que prononça Henri Meschonnic en 2006 (il disparaîtra en avril 2009) lors de la remise du Prix Jean Arp de Littérature francophone. Plus qu'un simple discours, Pour le poème et par le poème est un véritable essai dans lequel il tente de définir la poésie et l'écriture poétique : c'est qu'il a une longue expérience de traduction des textes bibliques "où il n'y a ni vers ni prose mais un primat généralisé du rythme" (p 39). Henri Meschonnic a aussi une œuvre importante d'essayiste. C'est que "le corps-langage est comme poésie de la pensée" (p 41). Penser Héraclite et non plus Platon, affirme Henri Meschonnic, suivent alors des définitions où le poète essaie de capter ce que représentent la théorie du langage et la poésie qui sont intimement liées. De son activité de traducteur, Henri Meschonnic arrive à la conclusion que "la réalité est que  traduire n'a pas pour produit la traduction d'un texte" mais bien "une représentation du langage" (pp 47-48). Ce qui touche à la poésie, pour dire mal ce que Meschonnic dit si bien. Des approches savantes de diverses connaissances sont convoquées pour aboutir à une définition de la poésie comme "invention du corps-langage" (p 56). Dès lors, vie et langage sont inextricables (p 58). En courts chapitres (qui ne font pas deux pages), Henri Meschonnic essaie de s'approcher au plus près du poème. Revenant à la traduction de la Bible, il met en évidence que "le verset est une unité rythmique, intérieurement organisée" et donc qu'il n'y a "aucune opposition entre des vers et de la prose" (p 64). Le rythme est alors vu comme "un continu de la sémantique sérielle qui neutralise autant la notion de vers et la notion de prose, que leur opposition" (p 67). Henri Meschonnic sait se montrer convaincant mais reste alors des approches poétiques multiples qui font que le lecteur peut trouver son dû n'importe où, peut trouver du plaisir dans des formes rejetées ( ? ) par Meschonnic. Mais c'est là un autre problème : "Laisser passer le poème" affirme-t-il in fine !

 

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1. Otto Dix, "La Guerre". Cinq Continents éditions, 2003.

2. Pierre Drachline, "Éloge de l'imposture". Le Cherche-Midi éditeur, 2016.

 

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Rocio DURAN-BARBA : Une voix me le dit.

 

 

 

Bardée de diplômes, Rocio Duran-Barba est née en Équateur et elle vit à Paris. Ce qui explique qu'elle écrive directement en français son "Une voix me le dit" que publie aujourd'hui La Feuille de Thé. Ce recueil réunit 82 courtes proses terminées par deux mots en escalier (comme les vers du grand Maïakovski) où le terme étrange figure à chaque fois sauf dans le dernier "poème".

Le Cotopaxi (un volcan équatorien d'environ 5900 mètres d'altitude) est entré en éruption (du moins dans ce livre). Mais Rocio Duran-Barba ne se livre pas à une étude scientifique… Populations (avec lamas et alpagas), chamanes, divinités anciennes, dieux (dont Viracocha), viennent assister à l'éruption. Mais ce n'est qu'un prétexte car Rocio Dura-Bara avoue : " Viracocha avait décidé de réorganiser la planète" (p 15) sans qu'on sache si Rocio Duran-Barba se sert de ce prétexte pour revisiter son enfance, les mythes fondateurs (tous symbolisés par des divinités comme  Inti, Mama Quilla, Pacha Mama, Pachacamac, Catequil , L'Homme-Oiseau, Mama Cocha, Illapa, Coco Mama …). C'est écrit dans une langue haletante où se mêlent de brèves phrases et des groupes nominaux. Ainsi renaît une cosmogonie  originale, inouïe… Parmi les milliers de légendes de la création du monde, Rocio Duran-Barba choisit celle-ci sans doute inconnue des lecteurs occidentaux. Les attributs de ces divinités sont divers : gardienne de la fertilité des champs, dieu du soleil, souverain du monde, dieu de l'oracle, déesse de l'eau, dieu du climat, déesse de la santé  : tout trouve une explication… Rocio Duran-Barba accède à l'ivresse, elle est "immergée dans l'alcool de [son] pays aimé" (p 31). La vision se fait cosmique : "Je respirai l'éternel printemps. Nuits dessinées par la Voie Lactée" (p 37). Le panthéon ne connaît pas de limites ; y règne le jaguar du  feu et de la puissance.  L'expression Une voix me le dit revient dans ces proses comme un leitmotiv, ce qui contribue à l'aspect étrange lancinant du recueil. Le mystère demeure exprimé par les contradictions, l'unité des contraires : "L'éruption n'est pas un hécatombe. Ni un problème. Elle était le mystère à redécouvrir. Explosion-Implosion. Verbe et silence. Feu et glace." (p  88) ; il ne s'agit pas d'expliquer (la science est là pour cela), mais bien d' incarner le mystère de la vie alors que la vie garde toujours son mystère. Rocio Duran-Barba rappelle au lecteur que la poésie doit aussi porter les secrets de la vie et des arcanes du monde. Comme elle le dit vers la fin du livre : "Nos âmes avaient besoin de s'imprégner de mystère pour grandir-marcher-voler.  Pour être un peu plus qu'un brin d'existence éphémère" (p 89). Voilà qui devait être dit, c'est ce qui fait le charme de ce recueil étrange

 

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Marianne WALTER : Les espaliers de neige.

 

 

Marianne Walter offre au lecteur un recueil de poèmes célébrant le monde (et sa beauté), non sans interrogations sur le mystère de la vie et de ce dernier. Mais c'est la célébration (de la montagne et de ses paysages) qui domine : et quand le ciel se fissure, c'est "tel une branche sur le bleu de la gravure" (p 12). Marianne Walter maîtrise parfaitement l'art de dire les choses en demi-teintes. La caractéristique de ces poèmes, c'est la délicatesse : est-ce un effet du souvenir ? de la "fraîcheur de la mémoire" ? (car le temps n'est pas la  simple succession des instants, le présent coïncide avec le passé, du moins y prend-il ses racines…). Je formulerai cependant un petit reproche à propos de cette première suite, "Les espaliers de neige", quant à ponctuation. Page 17, les : entre l'enfance et les pêches sont de trop, me semble-t-il, tout comme la , entre des crabes et des poissons. À moins que ce ne soit de simples coquilles? Ou quoi d'autre ? Et ce n'est qu'un exemple… En tout cas, la cohérence gagnerait à une uniformisation de la ponctuation : suppression pure et simple de cette dernière ou restauration intégrale de celle-ci tant la juxtaposition de poèmes ponctués  et de poèmes sans ponctuation est néfaste quant à la forme du recueil.

Je pourrais faire la même remarque à propos d'Alpages mais je ne la ferai pas : si la virgule est présente au sein du poème, jamais il ne se termine par un point (sauf à la page 81, par un point d'interrogation). Est-ce un signe d'inachèvement ? Comme si le poème demandait à toujours à être repris, parce que le poète a sans cesse oublié une notation ? La poésie se fait volontiers descriptive, tous les sens de Marianne Walter sont en éveil ; mais aussi poésie introspective. Sans doute faut-il lire ce recueil comme la trace d'une déambulation en montagne. Marianne Walter a au moins le mérite de capter l'ineffable des cimes ; on sent l'amour qu'elle porte à ce paysage, un amour qui transparaît dans le poème…

 

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Joyce LUSSU : Inventaire des choses certaines.

 

 

Si Marc Porcu est le traducteur de cette anthologie, Joyce Lussu en est l'auteur des poèmes qui la composent. Elle est née en 1912 et décéda en 1998 ; elle fut l'épouse d'Émilio Lussu et la traductrice en italien de Nazim Hilkmet. Si elle traduisit ce dernier, sa poésie rappelle celle du Turc par sa simplicité et son côté parlé.

Ce n'est pas un hasard si elle fut féministe et les premiers poèmes de cette anthologie(extraits de Esclaves et Sbylles) sont consacrés à l'émancipation des femmes.  Son poème "Elle s'appelle Nunziata Bartolacci…" dresse le portrait d'une femme qui vaut mieux que l'état auquel l'ont réduite le mari et le fils. Joyce Lussu dénonce les maternités répétitives, le travail domestique, mais ne perd jamais espoir. Multinationales, armées et religions en prennent pour leur grade ! Joyce Lussu remarque l'absence de femmes dans ces cénacles qui prétendent diriger le monde mais elle sait le chemin qui reste à parcourir. Certes, aujourd'hui que l'émancipation de la femme s'est développée, les femmes de pouvoir singent les hommes : du chemin reste à faire encore ! Le vrai clivage ne passe pas par la division sexuelle, il s'appelle  lutte des classes.

Ça continue avec le Bestiaire politique, des poèmes assez longs qui ressemblent parfois à des fables (d'où le titre). Joyce Lussu appelle lucidement à la révolution, se révolte contre le sort fait aux humains : si elle est une optimiste invétérée ("… confiance et espoir dans le possible des évènements"), elle n'en signale pas moins "… un  élément / pathétique de participation / lié au bonheur et au malheur des gens / qui deviennent nôtres et nous émeuvent" (p 63). La lutte est là… Et l'empathie, et la solidarité (Joyce Lussu sacrifie parfois au didactisme). Et l'espoir… Elle est résolument moderne, actuelle : même le "désastre écologique" est évoqué (p 91). Sans que rien d'édulcoré ou de douteux ne soit dans le terme désastre

Puis vient le Printemps partisan. Le premier poème de cette section montre le dialogue d'une mère au foyer et de son fils partisan. Les quatre derniers vers sont parmi les plus émouvants que j'ai lus. Je ne sais pourquoi, je pense à cet article retrouvé d'Aragon 1 consacré au roman de Janine Bouissounouse, "Dix pour un"… Peut-être, pour reprendre les mots d'Aragon, parce que c'est le livre d'une femme alors que "Ce premier soleil…" est le poème d'une femme, d'une mère… La lutte des Partisans est celle pour un monde meilleur. Joyce Lussu offre une vision où le meilleur côtoie le pire mais ce n'est nullement désespéré. Même si un peu plus loin, elle avoue que la mort "pue le sang et la merde" (p 23). "Diogène en Italie" (pp 125-133) est une allégorie qui rappelle opportunément que la lutte n'a pas de fin tant l'ignominie des gouvernants est forte et au risque de sombrer dans le souvenir, le consensus dont il est question page 133 au vers 6 me fait penser à cette définition qui avait cours dans ma folle jeunesse et qui proclamait que c'était un "con sans sous"  (On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans ) ! La lutte ne se termine jamais : "afin que ce crépuscule ne se précipite pas dans la nuit / mais soit la grisaille opaque qui précède l'aurore".

L'amour, tel qu'il est traité dans la quatrième partie, "Et puis naturellement il y a l'amour", n'est pas exprimé de manière convenue. Il ne s'agit pas de l'amour désincarné, ni de l'amour entre deux êtres vivant au-dessus du monde. Mais cet amour se nourrit de l'environnement qu'il soit naturel ou humain. Joyce Lussu fait preuve de ses talents d'étymologue puisqu'elle écrit un poème, du premier au dernier vers sur le mariage et ses dérivés lexicaux. Car à l'époque, il était difficile de considérer l'amour hors du mariage. Et pourtant que de passions adultérines, hors du Code civil ! Et pourtant, Joyce Lussu termine son poème par une liste des problèmes auxquelles elle ajoute ceux "de couple et de cohabitation / et demain éducation des enfants" (p 155). Non sans humour ! Plus que l'amour d'ailleurs, c'est la vie quotidienne qui est passée au crible, l'adultère n'est pas tu mais tenu à distance et relativisé. Ce que dit justement Joyce Lussu, c'est que l'homme n'est pas seulement objet de désir, mais mieux qu'il est le compagnon de toute une vie, un compagnon de lutte commune…

Les poèmes de "Mon futur vivant" sont ceux de la sagesse. Joyce Lussu remarque et s'interroge : "mais ces grandes amours pour tous / ne doivent rien ôter / à nos amours pour un" (p 191) ou "… comment fait-on / pour aimer correctement / sans faire un tas d'erreurs" (p 203). Sagesse qui ne va pas sans un certain émerveillement et une tendresse certaine : "je m'emplis moi aussi / de bonheur / comme quand tu m'as souri la première fois / pas seulement avec les pétales de rose de ta bouche édentée / mais aussi avec tes yeux couleur noisette / avec tes joues de pêche et ton  petit nez de patate" (p 205). Tout Joyce Lussu est dans ces vers et l'on me pardonnera cette longue citation ! Tout Joyce Lussus mais surtout l'humour et l'amour. Car pour proclamer qu'on aime le genre humain, il faut d'abord aimer ses proches…

J'ignore la langue italienne. Il me faut donc remercier Marc Porcu d'avoir traduit cette anthologie et de m'avoir ainsi permis de découvrir Joyce Lussu. Je souhaite le même bonheur au plus grand nombre de lecteurs…

 

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1. Voir Lucien Wasselin (avec la collaboration de Marie Léger), "Aragon au Pays des mines" (suivi de 18 articles retrouvés d'Aragon). Le Temps des Cerises éditeurs, 2007, pp 163-167.

 

*

 

 

 

 

 




Amont dévers — une anthologie poétique (5)

Or la poésie ne fait pas toujours bon ménage avec un vague dit « poétique » et préfère parfois, au sein de sa langue (toujours souveraine), avoir affaire principalement avec les processus multiples du « penser » : dont signifier ne serait qu’un domaine, sans doute dominant mais ouvert à de nombreuses autres aventures de l’esprit et du corps. On a pu parler, ainsi, de poésie pensante, das dichtende Denken ou « pensée en poésie » (j’ai proposé naguère cette traduction pour le pensiero poetante d’Antonio Prete, dans un discours pour Yves Bonnefoy au Collège de France). Là encore, l’Alighieri puis Leopardi tracent, en italien, un chemin assuré qui passerait aussi par certaine poésie didactique du XVIIIe siècle, pour aboutir enfin à Luzi, Fortini – dont le clair discours est toujours aussi politique – ou Valerio Magrelli. Mais la poésie pensante fait appel à des systèmes complexes, déplaçant et recomposant selon une logique singulière (alogique, a-t-on pu dire naguère) des plans éloignés, distants, à tous égards différents de ceux qu’organisent les balises normées de la représentation et de la philosophie. Le jeu gratuit des signifiants en fait partie parfois, en allégresse, tout comme le court-circuit vertigineux entre les visions du rêve et les idées dont nous sommes tous traversés, sans réussir généralement à arrêter son cours ; lorsque le poète l’a fait, nous reconnaissons dans ses vers non pas le compromis philosophique mais notre image invisible la plus vraie, la plus profonde, ainsi que parfois notre propre destinée d’humains, entrevue « en un éclair et puis c’est tout / comme on peut savoir quelque chose de la mort » (G. Raboni, Représentation de la croix). Encore une fois, jamais fixée sinon en la luminescence de sa disparition même.   

 

  • La « pensée-en-poésie »

 

                       L’infini

 

Toujours cher me fut ce coteau isolé

et cette haie qui interdit au regard

tant de parties d’un horizon plus lointain.

Mais assis devant cette vue, des espaces

au delà sans limites, de surhumains

silences, la tranquillité très-profonde

je forme en ma pensée ; à quoi, pour un peu,

s’effraierait le cœur. Et comme j’entends bruire

le vent parmi ces plantes, près, le silence

infini là-bas je le compare encore

à cette voix : et me revient l’éternel,

et les saisons défuntes, et la présente

et vive, et le son d’elle. Ainsi, parmi cette

immensité ma pensée va s’engloutir :

et le naufrage m’est doux dans cette mer.

 

                 À soi-même

 

Or à jamais repose,

mon cœur lassé. L’extrême illusion est morte,

que je crus éternelle. Morte. Et je sens

qu’en nous, des illusions

non l’espoir seul, mais le désir est éteint.

Dors à jamais. Assez

tu palpitas. Aucune chose ne vaut

tes émotions, et de soupirs est indigne

la terre. Amer ennui

la vie, jamais rien d’autre ; et boue est le monde.

Sois calme. Désespère

une ultime fois. Le sort, à notre espèce

ne donna que mourir. Désormais méprise

toi, la nature, l’âpre

pouvoir caché qui régente notre mal,

et la vanité infinie de ce tout.

                                                             G. Leopardi, Canti (1831)

 

               Le cafetier phisolophe

 

Les hommes en ce mond’ sont tout pareils

à des grain’s de café dans le moulin ;

car l’un d’abord, puis l’autre, et l’autre après,

ils vont pour finir vers le mêm’ destin.

 

Ils changent souvent d’place et souvent chasse

la graine gross’ la graine plus petite,

et tous au-d’sus d’l’entrée ils se compressent

vers le fer broyeur qui en fait d’la poudre.

 

Et c’est ainsi qu’ les homm’s vivent au monde,

mélangés par les mains d’la destinée

qui s’les remue et retourne à la ronde ;

 

et chacun se mouvant, tout doux ou fort,

sans s’rendre compte ils ne font que descendre

jusqu’au plongeon dans la gorg’ de la mort.

 

                                                         G. G. Belli, Sonnets (22 janvier 1833)

Voir :  http://circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf

 

                 Les trois grappes

 

Elle a trois grappes, Hyacinthe, la vigne.

Bois à la première un plaisir limpide ;

de l’autre bois l’oubli doux et rapide,

                    et puis… ne bois plus :

 

la troisième est sommeil ; et, l’œil aigu,

dans le noir sommeil veille, d’un côté,

sache, la douleur ; et crie un muet

                    pleur déjà pleuré.

                                                         G. Pascoli, Myricae (1892) - à un ami journaliste

 

                                                 (Le Nolain à mi-hauteur)

 

Campo dei Fiori est un marché particulier

On y sent le brûlé plus que le poisson de mer

 

Dans une volée d’injures finit la partie

Le philosophe a repris valeur sur la vie

 

On aligne en paille un œuf à côté d’un œuf

La foule est variée réellement rien de neuf

 

Têtes de mouton aux yeux doux céruléens

L’évidence historique écrase les crétins

 

Commis mal formés responsables comateux

Les descendants courent derrière leurs aïeux

 

Qui hurle là au fond c’est quelqu’un qui délire

La liberté gratis des gens qui crient ou pire

 

La liberté toujours a un prix incroyable

Ce qui est bon marché c’est denrée périssable

 

Les balayeurs lancent l’eau généralement

Le sang se nettoie affirment les bien-pensants

 

Le sang fait corps avec les choses d’occasion

Un peu chaque jour incapable de rançon

 

Entre des murs civils chacun est du gibier

La peur mondaine fait un mutuel mortier

 

Le chasseur lui aussi devient à la fin chasse

L’un et l’autre ensemble laissent une vraie trace.

 

                                                                  Edoardo Cacciatore, La restituzione, 1955

                                                                                               [statue de Giordano Bruno à Rome]

 

– Sais-tu ce qu’est l’âme ?  

– Une partie du corps.

– Peut-être, mais dans cette partie

  habitent les dieux.

– Mais quelle différence entre dieux   

  et hommes ?

 

Le battement de cils

ouvre la digue,

et en trombe dévale

l’eau du glacier.

L’image de joie

ne mourra pas :

rien d’autre ne compte.

 

                                         Giorgio Colli, La ragione errabonda [1976], 1983

 

                      (sonnet)

 

   quel pli expulse cette pulsation

qui plaque sons sur les plaies infligées

pulsant sa poix dans les failles forcées

où devient affection chaque émotion

   et quel plexus encore prédispose

de perceptions données pour inexpertes

la niche dans laquelle attend inerte

une pensée pour chaque envie qui n'ose

   et d'où affleure ensuite cette forme

porteuse de désirs quand elle tend

à congeler toute vie dans la norme

   comme si à la fin ce qui prétend

vivre ne vivait que pour calquer l'ombre

de la tête à la tête répondant

 

                                 Gabriele Frasca, Rame, Milan, 1984  

 

* * *

Je ne sais, je ne comprends pas si j’aurais

plus de joie en disparaissant en vous, en

devenant vous, ou en revenant pareil

à alors, proche, avec le cœur d’aujourd’hui.

Et si l’un n’excluait pas l’autre ? En tout cas

n’est-ce pas ça – sortir de soi, y restant –

que voudrait plus que toute autre chose, plus

que cette douceur d’être aimé en retour,

celui qui aime ? Ainsi, c’est mon illusion,

ce qui n’est pas donné à qui est mortel

l’est peut-être à qui ne l’est pas, étant mort.

                                                               G. Raboni, Barlumi di storia, 2002

 

                        Berceuse

 

Pourquoi, dis-tu, je ne te fais pas de caresses,

pourquoi je n'essaie plus de rester près de toi.

Mais tu dois comprendre, c'est la queue, ton aiguillon,

qui m'épouvante,

 

[…],

car chaque fois que je me rapproche

siffle ce harpon et je sens le gel

du venin plonger au fond de mes os.

 

Est-ce encore toi, la lame qui pénètre

dans mes reins quand nous nous embrassons ?

C'est elle, qui frappe alors que je te parle

et doucement descend sur ma nuque ?

 

Je t'aime beaucoup, mais pas toute entière,

juste une moitié peut avoir mon amour,

l'autre non, pardonne-moi, mais c'est trop

demander de baiser aussi le rasoir.

                                 Valerio Magrelli, Geologia di un padre, 72 (2013)  

 

                    

* * *

mourir n’est pas d’être à nouveau réuni avec l’infini

c’est de l’abandonner après avoir éprouvé

la puissance de son idée

 

quand l’espèce humaine sera éteinte

cet ensemble de savoir accumulé

en vols et désarrois

sera dispersé

et l’univers ne pourra savoir

qu’il s’est résumé pour une période limitée

en une infime fraction de soi

                                                            mesure

 

ici je ne dis pas pourquoi la faible nuit

descend et se fait tuer

d’où ces présences inquiètes à travers la plaine

 

le froid entre dans la maison nue

et atteint la surface de la mémoire

le bac est passé inutilement sur le bras de fleuve

le son diminue de fréquence

les feuilles salissent le vent

 

il y a deux ans longeant les hésitations de la lumière

la respiration découpée

il commençait sa tentative sans espoir

 

on ne pourrait pas ramener ces arbres

ces tendres échafaudages

                                                         courbure

 

                                       Bruno Galluccio, La misura dello zero, 2015

 

_______________

 

  • Voire l’impensé

  

 

                            (Madrigal)  

Quelle rosée, quel pleur,

quelles larmes étaient-ce

que du manteau de nuit je vis épandre

et du pâle visage des étoiles ?

Et pourquoi a semé la blanche lune

de cristallines gouttes, pur essaim,

de l’herbe fraîche au sein ?

Pourquoi dans l’ombre brune

entendait-on, se plaignant alentour,

les brises jusqu’au jour ?

Étaient-ce signes que tu es partie,

chère vie de ma vie ?

                                         T. Tasso, Rime, 1591    

 

                     D’un talus

 

Repose le plein midi sur la prairie.

   Nul vol ombre onde passant dans le bleu vert.

   Un fil de fumée au soleil blanchoie ; puis

   fond et se perd.

 

J’ai dans l’oreille un tourbillon qui tintille,

   peut-être d’un lointain troupeau ses clochettes ;

   et, comme suspendus dans l’azur, les trilles

   de l’alouette.

                           G. Pascoli, Myricae 1891-94. (Une version collective, bien différente, publiée en 2001 avec mon équipe CIRCE)

 

                       Mes poèmes…

 

Je n’ai pas de semence à répandre par le monde

je ne peux pas inonder les pissotières ni

les matelas. Mon avare semence de femme

c’est trop peu pour atteindre. Que puis-je

laisser dans les rues dans les maisons

dans les ventres infécondés ? Des mots

ça oui, en abondance

mais déjà ils ne me ressemblent plus

ils ont oublié la fureur

et la malédiction, ils sont devenus demoiselles

un peu malfamées sans doute

mais toujours demoiselles.

                           Patrizia Cavalli, Le mie poesie non cambieranno il mondo, 1974

                                   [une version presque identique dans mon Printemps italien, A.P. 1977]

 

            Luino-Luvino

 

Au détour du vent

par des vallées exposées ou profondes

je me demandais justement si c’était

argent de nuages ou sierra enneigée

dont encore s’éblouit l’hiver

quand voici

la frange qui retombe sur cette face

et la restitue à un passé d’ombre

d’époques hurlantes

et un instant encore les yeux percèrent

à travers cette épaisse toison

étincelèrent les dents

pour se rembûcher ensuite dans la meute

qui autour se presse

des lieux touffus des noms rupestres

au son parfois doux

de racine âpre

Valtravaglia Runo Dumènza Agre.

 

                                                         V. Sereni, Stella variabile, 1979

 

Adriano Spatola, poésie visuelle :

 

barrrrrrricade

r come rivoluzione

 

 

- dans le Printemps italien (cité)

 

Michele Sovente [poète en latin, en italien et dans une langue minorée de la région napolitaine]

 

C’u scuro a viérno se sente

fuì ’u viento ca se scarduléa

ac ventus per schidias

loin beaucoup s’en va avec

les plus petites particules

de tous les vents e carréa

il vento chissà dove

l’anima trascolorante l’anima

fluttuante di spettrali presenze

tandis que la nature

cutem aliam monstrat

rint’a nu munno ’i mbruóglie.

 

 

 

Au crépuscule l’hiver on entend

fuir le vent qui se démène

et puis ventus par les copeaux

loin beaucoup s’en va avec

les plus petites particules

de tous les vents et entraîne

le vent dieu sait où

l’âme pâlissante l’âme

fluctuante de présences spectrales

tandis que la nature

montre une peau différente

d’dans un tas d’embrouilles.

De : Superstiti, 2009

(version légèrement différente dans la

revue “Siècle 21”, n° 25, hiver 2015.)

 

            * * *

 

l'amande la perle

la chair,

une mesure nette

entaille

entre deux bords de blanc

 

tu sens moins circuler le sang

ou pas du tout

 

redevient plein le temps

dis-tu, il est lavé comme lin

comme étoffe

 

ce temps s'interrompt il est

laine

blanche qui tombe des mains

ne se ferme pas

l'habit –

 

le sable dans l'esprit

a formé la perle –

 

et n'a pas de lumière

cette masse n'a pas de capsule

coule comme acide, racinant

 

en ce corps s'interrompt

se recoquille

 

l'esprit caille, est un lait

qui devient plus acide

condense

des grumeaux de blanc

 

ils deviennent cailloux dans l'écran vrai

tu les lances au milieu du lac où

affleure le corps

 

il y a quelque chose derrière

l'esprit, c'est affilé

tient en respect

des bandes de chiens

 

de toi brusquement c'est une figure

debout,

qui vient vers, d'une fenêtre

tu refais les derniers mètres

tu as fixé tes genoux

les as coulés de nouveau dans la forme

de ton corps

 

Laura Pugno, La mente paesaggio, 2010.

(une première édition dans “Le bateau fantôme” 8, 2009)

 

L'esprit balance, l'œil n'a de repos.  

L'esprit se balance. L'œil n'a aucun repos.

 

Il imagine des prisons dans la brise.

Il invente des barreaux dans l'air.

 

Il est maître de la douleur.

Il sait maîtriser sa douleur. 

 

L'amincit de la bouche à la tempe

L’amoindrit de sa bouche à sa tempe 

 

il multiplie les buissons  

multiplie ce buisson  

 

brandissant les rameaux il fouette les os 

dilate le feu dans ses reins.  

Il répand un feu dans le dos.   

 

Le bac vire de bord. Juste la vague  

après la coupure referme le sillage. 

                                Antonella Anedda, Salva con nome (2012)

                                   (déjà traduit sur le site “Poezibao”, 2015)   

 

[les vers en italiques sont en langue sarde (logudorese) dans l’original] 

 

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Ping-pong : Sudeep Sen, Incarnat /Incarnadine

 

L’écriture de Sudeep Sen est à l’opposé de la profusion de son c.v. et de la surabondance qui, aux yeux de l’Occidental, caractérise l’art indien. Comme d’autres auteurs du sous-continent, Sen refuse d’être enfermé dans un quelconque exotisme, malgré la forte présence d’une indianité revendiquée dans sa personne et son discours, de couleur locale et d’une forte charge sensorielle dans sa poésie. C’est un artiste (il a, d’ailleurs, plusieurs cordes à son arc : la photographie, entre autres) international. Originaire du Bengale, il vit à Delhi et parcourt la planète d’Est en Ouest, et vice versa : il traîne ses guêtres de l’université de Columbia à Amsterdam, en passant par Shanghai, Edimbourg ou Struga. Partout, il collectionne prix et résidences, et les traductions de ses poèmes s’accumulent, d’Estonie en Macédonie. C’est un auteur moderne, si cela signifie, d’une part, que sa thématique est « globale » et, d’autre part, que les mots que, parcimonieusement, il choisit, résonnent chaque fois dans un silence qui en accentue la portée. À l’image de l’architecture contemporaine, sa poésie pose un a priori : le vide.

Pour son traducteur (Sen comprendra le souci de ce dernier puisqu’il l’est lui-même, en outre, traducteur, comme on l’est aisément dans un pays où cela fait partie de la fibre langagière), quand le nombre de syllabes d’un vers est très réduit (as phrases fold/ so do veils), la marge de manœuvre est réduite. Entre la proximité de sens et la fidélité au rythme, que choisir ? Whisky, whisk away

Je ne crois pas, néanmoins, que la poésie, ainsi qu’on le rabâche, soit plus difficile à traduire que la prose. C’est autre chose, voilà tout. Et la même. La musique y sonne encore plus fort, certes. Et le vide, donc, ce silence qui entoure le dit ? Comment parle-t-il, comment se transcrit-il ? Sans cesse, entre deux virgules : cette double et trouble question.

Valse hésitation, toujours, lorsqu’il s’agit de présenter un auteur qui sera nouveau à des locuteurs étrangers, entre, d’un côté, une approche pédagogique qui consisterait à prendre en compte la méconnaissance, par ce nouveau lectorat, à la fois du poète et de son contexte, et une autre, qui en ferait fi. Tout est là.

On doit trouver les mots qui clarifient/éclairent un texte qui est loin d’être évident, en raison d’un hermétisme qui n’est pas le fait du seul auteur mais également de l’ignorance, par le nouveau lectorat, du contexte dans lequel il compose. Contrairement à une autre idée reçue, la poésie n’est pas universelle même si, dans le cas de Sen, elle s’inscrit pleinement dans notre monde globalisé (Gaza, New York, un tableau de Cézanne). Le traducteur est, malgré tout, porté par le style même de Sen : une avancée posée, contemplative des mots qui très vite créent un paysage émotionnel directement accessible.