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Edgar Lee Masters, Spoon River

Edgar Lee Masters, avocat à  Chicago (1858-1950), commence sa carrière littéraire à l’âge de 50 ans. Auteur prolixe, il écrira pas moins de vingt et un  recueils de poésie, six biographies et romans et douze pièces de théâtre. L’édition augmentée de Spoon River a paru en 1916. Les premiers poèmes ont été publiés en 1914 sous le pseudonyme de Webster Ford. Il est écrit dans la préface que  Webster Ford devient la figure du dernier poème, le dernier mort enterré. Le double prend place parmi les personnages, comme une forme de testament et comme un fantôme de l’écrivain avant sa mort.

Car oui, Spoon River (qui est une rivière de l’Illinois) est ici le nom donné à un village, également nommé la Colline. L’espace central du recueil est cependant le cimetière de ce même village. En effet, chaque poème est un épigramme, s’entend la voix d’un membre décédé de la communauté. Le cimetière devient le lieu où une ultime parole s’échappe, immense fresque où, telles des mosaïques, les destins se disent, se croisent, s’entrechoquent. Chaque mort inhumé révèle ce que fut sa destinée, la teneur de son existence, sa place dans le monde, véritable tableau des passions et des caractères est-il écrit dans la préface. C’est un prisme acéré et subtil de la société américaine de la fin du XIX et du début du XXe siècle (entre la fin de la guerre de sécession et le début de la prohibition). Dix neuf histoires sont distillées dans le recueil, reviennent certains visages et lieux nous dit Masters,  trois zones non titrée se chevauchent : les idiots, les ivrognes, les ratés, les gens du commun, les héros et esprits éclairés.

La traduction du recueil par le Général Instin poursuit le dessein de l’auteur et l’amplifie. Ce ne sont plus seulement des voix d’hommes et de femmes jaillies d’un microcosme américain qui se font entendre, mais le souffle même de la parole. L’auteur  s’empare du pouvoir de l’écriture. Il transmue la finitude en la ridiculisant par une pirouette, elle devient non pas un  spectacle figé mais étonnamment  magique parce qu’inspirant (à cet effet, découvrir les prolongements de la traduction d’Instin sur le webzine littéraire remue.net). Le Général Instin a traduit Spoon Riveren 1917. Soldat officier de l’armée française et blessé (il a perdu un œil, une oreille et une partie de la pommette), il a, lors de sa convalescence, traduit le recueil (traduction confiée aux actuels éditeurs par un libraire de la rue Trousseau en 2009). Ce n’est pas un simple parti pris du traducteur (les enjeux sont plus vastes que cela) mais le Général Instin a compris que l’authentique auteur de Spoon River n’était pas Masters mais bel et bien Webster Ford, ce double de l’auteur, dont l’épigramme achève le recueil : contrairement à Edgar Lee Masters le copiste, écrit Instin, la gloire littéraire ne nous concerne pas// Nous préférons reposer, auteurs véritables, c’est-à-dire, disparus, auprès de nos créatures pour être dignes d’elles.//Webster Ford a trouvé la digne façon d’écrire. Car seules importent les épitaphes jamais gravées dans la pierre, celles qui restent dans l’air, présentes et absentes.

Le Général Instin renvoyé sur le front le 25 décembre 1917, a poursuivi l’œuvre de Masters avec ses Autres chants de la rivière (présents dans cette édition). Ces poèmes sont dédiés à des personnages cités dans l’œuvre intégrale de Masters. Son admiration pour le poète est telle qu’Instin, plus que s’identifier à Masters,  saisit l’essence même de Spoon River qui est de recouvrer et mettre en œuvre l’ineffabilité du langage même. Sa traduction (comme le signalent les derniers vers du poème suivant) en est d’autant plus puissante.

Edgar Lee Masters, Spoon River, Catalogue des chants de la rivière, Othello Traduction Général Instin.

Soldat inconnu

 

Mort, j’entrepris de traduire ces épitaphes qu’il avait
vivant, consacrées aux morts de la rivière Spoon,
non pas les phrases officielles mais ce que, morts,
ils auraient dit s’ils avaient eu le loisir de parler aux vivants.
Combien de fois rivière franchie puis à rebours, dans un sens,
puis l’autre. Combien de fois barque chargée, de mots,
de corps, d’histoires, une rive éloignée,
une autre langue, un autre temps.
Je n’ai pas fait le compte.
De mes yeux fatigués, j’ai repris lettre à lettre,
mot à mot, chant à chant,
et jamais ne me quittait l’espérance insensée :
voir  Petit le poète, voir Caroline Branson, voir le Maître
en personne débouler dans ma pièce
et pour chaque mot, chaque phrase, chaque lettre,
me dire ce qu’il en était, me le dire dans la langue
à tous les morts commune,
celle qu’on ne traduit pas,
celle qui est.

 

Général Instin

 

 

La poésie contenue dans les épitaphes condense le sens et la portée de ces dernières. La simplicité apparente du vocable offre à l’ensemble une légèreté voire une certaine volatilité. Les épigrammes semblent flotter comme des voix dans le vent. Ce que le lecteur en perçoit le surprend et le trouble, car avec Lee Masters, la destinée d’un individu, même réduite parfois à dix lignes, a le pouvoir de l’exceptionnel même dans ce qu’elle a de plus médiocre voire d’immonde. Sa connaissance des autres est grande, il nous révèle leurs secrets, leurs affres les plus intimes, leurs méfaits et fulgurances. Aussi singulière que soit chaque existence, chacune d’elle est reliée à une autre, non seulement par le partage d’un territoire et d’une époque, ou par des histoires croisées, mais surtout par la force et la liberté de pouvoir enfin dire sa vérité. La poésie en est là l’unique vecteur. Elle est incarnée dans le recueil par des personnages, que ce soit Petit le poète : Triolets, villanelles, rondes et rondeaux/ pois secs dans leur cosse, tic, tic, tic/tic, tic, tic, quels petits ïambes,/pendant qu’Homère ou Whitman rugissaient dans les pins/ou Minerva la poétesse bouleversant la vie du docteur Meyers, les nombreuses références : Ce sommet est la pensée de Dante et Milton et là Shakespeare. Dans le poème final, Lee Masters dissimulé, rappelons-le, sous le nom de Wester Ford s’adresse directement à Apollon et achève son poème par ces mots : êtres vivants-Apollon de Delphes !

 Seuls les morts se disent dans le recueil et se révèlent, la poésie est cependant la langue, la seule langue possible pour cela. Aucun être humain n’échappe à sa destinée mais l’unicité et le mystère de chaque vie, par l’ultime disparition : Celui qui a vu le visage d’Apollon ne peut vivre, trouvent un ancrage au cœur même de la poésie. Lee Masters/Webster, en donnant voix aux habitants de la Colline, absents, traduit là l’extraordinaire pouvoir de ce langage qui est de donner souffle et vie à l’impossible et au silence.    




Olivier LARIZZA , L’exil, Jean-Paul KLÉE, Kathédralí

Olivier LARIZZA , L’exil

Écrire des poèmes de manière ininterrompue, comme vivre. À cheval sur le réel et le rêve, comme Olivier Larizza a nourri le vif de son lyrisme à cheval sur deux continents, le Grand Est et la Martinique (cf. Avant-Propos). Dans l’entre-deux de ce qui s’écarte des sentiers battus, comme les auteurs ambitionnés par les éditions Andersen +. L’exil constitue une sorte de journal intime sous forme de poèmes incluant les années 2006-2009. Rédigé au long cours durant douze années entre Strasbourg et les Caraïbes.

Olivier LARIZZA, L’exil, , Andersen+ éditions ; 2016, 107 p., 8 €

L’ensemble de l’œuvre formera un triptyque, agencement de trois tomes dont L’exil constitue le premier volet. Si L’exils’étend de novembre 2006 à l’été 2009, L’Entre-Deuxcaptera les années 2009-2010, La Mutation les années 2010-2014. L’alliance de la voix lyrique à celle plus objective du documentaire (documentaire d’une vie, autrement dit autobiographie) donne corps à une singularité étonnante, confère une place à part à Olivier Larizza dont l’inventaire de la poésie française contemporaine ébauche un état des lieux tout en exposant son "art poétique" dans une postface-manifeste rédigée en 2016.

D’entrée le rythme du poème entraîne « dans la moi/teur de (l)a solitude » quand, « perdu », le narrateur-poète « (…) se retrouv(e) planté là nu/d’amour et plein de froid (...) » alors que celle à qui il « n’arrive pas à dire/tout le bleu-vert inondant son/cœur chaque fois qu’elle/plong(e) dans ses yeux » quitte les Antilles et le laisse seul avec son impossibilité d’avoir pu dire je t’aime. Alors, l’écriture se conçoit, l’Écrire est conçu, le fœtus du Verbe - de la parole poétique - accroché aux parois de la respiration du Vivre : 

 

Alors il prit sa pieuvre pitoyable plume &
 comme un train fou il glissa
lui le hanté des mots et il mit
tout son fardeau paradoxe permanent
dans une improbable poésie une nuit
où elle avait pris l’avion quittant le pays
du soleil où le crépuscule majestu
eux & magenta se meurt et le tue
depuis lors.

Le leitmotiv du « Paris-Tambouctou », « Paris-Tambouctou », « Paris-Tambouctou »... de Blaise Cendrars revient à l’oreille de notre souvenir ici où le voyage est de Strasbourg à Fort-de-France aller-retour, et  comme un rythme de prose du transsibérien saisit le lecteur plongé in media res, à peine posté sur le tarmac du recueil. Une nouvelle syntaxe du réel apparaît au cœur même des mots, miroirs de ce qui fragmente/se défragmente dans la vie, dans le cours de ses (par-)chemins à la fois palimpsestes de l’imprévu/de l’imprévisible et déconstructions en perpétuelle recommencement de ses édifices, pour que puisse se réinventer en se reformulant, le langage du réel, le réel du langage : le Verbe de L’exil pour que tout recommence.

Se disloque « l’impossible rivage » comme est traversé l’auteur -de la tête aux pieds, écharde encore debout dansant sur l’étincelle- par « l’improbable poésie ».

Olivier Larizza, L'Entre-deux, Andersen éditions, Paris.

Quelque chose indubitablement rappelle la voix du fantaisiste lunaire si singulier poète Jean-Paul Klée et sa « poësie » accrochée aussi à ne pas se voir sombrer avec le monde via la falaise effritée du réel et du Dire qui s’érode comme « le cœur qui fond se décompos(e) ».

Le regard poétique dans cette envergure où s’allume et dure le moteur des éditions Andersen + est de feu puissant, à couper le souffle dans un phrasé ardent. "Et (même si) l’insatisfaction perdure", la "fulgurance du soir" veille, source souterraine, à l’instar des « pêcheurs d’éternité » guettant leurs poissons dorés, loin des « poètes (qui) marinent dans la/ complaisance l’obtenu le compassé ».

 

Jean-Paul KLÉE, Kathédralí

La "Préface à une fantaisie-miracle" signée par l’écrivain Olivier Larriza, par ailleurs chercheur en littérature anglaise et professeur à l’Université de Toulon, nous prévient de la grandeur splendide de ce nouvel édifice érigé par le "lunaire" et si singulier poète éblouissant et fantaisiste Jean-Paul Klée : « Ce poème nous rédimera-t-il ? Lisez-le. Laissez-vous troubler par cette cathédrale virtuelle, sorte de Palais idéal -curieux & merveilleux bric-à-brac d’un architecte follement inspiré. Appréciez son infinie variété, ses bizarreries baroques, ses drôleries gothiques, la vibration du plus infime vitrail et de la plus géniale ferveur. Celle aussi bien sûr de la mystique (catholique) et du coeur d’un homme qui, à l’image d’un Wordworth, écrit de la poésie pour parler aux hommes ».

 

Nous voici à Strasbourg, berceau natal et natif du poète,

 

                                                                      Strasbourid’impériale mémory oh l’idéa-
                                                                      le cité parfuméed’angélisme (…)

où, chante le poète,

 

                                                                      (…) ce soir-là j’étais assis là,
                                                                      au pié de l’énormité nommée KATHÉ-
                                                                      DRALI (pas de soleil ni d’eau pluvi-
                                                                      euse qui mouillerait notre dos) J’ai longé
                                                                      le portail St-Laurent (...)

 

où, l’on trouve d’entrée toute la fantaisie dans la forme : orthographe de sang neuf, lexique revisité, langue personnalisée melée de traits dialectaux, d’emploi normalisé-ancien-moderne, combinant les registres (ainsi « volupté » flirte avec « vachement »), enjouant la langue dans son expressivité (ponctuations expressives, élans lyriques syncopés, …) où, le  temps  contemplatif croise  ses  lignes d’envergure avec  un présent actif & vivant à l’aune  de l’ « énormité » de l’edifice, « monstrueux massif de/ pierreries & d’absolu ». Cette cathédrale figure la vie ardemment et totalement traversée par le poète J.-P. Klée, en ses flamboyances (ferveur & fulgurances) fixées par l’Ecrire comme les pierres parlent en chaque centimètre cube rayonnant du « plus haut monument du monde ». L’écriture de J.-P. Klée est à l’instar de sa « cathédrale virtuelle » (architexture in progress) édifiée « à coups de burin et de folie », « prodige d’invention, de puissance et de grâce rose qu’il faut voir(qu’il faut« lire », concernant l’Oeuvre « énaurme » de Jean-Paul Klée) pour le croire et dont aucun mot ne pourrait jamais rendre compte... » Posture névralgique/stratégique/épique paradoxale donc que d’écrire cette Kathédralí, de même que nous jubilons à nous (é-)mouvoir dans ses hautes lignes de mots montés sur intelligence fine, fantaisie, divergations, dans la lumière démentielle (démencielle) de ses « chevaux du JOUR (qui) monte(nt) parmi la/banalité du Ciel ».

La beauté gothique qu’est la cathédrale de Strabourg, merveille de grâce rose, fine fleur de pierre élevant ses racines comme celles d’une humanité spirituelle, visant la cime vertigineuse, cherchant  le ciel de ses « yeux de pierre » par vitraux et verrières, cristallise un vœu pieux formulé depuis que l’Homme "civilisé" existe : qu’advienne un humanisme au coeur du monde comme rosace de ses bifurcations. Monde éboulé dans sa genèse dans des ravins de pertes en hommes tués à la tâche de la construction de ses cathédrales métaphoriques ; éboulé dans ses massacres : « (…) mais d’issi-là (hélas),/quels massacres nous saisiront & quels/nouveaux bombardiers feront-ils/saigner LE CIEL encore une fois ?... » …  mais monde relevé par les prières de mains orantes toujours à l’oeuvre pour que demeure, vierge, le palimpseste de son écriture fondatrice, cyclique, rédemptrice, de « l’encre-ci » d’un poète-là, vivant parmi la pluie et le beau temps pour en jouer la vie aussi vraie qu’elle se vit absolue, dans l’éternité d’écrire ; 

Jean-Paul KLÉE, Kathédralí,, éditions Andersen, 2018

relevé par la force éblouissante mystérieuse d’une voix dressée depuis l’autel modérée d’une foi intacte en l’Homme -voix non pas tournée intégralement vers la foi religieuse (d’ailleurs le poète s’interroge : « Nous sauveront-ils ces/Empereurs à cheval que notre souvenir/ne nomme plus ? »), ni voix totalement tournée vers le bruit du monde (que Klée appelle ailleurs en ses coauacs historiques/humanitaires : « merdoyance », en résonance peut-être avec ces déchets-rejets-déchets en ce monde-ci contemporain si luxuriants…), mais voix versée dans le poème de l’éternité, « nourriture d’ambroisie » donnant jouvence à la parole :

 

                                                                       (...)                          –Bientôt le temps
                                                                      me fera-t-il défaut & la vue se brou-
                                                                      illera, les genoux concasseront (mais
                                                                     ma parole restera
                                                                     jusqu’au dernier jour)

 

"Confidences" d’un livre-fondateur, cette " bible" de Jean-Paul Klée réenfante le poète en même temps qu’il déroule le parchemin d’une Humanité vue dans son dédale de clairs-obscurs, de « massacres », de faits tissés déroulés dans la grande tapisserie du monde et sous nos yeux, comme les « yeux de pierre » d’une cathédrale peuvent garder traces/stigmates/cicatrices du temps qui passe, traversé par les Hommes. En même temps qu’il réengendre le Livre des livres en le réécrivant en ses artères, ses veines, en quelques évangiles revisités de pseudos-saints, à l’assaut impétueux d’aller y voir sans jamais en finir, puisque l’Arbre en sa sève de survivance approche à la cime ce qu’il aspire sans fin à toucher : l’originelle éternité….

 




Artaud, poète martyr au soleil noir pulvérisé

A propos d'Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, de Murielle Compère-Demarcy

C’est un 4 mars que disparaît Antonin Artaud

l’homme Artaud, mais pas son œuvre, ou son aura. 

La jeune collection « Diagonale de l’écrivain », dont c’est le 5ème titre, sous la direction de notre collaborateur Philippe Thireau,  propose à ses lecteurs d’explorer non pas tant l’œuvre d’un auteur que sa « périphérie » définie,  dans la présentation qui ouvre le livre, comme l’univers qui l’entoure, sa fabrique,  sa trajectoire « en diagonale » :  cette inhabituelle direction à comprendre sans doute comme une indication non téléologique, mais traversière, peut-être buissonnante, ramifiée - rhizomatique proposerais-je, pour reprendre le terme deleuzien (qui me semble ici justifié, si l’on considère l’intérêt du philosophe pour Antonin Artaud) : une exploration libérée des cadres  étroits auxquels nous habitue la démarche intellectuelle spécifiquement cartésienne et balisée de notre culture.  Il ne s’agit donc pas non plus d’une collection dédiée à un « genre » particulier (essai, journal, poésie…) mais bien d’une proposition d’écriture volontairement plurielle, transgenre, fragmentaire… sans règle autre que la porosité, l’absence de rigidité, le dé-règlement du texte.

Murielle Compère-Demarcy, Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, Z4éditions, « La diagonale de l’écrivain », 136 p. 11,40 euros.

Pouvait-il y avoir meilleur berceau pour un texte sur Antonin Artaud, cet « acteur » (à tous les sens du terme) hors-norme du monde culturel, dont l’influence théorique se mesure encore de nos jours, après avoir notamment inspiré aux Etats-Unis la création du célèbre  Living Theatre  anarchiste à la fin des années 60, et dont l’activité protéiforme a transcendé les catégories (poète, acteur, metteur en scène, théoricien, dessinateur, essayiste...),  ou bousculé les mouvements – surréaliste un temps (ami de Leiris, Limbour, André Masson…) puis exclu-réprouvé par André Breton, et recrachant ce qui, des surréalistes, abdiquait face à la politique…  Personnalité inclassable, qui dérange toujours autant de nos jours, Artaud (1896-1948)  demeure dans les mémoires comme le « grand anarchiste » décrit par sa biographe Florence de Mérédieu :  je le vois comme  personna, comme ce masque grec d’où sort amplifiée la voix, mais à rebours de ce masque de civilité qui fait de nous des « personnes »  capables de s’insérer dans la société : é-norme, scandaleux, dans l’excès, la fulgurance, le dépassement de toutes les limites du réel et de l’état-civil, l’écartèlement entre lui et ce double (qui donne son nom à son ouvrage théorique sur le théâtre), dans une permanente mise en scène/mise en chair de  tous ses autres « lui-mêmes » pour explorer/dénoncer le monde. D’ailleurs, n’écrit-il pas, dans une lettre à Jacques Rivière, directeur de la NRF avec qui il entretient une longue correspondance :

Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera entrer la métaphysique dans les esprits  ?

Cette peau qu’on risque, à écrire, à expérimenter (comme il le fait au Mexique, où il dit avoir goûté le peyotl des Tarahumaras au cours d’une cérémonie d’initiation) : Artaud, le torturé de l’asile de Rodez, dont on garde en mémoire la voix rauque, roulant les « r » comme un torrent ses pierres dans ses imprécations, Artaud, le multiforme, est à jamais le corps délirant de l’écriture – celui qui au sens étymologique, dé-lire : sort du sillon… D’ailleurs, il suffit de citer ce qu’il dit à Paulhan dans l’une des ses lettres à propos de ses « carnets de Rodez » pour comprendre à quel point il fait corps avec cette écriture non linéaire qu’il pratique et dont ce livre se fait l’écho  :

  ce sont des dessins avec des écrits, avec des phrases qui s’encartent dans la forme avant de les précipiter 

Cette œuvre-vie qui foisonne, buissonne, et creuse, donne toute sa valeur à la forme choisie par Murielle Compère-Demarcy pour la raconter.

 

La « raconter », ai-je écrit : ce n’est pas tout à fait le terme qu’il faudrait employer, la narration impliquant un sens, un ordre, une finalité envisagée dès le début. Ici, ce que l’autrice réussit est d’un ordre tout autre. Elle incarne avec sincérité, honnêteté, talent, et avec tous les risques que comporte l’opération, une sorte de « double » féminin d’Antonin Artaud, qui se vivait en « poète séparé ».  Schize et union – mélange troublant, porté par un texte métissé, mimétique, et profondément émouvant, qui nous amène à l’intérieur de la psyché du poète, où l’on entend une double voix de souffrance, et de révolte dont on ne sait quelle est l’origine ou l’écho. Parfois, très clairement, la voix d’une femme, « tombée en poésie », cette « posture improbable irréversible puisque l’on n’en revient jamais si l’on y revient toujours » (p.20),  énonçant les fragments suivants, où se lit en miroir la révolte-douleur aussi d’être poète au monde, dans un monde sans poésie, sans l’au-delà qui définit l’humain, et dont la quête a porté Artaud du Mexique à Rodez :

Entre être une femme et être poète il faut savoir choisir.

Ecrire ou subir. Sois femme et tais-toi ! Sois poète femme et ouvre-la ! 

 

Le parcours est dès l’entrée présenté comme une sorte d’exercice de voyance (n’est-ce pas déjà le signe donné par l’inscription en diagonale du nom de l’autrice en lettres de couleurs dès la couverture ?). On verra convoqués, outre Rimbaud, d’autres « maudits » de l’art ayant cotoyé les abîmes de la folie – ces « gouffres où l’abyme devient – enfin - ascensionnel » comme l’écrit Compère-Demarcy  : Van Gogh, le « suicidé de la société » dont Artaud a fait le sujet d’un superbe portrait littéraire et auquel « la chambre ardente » rend hommage dans un beau texte sur la peinture, d’où j’extrais l’une des rares images presque paisibles du livre : « La lave de la chambre dort tranquille sous l’ombre bleue du miroir ».

Van Gogh, mais aussi Nerval, ou Nietzche, et un « christ mexicain », tous déchirés de leur révolte, dont les portraits en noir et blanc par Jacques Cauda illustrent le livre comme une sorte de test de Roschach, d’où nous interrogent  des profondeurs de « géhenne », sous les visages dont le regard fuit - vers quel indicible au-delà ? S’il semble simplement composé de 4 parties, dont les titres poétiques ne révéleront qu’à la lecture leur énigme - « Sur la corde-lyre », puis,  « La danse du peyotl », suivi de « La chambre ardente » et de « autres dévergondations » - il s’agit effectivement d’un puzzle dont les pièces soigneusement découpées révèlent de possibles agencements mouvants suivant les lectures . Au titre de la corde-lyre, on ne peut qu’entendre en écho « l’ire » de la page  44, que préparent les allitérations des élytres dans des images puissantes et originales comme celle-ci :

Cerveau-freux désailé
cerveau-Cigale aux élytres dépareillés
coupés
    en
  deux (p. 29)

Et au « cerveau scié » se lient les « pliures » du silence-silure qui

me mange la cervelle
m’écriture-
lure-lyre
le cerveau corbeautière
feulant dans son bocal
ce rauque vivre en son
croassement (p. 43)

La lyre revient en écho dans « la danse du Peyotl », qui s’ouvre sur le chant barbare et incandescent de « la fille de Hurle-lyre », impressionnante lecture « chamanique » du texte artaudien :

Je suis la Fille de Hurle-Lyre et je danse, je danse
sur la peau tendue frémissante du Tot »Tem Monde à errrrriger, je danse

L’écriture de Compère-Demarcy se coule dans la voix d’Artaud, mime le rythme d’EXplosion-IMplosion de sa scansion,  transcrit  le roulé de son Dire « sur l’unique tranchant d’une vérité (…)  terrrrriblement claire, sur le volcan d’une conscience terrrrriblement aiguisée, épouvantablement singulière ». Et l’on mesure le travail accompli, en modestie,  pour obtenir ce texte composite, inclassable, qui pulse, noir sur blanc, comme se lisent les signaux acoustiques de la voix enregistrée sur son spectrogramme.

Artaud, tôt ou tard :  toutes les figures du Tarot, pour comprendre/composer chaque lecture vers l’avenir de la poésie – du monde aussi. A vous, lecteurs, de vous plonger à votre tour, dans cet éblouissant exercice de fascination.




Fil autour de Claudine Bohi, Yann Dupont, Françoise Le Bouar, Didier Jourdren

Claudine BOHI : « Mettre au monde »

Il y a dans ce recueil comme une musique d’amour inconnu qui cherche son objet… Ce qui ne va pas sans obscurité car ce long poème, comme le dit le prière d’insérer joint au livre, lui-même ne va pas sans obscurité.  Claudine Bohi écrit, mais elle doute de ce qu’elle cherche : « cette porte/fermée//qui n’a pas de clé » (p 13). D’où des tournures elliptiques, ces mots comme peut-être qui marquent le poème ; ce qui explique sans doute l’absence de majuscules et de points à la fin du vers et du poème.  

Claudine Bohi, Mettre au monde. L’Herbe qui tremble éditions, 160 pages, 14 euros. Peintures d’Anne Slacik.

Chant d’amour car il s’agit de mettre au monde : et si l’objet de ce livre n’était que d’accoucher de ce livre ? Claudine Bohi maîtrise parfaitement l’art d’évoquer sans dire les choses directement : « dans le songe/de naître » écrit-elle (p 141). La polysémie, propre au langage poétique, a besoin d’être décodée. Le vers est bref, incisif même, souvent réduit à un seul mot ; « on bouge les mots » écrit-elle (p 28) ; sait-on jamais « là où ça commence », qui est le titre d’une des huit sections de l’ouvrage (p 33) ?  Que penser de l’emploi bizarre de certains verbes comme « on t’obstine » (p 46), qu’est ce « disparu pas passé » (id) ? Claudine Bohi ne cesse de s’interroger « est-ce la chair/est-ce le mot » (p 35, mais il  faudrait citer le poème dans sa totalité).   Les mots  changent même d’une lettre seulement : « rassembles/ressembles » p 47). Cependant, qui est ce tu qui apparaît page 39 ? L’autre moi du poète ? Ou qui d’autre ?

C’est la poésie, l’expression (car "peindre" revient souvent vers la fin du recueil), et si le but de ce livre n’était que de démêler le vrai du faux, de trouver les chemins de la création poétique ? Mais voilà que je me pose aussi des questions, et ce n’est pas par pur mimétisme ! C’est plus profond que cela ; je cherche à démêler « une pelote/de mots de chair de silence » (p 47). On se souvient alors que Claudine Bohi est psychanalyste et le lecteur se trouve, à son corps défendant, embarqué sur une piste de lecture relevant de cette discipline. La cinquième section du recueil intitulée Le lieu premier (pp 51-61) y invite. D’autant que le poème de la page 55 y pousse : « nous avançons (…)//vers ce visage en nous/qui n’a pas de nom//nous avançons vers ça ». Et les mots qui reviennent dans les poèmes suivants : chair, absence, lieu, sexe, corps, mots, langues … Mais, peut-être que je me trompe, que la solution à ce livre réside dans l’amour qui se chante ici (« cela réunit les deux bords/du trou/où tu tombes toujours/et chacun à son tour//pour resurgir unique/ensemble//c’est du rassemblé/tout ça », p 74, et je m’aperçois que j’ai cité tout le poème, de la suite suivante ! Cependant, dans la section qui vient après (et qui porte en titre Là où se noie) les adjectifs de couleur apparaissent : bleus, rouges, noirs, jaune, mauve… Que veulent alors dire ces deux vers : « une main se lève  /elle est remplie de couleur » (p 89) ? Ou ces deux autres : « cette langue d’avant les mots/où tu me commences » (p 95) ? 

Un livre qui résiste à la lecture, un livre de poèmes qui n’est pas donné, un livre qui ne laisse pas indiffèrent… Oui, quel est ce tu qui apparaît dans maints fragments ?

 

 

Yann DUPONT : « Fragilité(s) »

Christophe Chomant éditeur publie sous un format à italienne, comme nous y a habitués La Porte, la récente édition de Yann Dupont. Je ne sais pourquoi (ou je n’en connais que trop les raisons) mais j’ai l’impression, d’avoir déjà vu le poème liminaire dans une toile ou un dessin d’Edward Hopper, le peintre de la solitude… Yann Dupont est un poète de la solitude : « Quand une seule mouche/se cogne contre la vitre »… Un seul être vous manque et tout se repeuple grâce à une mouche ! Ailleurs, « le sang du périphérique coule dans ses veines » (p 10). Mais Yann Dupont ne se fait pas l’écho du seul Hopper, il se fait aussi l’écho d’un poète comme Guillaume Apollinaire « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » : « Dans le regard de ce masque en plâtre coule la Seine » (p 12). Poésie savante, bourrée de références et de connivences !

« Un bas résille lui serre la gorge » (p 15) : Yann Dupont ne dit pas clairement les choses, il n’a pas une précision d’entomologiste ou d’enquêteur sur les lieux d’un crime, mais on devine qu’il y a eu meurtre. Plus loin, il récidive avec un poème : « Sans doute a-t-il plu/Dans le cratère de sa peau jaunie/Mais rien ne ressuscitera /Ce qui lui avait plu » (p 24). Le poète n’oublie pas  qu’il n’y a nul besoin qu’en poésie les choses soient dites nettement, et en plus il y a l’homophonie de la fin des vers 1 et 4. D’ailleurs Yann Dupont répète ce procédé dans le vers liminaire du poème - imprimé page 46  «  Alanguie elle a la langue » mais c’est pour aboutir au désastre final « … le désir//Celui des hommes de son corps qui maintenant gît dans la brume rose des marécages ». On comprend alors mieux les vers finaux de la plaquette : « Et on se sent plus libres/Nos corps enfouis sous terre » ( p 56). 

Yann Dupont : « Fragilité(s) ». Christophe Chomant éditeur, 68 pages, 13,50 euros. 

 

 

Françoise LE BOUAR : « Le fouillis du ciel, de la terre et des eaux »

C’est une poésie pleine de sensibilité  que donne à lire Françoise Le Bouar avec ce recueil, son premier livre de poésie, car elle était surtout connue jusque maintenant comme auteur d’études sur la littérature enfantine publiées essentiellement dans la revue Strenæ de l’Association Française de Recherches sur les Livres et les Objets Culturels de l’Enfance (AFRELOCE). Si Arz est une île du golfe du Morbihan, face à Vannes, le premier poème de Arz vient donner un sens éclairant au titre du recueil : fouillis de ciel, de terre et d’eau… Même le cimetière est dit avec beaucoup de délicatesse (p 20) : le rythme du poème se fait lent et attentif. Mais les aquarelles de Joseph Orsolini sont juste là pour souligner cette lenteur du temps qui passe sur le paysage de l’île, « accordé(e)/à la respiration des marées ». Il y a cependant trop de cascades de perles qui viennent caractériser les rires (p 27) mais ce n’est rien, sinon pas grand-chose, à côté du murmure/de ce qui vient (p 28) car Françoise Le Bouar a l’art de suggérer. 

L’aquarelliste n’est pas oublié : un poème lui est même dédié (p 30). Mais Françoise Le Bouar s’intéresse aussi au passé : « c’était là le bassin/d’un très vieux jardin  »  (p 36) ou les mourants :  « Supérieurs, les mourants/ont un œil/qui voit » (p 38). Françoise Le Bouar capte le peu de la vie ; elle célèbre le réel, elle s’en émerveille : elle révèle le monde et c’est bien un fouillis qui en émerge… La poète essaie d’y mettre un peu d’ordre, elle interroge ce semblant d’enfance chez l’adulte qu’elle est devenue.

Mais Françoise Le Bouar s’inquiète de son corps : «  et mon corps/lointain vaguement humain »  (p 49) ; il est vrai que c’est à l’occasion d’une convalescence (c’est du moins le titre de la suite de poèmes) ; l’état de faiblesse ( ? ) est prétexte à des poèmes comme décousus mais précis quand même. On remarquera la présence de qualificatifs ou de substantifs antagonistes  : les choses-syllabes (p 58) permettent au lecteur de se repérer dans ces poèmes : le projet de Françoise Le Bouar est bien de nommer le réel… Même la pollution semble positive , le bord de la Marne est là pour le prouver (p 90).

 

Françoise Le Bouar : « Le Fouillis du ciel, de la terre et des eaux ». L’Herbe qui tremble, 100 pages, 14 euros. (En librairie ou sur commande via le catalogue).

Il me faut cependant confesser une gêne ressentie à la lecture ode ce recueil : c’est que je remarque un décalage entre le titre des ensembles de poèmes et le contenu ou le nombre de ces pièces de vers. Ainsi Arz, s’il parle bien de cette île ou de la commune parle aussi d’autres lieux (Petite suite ariégeoise, Entre Larnaca et Nicosie …) De même, Convalescence : douze poèmes comporte beaucoup plus que les annoncés (une quarantaine !) : il est vrai que je suis sans doute trop carré

 

 

Didier JOURDREN  : « Le chemin dans l’herbe »

Didier Jourdren est en particulier poète : il a publié, entre autres, deux recueils aux éditions Folle Avoine. Ceci pour expliquer que dans le texte passé en quatrième de couverture, il est noté que le poète poursuit sa quête à partir de rencontres fugitives. Et ça commence bien : Didier Jourdren donne raison à Jeanine Baude (qui a sans doute écrit cette présentation du livre de nouvelles), à savoir qu’il est à la recherche de ces sensations fugitives dont il ignore les noms botaniques (p 10) ! Et ce n’est pas pour rien que le mot fugitive revient de nombreuses fois. L’impression (auditive), cette fois, c’est le chant d’un rossignol que l’auteur ne reconnaît pas de prime abord. C’est écrit dans une prose lisse, aux circonvolutions multiples ; mais Didier Jourdren maîtrise parfaitement l’art de la chute puisqu’il nomme l’arbre vu au bas du talus dont il ignorait l’appellation au moment où il l’admirait : l’alisier torminal (p 20). Cela s’appelle poésie : « La poésie vient quand on ne sait plus rien, quand on ne peut plus parler » (p 25). Je n’ai jamais trouvé au cours de mes lectures de définition plus claire de cette chose étrange qu’on désigne sous le vocable de poésie et la place de la vie est bien « entre terre et ciel » (p 27).

Didier JOURDREN , Le chemin dans l’herbe. Editions Pétra, 152 pages, 15 euros. En librairie. Ou sur catalogue (adresse : https://www.editionspetra.fr/), onglet Les livres aux éditions Pétra, clic sur acheter suivant titre et nom de l’auteur, port gratuit.

Le troisième nouvelle, intitulée Une colline autre part, n’échappe pas à la règle. En fait, ce que dit Didier Jourdren c’est le peu de réalité du réel lui-même. Qu’on en juge : « Je ne cesse de quitter ma colline, je m’éloigne, elle me guide pourtant sans que je le voie, m’ouvrant des sentes inattendues.  Au fond, je me détourne pas d’elle » (p 37) ou  « Quelque chose là nous est propre, intime, au plus profond, au plus impalpable, tout à fait autre, nous dépossède en même temps, nous ouvrant à une autre manière d’habiter le monde » (p 38). C’est que Didier Jourdren ne cherche pas à « habiter le monde, comme je l’ai trop souvent rêvé, ne signifie pas un enracinement définitif, aussi précaire qu’illusoire, mais parvenir à cette appartenance un instant entrevue entre les deux bâtiments de ferme » (p 41). Qu’est alors cette « appartenance » ? Ce sont les choses (un toit, un menhir…) voire des des animaux (un rossignol…) que rencontre Didier Jourdren au cours de ses promenades. Mais c’est toujours la même attention empreinte de curiosité dont il tire une leçon. Il y a fraternité des hommes mêmes lointains dans le temps : « L’éternité a besoin de nous » (p 47), mais la fin de cette pierre approche car en proie aux outrages du temps. Les choses sont à l’image de l’être humain… Belle leçon de modestie. « Au fond, je ne sais rien de ce qui me touche » (p 67) avoue Didier Jourdren. C’est peut-être prétexte à interroger les mots (mis en italiques dans le texte)… 

 

C’est le terme grâce qui vient à l’esprit quand on lit Didier Jourdren (et surtout L’Instant des pins) : « Pour dire en peu de mots ce qui a eu lieu : quelque chose en cet instant en moi a cédé » (p 79) ; il faudrait citer tout le paragraphe, pour saisir ce que ce mot de grâce signifie… Mais qu’est cette brisure ? « Comment vivre ? » (p 89). Accord au monde, acceptation tranquille, jamais l’expression « adéquation soudaine » n’a eu une telle évidence : « C’est vers ce très peu qu’il me faut aller » (p 90). Tout est alors dit, il ne faut pas grand-chose pour trouver le bonheur : un peu de légèreté dans l’air, cette adéquation au lieu, au moment. Quelle est la méthode involontaire pour susciter de telles approches fugitives ? La réponse est donnée à cette question page 97 au début de la nouvelle Dans l’émerveillement des fleurs : « Je ne sais pas ce que j’ai vu. Des fleurs sur le bord de la route, en passant, alors que le regard ne s’attachait à rien et l’esprit suivait des pensées fuyantes et décousues. Je ne les ai pas  vues : aperçues tout au plus, à travers la vitre, au moment où elles disparaissaient mais ce si peu m’a d’un coup arraché à ma  rêverie ». Ce qui n’empêche pas Didier Jourdren d’établir un parallèle entre la disparition de ces fleurs et celle (fantasmée) de la jeune femme qui lui fait face non loin de lui dans le bus…

Reste encore à s’interroger sur la nature de ce qui arrive à Didier Jourdren. Cette fois-ci, c’est l’exergue de l’avant-dernière nouvelle qui en donne les raisons : «  quelque chose en nous est atteint, étonné, enflammé ». « Le plus modeste, le plus pauvre » affirme le nouvelliste (p 108). Cela relève de l’indicible : « Peut-on reconnaître sans reconnaître » s’interroge-t-il. Cela s’appellerait correspondance, fragment oublié, réminiscence, nostalgie ; quelqu’un précise Didier Jourdren (p 110). L’auteur n’arrête pas de se questionner pour mieux préciser. Ce qui vaut au lecteur une digression sur les cabanons au fond du jardin. Et digression dans la digression, ces cabanons de poésie (p 118). Et le dernier texte (intitulé Route des foins), nous amène à ces étendues de foin au bord des routes qui toujours (le) retiennent (p 125). Ce n’est pas simple témoignage pittoresque du passé ; c’est que, marchant, Didier Jourdren a la nostalgie de son enfance, d’un certain passé, de la vie… Entre autres choses !




Janine Modlinger, Le Séjour

 

LE SÉJOUR

 

L’émotion surgit. Perce la glace du sommeil, de la peur, des habitudes.

Dehors, la merveille. La montagne diffuse le silence, le seul qui convienne.

On se met à l’écoute de ce silence. On écoute la montagne, la roche, les sapins
agglutinés sur la paroi, l’eau qui descend de là-haut.

À l’écoute du silence, de la joie. La montagne scintille, éveille en soi un lieu
secret, dense, ignoré.

Un lieu qui apparaît et disparaît, comme un feu follet.

La montagne, flamme d’eau vive.

Tout à l’heure, leurs corps allongés l’un près de l’autre, dans la nuit de
l’ignoré.

Fondus dans l’immense.

Maintenant, il lui dit: « J’étais à Venise, très jeune. J’allais en bateau d’un lieu
à l’autre, j’allais à ta rencontre. »

Comment ont-ils pu traverser la nuit, la longue nuit de la douleur, pour se
retrouver maintenant, dans l’eau claire de la présence ?

Écrire. Écarter l’obscur. Tracer des mots de silence, éclats de présence peut-
être.

Être venu à vie, comment faire pour que cela ne soit pas une anecdote, une
histoire vaine entre les plis du sable, déjà oubliée, close pour toujours, un
remuement sans signification.

Elle ne sait pas. Elle continue à creuser l’ignoré.

Elle regarde les tables, les serveuses, ceux qui mangent, la disposition
méthodique des choses, des jours, l’aller et venue des gens.

Insignifiance ou plénitude ? Parfois elle ne sait pas. Elle chavire dans l’entre
deux, dans l’ignorance, dans la perplexité.

Elle attend.

Elle songe à son regard bleu, bouleversant, toujours neuf, elle songe à ses bras
entourant sa taille, les mains caressant le silence. Elle songe à la simplicité, à
l’évidence de l’amour.

Ils sont allés dans le blanc. Dans les neiges. On voit mieux dans le blanc que
dans la pleine clarté. La brume permet la vraie vision. Celle qui est autant vers le
dedans que vers le dehors.

Elle sort l’appareil de photo, appuie sur le bouton et regarde. Il n’y a presque
rien. Une cabane de bois recouverte de neige, quelques sapins et l’immensité du
blanc tout autour. La joie s’approche d’elle.

Venue ici pour célébrer en mots, en images, la présence.

Il faut avoir connu enfant la perte absolue, la disparition d’une mère, l’attente
interminable, suffocante de son retour, pour ensuite saluer la présence.

Pour ne pas mourir à son tour, on va border le silence avec des mots. On va
remailler l’absence sur la feuille d’écriture. Faire le travail humble et patient de
la tisserande.

Étoffe à partager avec les autres, les lecteurs. Nous sommes venus ici pour
donner.

Elle pose des mots sur la feuille blanche, des mots simples, comme des petits
cailloux pour retrouver son chemin.

L’existence aura été vaine si la parole et l’écoute n’ont pas été portées à
hauteur d’homme. On aura vécu comme des ombres avant de retourner à
l’obscur.

Se parler, s’écouter, laisser le flux s’écouler, dans la tranquillité de la
présence.

 

***

 

 

Ce silence a sans doute tué Paul Celan, venu à Todtrauberg dans l’espoir que 
quelques mots venus de bouche humaine seraient dits par le grand penseur.

    À genoux devant les mots : ceux qui vont me donner la vie, me ressusciter, 
me sauver. Ceux qui peuvent me défaire, me mettre à mort.

    Parallélisme, sans doute exagéré, entre l’absence meurtrière de mots chez 
Heidegger, et les cataclysmes intimes où l’absence de mots m’a terrassée.

    Regarde. Toutes ces couleurs, fondues l’une en l’autre, ces lieux aimés,
célébrés, l’aventure du vivre, cette manière de se mouvoir malgré l’absence.

    Cette grâce : être mort plusieurs fois et avoir rencontré, à l’instant fugace, la 
vraie vie.

    Mais renaître est la tâche de chaque jour. C’est comme une neige qui
encombre le chemin et qu’il faut sans cesse déblayer.

 

***

 

 

Durant tout le séjour, le soleil avait disparu. Le paysage était d’autant plus
beau.
    Il était voilé.

    Apparition, disparition, les brumes s’étalent à l’horizon, s’agenouillent, 
regardent le monde avec bienveillance, puis s’en vont. L’essentiel est dit :
apparaître, disparaître, naître, mourir.

    Elle aime ce qui se cache, ce qui est voilé. Elle sait que l’essentiel 
s’appréhende lentement. À pas lents, à pas comptés.

    Dans la démesure ou dans l’extase, parfois.

    La brume permet d’avoir la vraie vision. Celle qui est tournée vers le dehors
et vers le dedans.

    Elle avait sorti son appareil de photo, non pour capter l’insaisissable, mais
pour le suggérer.

    Elle sourit devant la merveille : la nature a inventé ce qu’il y a de plus
impalpable, de plus ténu, cette grâce accordée au ciel, cette ouate aérienne. La 
brume flotte là-haut si légère, et voici qu’elle songe à l’Ange de Reims, à la 
beauté d’un sourire, à un baiser d’amour.

    Oui, la légèreté existe, se dit-elle, réconciliée, en regardant le déploiement 
souverain des nuages là-haut.

    Entre le visible et l’invisible, tel est le lieu de notre existence.

    Dans les brumes, le paysage s’abandonne au monde.

    Fondus, confondus l’un en l’autre, il y a comme un acte d’amour 
entre le ciel et la terre.

    Comme là-bas, entre les sables et la mer.

    Le ciel s’incline vers la terre, et la terre s’unit au ciel.

La vie apparaît dans sa dimension plénière : dans son clair-obscur.

    Quelle jubilation de deviner les sapins, les roches, les sommets cachés 
derrière le fin rideau de nuages.

    Voilés, dévoilés, en mouvement, en mouvance.

    Tout ce qui est élevé, l’amour, l’Éros, le religieux, apparaît voilé.

    Le voilé recèle ce trésor qu’elle aime, la pudeur, l’effacement.

                  Car tout est mystère. L’écriture veille sur ce mystère.

 

***

 

 

C’est justement cette blessure que j’aime.

    Cette trouée, parmi les arbres, cette peau de la montagne blessée à vif. Ce 
sang blanc.

    La nuit tombe maintenant, une encre bleue se répand. Le contraste entre le
blanc des neiges et l’ombre des sapins s’accentue. Ces nuances me ravissent, 
m’illuminent.

    Sommets plongés dans la brume, bientôt dans les ténèbres et le froid.

    Hautes solitudes des roches là-haut, et aucun regard pour veiller.

    Mon regard caresse l’immense trouée qui creuse la roche, sépare la montagne, 
la fend, coulée de blanc, d’innocence, du haut jusqu’en bas.

    C’est par là que la montagne respire, chair palpitante, vivante, ouverte.

    On dirait qu’un torrent de neige s’écoule, une eau bruissante, une blessure qui
chante.

 

***

 

 

  Ma demeure est le présent. Plénitude précaire.

    Entre deux battements de porte, dans ce présent fragile, je nidifie.

    J’ouvre les portes du regard et de l’écoute. J’ouvre les vannes. Tout flamboie.

    Le réel s’avance, souverain, inconnu. Je titube, entre éblouissement et
détresse.

    Et ce silence dehors, ce silence invraisemblable, sécrété en cet instant par les 
montagnes.

    Les voici dressées, barrière de roche et de silence, à la fois réelles et 
immatérielles.

    Des montagnes, pas seulement. C’est devant l’univers lui-même que je suis.

    Devant l’inouïe beauté, devant l’univers terrifiant.

 

***

 

 

Si grande, la beauté, plénière, énigmatique. J’en éprouve un vertige, je vacille
sur l’immaculé de la neige.

    Il faudrait creuser en soi une vastitude pour l’accueillir.

    Il faudrait s’amplifier, se simplifier.

    Mettre en soi des étendues de blancheur, de silence, de générosité.

    Comme toi ce matin, recueilli sur le piano virtuel de ta tablette, te mettant
soudain à créer. Je t’ai entendu t’élancer vers la beauté, l’accueillir de tout ton 
souffle d’homme. Tes doigts ont effleuré les touches, la musique est venue à
mon âme.

    Adossée à la beauté, confiante, l’effleurement du bonheur, peut-être.

    Savamment, doucement, chaque fois que je l’accueille, la beauté se dépose en 
moi, nidifie, devient source, eau vive, lumière.

    Entre les plis de la roche, de l’arbre, du ciel, il y a encore à voir, à respirer, à
goûter. Le goût de la vie est comme une semence inépuisable.

    La beauté, surplombant l’absence, dans un combat interminable.

 

Présentation de l’auteur

Janine Modlinger

Janine Modlinger est une poétesse française née en 1946. Elle vit à Paris où elle a enseigné la littérature. 

Autres lectures

Janine Modlinger, Pain de lumière

Elle dit du poème qu’il « ensemence le monde » et qu’il « chante parfois/l’herbe au bout/d’une ruelle ». Janine Modlinger sait porter notre regard ailleurs. Et quand elle parle de Hölderlin (« O, poète, O mien ») elle [...]




Jacques Taurand, Les étoiles saignent bleu

Christophe Dauphin nous appelle à découvrir ou redécouvrir Jacques Taurand, poète, nouvelliste, critique, autodidacte français qui, après une vie littéraire un peu dans l'ombre malgré de nombreuses rencontres, s'est définitivement éteint en 2008. Et cette publication vient justement (au sens où ce n'est que justice) remettre un peu en lumière cet auteur non dénué de talents. Ce recueil est un hommage à l'amitié, en particulier à celle entre Christophe Dauphin, Jacques Simonomis et Jacques Taurand. Et un hommage surtout à la fidélité en amitié, à travers cette anthologie revenant sur près de trente ans de poésie.

Jacques Taurand, Les étoiles saignent bleu, Les Hommes sans Épaules éditions

Son enfance, bercée par un imaginaire familial aux couleurs du Brésil et marquée par les récits de chevauchées dans la pampa, d'oiseaux multicolores et de tempêtes tropicales, l'a éveillé à la puissance du récit. "A vouloir faire des nœuds avec le vent/à boutonner le cœur avec la raison/le bonheur dans la cage prend sa voix de fausset"

Bien entendu, Jacques Taurand n'est pas le seul poète à être attiré par la lumière, "entre Hélios et Séléné", ce n'est pas si fréquent de lire une anthologie personnelle autant traversée par les reflets "vous me rencontrerez/dans les reflets de l'eau sous les voûtes du soir", les faux-jours, les miroirs, la lumière d'un "parc en février" à Florence. C'est toute la pertinence du choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin. Et l'on se laisse aisément emmener quand Taurand cherche à "faire du poème un vaisseau de lumière"

 

La lumière/puisait son ardente révolte/à la source du futur/entre l'épaule et le cœur

 

Dans ses faux-jours Taurand place souvent un peu de nostalgie comme ce retour sur le début des trente glorieuses : "Il y avait des rires/sur les noirs décombres/La lumière retrouvée/libérait son froment".

Lui qui reçut de Louis Guillaume ce conseil, qui vaut encore pour de nombreux apprentis poètes : travailler dans le sens du dépouillement, de la compacité, laisser tomber les vocables trop rares, les adjectifs inutiles et favoriser l'éclosion de l'image, de la métaphore analogique.

Le "descendant des descendants" de l'École de Rochefort rend un "simple hommage" à Cadou : "Toutes les rivières du printemps/bondissent dans tes yeux cet amour qui gonfle ta poitrine / tiendra la promesse d'un blé"

Ce recueil est suivi d'un entretien avec Jacques Simonomis où l'on en retiendra entre autres, cette citation de Louis Guillaume : "Un poème doit être un objet que l'on peut tenir dans la main sans qu'il dégouline ou s'évapore".

Je partage aussi l'opinion de Jacques Taurand à propos de la critique de la poésie : "J'ai compris assez tôt que parler des autres, écrire sur leurs œuvres, c'était aussi faire vivre et comprendre la poésie. Et puis, c'est la meilleure façon de "sortir de soi", d'oublier son "ego", de découvrir d'autres paysages affectifs, d'autres géographies sentimentales...[...] Pour moi c'est aussi un devoir minimum envers la poésie."

Jacques Taurand n'est pas resté étranger aux soucis de son époque, les guerres au Liban, au Kosovo. "Quelle parole de lumière/Fera taire les canons/L'espoir à bout de ba/porte les hiéroglyphes du sang". Et  dans son poème Les longs convois, dédié "aux Kosovos passés, présents et à venir", il écrit ce passage terrible de prémonition "Demain l'arbre/sur le charnier/portera les bourgeons/de l'indifférence"...




Jeanine Baude, Oui

Oui, le chant 

 

Oui, un titre, qui dit bref et fort la déclaration d’adhésion à la vie que décline le livre foisonnant de Jeanine Baude. Adhésion malgré la douleur de vivre indissociable de sa joie, la violence trop souvent du monde, la conscience de finir, mais adhésion intense, que déploie ce chant lyrique dans le sens premier de ce terme

Car ce recueil est chant - « le chant, seul recours, étincelle à l’oreille/ du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine » - chant liturgique même construit autour de la répétition et de la variation, « rêvant de formes fixes » et s’employant à en inventer : ce sont les poèmes de deux strophes de sept vers balançant entre non et oui et terminées par un envoi de la première partie, les Proses vénitiennes s’ouvrant par « Si Venise en hiver » et se terminant par un quintil justement nommé d’acquiescement, les treize vers des poèmes d’Epilogue en treize vers, les reprises sémantiques du Chant d’Adrienne, dont chaque fragment s’ouvre sur un « Et je te parle, Adrienne » ou bien le « Ô solitude » augural des poèmes en prose de Ô solitude, l’île ou encore la scansion finale de chaque poème d’Antiphonaire par le mot « lectures », sonnant comme un amen. Ces reprises formelles, dans ce qu’elles ont de rituélique, constituent l’unité des six ensembles, qui composent le recueil, dont la richesse thématique s’étoile autour d’un axe central tressant l’éloge du corps amoureux à l’histoire collective, la louange de la présence sensuelle au monde à l’élan spirituel, la méditation sur le poème à sa mémoire insistante. 

Jeanine Baude, Oui, Éditions La Rumeur Libre.

Le premier « chant » - car ainsi pourrait-on nommer chaque partie- donne son titre de Oui à l’ensemble et fait alterner les plateaux de la balance entre refus et acquiescements. À la première strophe le rôle de dire non, à la seconde, qui débute toujours par « mais », celui d’un oui, qui « vague après vague roule l’acquiescement ». Mais ce balancier ne distribue pas mécaniquement la dualité, les non sont aussi « brulants de révolte », de juste « rage » quand, par exemple, dans « la ruelle embrasée » « tête et poing dressés » résonne « le chant qui monte des visages », célébrant une fraternité et une aspiration à la liberté qui emportent adhésion. Impossible et inutile d’énumérer ces oui et ces non, qui font résonner « le cri de l’enfant enchaîné à la guerre », « les décombres anonymes/ que les hommes poudroient », avec, en contrepoint, le oui proféré « sur la différence des langues, des couleurs, des emplois », sur « la brume d’un corps d’à côté éclairant de ses courbes la brillance d’un ciel », sur « le vertige des hommes, toujours monter plus haut », égrenant un « poème de joie » à dire « le corps et le corps encore/ le centre et la chute amoureuse » et la beauté du monde, celle de « l’univers, le vaste », celle de la houle, des dunes, du soleil, celle  du « désir attelé », de la chair à son épanouissement quand la dune évoque « une hanche de femme, son rut » comme celle de l’élan spirituel loin des dogmatismes semeurs de carnages et puisant aux sources de Patmos. La parole de St Jean - l’amour est plus fort que la mort- semble résonner allusivement à l’arrière de ce livre habité par des voix, qu’il convoque explicitement et implicitement, d’Homère à Nietzsche, de « la tour abolie » de Nerval aux « fleurs du mal » baudelairiennes ou au « loriot » de René Char. Entre la prophétie et le laurier de l’oracle pythique, le poème, « déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière », éclaire le flot emporté de la vie. Car océanique est aussi ce chant s’élevant aux confluents de mers, rivières, ruisseaux, dont il brasse le tourbillon contradictoire.

Une même eau baigne chacune des Proses vénitiennes  et leur quintil final, invitant à la contemplation. Ce sont tableaux précis de la ville - ses rues, des places, ses monuments- qui se déploient et semblent se refléter, éclatés, réinventés dans les tableaux des peintres évoqués, Tintoret, Tiepolo, Jérôme Bosch, Ruskin, Caravage, Le Bernin, Kandinsky… À moins qu’à l’inverse la ville ne reflète la peinture dans un réel inventé par l’art qui, tableau ou poème, en construisent l’image, paysage extérieur et intérieur confondus, où, de même que précédemment, se met en scène un colloque imaginaire joignant Villon et Rimbaud, Pound, les élégies à Duino et Robert Browning, l’infinito de Leopardi et « la libre Marianne entre les mains d’un peuple heureux ». Si le poème joint temps et espaces disparate, c’est parce qu’il se fait  méditation sur la destinée humaine en même temps qu’introspection. Venise semble devenir cette femme prise dans des plis d’eau et de pierre, mer et draperies mêlées, dont « les longs cris sont appel d’air ».

L’intime de la vie devient allégorie et l’art et le poème disent le monde. Si la poète « emprunte à Fontana sa lame » c’est  pour la hausser, « pli après pli, sur la vergue tendue, lisant la comète, la joie, l’audace qui déferle » et délivrer son art poétique : « la phrase roulant sensuelle sur la page, l’écrivaine séduit son verbe, l’envoûte et le place en un lieu toujours indéfini car peu importe l’azur, la nuit ou l’ensoleillement des termes, la vigie, celle qui dirige le chant, implose puis explose, et suivant le fleuve, le canal et la mer qui les brasse, s’expose souveraine, fuyant le port, l’arrivée, caressant les coraux d’une plage et jusqu’aux fonds marins étirant sa demeure, enlace l’univers… » et la phrase continue, une seule phrase-vague marine d’une demi page, qui dit l’amplitude du geste et de la geste du poème contant celle des hommes.

C’est encore de l’histoire humaine, de son tragique, que « parle » le chant d’Adrienne  (toujours lui, le chant)  s’élançant depuis « les rivages de cette mer qui encercle la terre » (toujours elle, la mer) et ramène à la mémoire les temps d’horreur concentrationnaire, ranimant la figure des déportées. « Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes » dit le texte liminaire dans une inversion les couronnant et auréolant d’une mandorle de sainteté ces femmes martyres. Adrienne, la Résistante, reprend vie au poème qui la nomme et se fait récit, évoquant sa jeunesse insouciante puis « le temps démesuré de la souffrance » dans un requiem où s’unissent les deux visages de la sacrifiée et de la poète qui « épelle Ravensbrück sous le dais des saveurs » car, affirme-t-elle, « je le sais, même dans la boue de ce torrent, mélasse et merde exsudant leur foutre inutile et vert, suint sans clarté, ici, tu espérais ». Au plus profond du mal qui ronge l’histoire humaine, Adrienne, Germaine T. et Charlotte d’Auschwitz sont figure d’espoir et d’humanité : « Oui, ton geste résistant accomplit un enfantement… »… Dans la douleur, dans l’horreur s’enfante encore et malgré tout ce « oui » qui titre l’ouvrage. Le oui d’une ténacité, d’un courage, d’une espérance disant notre humanité, le oui du poème dans sa «clameur de kermesse l’inondant » quand cette adresse à Adrienne, à la fois descente aux enfers et résurrection, se clôt sur une scène de fresque unissant « ceux enterrés et ceux renaissants » « le livre et le corps », l’Eunoé et le Léthé, « l’architecture de la révolte » et « le son de la lyre ».

On pourrait continuer d’explorer de même les trois autres parties de ce livre, Ô solitude, l’île, Antiphonaire et Désert, qui réservent mêmes dédales de sens et des sens conjugués. Ce sont les douzains de Ô solitude, l’île qui enserrent dans leur forme, elle-même insulaire, le parcours de l’enfance à « l’homme dernier », « liant les hommes à ce courant d’amour » qui les emporte, « mains plongées dans l’épaisseur des langues et des algues », habités comme la poète par « la passion, son courroux, ses veines tendres », « une mesure d’espoir grêle sous la peau ». « Fontaine sous mes doigts, le feu, l’eau liés ensemble », le poème explore « l’églogue et l’épopée », « la ruelle qui ouvre sur l’océan en son entier »  le « qui suis-je » de « l’étrange bête humaine », le « chemin giboyeux des anciens lus sous la lampe » comme « l’appel du plus haut que toi ». Ce sont les « Lectures » d’Antiphonaire dont chacune égrène un « épisode de vie », interrogeant « ce pourquoi en cerceau qui danse sur l’humaine traversée » en « cantique » et « prière » à l’éphémère entonnée par « un danseur cannibale ». C’est Apollinaire, Michaux, Artaud qui viennent se joindre à l’ivresse et à la beauté. Et si Désert il y a, au final, c’est non stérilité, mais dans l’analogie des dunes et des vagues, pour y « reprendre marche à l’avant », entonner de nouveau le « chant » au confluent de « l’Orient blessé » et de « l’Occident en perte de formes, de sens », jouer sur le geste de l’archéologue - « creuser » -  refaisant parcours de « la naissance à la mort ». « La nuit reste à éclaircir » et cela fait le poème quand il « nomme », creusant la langue, qui charrie ensemble l’étreinte sous « la yourte nuptiale » et les charniers des massacrés.

Lyrisme ai-je dit. Oui, car c’est chant, solo d’une voix qui s’élève en multiples tonalités et chœur de voix qui résonnent à travers elle. Chant, psaume, mélopée, cantilène, prière, antienne, ces mots et d’autres encore ponctuant le texte, donnent une des clef de ce recueil à la fois bilan, somme et profession de foi, qui charrie le tout de notre condition humaine énigmatique et contradictoire dans sa houle océane. 

 




Voix du Québec : Martin Payette

L'Eclipse sanctifiée et autres poèmes

 

L’ÉCLIPSE SANCTIFIÉE

 

Ce jour où le soleil 

accablé de bêtise humaine qui par succion

vidait la graisse bienveillante de ses rayons,

ce jour où il a légué l’éclipse 

en guise d’époque à éprouver

j’ai senti : 

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

⇒ lien vers le bon de commande

 

Présentation de l’auteur

Martin Payette

Martin Payette travaille comme enseignant en francisation avec les immigrants à Montréal. Après quelques années à œuvrer dans le monde de la télévision il est retourné à ses premières amours, soit la poésie et le théâtre. De son baccalauréat en littérature il garde un excellent souvenir, malgré l’érosion de certaines théories littéraires dans les arcanes de sa mémoire.

Autres lectures

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Siham Mehaimzi, présentée par Serge Pey

Rencontrée sur la scène ouverte du festival "Voix vives de Méditerranée" de Sète en juillet 2018, Siham  a retenu notre attention par sa ferveur, et la verdeur de sa langue. En ce mois qui "fête les femmes" - un seul  jour, le 8 mars ! pour défendre les droits des femmes dans le monde - nous avons pensé que cette voix, qui porte de façon différente, crue et ardente, son identité de femme-poète-performeuse, qui se bat pour sa place à travers ses mots,  méritait d'être écoutée,  parce qu'elle parle d'un monde qu'on occulte souvent sous de belles paroles, qu'elle met des mots sur l'humiliation - la condition féminine  aussi. C'est un combat, le sien, qui passe par la poésie comme on la défend à Recours au Poème : une arme pour changer le monde.

 

La jeune voix de Siham Mehazmi  : extraits de poèmes, précédés d'une introduction de Serge Pey

 

Elle crève un lointain poème. 
Elle vient d’une écriture où les alphabets sont des roses de sable. 
Son horizon est à l’envers. 
Elle pleure dans un dortoir de coquelicot. 
Son enfance dort dans une cité ouvrière. 

 

Elle n’a pas d’histoire et c’est sa poésie qui maintenant devient son souvenir. Elle est de là-bas. De derrière. De devant. D’à-côté. Du centre. 
Elle est droite. Elle est une porte. Elle est une femme. Sa poésie est une main de vengeance et une main d’amour. 
Son poème est une langue dans les fleurs. Son pied est un soulier déchaussé dont les lacets attachent un autre soulier.

Elle a traversé mille horizons et mille négations du soleil. 
Elle écrit pour ne pas crier. Elle vit à l’intérieur d’une métaphore, d’une camionnette rouge de pompier.
Avec ses tuyaux, elle se déplace pour allumer des incendies et non pour les éteindre. 
Là où les saisons la portent et la déportent, elle roule le sommeil dans une poubelle. Elle met des pansements aux cailloux. 
Elle a choisi un chemin qui voyage en elle. 
Elle fait voyager les voyages. Elle dresse sa tente en peau de ciel en plein ciel. Elle est debout. Elle marche à l’envers. 
Elle m’a accompagné dans une longue ascension jusqu’à la tombe d’Antonio Machado. Elle chante, car elle ne sait pas chanter. 
Sa beauté troue le ciel cathare de l’Occitanie. 

Comme la Esmeralda de Victor Hugo elle a rencontré une chèvre devant le château de Quéribus. Elle lui a appris à écrire et à parler. Elle est pendue à une branche de mots.
Elle est venue dans mon chantier d’art provisoire. Longtemps. Toujours. Demain.
Elle m’a fait lire ses premiers poèmes rimés, car elle-même est une rime.
Elle ne vient pas de la littérature. 
Elle écrit pour ne pas crier. Mais elle crie. 
Son corps est tatoué de larmes. Et pour cela, elle tatoue ses cahiers. 
Elle ne lit que les livres qui sont des tatouages. 
Elle vient de rien et commence à écrire ce rien.
Elle s’appelle Siham. 
Sa mère est morte comme un livre non ouvert. Elle passe son couteau entre les pages.

 

 

 

Poèmes de Siham Mehaimzi

À Aïcha Mehaimzi 

"A force de parler de Mohamed qui fut prophète, on oublie le Mohamed chômeur, le Mohamed sans logement, le Mohamed sans abri, le Mohamed sans travail et des milliers de Mohamed qui vivent comme des esclaves sous des régimes qui se réclament du prophète Mohamed"

 Kateb Yacine. 

 

Les semelles de boues de Mohammed 

 

Il se chausse de semelles de boue

marche marche Mohammed

il se gante d'épines aux figues barbares

cueille cueille Mohammed

il se bâillonne de gumbri aux boyaux des chèvres

danse danse Mohammed

il s'étouffe à la peau du bouc aux cris du tambour

souffle souffle Mohammed

il s'empaille de chapeaux  al afo

 au soleil noir

chante chante Mohammed

il s'enferme dans la danse des slaq zit

libère libère Mohammed

 

 

«La Femme n'existe pas»((citation de Jacques Lacan))

 

Le corps n'y est pas

c'est cela le soleil

la France

rassie

brûlée

au néon

colon

collant

ma peau

ma chair

ma fessée

ma voix

ma canicule organique

rompue de règle

du grand Ogre de Barbarie

écris

dans nos contes à dentelles

décousues

j'apaise les fibres verticales

l'immaîtrisée des salutations intersexuelles ci-jointes

horizontales

signées ci-contre

le sexe

oui le sexe

«je» est le sexe

«je» est le mâle

de la séduction massive 3D papier glacé

sur les seins lactoses

arrivez mes cordons

arrivez

à l'ombilic des limbes

où naît folie ménagère

branchée électrique

vinaigre et lait

coulé des flancs estuaires

à vos vestiaires non-mixte

et b'habillez vos crrrotte-creuv-crravate de Femme

car tu me nommes «fatale»

maquillée ou sans clown

les hanches mesurées au cannabis patronal

largue mon reflet natal

largue mes pattes en caoutchouc truqué

largue ma mémoire d'ancre

écrite avec des poils

noirs

durcis

humains

toujours des poils

partout des poils

la cire existentielle

L'Oréal

et saine

dans l’auréole

sous le bras

nous sommes les poilues du siècle

les barbes d' assises

la parole moine

monnayable

dans les édifices cul-culturels

cul de ci et cul de ça

je lève mon doigt en l'honneur du ciel habité

car où t’habite

si «elle» phallique

j'habite au ventre de l'humanité

la gestation de mes questionnements

coupés au scalpel de l'excision

mentale

CAR-MEN tu es une femme

 

Je suis venue

Ana jit

 

Des miettes dans ma poche encore trouée des miettes dans ma poche encore ma poche de miettes trouées dans ma poche encore des miettes

et du tabac froid entre mes doigts

j’ai bu à ton arôme

truffe enflure

d'un café off

offre les affres

fortes et frappe

des plus folles vapeurs

frôle à tous les cous

ses reliques de Gitane

sur les jerricans d’août

au goulot

la bouche moite du port

dehors la flasque saison

un passeport sans refrain

sans lieu ni sans date

parcourant les bras frais

d'une photo sans visage

 

«Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre
Wakha j'en ai marre

Qelbi li bghak a wa'adi
Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre»2

 

sur les reins

nuit de novembre

lèvres roides      

où passe ta chatte

rubiette

affluente

à la robe des rues

je t'ai quitté

Tanger

quitté

sans un ciel sali en poche

à l'humeur des pareils froids

miaulant l'absinthe des cloches

leur trophée d'acier

un passeport sans refrain

sans lieu ni sans date

parcourant les bras frais

d'une photo sans visage

«Wa loulid a loulid

ana jit ana jit

ana jit

j'en ai marre

 

Wakha j'en ai marre
Qelbi li bghak a wa'adi
Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre»((Chanson populaire du Maroc de Najat Aatabou))

 

Wahran/Oran

 

Wahran 

Oran

sur ton port des joies se portent

et les parlers se meuvent

dans un sobre parfum

les plastiques brûlés

et les costumes ranceux

font la loi à Belcourt

tandis que Les hadiths offrent à la promise un mariage sans égal

les cabarets  baladent la semence

au gré des incomprises

entre les soumises

et les jupes courtes

la barbe noire

et les savates

l'électricité

et les billets gris

les zéros n'en finissent plus

tes femmes aux cigarettes

le trottoir en guise d'autel

et tes hôtels en mine de paille

laissent sur nos lèvres

un baume des plus amers

Wahran

sur les filets du port

des hommes pleurent

ce qu'il  reste de l'été

des balafres algériennes

et des pieuvres entartrées.

 

écouter  Ma Vie dans le camion, de Siham Mehaimzi :

Présentation de l’auteur

Siham Mehaimzi

Siham Mehaimzi est née en 1988 à Agen de parents immigrés marocain descendants d'une tribu Sahraoui. Issue d'un milieu modeste, elle grandit dans un quartier populaire du sud de la France où elle commence à écrire à l'âge de 10 ans. Diplômée en psychologie clinique psychanalytique c'est à l'université au cours des «chantiers d'arts provisoires» qu'elle rencontre le poète Serge Pey qui découvre son travail et la programme à la cave poésie de Toulouse. Auprès de lui, elle participe à la marche de la poésie en hommage à Antonio Machado qui apparaît dans le film documentaire « la boite aux lettres du cimetière ». Formée par la compagnie du « théâtre 2 l'acte », Siham aspire à l'oralité de la poésie à travers laquelle vibre sa mémoire ancestrale, l'exile de sa mère et les questions féministes.

Siham a été publiée dans une anthologie des poètes de la cave poésie dans la revue Mange Monde aux éditions Rafael de Surtis, puis dans la Revue A revue transculturelle littérature action aux éditions Marsa et dans la revue Méninge. Et dans la revue GLAD! sur le genre le langage et la sexualité .

Poèmes choisis

Autres lectures

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Le Retour de Mot à Maux

C’est un opuscule que je tiens en main : 12 feuilles A4 pliées et reliées, sous une couverture cartonnée blanche, illustrée d’une photo de Daniel Brochard, qui en est l’âme. Un objet d’une grande modestie – mais en 4ème de couverture s’alignent les noms de 13 poètes parmi lesquels Philippe Leuckx, Patrick Williamson, Fabrice Farre ou Jean-Baptiste Pedini… 

Il s’agit donc d’une entreprise soutenue par des plumes solides. Un petit tour du côté du site d’entrevues((https://www.entrevues.org/revues/mot-a-maux/)) me permet d’en apprendre davantage sur cette revue qui m’est arrivée par la poste avec fort peu d’informations. En sommeil donc, depuis janvier 2007 (avec le numéro 6), cette petite revue se réveille – et si elle l’a fait en septembre dernier, j’ai plaisir à en parler en mars, saison propice à la croissance et à la floraison (en témoignent les jacinthes et violettes qui parfument le balcon depuis lequel j’écris cette note). Dans la brève notice donnée par Daniel Brochard sur le site d’Entrevues, je lis cette profession de foi, à laquelle bien sûr nous adhérons à Recours au Poème :

 Une revue, un souffle, un cri, un engagement, une respiration… »

Mes motivations sont toujours les mêmes : partager l’écrit dans un monde en mal de repères et avide de sens. Faire entendre des voix étouffées par la course sans fin à la consommation. Susciter un débat contradictoire sur la poésie actuelle et la marche de la société. Afin de donner à chacun l’espoir de pouvoir s’exprimer librement et dans la discipline qui nous préoccupe : la poésie. 

Mot à maux, n.7 septembre 2018, 48 p. 4 euros

L’éditorial du numéro 7, paru après un long silence – une maturation aussi, sans doute – s’interroge sur la possibilité de concilier poésie et « vie normale » (je pense à Artaud que nous avons mis en focus de ce numéro) pour les poètes « survivants face au silence d’un monde hostile à nous et à lui-même ». C’est ce thème que développent les participants à ce numéro, dont les poèmes s’accompagnent d’une réponse à la question « pourquoi écrire de la poésie aujourd’hui ? » . « Parce qu’aujourd’hui est une imposture organisée » réponds @rt’felinat, pour toucher/être touché, pense Flora Delalande, ce que Philippe Leucks nomme le « partage (de) l’offrande du monde ». Pour « prendre quart à la vigie du monde » dit Olivier Delaygue qui décrit le poète comme « maître de l’impouvoir » ou encore parce qu’elle exprime « Cohésion, expression, force et indignation » comme l’indique le sous-titre donné par Patrick Williamson à sa réponse… Autant de regard que de pratiques ou de sensibilités : merci à Mot à maux d’apporter sa pierre à ce permanent défi qu’est la poésie – pas seulement écriture, je pense, mais bien mode de vie et regard éclairant -même modestement – sur l’au-delà du réel apparent d’un monde désenchanté. Assez pour avoir envie de donner la parole à Daniel Brochard lui-même en conclusion :

"La revue a été l’occasion de multiples rencontres qui ont nourri mon appétit de poésie et de parole. Tout a été possible grâce à Internet. J’ai trouvé là comme une famille, à travers les liens, les sites, les blogs, les échanges de textes. J’ai appris à stabiliser ma personnalité en créant des liens avec d’autres auteurs. J’ai pu me positionner parmi les nombreuses autres revues. Ceci m’a aidé à construire mon écriture, à me poser la question de son impact. Ce n’est pas comme si Internet permettait de découvrir le monde, mais l’idée est là.

Aujourd’hui, bon nombre de poètes sont référencés sur Internet. Ce passage obligé est un nouvel accès à la culture pour les Internautes, et un moyen d’exister pour les auteurs. Mais mon combat c’est le livre. En poésie, rien ne remplace le mot sur le papier, la sensation de la page tournée, respirée, intégrée à l’âme. Le combat pour le livre est aussi un combat contre l’utilisation abusive du compte d’auteur. Un poète, pour exister a besoin des revues, des éditeurs. L’argent décide bien trop souvent d’une publication. J’ai échappé à ces écueils, mais j’en ai connu aussi la perversité. Défendre le livre, c’est lui garantir une existence pérenne et respectueuse du texte et de l’auteur. Se poser la question de l’importance d’être publié. La revue se met au service de l’auteur pour l’aiguiller dans le monde difficile de la publication en poésie. Comme j’ai trouvé une stabilité et une identité dans ce domaine, j’ai toujours à cœur de renseigner et d’orienter les auteurs débutants qui arrivent à Mot à Maux.

La revue fait appel à tous les poètes, quelles que soient leur expérience, leurs origines. La poésie est transculturelle. Je suis convaincu qu’il s’agisse d’un langage universel, loin des discours formatés et des foules farouches. Je n’ai aucune appartenance politique. Je ne représente aucun mouvement d’idées. Je parle au nom de la liberté du poème, pour lui-même et sa place dans le champ éditorial. La revue est au service de chacun. Il faut se battre pour le message poétique aujourd’hui. Mais cela nécessite une libre pensée, une prise de conscience du rôle et de l’impact du langage. L’implication du poète dans son environnement est fondamentale.

Aujourd’hui Mot à Maux doit grandir. Même s’il n’y a pas de « petite revue ». L’impression est la clef d’une publication. Auteurs, éditeurs, revuistes… Nous avons tous recours au métier d’imprimeur. La revue de 48 pages va effectuer un saut esthétique et devenir moins difficile à confectionner. Jusqu’ici j’imprimais avec de faibles moyens, sous forme de photocopies. Pour les prochains numéros, je ferai appel à un imprimeur capable de me fournir un dos carré collé. Ce sera un tournant pour la revue et la possibilité d’augmenter le tirage. A cette occasion, je compte avoir recours aux abonnements. Je retrouverai une périodicité trimestrielle. Un numéro anthologique hors-série est en travaux. Je garde le même format et le même concept : découvrir et rendre visibles de nouvelles voix, accueillir différentes sensibilités. Confectionner cette revue est un plaisir quotidien… Je suis loin des marchés et des salons. J’ai parfois le sentiment d’être isolé, mais ma détermination est entière : véhiculer la parole, sans aucun dogme, sans aucune contrainte. Je suis émotionnellement lié à Mot à Maux. Elle me ressemble et ressemble à toutes les voix que je mets en avant. L’aventure doit continuer grâce aux lecteurs. Je leur propose de lire un peu de poésie, et cela n’est déjà pas si mal." 

Daniel Brochard

1 numéro, 48 p. 4 euros
abonnement 4 numéros /16 euros

chèque bancaire à l'ordre de Daniel Brochard
9 avenue des Taconnettes

85440 Talmont St Hilaire

brochardda85@gmail.com