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Verso de printemps : Ombre et lumière !

Verso 192, le numéro de mars 2023, Ombre et lumière, est une belle revue de format A4, de 124 pages. Cet opus, beige foncé, fidèle à sa charte graphique,  offre une couverture sobre et polyphonique : jeu avec la typographie, jeu discursif entre les mots de l'appareil tutélaire et la photo d'Alain Wexler, Place du tapis. Le ton est donné : sobriété de la présentation, foisonnement sémantique des contenus. 

Verso a été fondée en avril 1977 par Claude Seyve et Alain Wexler. Depuis le premier numéro bien des choses ont changé sauf ceci, la sobriété et la densité des rubriques proposées. Pour ce numéro une pléiade de poètes : Marie-Laure Adam, Eric Jouanneau, Patrick argenté, Véronique Joyaux, Béatrice Aupetit, Christine Laurant, Bernard Barthuet, Antoine Leprette, Guillaume Basquin, Yoann Lévêque, Vincent Boumard, Samuel Martin-Boche, Jeanne Champel-Grenier, Mermed, Patrick Chouissa, Mathieu Piroud, Silvère Cordin, Chantal Robillard, Jean-Michel Couturier, Luc-André Sagne, François Déron, Salsac, Chamsidine Djamil, William Shakespeare, Ludovic Elzéa, Anne Son, Maria Giorgiou-Francou, Line Szöllösi, Willem Hardouin, Patrick Werstink, Isalti.

Variété, curiosité, multiplicité des cultures et des voix poétiques, en un mot foisonnement de textes publiés sans autres accompagnement que le nom de leur auteur, et le titre de l'ensemble.  Rien ne perturbe donc l'ensemble publié, tout favorise la puissance de la découverte. les auteurs sont présentés à part, de manière succincte,  dans une rubrique spécifique, la "Note sur les auteurs". 

Revue Verso n°192, mars 2023, Ombre et lumière, 124 pages, 6 €.

Un prologue signé Alain Wexler ouvre la revue et présente l'ensemble des textes "comme si un appel à thème avait été lancé et se poursuivait dans un prologue. C’est un méta-texte où je combine des idées relatives au titre et des extraits des textes publiés. Le produit obtenu tend vers un texte autonome. Il doit en théorie montrer une forte unité. Le lecteur ne devra pas s’étonner si des petites scènes de la vie courante s’y glissent. Non sans rapport avec les textes publiés ! Le sel de la revue !"1

Les Lectures de Valérie Canat de Chizy et d'Alain Wexler, En salade, la revue des revues par Christian Degoutte, une Chronique de Pierre Mironier, un Entretien mené par Carole Mesrobian, ponctuent cet ensemble dense et dédié à la poésie, entièrement, inconditionnellement, depuis 46 ans ! Bravo à Alain Wexler qui a tenu ferme et haut cette belle revue Verso.

 

Note

  1. Entretien avec Alain Wexler sur Recours au poème, https://www.recoursaupoeme.fr/alain-wexler-nous-parle-de-la-revue-verso/




Gustavo Adolfo Bécquer, Rimes

Ma curiosité a été piquée par ce Gustavo Adolfo Bécquer (1836 – 1870) dont la poésie, héritière du Romantisme, fut saluée par Antonio Machado, Federico Garcia Lorca, entre autres, pour les horizons qu'elle ouvrait. Au cours de sa vie, seulement une quinzaine de poèmes de cet auteur, mort jeune (34 ans), furent publiés. Le recueil Rimas sera édité à titre posthume en 1871.

Le thème dominant de ces quelques 76 poèmes est l'amour (dans le bonheur ou dans les affres), mais aussi la création, la solitude, la mort... C'est cette dernière partie (en gros, les vingt-cinq derniers poèmes) que j'estime les plus réussis. Mon point de vue, cependant, s'établit sur le texte français – on sait les difficultés de la traduction (saluons ici le travail de Monique-Marie Ihry) – et le texte original propose, en espagnol, des sonorités plus chantantes. Par exemple :

Tu pupila es azul y, cuando lloras,
las tansparentes lágrimas en ella
se me figuran gotas de roció
sobre una violeta.

Ta pupille est bleue et, lorsque tu pleures,
les larmes transparentes en elle logées
me font penser à des gouttes de rosée
sur une violette.

Gustavo Adolfo Bécquer, Rimes, Cap de l’Étang Éditions, 2022, 219 pages, 21 €.

 

Sur le processus de création, Bécquer écrit :

Flèche qui en volant
traverse, lancée au hasard,
et dont on ne sait où
en tremblant elle se plantera

Et dans un autre poème :

Tremblement étrange
bousculant les idées
tel l'ouragan qui pousse
en masse les vagues ,
[…] activité nerveuse
ne trouvant pas d'occupation ;
n'ayant pas de rênes pour la guider,
cheval volant ;
[…] Telle est l'inspiration.
[…] ingénieuse main
qui dans un collier de perles
parvient à réunir
les mots indociles.

J'ai dit qu'il est question d'amour dans ce livre. Il est souvent idéalisé :

Lorsque sur la poitrine tu inclines
ton front mélancolique
pour moi tu ressembles
à un lys cueilli.

Mais il est aussi question de désillusion, de trahison (on sait que son épouse, lui ayant donné deux enfants, en attendait un troisième qui n'était pas de lui).

Elle m'a blessé en se dissimulant dans les ombres,
en scellant d'un baiser sa trahison.
Elle a mis ses bras autour de mon cou, et dans le dos,
elle m'a fendu le cœur de sang froid.

Bécquer mourra jeune (syphilis ou tuberculose) et il en a conscience. Cela jette un dais noir au-dessus de nombre de ses poèmes. Y compris dans l'expression de son ressentiment :

Du peu de temps qu'il me reste à vive
je donnerais avec plaisir les meilleures années,
pour savoir ce qu'aux autres
tu as dit à mon sujet.

Avec, parfois, des accents quasi baudelairiens :

Vagues gigantesques qui vous brisez en bramant
sur les plages désertes et lointaines,
enveloppé dans les draps d'écume,
emportez-moi avec vous !
[…] Emportez-moi, par pitié, là où le vertige
avec la raison me prive de la mémoire.
Par pitié ! J'ai peur de rester
seul avec ma douleur.

 Le plus remarquable à mon sens (et le plus long) poème du recueil relate tout ce qui entoure la mort d'une fillette, depuis les rites (lui fermer les yeux, couvrir son visage d'un linge blanc), jusqu'à sa mise en terre, avec en sus le souvenir lancinant de l'auteur et ses interrogations sur un possible au-delà. Et cette antienne : - Mon Dieu, combien seuls / sont les morts !

La lumière qui dans un vase
brûlait sur le sol,
l'ombre du lit au mur projetée,
et à travers cette ombre,
par intervalles l'on voyait,
rigide se dessiner
la forme du corps.

Le reste à l'avenant, description clinique dans sa rigueur et empathique, pleine de douloureuse émotion. Un immense poème, qui, à lui seul, vaut mon admiration pour l'auteur.

La poussière revient-elle à la poussière ?
L'âme s'envole-t-elle au ciel ?
Sans âme, tout est-il
pourriture et boue ?

 

Présentation de l’auteur

Gustavo Adolfo Bécquer

Gustavo Adolfo Bécquer, né Gustavo Adolfo Domínguez Bastida Insausti de Vargas Bécquer Bausa le à Séville et mort le (à 34 ans) à Madrid, est un écrivain, poète et dramaturge espagnol.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie 

  • L. García Montero, Gigante y extraño, Las Rimas de Gustavo Aldolfo Bécquer, Barcelona, Tusquets Editores, 2001.
  • D. Lecler, « Juan Ramón Jiménez, Gustavo Adolfo Bécquer : quand la musique de l’amour conduit à l’essence du monde », in Revue des Langues Néo-latines, no 325 (), p. 19-31.
  • Jesus Rubio Jiménez, Pintura y literatura en Gustabo Adolfo Bécquer, Premio Manuel Alvar de Estudios Humanísticos 2006, Sevilla, Fundación José Manuel Lara, 2006.

Œuvres en traduction française

  • Légendes espagnoles et contes orientaux, anthologie de textes traduits, préfacés et annotés par Annick Le Scoëzec Masson, Paris, Classiques Garnier, 2019.
  • Rimes (Rimas), recueil complet présenté et traduit de l'espagnol en français par Monique-Marie Ihry, Collection bilingue n° 16, Cap de l’Étang Éditions, Capestang, France.

Poèmes choisis

Autres lectures

Gustavo Adolfo Bécquer, Rimes

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Radu Bata, Le Blues Roumain, Anthologie implausible de poésies

Radu Bata, poète et passeur de poésie, inventeur et traducteur, nous livre cette année un nouveau volume, le tome 3, de la belle Anthologie de poésie roumaine, Le Blues roumain, parue aux éditions Unicité. 

Le poète, et traducteur, présentait le second opus de cette trilogie ainsi :

Anthologie désirée de poésies

« Le blues roumain » ne finit jamais : sa source ne peut tarir qu’avec la fin du monde. Car la poésie est chez elle en Roumanie : la personnalité la plus admirée du pays est un poète, Mihai Eminescu, il y a des rhapsodes à chaque coin de rue, du Cimetière Joyeux de Săpânţa dont les drôles d’épitaphes ne manquent pas de poésie jusqu’à la statue d’Ovide, le chantre des amours exilé au bord de la Mer Noire. La densité des rêveurs au mètre carré n’a pas d’équivalent sur le globe : au fin fond des Carpates, on fait des plans avec des comètes.

Radu BATA, Le blues roumain Vol.3 Anthologie implausible de poésies, préface de Cali, illustrations de Iulia Şchiopu, 210 p., 15 €.

La première anthologie était « imprévue », un enfant arrivé par hasard. Ce deuxième volume est « désiré » : auteur.e.s et traducteur se sont plu et l’ont conçu en s’accordant les mots et les méridiens, en s’aimant entre les lignes.

Une anthologie désirée ne peut être représentative ni rigoureuse : en amour, on transgresse les règles, on est régi par la passion et le plaisir.
Puissiez-vous les ressentir comme je les ai perçus en les transposant, parfois librement, en français !

 

Soyons bien attentifs à ceci : il est question d'amour, il est question d'entente au-delà même des mots, des langues et des frontières. Cette anthologie illustre de par son existence même, avant toute considération sémantique, la thématique de ce Printemps des poètes, car elle absorbe toute frontière, gomme toute velléité d'appartenance spécifique à un territoire autre que celui, fraternel, de la poésie. Ne pas croire qu'il n'existe pas d'identités culturelles, Radu Bata est homme avisé et d'une belle intelligence. Mais il montre, démontre, que ces particularités ne s'excluent pas, ne valent pas plus les unes que les autres. Au contraire  de par leur complémentarités elles composent cette sphère scintillante qu'est le monde, tant il est vrai que chaque étincelle de chaleur offerte par chaque poète à ses semblables constitue le feu auquel l'humain se chauffe, et la lumière qui lui montre le chemin d'une possible existence dans la paix que son cœur n'oublie pas.

Ces trois volumes sont tout ceci, le partage, les rencontres avec des voix poétiques connues ou à découvrir, et l'assertion si puissante que la fraternité existe, et que Nous sommes quel que soit notre langage tous d'une même poussière densifiée, et envolée au vent des langages croisés, ouverts à ces offrandes  de mots, de parlures, découverts grâce à ces traductions de Radu Bata. 

Et quelle autre poésie que la poésie roumaine peut signifier ceci ? Ainsi que l'écrit Muriel Augry, qui a participé à l'écriture du paratexte qui accompagne ce volume avec Cali, auteur de la préface, et Charles Gonzalès, la Roumanie est "Un pays diablement étrange aux héritages multiples… un creuset d'influences. Un pays qui échappe à la systématisation, qui inquiète, déroute, séduit. Un pays où les fantômes se promènent toujours... et les poètes se relaient au comptoir de la dérision pour balayer la mauvaise idée, créer l'audace et rire même de ce dont on n'ose pas rire sous d'autres latitudes."

Les soixante-treize poètes réunis (pour une somme de cent-vingt-deux textes) dans ce troisième volume ne démentent pas cette assertion. Réunis et agencés par Radu Bata, chef d'orchestre de cette composition musicale, ils se suivent au gré des mélodies, des notes formées par la texture particulière de chaque langue poétique.   Ils forment ce Blues, chant puissant et fédérateur de voix des opprimés, éminemment codifié, afin de permettre la circulation de ces plaintes d'un peuple tenu prisonnier. Et qu'est d'autre la poésie, si ce n'est ce lieu de création perpétuelle d'une langue commune, libérée des asservissements médiatiques, et des mots fabriqués dans l'unique but de manipuler et de programmer nos inconscient, pour éviter l'avènement d'une humanité réconciliée avec elle-même, donc capable de créer des sociétés gérées par cette seule volonté qu'est le bien de chacun.  

Bien conscient que le poème est ce lieu de création d'une fraternité que chaque poète a la responsabilité d'incarner, dans la tolérance et le respect, et dans la création de cette ré-union de chacun avec tous, Radu Bata poursuit donc sans relâche l'édification de ce lieu qu'est la poésie, centre de toute sphère, point de convergence des pluralités de paroles, de couleurs, de pays. Un peu de ce miracle prend consistance ici, s'additionne sans jamais rien retrancher aux autres tentatives, pour montrer que c'est possible, ensemble, de communier dans ce silence habité du poème. 

Présentation de l’auteur

Radu Bata

Radu Bata est l’inventeur des poésettes (poèmes sans prise de tête), espèce du genre lyrique bricolée pour réconcilier la jeunesse avec la poésie (car ses étudiants ne voulaient pas de «séquence poésie» telle qu’elle est pratiquée dans les manuels et observée dans les rayons des librairies). Cette nouvelle espèce a été saluée et reconnue par de grands spécialistes de la littérature comme Mircea Cartarescu (le plus traduit des écrivains roumains) et Jean-Pierre Longre (universitaire, auteur, fin observateur de la littérature roumaine. Il a beaucoup œuvré pour la francophonie : professeur de français en Roumanie jusqu’en 1990, il a été officiellement félicité par le lecteur français de Bucarest en 1986 «pour l’enthousiasme et l’ingéniosité déployés au service de la langue et la culture française», ce qui, à l’époque de Ceausescu, ne lui rendait pas service. À partir de 1990, Radu Bata a enseigné en France le français et le journalisme, et a été animateur d’Ateliers d’écriture, activités reconnues par plusieurs prix nationaux.

Radu Bata a publié des poèmes dans les revues Levure Littéraire (Allemagne-France), Paysages (France), Microbe (Belgique), Respiro (États-Unis), Seine et Danube (France-Roumanie), etc. Quelques-uns ont été traduits en espagnol, anglais, italien et japonais. Il a aussi fait beaucoup de traductions du roumain en français ; les plus récentes ont paru dans Le Persil, journal littéraire suisse et la dernière a été récompensée en mai 2017 par le Prix du Public au Salon du Livre des Balkans, à Paris.

Six livres figurent dans son compte littéraire (les 2 premiers édités sous pseudonyme) : aux éditions ProMots, un « hétéroman », et un conte uchronique, Le Rêve d’étain (nominé, par les lecteurs de la FNAC Grenoble, parmi les 100 plus beaux contes de tous les temps à côté du Petit Prince, d’Alice au pays des merveilles, etc.) ; aux éditions Galimatias, un puzzle travesti en journal, Mine de petits riens sur un lit à baldaquin, et un recueil de poésettes - Le Philtre des nuages et autres ivresses (éd. Galimatias) ; deux autres recueils ont suivi en roumain (Tracus Arte, Bucarest, 2015), et Descheiat la (paru fin 2016) aux éditions Brumar (Tracus Arte et Brumar sont des maisons d’édition de poésie renommées en Roumanie).

Les poésettes de Radu Bata ont déjà rencontré un certain succès : le recueil Le Philtre des nuages et autres ivresses est lauréat du prix du Salon du Livre des Balkans (Paris, 2015), tirage de 500 exemplaires épuisé, invitations dans les milieux étudiants, au mythique Club des Poètes et à «On vous sert un vers» à Paris.

Au printemps 2018, paraîtront deux volumes griffés Radu Bata : le recueil Survivre malgré le bonheur et L’imperceptible déclic du miroir, 78 poèmes qu’il a traduits du roumain, de Paul Vinicius. D’ici là, il apportera sa pierre à l’édifice d’une «Anthologie de poètes roumains» et à un livre d’art, «Impressions satiriques» de Doru Florian Crihana.

Fausse couche d’ozone (ProMots)

Le Rêve d’étain (ProMots)

Mine de petits riens sur un lit à baldaquin (Galimatias)

Le Philtre des nuages et autres ivresses (Galimatias)

Cod galben cu pestisori rosii (Tracus Arte)

Descheiat la vise (Brumar)

Survivre malgré le bonheur (Jacques André Éditeur)

French kiss (Creator)

Le Blues roumain 1 (Unicité)

Le Blues roumain 2 (Unicité)

Le Blues roumain 3 (Unicité)

Les Enfants des nuages (Libris)

Le Fou rire de la pluie (Unicité)

Et 2 autres sont en chemin…

Poèmes choisis

Par |2023-03-20T09:19:24+01:00 20 mars 2023|Catégories : Revue des revues|Commentaires fermés sur Verso de printemps : Ombre et lumière !




Revue Cairns n°32

« un poseur de grillage / ruminait son chômage / un soir en buvant sa bière / il inventa les frontières / tellement il grillageait / qu’il n’eût plus aucun congé » : en guise d’édito, la revue littéraire et pédagogique Cairns 32 met à l’honneur la thématique du 25ème Printemps des poètes : « Frontières ». Ces quelques vers disent avec justesse tant l’enfer quotidien que la multiplication des carcans que nous n’aurions de cesse de bâtir. Frontières omniprésentes, frontières à l’assaut de l’ « espace du dedans », frontières à braver peut-être pour libérer ainsi notre « lointain intérieur », pour reprendre les formules d’Henri Michaux qui déjà traçaient d’autres contours à notre géographie intime, imagination d’un horizon plus grand que les regards ne sauraient embrasser dans leur immensité…

De l’écriture sous l’influence de la forme brève du haïku sous la plume de Georges Friedenkraft à ce souhait peut-être partagé de « réinventer la lumière » au fil de l’itinérance dans l’extrait de Sur le rivage, Écho Optique d’Alain Boudet, les formes poétiques se multiplient pour explorer ce thème. Au cœur des périples de toute l’humanité depuis le mythe fondateur d’Ulysse, ces textes sont accompagnés de clairvoyantes pistes pédagogiques en autant d’invitations à lire, à écrire, à réécrire ses propres poèmes, à redécouvrir des documents, des photographies, des œuvres maîtresses, à recourir à ses véritables ressources de créativité. Nous interrogerons mieux ainsi chacun, quelle que soit la tranche d’âge, notre rapport au monde à travers ce thème-clé dans tous ces registres de nuances : épique, tragique, lyrique…

            Certains distiques parmi les contributions de la revue comme ceux rédigés par Michaël Gluck, Sur l’autre rive, résonnent chez le lecteur en vœu secret d’être dans ce rôle de passeur, de passage, de passerelle qui fait la grandeur de la poésie, des traces qui font rêver : « tu vas tu viens / tu ne sais // de quel côté du mur / s’adosse ta maison // de chaque côté du fleuve / s’élèvent les piles d’un pont // ne sois pas d’un côté / ne sois pas de l’autre // sois de l’espèce des passeurs / des poètes et traducteurs »…

Dans le foisonnement des fragments poétiques, ce sont mille-et-un éclats de miroirs de la diversité et de l’universalité de cette relation aux frontières, le plus souvent à franchir, à dépasser, du moins à traverser, qui révèlent autant d’itinéraires propres à chaque auteur et de retours nécessaires ici et maintenant que de possibles départs vers des ailleurs qui n’attendent que nos pas…




Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots

Ce livre est dédicacé au petit-fils de l’auteur, Achille.
« Lire / n’est rien // que le travail d’une naissance »

Ce Livre nous renvoie aux multiples visages du monde, dont celui de l’enfant nouveau-né, ouvert à tous les possibles  ̶  un livre qui interroge aussi notre emploi des mots, notre rapport au langage et notre aliénation, par le malin pouvoir des méthodes de « manipulation des masses » et de désinformation.

A la suite des Hautes Huttes (2021), recueil divisé en mille quatrains, on entre dans Le Livre, cette fois déployé en cinq temps, chacun divisé en cent tercets, et c’est une coulée chiffrée qui vient poser ses mots comme des maximes qui se cherchent, poèmes légers et méditations ouvrant des questions qui restent en suspens au fil d’une rythmique à la fois réfléchie et intuitive. On notera le rappel verdoyant de la couverture du recueil précédent, ici un détail du tableau de Klimt : Étang du château à Kammer am Attersee.

 « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience » nous dit d’emblée Gérard Pfister. L’expérience est-elle toujours première sur l’écriture ? De quelle expérience nous parle l’auteur ?

Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Editions Arfuyen, (parution le 9 mars 2023), 228 pages, 17 €.

Toute la durée musicale de la première partie de ce grand Livre nous délivre ses modulations infinies. L’écriture fait l’expérience directe des mots – le Livre est une partition musicale, un chemin de pensées qui roulent les unes sur les autres, s’enroulent, se déroulent, se tressent, sur un fond apaisé, ouvert, généreux, qui a recours au vide pour trouver sa respiration – fait entrer de l’air entre les lignes des tercets pour rendre audible la vibration de la langue, « comme un chant très lointain ».

Ce sont les mots qui vivent leur expérience en tant que mots dans l’écriture, cela plus que l’auteur ; ce sont les mots qui fondent et sondent notre expérience vécue du monde. Ce sont les mots qui nous vivent mais si nous ne vivons que par eux, le risque est grand de nous perdre. Gérard Pfister se met à leur diapason et les écoute. Les mots sont leurs propres acteurs du sens qui se donne ; ils sont vivants dans un « jeu perpétuel » lorsqu’ils sont libres, ont la « grâce » dans toutes leurs résonances.

Avoir de l’expérience est un savoir-faire, un savoir user de ses acquis ; mais pour l’écriture poétique, cette expérience n’est pas un avoir, ni un métier, ni une recherche au sens d’expérimentation. L’expérience des mots, « c’est autre chose » ; elle nous anime, nous enveloppe, nous délivre du carcan de nos habitudes de penser, mais peut aussi nous séparer du monde, bien que cherchant son contact, pour éviter de se noyer dans cette « sorte d’aliénation mentale qu’on appelle le langage ».

Les mots ont deux faces nous rappelle Gérard Pfister : ils peuvent nous protéger « par la magie du Verbe », ils peuvent aussi être destructeurs : « les mots ont sur le réel un effet prédateur ». Cette intrusion qu’ils font dans notre vie, au risque de se substituer à la réalité, constitue un réel danger. De leur capacité de description à celle de déformation ou celle d’inventer une autre réalité, nous nous retrouvons « victimes » ou « étrangers au monde ». La désinformation numérique, le fanatisme religieux, la catastrophe écologique, sont engendrés par les mots et « nous en sommes complices ». Mais bien sûr « C’est de notre crédulité qu’il faut nous méfier bien plus que des mots eux-mêmes ».

Pourtant nous dit Gérard Pfister cette matière des mots peut être « noble », « précieuse de possibilités affectives, sensorielles, spirituelles ». Les mots peuvent nous procurer un « ravissement ». Il entre en eux une matière musicale qui constitue la matière verbale. Et d’évoquer le théâtre dans la Grèce antique accompagnant de musique la parole poétique, ou Monteverdi liant ses sonorités au rythme des poèmes chantés. Musique et poésie sont inséparables dans un déroulement temporel toujours transitoire et « infiniment renouvelable » - dans ce continuum se jouent de « merveilleuses expériences », toujours jaillissantes et précaires.

Avec la diversité des mots et des sons, Le Livre se compose en sections de temps pour garder la fraîcheur de son élan poétique et le suspens de son déroulement, par variation d’intensités, comme sur la palette d’un peintre.

Lire est aussi faire l’expérience du Livre, participer au trajet de son écriture, être son témoin actif et son « auditeur ». On entre dans les mots et les mots nous traversent ; l’échange est continu, et la pensée suit (une pensée qui, comme l’expérience, « n’est peut-être // qu’un rêve). Elle naît à ce point de rencontre où ce qui parle rejoint le silence même de « l’expérience des mots ». La pensée ne précède pas la gestation ni le travail de mise au monde du Livre, elle vient juste après, comme son fruit. « L’expérience des mots » est une décantation, « le moindre mot suffit ». Mais toujours surviennent le vertige, la rencontre, par l’effort des yeux qui « tentent de lire » sur l’horizon, à la vitesse de nos questions, au rythme de nos pulsations.

Transmettre la transparence des mots, avec ce qu’ils reflètent du monde, au plus près de la réalité et non en usant du mot pour le mot. Préserver la fluidité et l’ouverture de la fenêtre qu’ils sont chacun et ensemble pour permettre le passage du sens, du sensible et nous délivrer avec eux des définitions convenues, des significations fixées, pour retrouver une liberté souveraine, celle d’une conscience libre de ressentir et d’exprimer. « Le livre / n’est là // que pour nous délivrer », « Le livre / n’est là // que pour nous accorder ».

Marie Alloy

Beaugency, 8 mars 2023

(Livre reçu en avant-première)

Présentation de l’auteur




Paul Verlaine, Nos Ardennes

Voici un Verlaine inédit dans la peau d’un « excursionniste », comme il le dit lui-même, et qui ressemble fort, pour l’occasion, à un guide de tourisme. Le poète nous dit son amour des Ardennes qui, à ses yeux, « présentent à l’observateur ou même au simple touriste toutes les qualités et toutes les richesses de la terre et de l’âme françaises ». Il l’affirme dans une série de six articles publiés en 1882 et 1883 dans Le Courrier des Ardennes et aujourd’hui réédités.

 

On sait ce qui lie le Lorrain Paul Verlaine (né à Metz en 1844) au massif des Ardennes. Il y a, avant tout, son aventure orageuse avec l’Ardennais Rimbaud originaire de Charleville. Mais on sait moins que son père était originaire des Ardennes belges. C’est là que le jeune Verlaine passa souvent, chez une tante, des vacances d’été. Puis il y eut son emploi de répétiteur dans un collège de Rethel où il se prit d’affection pour un élève originaire de Juniville. C’est dans cette commune qu’il résida de 1880 à 1882 et entreprit la rédaction d’articles pour Le Courrier des Ardennes.

Verlaine nous entraîne dans les pays de Rethel et de Vouziers. Et, bien sûr, il nous parle longuement de Juniville « avec sa rivière bien nommée (La Retourne) qui l’enveloppe de ses mille replis et son bois de peupliers pleins de ruisselets, d’air pur et de doux ramages ». Il le reconnaît : « Je me suis étendu un peu sans doute sur Juniville mais j’y ai longtemps vécu, y laissant les bribes de ma destinée, et j’éprouve un mélancolique plaisir à en parler trop ».

Le poète excursionniste nous raconte ses Ardennes par monts et par vaux. Des localités qui fleurent bon le terroir s’illuminent sous sa plume : Tagnon, Neuflize, Alincourt, Bignicourt, le Mesnil-Annelle, Perthes, Sorbon… Il a un mot pour chacune. Ici une « église de craie », là un « village de pure culture », Ailleurs « des toits rouges et noirs », plus loin « un clocher illustre et des cheminées pittoresques »…

Paul Verlaine, Nos Ardennes, La Part Commune, 50 pages, 6,50 euros.

Parfois (rarement),  il se désole en parcourant, dans le Vouzinois, une campagne « bien plate, bien laide, disons-le, quoi ? Pas un arbre ». Verlaine est à l’affût. Il peut se désoler mais il contemple avant tout. Les sens en éveil. La vue, mais aussi l’ouïe. Ainsi est-il particulièrement sensible aux parlers locaux. « Au Châtelet et à Juniville, par exemple, le français, suffisamment correct, traîne à la normande (…) Et dès Coulommes commencent les patois, légers encore, pour se renforcer de lieue en lieue vers le Nord et l’Ouest ».Rejoignant Attigny, il note « la joliesse de parler paysan de ce coin des Ardennes ».

Ainsi va Verlaine, devenu apprenti linguiste ou ethnologue, nous racontant le pèlerinage de saint Méen dans la même commune d’Attigny ou encore « le petit chemin de fer de Vouziers ». Les stigmates de la guerre de 1870 – il le note - sont encore présents sur place. Le voici à Voncq, un « village pillé par les Prussiens », puis à Chestres « brûlé, lui, terriblement (…) par ces féroces Bavarois ». Plus loin, il parle même de ces « laides têtes carrées où n’entraient ni le respect des vaincus, ni celui d’eux-mêmes ». Honte, donc, à ceux qui ont voulu défigurer ses Ardennes, « microcosme français », « heureux résumé de la patrie ». C’est ce pays que chantera aussi plus tard, dans son livre Lointaines Ardennes (éditions Arthaud), l’écrivain et poète André Dhôtel, né dans cette commune d’Attigny où s’était attardé Paul Verlaine.

Présentation de l’auteur

Paul Verlaine

Paul Verlaine est un écrivain et poète français né le  à Metz (Moselle).

Il  publie son premier recueil, Poèmes saturniens, en 1866, à 22 ans. Il épouse en 1870 Mathilde Mauté. Le couple aura un enfant, Georges Verlaine. Sa vie est bouleversée quand il rencontre Arthur Rimbaud en . Leur vie amoureuse tumultueuse et errante en Angleterre et en Belgique débouche sur la scène violente où, à Bruxelles, Verlaine, d'un coup de revolver, blesse au poignet celui qu'il appelle son « époux infernal ». Jugé et condamné, il passe deux années en prison, où il écrit les recueils Sagesse (1880), Jadis et Naguère (1884) et Parallèlement (1889). Usé par l'alcool et la maladie, Verlaine meurt à 51 ans, le , d'une pneumonie aiguë.

Bibliographie

  • Biblio-sonnets (1913)

Recueils érotiques

Verlaine a publié trois œuvres licencieuses « sous le manteau » afin de contourner la censure :

  • Les Amies, scènes d'amour sapphique (1867), Auguste Poulet-Malassis, Paris.
  • Femmes (1890), Kistemaeckers, Bruxelles (écrit entre 1888 et la parution du recueil.
  • Hombres (1903), Albert Messein, Paris (écrit à l'hôpital en 1891).

Œuvres non recueillies

  • Premiers vers (1858-1866) : La Mort [fragment d'une imitation des Petites Vieilles de Baudelaire], Crépitus, Imité de Catulle, Imité de Cicéron, Aspiration, Fadaises, Les Dieux, Charles le fou (fragment), Des Morts, À Don Quichotte, Un soir d'octobre, Torquato Tasso, L'Apollon de Pont-Audemer, Vers dorés.
  • Œuvres en collaboration (1867-1869) : Qui veut des merveilles ?, revue de l'année 1867, en collaboration avec François Coppée (paru dans Le Hanneton dirigé par Eugène Vermersch, 7e année, no 1, ) ; Vaucochard et Fils Ier, opéra-bouffe en un acte (fragments), en collaboration avec Lucien Viotti, musique d'Emmanuel Chabrier (vers 1869).
  • Poèmes contemporains des Poèmes saturniens et des Fêtes galantes (1866-1869) : « D'ailleurs en ce temps léthargique » (quatrain).
  • Appendice à La Bonne Chanson (1869-1870) : Vieilles « bonnes chansons » : Vœu final, L'Écolière, À propos d'un mot naïf d'elle.
  • Contribution à L'Album zutique (vers 1871-1872) : À Madame ***, Sur un poète moderne, Vieux Coppées (« Souvenir d'une enfance … » ; « Le sous-chef est absent … » ; « Bien souvent dédaigneux … »), Bouillons-Duval, « Offrant à Jésus-Christ… ».
  • Poèmes contemporains de La Bonne Chanson et des Romances sans paroles (1870-1873) : Les Renards (1870), Retour de Naples (1871).
  • Reliquat de Cellulairement et poèmes contemporains de Sagesse (1873-1878) : ΙΗΣΟΥΣ ΧΡΙΣΤΟΣ ΘΕΟΥ ΥΙΟΣ ΣΩΤΗΡ (1873), Faut hurler avec les loups ! (chansonnette écrite sous le pseudonyme de Pablo de Herlañes, chantée par Edmond Lepelletier au théâtre des Folies-Hainaut) ; « Les écrevisses ont mangé mon cœur » (Vieux Coppées, été 1873) ; Sur Jules Claretie (1874) ; « Dites, n'avez-vous pas », « Pour charmer tes ennuis », « Endiguons les ruisseaux » (Vieux Coppées, 1874) ; Autres Vieux Coppées : « Épris d'absinthe pure » (), « La sale bête ! » (hiver 1875-1876), « C'est pas injuss' de s'voir » (1876), « Je renonce à Satan », « N. DE D. ! J'ai rien voyagé » (fin 1876), « Ah merde alors, j'aim' mieux » (1877) ; Sur Rimbaud (Londres, 1876 ?), La Tentation de Saint-Antoine (1878).
  • Poèmes contemporains de Parallèlement (1889) : En 17… (), Écrit entre Chambéry et Aix (1889), « Ça, c'est un richard qu'on emporte » (quatrain), « On m'a massé comme un jeune homme » (quatrain), Sur Raoul Ponchon (1889), Écrit en marge de « Wilhelm Meister »().
  • Poèmes divers (1890-1896) : Éventail Directoire, « Vos yeux sont deux flambeaux » (), À Eugène Carrière (), Dédicace manuscrite à Vanier (1891), À Mademoiselle Sarah, Rotterdam (), Le Rouge, À Madame ***, « Plus d'infirmière », « J'fus un bel enfant bleu », Je suis un poète entre deux, Triolets (1893 ?), Le Charme du Vendredi Saint : « La Cathédrale est grise admirablement » (Paris, ) et « Le soleil fou de mars » (), Voyages (), Impression de printemps (), Demi-teintes (), Ex Imo(, hôpital Broussais), À Ph…, À ma femme (, Broussais), Cordialités : « Dans ce Paris] où l'on est voisin et si loin », « Deux colibris parisiens, deux cancaniers », Pour une fête, Pour les gens enterrés au Panthéon, « La Croix sans or du Panthéon » (1893), À Monsieur et Madame Tarlé (, Broussais), Contre la jalousie (, Broussais) : « La jalousie est multiforme », « D'ailleurs, la jalousie est bête », « Bah ! confiance ou jalousie ! », « Et pourquoi cet amour dont plus d'un sot s'étonne », Craintes (, Broussais), Visites(), Retraite (), Paris, À Mademoiselle Marthe (, Broussais), Conquistador (Londres, ), Souvenir du (Dieppe-Newhaven), Paul Verlaine's Lecture at Barnad's Inn (Londres, ), Oxford (), Traversée (Douvres-Calais, ), In the refreshment room (novembre ou  ?), Bergerades, Morale, Hôpital, Lamento, Toast(), Féroce (), Tristia, Meloria, Optima, Pâques, Assomption, Prière, À Fernand Crance (), Pour une affiche du salon des « Cent » (), À Madame Marie M… (), Écrit sur un lvre de notes intimes (, hôpital Bichat), Quand même (, Bichat), Pour le Nouvel An, Acte de foi, À Célimène (), Pour E… (« Ô la femme éternellement »), Pour E… (« J'aime ton sourire »), Pour E… (« Quelle colère injuste et folle »), À Eugénie : « Ô toi, seule bonne entre toutes ces femmes », « Mais il te faut m'être si douce », Épilogue en manière d'adieux à la poésie « personnelle » (), Ægri Somnia (), Anniversaire (), Conseil (), Début d'un récit diabolique ( ?), Souvenirs d'hôpital : « La vie est si sotte vraiment », « D'ailleurs, l'hôpital est sain », Intermittences, Sites urbains, Clochi-clocha, En septembre (), Reçu (Mardi gras 1895), Distiques : « Bloy, Tailhade et Jean Moréas », « Ces faux chauves qui sont les plus beaux trios », « Richepin, Péladan et Catulle Mendès », Qui est beau, Impromptu, Monna Rosa, Mort ! () ; Vive le Roy ! () ; poèmes d'Arthur Symons traduits par Verlaine : Prélude aux « London Nights », Aux Ambassadeurs, Prière à saint Antoine de Padoue, Dans la vallée de Llangollen.
  • Le Livre posthume (1893-1894).
  • Œuvres oubliées (1926-1929).

Recueils abandonnés ou inachevés

  • Les Vaincus : recueil exaltant l'héroïsme des « vaincus » de la Commune de Paris.
  • Cellulairement : recueil de poèmes composés, comme son titre l'indique, en prison, entre et . Ce recueil a été reconstruit et publié en 1992 par Jean-Luc Steinmetz chez Le Castor Astral, puis par Olivier Bivort en 2003 chez Le Livre de Poche (édition revue sur le manuscrit original en 2010), puis par Pierre Brunel en 2013 chez Gallimard (édition comportant le facsimilé du manuscrit original conservé dans le Musée de Lettres et Manuscrits de Paris). En 2020, le recueil est publié en espagnol — traduit par Pedro José Vizoso, sous le titre Celulariamente: Poemas y cartas de la cárcel — avec une étude et des notes (l'édition comportant en outre les lettres de prison de Verlaine et le texte en français du manuscrit original).
  • Varia : recueil projeté vers 1893, très probablement alimentaire, composé de 57 poèmes tous récupérés dans les Poèmes divers.

Œuvres en prose

Œuvres de fiction

  • Les Mémoires d'un veuf (1886).
  • Louise Leclercq (recueil de nouvelles comprenant : "Louise Leclercq", "Le Poteau", "Madame Aubin" et "Pierre Duchatelet60" -1886).
  • Histoires comme ça (1888-1890).
  • L'Obsesseur (1893).
  • Conte pédagogique (1895).

Œuvres autobiographiques

  • La Goutte (1885 ?).
  • Gosses (1889-1891) : Gosses ; Histoires comme ça. Gosses ; [Jeanne Tresportz] ; Gosses ; Gosses [Mômes-monocles].
  • Mes hôpitaux (1891).
  • Souvenirs (1891) : Mes souvenirs de la Commune ; Souvenirs sur Théodore de Banville ; Souvenirs d'hôpital ; Au quartier. Souvenirs des dernières années.
  • Bénéfices (1891).
  • Le Diable (1891).
  • Chronique de l'hôpital. L'Ennui, là (1892).
  • Souvenirs d'un Messin (1892).
  • Mes prisons (1893).
  • Quinze jours en Hollande. Lettres à un ami (1893) avec un portrait de l'auteur par Philippe Zilcken.
  • Onze jours en Belgique (1893).
  • Un tour à Londres (1894).
  • Croquis de Belgique.
  • Confessions (1895).
  • Croquis de Belgique (1895).
  • [Dernières chroniques de l'hôpital] (1895).
  • Enfance chrétienne (posthume).
  • [Fragment dont on a pu retrouver la date, et où Verlaine parle de sa mort à cinquante-deux ans] (posthume).
  • La Mère Souris (posthume)62.
  • Les Bigarrures de l'honneur (posthume).

Œuvres critiques

  • Articles et préfaces (1865-1886) : Charles Baudelaire, Les Œuvres et les Hommes par J. Barbey d'Aurevilly, Le Livre de jade par Judith Walter, Hernani(Première représentation — Reprise), Obsèques de Ch. Baudelaire, Paris par Victor Hugo, Les Intimités par François Coppée, L'Article du Triboulet sur Sagesse, Préface pour la première édition des Illuminations.
  • Les Poètes maudits (1884 et 1888).
  • Articles et préfaces (1888-1889) : Lettre au Décadent et nommément à Anatole Baju, Un mot sur la rime, Nos poètes par Jules Tellier, Histoires insolites par M. le comte de Villiers de L'Isle-Adam, Préface à Sodome par Henri d'Argis, Jules Tellier.
  • La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition de 1889 (1890).
  • Articles et préfaces (1890-1892) : Critique des Poèmes saturniens, À propos d'un récent livre posthume de Victor Hugo, À propos de l'article de Leon Cladel sur Baudelaire, Préface à L'Infamie humaine d'Eugène Vermersch, Le Pèlerin passionné par Jean Moréas, Là-bas par J.-K. Huysmans, Les Cornes du faune par Ernest Raynaud, Au Pays du mufle par Laurent Tailhade, Préface à Premiers poèmes de George Suzanne, À la bonne franquette par Gabriel Vicaire, Au Poète de Missive, Arthur Rimbaud, Devoirs d'Histoire de France par E. Delahaye.
  • Les Hommes d'aujourd'hui (1885-1892) : vingt-sept biographies de poètes et de littérateurs, parues dans Les Hommes d'aujourd'hui entre 1885 et 1892 :
  • [Conférences] (1892-1894) : conférence à La Haye ; deuxième conférence à La Haye ; notes sur la poésie contemporaine : fragments de conférences faites à Bruxelles et à Charleroi ; conférence sur les poètes contemporains ; conférence à Anvers ; conférence à Nancy et Lunéville ; conférence sur Les Poètes du Nord63 (Marceline Desbordes-Valmore, Sainte-Beuve, Charles Lamy et Alexandre Desrousseaux) donnée au Café Procope à Paris.
  • Articles et préfaces (1893-1895) : Charles Cros ; Les Baisers morts de Paul Vérola ; À propos d'un livre récent ; Tout bas par Francis Poictevin ; Préface à Dame Mélancolie par Émile Boissier ; Préface à Chansons d'amour par Maurice Boukey ; Au bois joli par Gabriel Vicaire ; À propos de Desbordes-Valmore ; Opinions sur la littérature et la poésie contemporaines, Éphémères par le vicomte de Colleville ; Auguste Vacquerie : Notes et souvenirs inédits ; Henri Murger ; Deux poètes français (Édouard Dubus ; Le Parcours du rêve au souvenir par le comte de Montesquiou-Fezensac) ; Deux poètes anglais : Arthur Symons, L. Cranmer Byng ; préface de Arthur Rimbaud : Ses poésies complètes ; Arthur Rimbaud ; Nouvelles notes sur Rimbaud ; Arthur Rimbaud : Chronique.
  • Articles anglais (1894-1896) : Notes on England: Myself as a french master ; Shakespeare and Racine ; Notes respecting Alexandre Dumas the younger ; My visite to London.

Œuvres polémiques et récits de voyages

  • Les Imbéciles (1867).
  • Articles du Rappel (1869).
  • Voyage en France par un Français (1880) : ouvrage très composite à portée polémique consacré entre autres à la triple défense de la langue française, de l'idée de nation et des vertus qui en découleraient.
  • Vieille Ville (1889) : texte a priori inachevé consacré à Arras.
  • Nos Ardennes (1882-1883).

Poèmes choisis

Autres lectures

Paul Verlaine, Nos Ardennes

Voici un Verlaine inédit dans la peau d’un « excursionniste », comme il le dit lui-même, et qui ressemble fort, pour l’occasion, à un guide de tourisme. Le poète nous dit son amour des Ardennes [...]




Olivier Larizza, La Condition solitaire

Olivier Larizza : texte et paratexte

Suis sorti (j’avais rendez-vous avec un
poème) inscrire l’air du temps

Revenu des Antilles qui lui ont inspiré une trilogie poétique réunie sous le titre « La vie paradoxale »1, Larizza nous conte ses aventures sur la Côte d’Azur, puisque c’est désormais aux étudiants toulonnais qu’il s’efforce de communiquer le goût de la littérature anglaise. Il cultive avec bonheur dans ce nouveau recueil la même verve primesautière, parfois doucement mélancolique que dans les précédents. Il y conforte une tendance déjà visible auparavant à vouloir s’expliquer au-delà de la lettre des poèmes, le paratexte ayant désormais considérablement enflé puisque « du même auteur », préface, notes de la préface, note de l’éditeur, exergue, « notes bonus », « l’auteur » et la table occupent en tout quarante-huit pages, soit presque autant que les cinquante-et-une pages de poèmes (le reste correspondant aux pages de tête et de titre, à quelques pages blanches et à une liste d’ouvrages publiés par Andersen).

Loin des brèves annotations que l’on trouve parfois au bas de la page chez certains poètes, le paratexte est donc élevé ici à peu près au même rang que la poésie pure et gageons qu’aucun lecteur ne voudra se priver du plaisir d’y découvrir, au-delà des poèmes volontairement allusifs, le Larizza le plus intime. Certes, la pratique de la poésie conduit presqu’inévitablement à s’épancher, mais Larizza exprime bien davantage que ses états d’âme face au spectacle de la nature ou de la femme aimée ou convoitée. Il se livre, il nous livre sans modestie excessive mais avec ce qu’il faut d’autodérision une exploration de lui-même, son moi et son ça, à l’exclusion du sur-moi qui ne pourrait que brider ces confessions sans concession.

Les poèmes se prolongent et s’amplifient à la fin de l’ouvrage dans vingt-deux pages en petits caractères intitulées « notes bonus ». Instructives et souvent amusantes, elles sont parfois assez éloignées du contenu du poème concerné, au risque pour ce dernier de paraître alors un simple prétexte à raconter toujours plus (le texte prétexte du paratexte !). Pour ne prendre que deux exemples, tandis que le poème intitulé « FNRS III » évoque simplement en passant la coque rouillée d’un sous-marin jaune et cramoisi, il n’était certes pas inutile de préciser en note que le titre du poème n’est autre que le nom de ce sous-marin, un batyscaphe siglé FNRS comme Fond National de la Recherche Scientifique (belge en l’occurrence). Mais n’est-ce pas par pur plaisir que Larizza nous narre la destinée de cet engin et conclut par une boutade : Qui dira que les Amerloques étaient superficiels (puisqu’ils se sont lancés à leur tour dans la course aux profondeurs) ?

Le poème précédent, « Le meilleur du monde » débute ainsi :    

Je ne file rendez-vous à personne / sur mon Elops Davidson

Olivier Larizza, La Condition solitaire, Paris, Andersen, 2023, 120 p., 9,99 €.

Pastiche d’une chanson célèbre. Si l’on est gré au poète de préciser que « Elops » est la marque de son vélocipède, il ne faudra pas s’étonner de trouver dans le même bonus la ferme profession de foi en faveur du raisonnement intuitif versus le raisonnement analogique, appuyée sur une citation d’Einstein, cet obscur employé des brevets suisses. On le voit, les notes de fin ne sont pas là seulement pour nous distraire !

Les poèmes écrits dans une langue qui paraît familière font néanmoins surgir quelques préciosités (esperluette, bigaradier, s’amuïr, polymathe, osbornite) et une brassée de néologismes (intranquilliser, éternellité, automner, verrerer, écrevisser, chlordéconer, dandyner, multicolorier, arnacœur). L’orthographe peut se trouver malmenée pour renforcer la dérision (l’élite politiko-médiatik), de même que la syntaxe (les voyelles ont des couleurs qu’on ne connaisse pas). Tout cela n’empêche pas le lyrisme : la soierie du silence me drapait.

Larizza écrit sous la pression de l’instant et s’accorde toutes les licences (poétiques) possibles, y compris quelques rimes. S’il s’imagine, par exemple, avec une majorette sur les genoux, cela s’énoncera ainsi :

Elle me bécoterait sur les bancs impudiks / et je me rajeunirais en public J’aurais l’avantage / d’être un auteur mineur (un tel écrivain fait beaucoup moins que son âge…)

Dans la même veine, en plus cru :

… (c’était une Mauricienne de Mulhouse / sensuelle & peu jalouse) / Un jour un étudiant lui montra / sa mauricette…

La poésie de Larizza abonde en images insolites. Exemples : L’oasis qui lagunait en mon cœur ; Le temps d’ici se limace jusqu’à l’infini ; Le T-Rex de Russie.

Le poète cultive aussi les contrastes comme, dans « Mistral perdant », celui qu’il établit entre les clients-terrasse vautrés sur leurs délices / voraces limaces engloutissant leurs radis & / paradis […] et Moi [qui] batifole parmi les / vierges folles & le varech de la déréliction.

Cabrioles et gaudrioles. Il ne faudrait pourtant pas s’y méprendre, celui qui se définit comme l’éternel teenager le mercuriel arnacœur ne se dupe pas lui-même quand il s’attribue l’étiquette « SDF » : sans destinée fixe.

… Balzac / de bazar Melmoth irréconcilié docteur Larizza & / mister Olivier je n’étais – dear pretty flower – / que l’anachorète sur sa péninsule qui cachait sa / PROFONDEUR.

Note

[1] L’exil (2016), L’Entre-Deux (2017), La Mutation (2021), les trois chez Andersen.




Estelle Fenzy, Boîtes noires

Les lecteurs d’Estelle Fenzy, qui ont l’habitude d’être surpris, le sont dès les premiers mots du recueil et plus qu’avant : « Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures » !

S’agit-il d’un véritable vol ou d’une métaphore vivante. Cet embarquement » et ce « siège à côté » ne sont-ils pas ceux du frère lecteur et n’est-ce pas par la poésie, qui va ici nous être livrée, que nous « risquons d’être secoués » ? Ainsi vont vite tomber les masques dessinés, d’emblée, par Gwen Guégan pour que se fasse mieux la respiration et pour que soit bien accueilli le plus beau des verbes :

Mon amour hier tu as dit
Je voudrais mourir
le même jour que toi 

Estelle Fenzy, Boîtes noires, éditions le chat polaire, 2023, 12 €.

Quelle force donc dans le départ du texte ! Car il y a « état d’urgence » pour faire défiler « le film » personnel sans même le bruit de l’enfance et faire trouver celle qui est en fait la boîte noire de (mon) crâne ». Depuis les sandalettes de la petite fille à la mort de la mère « un filet d’énergie (est) à sauver » dans ce corps « coquille cuirasse / sous lequel bat la vie ».

Viennent spontanément ensuite, par le bais de la pensée de la finitude, les thèmes de l’amour conjugal et maternel alliés à la souffrance qu’expriment, par exemple, ces vers dont la conjugaison rappelle celle de Ghérasim Luca.

Je bruine
je brume
j’averse
je pluie

de cendres
et de sang

Je pars en fumée

Ainsi les mots apparaissent-ils déjà comme les meilleurs adjuvants qui soient quand ils sont portés par les éléments, comme l’air et le feu, et quand le chemin, la matière donc, reçoit à la fois la voix et la marche.

C’est qu’en effet, grâce à la foi, se met en place une belle espérance : « Coire en Dieu / soudain / Chacun le sien ».

Des poèmes plus longs alternent avec d’autres plus courts car il faut bien que le narrateur et le lecteur, dans cette émotion offerte par la poésie et qui les fait vivre intensément, reprennent leur souffle.

 En effet l’anamnèse malmène la respiration de sorte que reviennent les souvenirs d’enfance avec leurs sensations et la découverte de la vie, s’entrechoquant avec un présent prosaïque : « Je planifie   négocie   soumets ». L’écriture, alors, offre une part de mystère que chaque lecteur peut décrypter à sa manière : «  Cet  œil immense  à mon épaule… » et la narratrice, que les regrets inspirent, regrette de ne pas avoir bien vécu :

Il n’ y avait pas assez de chair dans mon âme 

Il faut, pour finir, revenir aux images du début puisqu’il ne reste plus que le ciel comme « demeure » et que, comme pour un accident d’avion, l’agonie est qualifiée de « crash ». Voilà comment on peut dire que le traitement des thèmes est ici d’une grande originalité.

Les derniers textes réservent-ils une surprise plus optimiste ? C’est ce que découvrira le lecteur obligé par la beauté du texte à en lire la toute fin.




L’approche du silence

Les éditions Littérales semblent avoir eu pour ambition de se faire l’écho, en cette année 2022, du désir rimbaldien d’écrire « des silences », laissant la beauté envahir le lecteur par-delà les mots.

Les deux poètes publiés, Georges Rose avec Revenir de l’été, et Laurence Chaudouët, avec Porte ouverte sur le ciel, ont en effet réussi, chacun dans son génie et sa sensibilité propres, à énoncer avec une rare délicatesse et beaucoup de subtilité des émotions simples, universelles, précieuses et pleines de lumière. Tous deux parviennent à une cristallisation mystérieuse et féconde, de la parole et du silence.

Avec Georges Rose, nous sommes sans cesse DÉJÀ dans l’universel, on n’en échappe pas. Soudainement et immédiatement, à partir du moment le plus simple et le plus banal, émergent l’éternel et la beauté. Là où nous sommes, « l’immensité ne peut s’approcher davantage » (p. 7). Embrasser le monde devient dès lors plus qu’une métaphore. C’est la réalité, dans sa quotidienneté : « Le soleil remonte la rue / au bras d’une ombre / qui ne le quitte plus » (p. 9). Aussi voit-on dans le Verbe de Georges Rose une méfiance vis-à-vis de la rationalité bornée, celle qui assèche le réel sans jamais en saisir la pulpe, qui fait des vivants des toujours déjà-morts : « La connaissance ne sait pas / elle invente / change les fleurs d’un vase » (p. 28). Ce qui s’offre, depuis le monde, c’est un lien nouveau, une beauté, une nouveauté éternellement renouvelée, comme l’illustrent les vers suivants : « Loin le jour se rassemble / avant de nous surprendre / vaste dans l’étroit des yeux / À l’intérieur du monde / la maison sévère / restée dans le vent (p. 14) ; « La nuit n’est pas le lieu / pas plus que le corps / l’espoir est sauf / L’infini n’est qu’un murmure / sans origine / sans destination » (p. 31) ou encore les derniers vers : « La lisière passe par notre corps / nous ne sommes pas les habitants / mais les autres choses » (p. 57) dans lesquels s’exprime magnifiquement de quelle façon nous sommes sans cesse traversés par l’éternel.

Georges Rose, Revenir de l’été, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 62 pages, 10 euros.

Ainsi, nous y sentons la magie du Haïku, avec la saisie du plus fugitif – à savoir l’instant – transcendée par la recréation intérieure, subjective, de la beauté du réel.

 Dans un registre différent, où se dévoile la profondeur tragique de l’absence de l’être aimé, et, par conséquent, l’écart inhérent à la perte, Laurence Chaudouët exprime avec force l’impossibilité de se taire malgré l’échec de toute parole. Aussi se demande-t-elle : « N’est-ce pas pur désespoir / Que de continuer à dire les mots / qui ont avorté dans ta bouche » (p. 9) ; « Quelle futilité pourtant que les mots / Les pauvres mots esquissant les vertiges » (p. 23).

Dès lors, on devine bien vite que c’est un recueil adressé à l’absent définitif, dont la présence obsédante fait de ses poèmes une narration tout à la fois ancrée dans un vécu personnel et tendant à l’universel. Ce « tu » n’a paradoxalement pas de limites, c’est l’être aimé, parti, quel qu’il soit : « Tes paroles avaient la force d’un cours d’eau enfoui dans les ronces / Le grignotement obstiné de la mousse sur les rochers / Le sol sentait la pourriture et les feuilles valsaient dans le bleu pur » (p. 8) ; « O sais-tu comment rejoindre cette porte ouverte sur le ciel / Comment poser le souvenir avec la plus grande délicatesse / comme une plume fragile entre deux pensées oscillantes » (p. 10).

Ainsi, comme tout poème qui nous parle du plus profond de nous-mêmes, la lancinante beauté des vers – qu’ils évoquent la nature traversée avec le défunt ou le dialogue presque sans mots avec le médecin – est comme cette célèbre madeleine de Proust : elle ravive un moment d’éternité dans ce qu’il y a, en chacun de nous, de plus lumineux ou de plus douloureux. Il en est ainsi de ces trois vers, pris à différents poèmes, et tous aussi éloquents par leur passion mystique, où l’ici semble dialoguer avec l’ailleurs : « Et le piano est si pur et si merveilleusement inaccessible (…) et la douloureuse mélancolie de la feuille / Palpitante, si bien qu’on ne sait plus si c’est elle / Ou son âme, qui en cet instant flottant vient à la vie (p. 11) ; « J’aimerais dire la fleur ouverte / Que tu as sentie / Ce moment où tu respiras son âme / Il est partout et jamais je ne le trouve » (p. 22) ; « Et dans un temps suspendu le silence bleuté des rideaux / Ouvrant sur un domaine plus vaste que la mer » (p. 35).

Laurence Chaudouët, Porte ouverte sur le ciel, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 54 pages, 10 euros.

Enfin, le poème intitulé « Dernière visite » (p. 44) livre une expérience pathétique sur l’instant d’adieu, cette minute tragiquement inoubliable pour celui qui aime : « Le docteur / A dit d’une voix atone : « Oui, je vois ! » / Et nous sommes repartis / Plus rien ne s’échappait de ta bouche / C’était un silence qui ne pouvait pas avoir sa place dans le réel / Mais nous avons marché / Le brancard poussé / Ce jour-là – je ne le savais pas – la lumière était un corps / Nu et froid – un corps inerte – absent pour tout regard » (p. 44)

Ces deux recueils, incontestablement, pour qui est sensible à la vraie poésie, offrent au lecteur le « oui » nietzschéen, l’affirmation de la vie, dans ses moments les plus fugaces comme les plus terribles.




Ángelos Sikelianós, Le Visionnaire

Lorsqu'on referme le livre de  Sikelianós, le premier mot qui vient à l'esprit est ferveur, celle dont il fait preuve à mettre en vers son pays comme l'entière Humanité ; un désir de communion qui embrasse aussi bien l'humain que le divin, une célébration à hauteur de ces enjeux : incommensurable. Il ne faut pas s'étonner, dès lors, que les poèmes soient longs, parfois très longs (une trentaine de poèmes seulement sur plus de cent pages pour ce choix qu'a opéré le traducteur Michel Volkovitch). Il n'est pas rare non plus qu'une phrase ait besoin de plus d'une dizaine de vers pour se déployer ; elle est ample comme la mer, habitée comme elle de remous, déferle.

Tel un homme laissant l'étreinte de sa femme,
car était juste sa soif de mourir,
car il était un champ dont les épis frémissent
profondément, courbés par la rafale
cette invisible faux qui passe au-dessus d'eux,
un homme désirant le faucheur qui viendrait
couper les épis mûrs et les coquelicots
- il désirait aussi l'étreinte de sa femme,
léger son sang, fraîche sa veine, une torpeur
silencieuse, on eût dit éternelle, l'a pris,
imprégné jusqu'au fond par l'esprit de la terre ;
de la lune la lueur traversait sa paupière
tels des nuages printaniers, et les étoiles
allégeaient son esprit, pareilles à des larmes,
il avait les paisibles monts au loin pour gardes ;
l'esprit de l'homme et son corps se touchaient
il n'avait plus sur lui l'ombre du moissonneur,
étendu sur le dos il ne voyait nul signe,
mais dans un lent coup d’œil, des fonds sans fin ;
et moi aussi, dans ma veille éternelle,
debout, mes yeux ouverts se tournant vers le ciel,
j'éclaire au fond de moi et reflète les monts...

Ángelos Sikelianós, Le visionnaire, éditions Le miel des anges, 2022, 109 pages, 12 €.

Ce long extrait du poème Tumulus (une seule phrase de vingt-deux vers) témoigne de cette communion multiple (chair et esprit, homme et nature, vie et mort), allie de manière lumineuse choses concrètes et évocation spirituelle, symbolisme et esthétisme.

Jeune homme, Ángelos Sikelianós(1884-1951), bien qu'inscrit à la Faculté de Droit d'Athènes, dont il ne suit pas les cours, est inexorablement attiré par les arts, d'abord le théâtre puis la poésie. Il voyage à travers la Grèce, mais aussi à Rome, à Paris... À partir de 1923, germe en lui l'idée de fraternité universelle, bien plus large que celle qui serait réservée aux seuls êtres humains. Ainsi, dans le poème Voie sacrée, contant la rencontre d'un bohémien qui fait danser assez cruellement une ourse et son petit, il a cette réflexion :

Et en marchant, mon cœur gémissait :
« Viendra-t-elle un jour, ou jamais, l'heure
où les âmes de l'ourse et du Tsigane
et la mienne, que je crois Initiée,
se feront fête ? »

En 1906, chez la danseuse Isadora Duncan, il rencontra une communautés d'expatriés américains qui avaient décidé de vivre comme les Grecs de l'Antiquité, dans une ambiance mystique qui séduira le jeune Ángelos. Cette empreinte se retrouvera fréquemment dans ses poèmes et jusque dans sa vie, avec son « projet delphique » : persuadé que Delphes, où il réside, peut redevenir, comme dans l'Antiquité, un centre spirituel qui dépasserait les différences entre les peuples, il conçoit tout un programme (comprenant la création d'une Université) auquel sont conviées nombres de personnalités. Des Fêtes delphiques, largement subventionnées par son épouse, sont organisées. Il y accueille le compositeur Richard Strauss en mai 1927. Le poète Georges Séféris y viendra en 1929. Des représentations de théâtre antique sont données. Mais ce projet, pour intéressant qu'il fût, ruina le couple. Ces données biographiques sont importantes pour comprendre l'engagement, jusque dans son écriture poétique, de  Sikelianós. Quelques titres de poèmes parlent d'eux-mêmes quant à la référence au monde antique et à ses mythologies : Les chevaux d'Achille, Anadyomène (une note nous apprend que ce terme signifie « Qui a jailli des eaux » et fait allusion à la naissance de Vénus, Je voyage avec Dionysos, Dédale, etc.

[…] Ta voix,
la voix d'un dieu émergeant du sommeil,
voix de la « grande ivresse », appellera soudain
les morts vers le soleil et sa chaleur,
tandis que se penchera sur Ton berceau
l'ombre de Ta vigne unique toute-puissante,
mon doux enfant, mon Dionysos, mon Christ !

Sikelianós n'hésite pas, dans sa vocation enthousiaste à tout rassembler, à relier Jésus et le fils de Zeus. Cette sorte de syncrétisme correspond à l'universalisme de l'auteur qui embrasse tous les domaines.

Oui, c'est là,
sur un cap de Leucade,
où les galets sont nets,
polis comme des œufs de pigeon par la vague,
que je T'ai connue, Athéna,
au corps d'adolescente, à la pensée légère !

Comme deux galets qu'on lance
sur la mer immobile,
le cercle de l'un 
entrant dans l'autre
sans qu'ils se brisent,
Tu es entrée dans mon âme
comme l'âme d'une sœur dans son frère !

Rappelons que Sikelianós est né à Leucade. Il associe son histoire personnelle ici avec celle de la déesse, en une osmose comme celle des ronds dans l'eau, générés par des cailloux qu'on y jette.

Le traducteur a parfois tenté, avec succès, le pari de la rime dans le texte français,

Ce qui reste léger en ce monde, il suffit
du four des sensations pour le changer en nid,

quand le soleil ne peut allumer mon désir
à lui seul, ni le feu les ossements rôtir...

C'est la petite fleur face au portail fermé,
c'est l'eau du puits par quoi l'hiver est tempéré.

Si la poésie messianique d'Ángelos Sikelianós est entièrement colorée d'emphase, il faut, pour avoir une chance de l'apprécier, se laisser porter par ce flot généreux.

Le terme grec Ο αλαφροΐσκιωτος (titre de son premier grand poème lyrique, écrit lors d'un voyage en Égypte, traduit par Le visionnaire, titre repris dans ce choix de textes opéré par Michel Volkovitch), concentre en lui plusieurs notions, celles de pur, naïf, marqué par le destin, mélange d'élection surnaturelle et d'inadaptation à la vie. Nous verrons, quant à nous, chez ce visionnaire, un poète à l'écriture certes en décalage avec la modernité d'un Séféris par exemple, un homme dont le souffle a voulu s'accorder à celui du divin.

Présentation de l’auteur

Ángelos Sikelianós

Angelos Sikelianos (1884-1951) est généralement reconnu comme le plus important poète grec entre Cavafy et Seferis. C'était un poète lyrique et un dramaturge grec. Ses thèmes incluent l'histoire grecque, le symbolisme religieux ainsi que l'harmonie universelle dans des poèmes tels que Le coup de lune, Prologue à la vie, Mère de Dieu et L'affirmation de Delphes. Ses pièces de théâtre comprennent Sibylla, Dédale en Crète, Le Christ à Rome, La Mort de Digenis, Le Dithyrambe de la Rose et Asklepius. Certains des plus beaux textes de Sikelianos comptent parmi les meilleurs de la littérature occidentale. Chaque année, de 1946 à 1951, il a été proposé pour le prix Nobel de littérature.

Pour Sikelianos, tout dans le monde naturel et visible, lorsqu'il est perçu correctement, est l'expression d'un ordre surnaturel et invisible de la réalité. La tâche du prophète, du sage et du poète est de réconcilier un monde avec l'autre, de guérir la dichotomie entre eux par un acte de médiation créative. Dans cette optique, Sikelianos utilise le mythe non pas comme un artifice rhétorique mais comme un mode de révélation des divinités éternelles qui habitent le monde physique. Dans ses derniers poèmes, le mythe devient le moyen d'unir ses voix subjectives et narratives en une sublime vision tragique.

Bibliographie

  • (el) Άγγελου Σικελιανού, Άπαντα, Λυρικός Βίος, 6 τόμοι, Ίκαρος, Αθήνα, (1966).
  • (el) Άγγελου Σικελιανού, Θυμέλη, 3 τόμοι, Ίκαρος, Αθήνα.
  • (fr) Octave Merlier, Le serment sur le Styx, Cinq poèmes de Sikelianos (1941-42), Icaros, Collection de l'Institut français d'Athènes (1946).
  • (fr) Robert Levesque, Sikelianos, Choix de poèmes. Avant-propos de Paul Éluard (1946).
  • (fr) A. Sikelianos, Poèmes Akritiques, suivi de La mort de Digenis (tragédie), adaptation par Octave Merlier, Collection de l'Institut français d'Athènes (1960).
  • (fr) A. Sikelianos, Une voix orphique, choix de poèmes traduit du grec moderne et présenté par Renée Jacquin, édition bilingue, Éditions de la Différence, coll. « Orphée » (1990).
  • (fr) Le dithyrambe de la Rose, édition bilingue, traduction de Renée Jacquin, Publication du Groupe interdisciplinaire du Théâtre antique, Université Paul Valéry, Montpellier (1989).
  • (fr) Dédale en Crète, édition bilingue, traduction de Renée Jacquin, Publication du Groupe interdisciplinaire du Théâtre antique, Université Paul Valéry, Montpellier (1986).
  • (fr) L'esprit de Delphes : A.Sikelianos, Publication de l'Université de Provence (1989).

Poèmes choisis

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