Giuseppe Penone, Respirer l’ombre

Par |2023-04-21T13:37:37+02:00 21 avril 2023|Catégories : Critiques, Giuseppe Penone|

Respir­er l’om­bre se lit par cer­cles con­cen­triques, une strate en meut une autre et c’est l’ensem­ble du texte qui respire à mesure. À l’im­age du règne végé­tal auquel son tra­vail de sculp­teur prend source et appui depuis plus de cinquante ans, les écrits de Giuseppe Penone con­stituent un corps sou­ple, labile et cohérent mais jamais achevé, tou­jours en cours, en croissance.

Respir­er l’om­bre est donc un proces­sus bien plus qu’un pro­jet d’écri­t­ure, est en fait une part du proces­sus glob­al à l’œu­vre dans le tra­vail de Giuseppe Penone. Et de même que la  total­ité de ses réal­i­sa­tions respirent ensem­ble, à l’in­star des cel­lules d’un unique organ­isme, les travaux les plus récents venant à la fois déploy­er et réac­tu­alis­er les pre­miers gestes de l’artiste, le recueil de ses textes présente une sorte de cir­cu­la­tion interne mul­ti­ple et con­tin­ue. Et ce dont le lecteur devient le témoin sem­ble, moins que le développe­ment ou l’ac­com­pa­g­ne­ment d’une tra­jec­toire de créa­tion, l’opéra­tion même des flux et des porosités sans cesse inter­rogés par Giuseppe Penone.

Ain­si peut-on entr­er en n’im­porte quel endroit du livre et d’emblée touch­er le tra­vail en cours, parce qu’à aucun moment le geste de dire ne perd la sen­sa­tion, parce qu’à aucun moment la parole ne perd son car­ac­tère par­lant et qu’ain­si la langue opère dans son entièreté, à la fois poé­tique et réflex­ive, évo­quant, con­vo­quant et organ­isant la matière qui lui donne vie et sens. Les textes sont au présent. Les dates sont mélangées. Le proces­sus continue.

Respir­er l’om­bre, c’est comme touch­er un corps qui a la même tem­péra­ture que la nôtre écrit Penone en 1998, et en effet lire ce recueil induit sans l’ex­pli­quer la sen­sa­tion de l’u­nivers plas­tique de l’artiste, en même temps que la con­nais­sance de cet univers n’a rien d’une con­di­tion d’en­trée dans le texte tant sa puis­sance d’évo­ca­tion est immé­di­ate­ment fonctionnelle. 

Giuseppe Penone, Respir­er l’om­bre, tra­duc­tion Mireille Coste, Camille Gen­drault, les édi­tions Beaux-arts de Paris, 2008, 30 €.

Le poète André du Bouchet inter­pelait ain­si ses out­ils de tra­vail : Si vous êtes des mots, par­lez! Les mots de Penone par­lent, ils don­nent forme autant qu’ils sont impactés, comme la peau qui à la fois reçoit et trans­met, informe et trans­forme. Ils con­ser­vent l’empreinte d’une main de sculp­teur, don­nant à sen­tir ce qui sent, ce qu’est le sen­tir, dans la famil­iar­ité des forces de grav­ité et de résistance.

Depuis plus de cinquante ans, Penone palpe une zone infime et infinie, l’in­tu­ition d’un corps au con­tact d’un autre corps, le geste fon­da­teur et maintes fois revis­ité de maintes façons, celui de tout son corps de très jeune homme embras­sant le tronc d’un arbre et pari­ant sur le temps pour éprou­ver, don­ner à voir, pro­longer les épais­seurs impliquées et implicites de ce con­tact pre­mier. L’oeu­vre est inti­t­ulée : L’ar­bre se sou­vien­dra du con­tact. Le sculp­teur a 22 ans et écrit :

la main s’en­fonce dans le tronc de l’ar­bre qui,
par la vitesse de sa crois­sance et la plas­tic­ité de sa matière,
est l’élé­ment flu­ide idéal pour être modelé.

On peut qual­i­fi­er le tra­vail de Penone, on peut en retrac­er le cours, rap­pel­er l’Arte povera comme con­texte d’émer­gence et de déploiement, et suiv­re la mat­u­ra­tion d’un artiste pro­fondé­ment engagé dans et par son ques­tion­nement des sens (voir l’in­vis­i­ble, la sur­face interne des paupières par exem­ple ; don­ner forme à l’in­tan­gi­ble, comme le souf­fle) et des proces­sus vitaux (crois­sance et cir­cu­la­tion, notam­ment végé­tales). Rien n’est séparé chez Penone, et c’est à cette matrice que se forme l’écri­t­ure. Il le dit dès 1969 : Le sens de mes écrits est incom­plet si on ne les lit par en pen­sant à mes œuvres. Mais aucune porte ne ferme les autres, et il est cer­taine­ment légitime de se laiss­er entr­er dans les textes de Penone sans rien con­naître (encore) de l’oeu­vre en devenir.

Un bon sen­tier, c’est celui qui se perd dans le mar­quis
qui se referme d’un coup avec ses arbustes
sur le dos du promeneur sans nous dire
si c’est lui qui le trace
le pre­mier ou le dernier
de ceux qui l’ont parcouru.
Le sen­tier dis­paru est celui qu’il faut prendre,
le but est de per­dre le sen­tier pour le retrou­ver et le reparcourir.
C’est pourquoi il faut préserv­er la forêt vierge, les arbustes,
le sous-bois, le brouillard.
La pré­ci­sion du sen­tier bien tracé est stérile.
Trou­ver le sen­tier, le par­courir, le son­der en écar­tant les ronces,
c’est la sculpture.

 

Présentation de l’auteur

Giuseppe Penone

L’artiste con­tem­po­rain ital­ien Giuseppe Penone naît à Gares­sio (province de Cuneo) le 3 avril 1947.

Son œuvre est mar­quée par l’emploi de matéri­aux comme le bois, le mar­bre, la résine végé­tale, le bronze ou la graphite. Dès 1966 Giuseppe Penone débute une série d’in­ter­ven­tions sur les arbres inti­t­ulée “Alpi marit­times”. Il est asso­cié au mou­ve­ment de l’Arte Povera, qui décrit une atti­tude (plutôt qu’un mou­ve­ment à part entière) qui prône — dès la fin des années 60 — le retour de l’art à l’essen­tiel en engageant notam­ment une réflex­ion sur la rela­tion entre nature et culture.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bib­li­ogra­phie

  • 1968 : Alpi Marit­time — L’al­bero ricorderà il con­tat­to [Alpes-Mar­itimes — L’ar­bre se sou­vien­dra du con­tact]. Doc­u­men­ta­tion pho­tographique de l’ac­tion (l’artiste enserre à bras le corps un tronc sur fond de neige. Le con­tour de son corps a été tracé par une tige de fer clouée dans l’écorce.)
  • 1968-après 1969 : Alpi Marit­time — Con­tin­uerà a crescere tranne che in quel pun­to [Alpes-Mar­itimes — Il pour­suiv­ra sa crois­sance sauf en ce point]. Doc­u­ment pho­tographique de l’ac­tion. (L’artiste empoigne un jeune tronc. Il répète ce geste avec une main de fer forgé. Dans les ver­sions suiv­antes : avec un bronze pro­duit par le moulage de sa main. Le métal est « absorbé » par l’arbre.)
  • 1969-après 1970 : Alberi [Arbres]. Poutres décor­tiquées suiv­ant un anneau de crois­sance qui met­tent en lumière, chaque fois, un jeune tronc avec le départ de ses branches.
  • 1970-après 1971 : Roves­cia­re i pro­pri occhi [Retourn­er ses pro­pres yeux]. Pho­togra­phie doc­u­men­tant l’ac­tion: lentilles de contact-miroirs.
  • 1974-après 1975 : Pres­sione [Pres­sion]. Fusain sur mur, dimen­sions déter­minées par l’e­space de l’in­stal­la­tion. (Repro­duc­tion mon­u­men­tale par l’artiste d’un détail de sa peau.
  • 1977 : Patate [Pommes de terre]. Empreintes de frag­ments de son vis­age occupées par des pommes de terre lors de leur développe­ment, puis trans­férées dans le bronze doré et dis­posées dans un mon­ceau de pommes de terre, dimen­sions déter­minées par l’e­space de l’installation.
  • 1978 : Sof­fio [Souf­fle]. Ter­res cuites, de 72 à 158 cm de haut. Dans cette série Penone con­stru­it avec de l’argile un moulage de son corps, puis il monte au colom­bin une « urne », et y ajoute l’empreinte interne de sa bouche au som­met, comme en train de souf­fler.
  • 1998-après 1999 : Res­pi­rare l’om­bra [Respir­er l’om­bre] Cages métalliques con­tenant des feuilles (lau­ri­er, thé… selon les ver­sions), bronze doré à la feuille représen­tant l’ap­pareil res­pi­ra­toire de l’homme au moyen de « feuilles » , dimen­sions déter­minées par l’e­space de l’installation.
  • 1986 : Verde del bosco [Vert du bois]. Frot­tage de feuilles et couleurs végé­tales sur toile, 264 x 583 cm.
  • 1999 : L’al­bero delle vocali [L’Ar­bre des voyelles]. Moulage en bronze d’un chêne de 30 mètres de long, let­tres de bronze, plantations.
  • 2001 : Ele­vazione [Élé­va­tion]. Bronze, 4 aulnes et 1 hêtre. 9 x 5,50 x 5,60 m. Rot­ter­dam. Les cinq arbres, en gran­dis­sant, en arriveront à envelop­per le sup­port métallique de l’ar­bre de bronze. Les arbres vivants « porteront » alors l’ar­bre de métal par ses racines.
  • 2005 : Spine d’a­ca­cia — con­tat­to, mag­gio 2005 [Épines d’a­ca­cia — con­tact, ]. Toile, soie, épines d’a­ca­cia. 12 élé­ments de 100 x 120 cm : dim. totales : 300 x 480 cm. Chaque épine cor­re­spond à un point som­bre sur fond de soie blanche dans cette mon­u­men­tale représen­ta­tion des lèvres de l’artiste.
  • 2008-après 2008 : Sig­illo [Sceau]. Ver­sion de 2012 : mar­bre blanc de Car­rare, 54 élé­ments de 135 x 90 x 3 cm : soit 19,80 x 4,05 m. et un cylin­dre : D. 47,5 x L. 303 cm, instal­la­tion au Château de Ver­sailles en 2013.
  • 2009 : Propagazione, 2009 [Pro­poga­tion, 2009]En 2009, dans le cadre d’une com­mande publique, il a réal­isé pour la Chalcogra­phie du Lou­vre une gravure au ver­nis mou et à l’eau-forte inti­t­ulée Propagazione.
  • 2014 : Avvol­gere la ter­ra [Envelop­per la terre]. Qua­torze œuvres au mur : plaques d’a­lu­mini­um à la sur­face irrégulière et con­vexe, dimen­sions vari­ables (env. 40 x 50 x 10 cm) avec en leur cen­tre une terre cuite. Chaque fois, G. Penone a com­primé dans sa main une petite boule de terre qui a été cuite ensuite.
  • 2016 : Arbre à pierre, Dinard, vil­la Grey­stones, col­lec­tion François Pinault.

Expo­si­tions récentes

  • 1997 : Car­ré d’Art, Nîmes.
  • 2000 : « Epipha­nies », Cathé­drale d’Evry, Evry.
  • 2004 : Cen­tre Pompidou.
  • 2011 : « Des veines, au ciel, ouvertes », au Grand-Hornu.
  • 2012 : dOC­U­MEN­TA (13), à Cassel.
  • 2012 : « Inter­sect­ing Gaze », Gagosian Gallery, Londres.
  • 2013 : « Ideas of Stone », Madi­son Square Park, New York.
  • 2013 : Château de Versailles.
  • 2014 : Main Room, Arse­nal Con­tem­po­rary, Montreal.
  • 2014 : « Cir­cling », Gagosian Gallery, London.
  • 2014 : Install­ment 2: The Col­lec­tion, Fon­da­tion Louis Vuit­ton, Paris.
  • 2014 / 2015 : Musée de Grenoble.
  • 2015 : « Being the Riv­er, Repeat­ing the For­est », Nash­er Sculp­ture Cen­ter, Dallas.
  • 2015 : « New Skin », Aïshti Foun­da­tion, Beirut.
  • 2016 : « Leaves of Stone », Gagosian Gallery, Cen­tral, Hong Kong.
  • 2016 : « J’eus, J’aurai, Je n’ai », Galerie Mar­i­an Good­man, Paris.
  • 2017 : Palaz­zo del­la Civiltà Ital­iana, Rome.
  • 2018–19 : York­shire Sculp­ture Park.
  • 2022 : Cou­vent Sainte-Marie de La Tourette.
  • 2022–2023 : rétro­spec­tive d’œuvres don­nées au Cen­tre Pom­pi­dou.

    Dis­tinc­tions

    • 2001 : Prix Schock dans la caté­gorie Arts visuels.
    • 2010 : Chevalier de la Légion d'honneur Cheva­lier de la Légion d’honneur.
    • 2014 : Praemi­um Impe­ri­ale dans la caté­gorie Sculp­ture.
    • 2018 : Doc­tor­at hon­oris causa de l’U­ni­ver­sité Brown en Fine Arts.
    • 2022 : Mem­bre de l’A­cadémie des Beaux-Arts.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Marie Tavera

Née à Paris en 1974, j’ai vécu en Suisse la majeure par­tie de ma vie et me suis instal­lée en Ardèche en 2014. Je m’y con­sacre à mon tra­vail artis­tique : écri­t­ure et dessin, après une ving­taine d’an­nées à nav­iguer entre recherche his­torique et tra­vail social auprès de per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap men­tal. Ce par­cours a nour­ri l’é­ton­nement qui ani­me aujour­d’hui mon écri­t­ure autant que mon dessin : qu’est-ce que voir, percevoir, et d’où regarde-t-on ? Avec quelle focale, depuis quel endroit (de soi, du monde, de nos per­cep­tions, mémoires, etc) ? Com­mune autant qu’inépuis­able expéri­ence de la porosité et du mou­ve­ment : entre (in)visible et (il)lisible, ce qui tra­verse. Dans ma pra­tique pic­turale comme dans ma poésie, je cherche une focale qui dise à la fois l’a­dosse­ment au tan­gi­ble et son affran­chisse­ment: le lieu qui vient, qui est perçu, qui échappe. Peut-être à cause de mon regard de myope, peut-être parce que le vivant est déjà for­cé­ment ailleurs, hors de sa trace, dans le mou­ve­ment et la tex­ture. Bib­li­ogra­phie  Frau(x), col­lec­tif, édi­tions Le Frau, 2019 Pré­da­tions, avec des cyan­otypes de Claude Baudin, La Baraque de chantier, 5 ex, 2019 Les jardins de décem­bre, avec des encres de Nico­las Blondel, livret de la col­lec­tion « Bêtes noires », édi­tions Le Frau, 2018 Lev­ées, édi­tions Le Miel de l’Ours, 2017 Nids vari­ables, édi­tions Le Miel de l’Ours, 2008 en revues : Tra­ver­sées n°94, Faire-part n°38–39, Diérèse n° 74, La canopée n°s 25 et n°27, Paysages écrits revue vraien°29, N47 Revue de poésie nos 29 et 31, Ecrit(s) du Nord, nos  31–32, L’in­tran­quille n°12, Lichen n° 4, La Couleur des jours, nos 2 et 13, Inédits Le Cour­ri­er, 3 avril 2018, Terre à ciel sept.21, L’Épître n°347. Rési­dences d’écri­t­ure : « Aux extrémités de notre Univers », autour de l’ex­po­si­tion de Ger­da Stein­er et Jörg Lenzinger, com­mande du Musée de Valence, 2019 « Le moment du paysage », rési­dence en ligne, édi­tions du frau, 2020 https://taveramarie.wixsite.com/site
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