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Stéphane Sangral, Infiniment au bord

Infiniment au bord, sous-titré Soixante-dix variations autour du Je est un livre de poésie autant que de philosophie, un livre intime et universel dont on ne finit jamais la lecture car à l’image des « boucles » caractéristiques de l’écriture de Stéphane Sangral, nous sommes inéluctablement amenés à le rouvrir tant ce « Je » indéfinissable reflète la multiplicité de l’être et du non-être.

Ainsi est-on happé, entraîné dans des cycles martelés d’apories où l’on tournoie sans fin jusqu’à l’épuisement. On cherche à s’accrocher, glissant d’une page à l’autre, cherchant en vain, dans une fuite éperdue au côté du poète, qui l’on est, qui est ce « Je » qui demeure étranger et que Denis Ferdinande, dans sa préface, définit en empruntant ces vers de Philippe Grand : « Je/ induit en erreur », nous avertissant dès la première page que l’auteur se (et nous) confronte à l’impossibilité de se connaître.

Mais Stéphane Sangral traite d’une manière toute personnelle cette question qui hante les philosophes depuis l’Antiquité1. S’il a recours aux mots, il les utilise pour composer une partition musicale qui laisse entendre rythmes et cadences entrecoupés de longs silences, de decrescendos, de pianissimos qui s’en vont « morendo ». Soudain, entre deux tirets d’incises, éclate un « fortissimo » (caractère gras, taille de police maximale) «   … Je est/ mort… » ! puis le cheminement continue dans des vers qui se déclinent et se contredisent au cours de variations qui semblent infinies.

Composée en mode mineur, l’œuvre nous offre deux niveaux de perception : la première, objective, philosophique (la conscience du Moi) où chaque page nous confronte à la rigueur scientifique d’une logique qui se défait au fur et à mesure qu’elle s’écrit, un raisonnement exprimé par les mots, et une autre, subjective, symbolique, exprimée par la poésie. Un dialogue entre la science et l’art.

Stéphane Sangral, Infiniment au bord, Éditions Galilée 2020, pages :128, prix, 15€.

Perdu dans le dédale obscur d’une prison à la Piranèse, on ne cesse de douter, de désapprendre, et l’on en viendrait presque à s’interroger sur la place de la poésie qui semble s’absenter. C’est sans compter sur l’art de Stéphane Sangral : le poète philosophe, qui construit un rapport au langage radicalement autre, va jusqu’à mettre en abîme le paradoxe lui-même : contre toute attente, ce n’est pas dans les vers que réside le poème mais dans ce que l’auteur nous suggère par la rupture d’une lecture linéaire, par le mouvement, reflet de l’être lui-même – « L’Être n'est que le mouvement qui l'arrache au Néant » – mouvement d’une écriture non pas « ancrée » (le mouvement cesserait d'être) mais « encrée » dans la page, sous forme d’un graphisme dynamique.

Les vers s’arc-boutent, serpentent, se télescopent, se déchirent, se cachent, s’effacent, remplacés par des points. En effet, comment les mots pourraient-ils dire la douloureuse quête d’un « Je » qui ne peut être qu’en se dédisant aussitôt dit ? Dans le poème de la dernière page, « Je » n’est même plus écrit, mais rejeté dans une note en bas de page. Un « Je » remplacé par le vide. On l’aura compris, dans ce livre plus que dans tout autre, c’est l’architecture entière qui repose sur la dimension visuelle dont le graphisme évoque parfois les calligrammes d’Apollinaire. Rien d’étonnant étant donné que le calligramme relève autant de la littérature, de la peinture que de la philosophie2. Ainsi sommes-nous entrainés dans des phrases en miroirs, des poèmes sans fond où se tarit le langage, des pages où les mots éclatent, et dans les blancs de la page, un vide à donner le vertige. Un vide que la poésie fait déborder du néant, un vide nécessaire, essentiel, car les phrases qui se vident de leur sens, ouvrent sur le sens du vide : un vide qui est énergie, un vide qui est création. Un vide qui n’est pas le néant mais l’infini. Car au-delà du raisonnement logique, « Je » prend vie dans un langage secret et chiffré. On ne peut nier la symbolique des chiffres présents dans les ouvrages de l’auteur : le 7, symbole de créativité, de spiritualité, de lumière, le 10 qui représente la pensée mathématique en référence à Pythagore, lequel y voyait la valeur ultime et nécessaire de la limite et de la forme, opposées à la non-limite et au chaos.  Enfin leur multiplication, le 70, nombre de lettres qui composent un distique présent dans tous les livres de l’auteur et qui est le symbole de la totalité. Car au milieu du chaos apparent des phrases qui se défont et du « Je » qui meurt à lui-même demeure une incessante quête qui n’est autre que le désir de parvenir à l’Unité.

Un livre-partition qui paradoxalement n’est pas un livre à entendre mais à regarder, à observer. Nul doute, nous sommes avec l’auteur « infiniment au bord » … Au bord de ce qui s’écrit, dans ce livre d’une froide étrangeté et d’une apparente neutralité qui se dévoile un peu plus à chaque lecture. Parti d’une pure intellectualité, on parvient à une vibrante révélation. Entre cri et silence, les pages s’animent, les mots dont on se croyait prisonnier s’ouvrent à la création, résonnent d’âme à âme, une voix poétique s’élève, seule voie possible pour rester vivant. « Je vis et je meurs à chaque page » écrit l’auteur.

Infiniment au bord est un livre de pure méditation. Nul détail du réel, de la sphère personnelle du poète n’est ici révélé : absent au monde et à lui-même, l’auteur ne nous propose aucun appui car les mots s’effondrent après s’être contredis, et on avance dans le brouillard, dans la nuit et les terrains vagues d’une ville sans âme. Aucun repère extérieur puisqu’il s’agit d’aller au bout de l’écriture, au bout de soi-même.

Les miroirs se brisent (est-ce pour mettre fin à la multiplication infinie des apories ?) mais les éclats brillent dans l’ombre et vibrent sous nos yeux, et l’on voit dans le noir s’épancher à bas bruit ce qui nous est caché. Le regard se pose au-delà des mots.  Alors quand l’auteur écrit : « Je cherche le Graal et je n’y crois pas… » (son propre nom l’enfermant dans l’inéluctable, « une irréversibilité qui fait du hasard un destin et de l’existence une prison »3), apparaît tout de même la voûte céleste et la coupe du Graal se dessine sous nos yeux !

Mais dans ce livre où le langage, privé de ses fins communicatives et signifiantes, se consume en lui-même et se défait, l’auteur reste prisonnier de sa solitude « je me sens trop seul et/je suis trop seul/cloîtré là où nul autre n’est ». On pense à Pessoa : « Enferme-toi, mais sans claquer la porte, dans ta tour d’ivoire. Et cette tour d’ivoire, c’est toi-même. Et si l’on vient te dire que tout cela est faux, est absurde, n’en crois rien. Mais ne crois pas non plus ce que je te dis, car on ne doit croire à rien4».

Transpercé par la dent du réel, tel Amfortas5 et sa blessure à jamais ouverte, l’auteur paie l’accès à la connaissance par une blessure inguérissable, et si Jaccottet écrivait : « j'aurai beau répéter "sang" du haut en bas de la page, elle n'en sera pas tachée, ni moi blessé». Sangral réussit, par une mise en page conçue comme une mise en scène, à nous montrer une plaie qui suinte, du sang qui s’échappe du texte et va jusqu’à tacher la page suivante (pages 62-63).

« Je suis/ nu crucifié, ces mots plantés dans cette page/ », écrit-il, une page qu’il qualifie de linceul… image qui entre en résonnance avec la représentation de la passion du Christ. Niant toute religiosité, le poète nous fait néanmoins entrer dans une dimension du monde qui touche au sacré.

Livre sur le temps et l’absence, la dernière partie procède d’une mise en regard d’un « Il » (dans des poèmes épigraphes) et du « Je » (dans le corps du texte).  « Il » est-il le frère défunt de l’auteur à qui est dédié le livre (comme tous ses autres livres) où bien le double de l’auteur ? ou… les deux à la fois ? « Je suis est celui qui n’est pas ». Celui qui pense et celui qui écrit est-il le même ?  Si la raison peut répondre oui, on sait bien que dans la création poétique, « Je est un autre7 ».

Ce livre sur l’impossibilité de définir un « Je » insaisissable s’achève apparemment sur une impasse. Il n’en est rien. Le quatrain de l’avant dernière page s’apaise dans des alexandrins qui apportent une forme de sérénité.

 

Une seule photo me représente bien
celle prise le jour où je n’étais pas là
il y avait du vent tout le monde était là
j’étais un peu ce vent et je me sentais bien 

 

Parfois les absents sont là  / Plus intensément là. écrit François Cheng. Et si l’acceptation du rien était le noyau ontologique de l’existence ? Si le non-être permettait à l’être d’advenir ?

Stéphane Sangral terminera donc sur l’image d’un « Je » et d’un « jeu » pirandellien8 et qu’importe si le mouvement s’échappe hors de lui-même, s’il n’est qu’un « faux-mouvement » puisqu’il est la seule vie réelle née des mots mais qui advient au-delà du langage.

                                              Et
[…]9 ne suis que le mouvement
arraché à ce livre
                                             et

ce n’était qu’un faux mouvement…

 

 

Notes

[1] Cf. Aristote : « L’individu est inconnaissable pour soi ».

[2] Jérôme Peignot, Du calligramme, Édition du Chêne 1978.

[3] Gérard Vittori, « Les figures du hasard dans l’œuvre de Pirandello », Italies (en ligne), 2005, mis en ligne le 21 janvier 2010.

[4] Fernando Pessoa Le livre de l’intranquillité, traduction Françoise Laye, Christian Bourgeois éditeur, 1999.

[5] Amfortas, Roi des Chevaliers du Graal, a été blessé par la Sainte Lance, qui a jadis percé le flanc du Christ. Préservé de la mort par le Graal, il souffre depuis d'une douleur sans fin. 

[6] Philippe Jaccottet,À la lumière d’hiver, L’encre serait de l’ombre Gallimard 2011.

[7] « Car je est un autre », affirme Arthur Rimbaud dans une lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871.

[8] Pirandello n’a eu de cesse de s’interroger sur le problème de la personne humaine, sa cohérence, l’impossibilité qu’il y a à la saisir en totalité. « Un, personne et cent mille » est le titre d’un de ses romans.

[9] « Je » indiqué en bas de la page 117 dans Infiniment au bord , éditions Galilée 2020.

Présentation de l’auteur

Stéphane Sangral

Né en 1973, Stéphane Sangral est poète, philosophe et psychiatre. Son intérêt esthétique et conceptuel à l'égard des boucles a comme origine sa passion pour l'étude de la réflexivité de la conscience, sa fascination pour cette boucle primordiale qu'est le "penser sa pensée", ou même, plus simplement, le "se penser". Il est l’inventeur du concept d’individuité

Philosophie sociale : Fatras du Soi, fracas de l'Autre (Éditions Galilée, 2015)

Philosophie ontologique : Des dalles posées sur rien (Éditions Galilée, 2017)

Poésie : Méandres et Néant (Éditions Galilée, 2013)

              Ombre à n dimensions (Éditions Galilée, 2014)

              Circonvolutions (Éditions Galilée, 2016)

              Là où la nuit / tombe (Éditions Galilée, 2018)

 

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