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Charlotte Delforges, Chapelles – Entre rêves et réel

    J'écris dans des chapelles de pierre et de chair où poser mon regard et écouter. Dans
ces lieux de calme et d'impassibilité la vie semble se réfugier et se laisser écrire, contourner,
entre rêves et réel.

    J'écris pour tenter de distinguer ce qu'une présence absente à elle-même ne peut
révéler : les songes éveillés de l'intériorité et cette perception approfondie de la réalité que l'on
appelle parfois le réel.

    Alors dans l’inouï de l'instant et au-delà de l'absurdité qui nous inonde jaillit une
source nouvelle prête à étancher la soif en moi du poème.

    Ces textes sont comme des herbes gorgées de cette eau souterraine entre visions
oniriques et épiphanies quotidiennes, des petites proses à la voix de poème.

    Les sujets en sont divers, plus ou moins imbibés de nuit ou de lumière. Glanés au fil
d'une écoute attentive, ils cherchent à évoquer la limpidité d'une certaine beauté méditative.

Chapelle intérieure

 

    Au flanc de la grotte incluse lézarde le lierre blanc du premier mutisme. Il porte des
grappes de sang divin qui mûrissent hors du temps et leur jus de lumière perle en résonant.
C'est ici que ce tient le silence. Ici, la semence est invisible, tout croît d'une balle d'ange à la
main radieuse.

    La prière baigne ce lieu de paix où l'oiseau jette un cri muet qui touche l'âme comme
s'il chantait.

    La pierre est tendre et claire de grain, sa chair est meuble à l'esprit sain. C'est à son
souffle que s'abreuve l'antre et sa matière s'émeut sous cette brise ardente.

    Au fond de cette grotte première, un mystère étincelle, c'est la source dont s'éclaire
cette nuit vibrante. Des roses de flamme sanglantes écartèlent leurs pétales pour empourprer
le brasier d'un baiser de vestale. Leur carnation s'enflamme à ce foyer silencieux, diaphane,
dont la chaleur est visible pour mon âme seule.

 

    Dans mon cœur, les mailles subtiles d'un filet d'or percalisé de visions plus que réelles
s'étend sous le soleil.

Aube

 

    Je me souviens, j'avais dans la bouche tout un fouillis de roses blanches qui s'ouvraient
en moi, et ma parole gelait avec l'aube.

    Sur le rougeoiement encore limpide s'apposait les doigts blêmes de mes visions.

    La lumière hésitait à se lever devant l'aumône consumée de mon silence.

    Ma chair livide prenait sa couleur à la gloire purpurine d'un jour aussi vierge que les
origines.

Résurgence

 

    Dans la gorge de la nuit, une émeute de rêves s’engouffre par l'artère écarlate du
songe. Profusion de vie qui bat contre la membrane obscurcie de l'âme. Nuée pâle bousculant
les astres comme une armée levée au cœur de la tempête. Ruée qui rompt mes veines, saignée
de fantômes et de fer.

    La reine des roses au ciel coagulé salue mon retour d'un claquement bleu de pétales.

    Dans l'éther enfin ouvert, jaillit de ma bouche le glaive de l'aube à la lame régurgitée.
Ma tête rejetée en arrière, je crache un sang d'étoiles dans une strangulation de lumière.

Après-midi d'été

 

    Les yeux mi-clos, je plonge dans le bourdonnement du cosmos, noir comme l'insecte,
blanc comme l'éblouissement. Deux nuances pour faire sourdre l'essence de la vision,
l'incandescence de la vibration. Sur ma rétine les ombres se fondent au zénith, mes yeux mi-
clos dénudent les antonymes. La lumière est crue, je sombre.

    Le brasier immole mes sens. Dans cette chaude accalmie l'incendie calcine ma chair et
blanchit mes os. Ma craie s'effrite contre les panoramas obstrués des mirages balnéaires. Des
particules de cendre surexposées s'envolent vers la mer. Dans l’éparpillement, mon corps
s'imprime en négatif. Je vis l’envers du décor. Je me focalise... je m'évapore, la crémation
s'opère.

    Je ferme les yeux et c'est l’éclipse. Le disque de mes paupières recouvre le
ravissement qui s'évanouit. Illuminée du dedans j'entends les chants de transe des barbares de
basalte couverts d'ivoire. Je touche l’albâtre des dunes sous la vasque des nuits d'ébène.
J'entrevois des plages aux pieds des volcans qui crissent de nacre sous le pas du vent.

    Noir, blanc, noir, blanc...

Ici

 

… Et je reviens toujours ici...

 

    Là, dans ce lieu apocryphe où les choses irradient, tangibles comme le battement de
mon pouls, non pas sous mes yeux mais dedans brillant de la fusion retrouvée, de l'instant qui
se dilate jusqu'à l'éternité.

    Et je tire le fil tortueux de ma pensée pour que sa courbe se hiératise et qu'à sa
rectitude réponde chaque ligne pure du monde.

    Alors, je peux lire dans le réel comme dans des hiéroglyphes familiers. Mon cœur
seul, attentif et neuf, est ma pierre de rosette. A mon oreille s'écoule l'encre fleurie du
mystère.

 

    Ici, dans ce lieu utopique, le vert de la feuille éclate avec la ferveur guerrière du métal.
Sa chlorophylle coagule comme le sang du temps contemplant sa joie de n'être.

    Là, le cri de l'hirondelle s'est perdu et bourdonne longtemps après dans la maille fine
du vent, à l'aube du réveil, au soir approchant.

    Ici, sous l’œil d'une rose trémière qui me regarde marcher, les traits rentrés dans ses
plis de vestale, le chemin passe sans s'étonner.

    Ici, la mort surgie a la magnificence à peine voilée d'un soleil de printemps dont le
glaive salue notre folie.

    Ici, l'amour malade nous déchire mais son parfum est plus puissant que le bruit, et son
ivresse désespère la nuit.

    Là, dans l'eau lumineuse aux squames d'étoiles, des pensées marécageuses mouillent la
coque d'une barque dans la nasse du temps.

    Ici, la lettre est le cœur du dieu errant qui nous cherche sur la page, le signe de tous les
présages et de tous les saisissements.

    Ici...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Charlotte Delforges

Charlotte Delforges est animatrice en ateliers d’écriture et art-thérapeute par l’écrit dans la Région Nantaise.

Après ses études en Lettres Modernes à la Faculté de Nantes, elle travaille dans le social auprès d’enfants autistes et d’adultes déficients intellectuels avant de se former en animation d’ateliers d’écriture et en art-thérapie.

Pétrie de littérature classique et de musique, elle écrit des poèmes depuis le plus jeune âge et a déjà publié quelques poèmes aux Éditions Amalthée en 2013. À travers sa poésie, elle cherche avant tout à exprimer ce qu’elle perçoit de la beauté du monde et de son intériorité.

 Chapelles - entre rêves et réel est son premier recueil.

Autres lectures




Rémi Froger, Ciel et terre

Marche

Ou bien marcher le long de l’eau, un peu ruisseau ou lac, d’un pas indifférent, indiquant d’un geste
la branche tombée, la feuille levée, le bambou d’un jour.

Ou bien il s’est assis sur un bloc de pierre taillé, il s’est assis, il a plongé les yeux dans un livre et
tout se passe dans ce pli d’un homme et d’une pierre, et rien n’y fera.

Ou bien un dessin donné par la main derrière la nuque, une lente lumière au long de la pente aux
oliviers, la main et cette courbe.

Ou bien celle qui serait la même régnant sur le milieu des végétaux, tout cet ailleurs tenant la terre

droite, la statue parfaitement reine, les passés et bien d’autres faits.

Ou bien un peu de jeu, franchir un désert, franchir la lumière brûlante, la barrière brûlante et
continuer jusqu’à la prochaine ligne où roule un ballon.

Ou bien sait-on ce que nous sommes, une course brève sur un sol battu et rebattu, les arbres, les
façades, parallèles, courir droit ou de travers en descendant vers la porte verte.

 

Le sens se glisse

Le sens se glisse le long des flancs, des torses, des hanches. Le sens se plie, se niche – c’est une
phrase qui ne vient pas d’autre chose, une esquisse – une phrase que nous ne comprenons pas
autrement que l’enfant qui fait des ronds sur le sable avec ses pieds, que la femme qui passe la main
dans son cou pour réunir ses cheveux, que l’éphémère rayon de lumière entre les buts – une phrase
que nous effacerons plus tard quand d’autres signes arriveront.

 

Un autre sens

Un sens ou bien l’autre ne serait qu’un brouillon. Les signes fument, les images apparaissent à la
renverse, des branches séchant à terre, des cheminées d’usine encore improbables, facettes de
paysages d’hier, d’hiver, tout en brouillards, en givres, en fossés – images retenues par quelque
barrage entraînant le mouvement des turbines, la production d’une énergie invisible, inaudible,
impalpable mais mortelle. Le sens n’en est pas plus éclairci s’il n’est que conséquence de toutes les
péripéties, passages d’un format vers un autre, conséquences fixant et encadrant le déroulé, le défilé,
le brouillon.

Sollicité, c’est à dire arrêté dans la marche, nous nous efforçons, mais d’automatismes et non
d’efforts, nous cachons le signe dans la circonstance quelconque. Ou bien dans sa
circonstance, sa venue et son allée. Le signe, ou le sens qui serait cette chute.

 

Boue

La boue, personne ne la connaît, elle n’a pas de lieu particulier. Nous nous efforçons de nous y
adapter.

De la boue sont sortis les noms et les lettres, et le nombre des morts, et les tâches accomplies.

De nos mains sont sorties les positions des étoiles dans les cieux, et celles qu’elles tiennent quand
elles tombent sur les champs.

Nous n’avons pas parlé. Nous avons simplement réagi aux terminaisons des doigts, aux vibrations
du manche en bois.

Nous comptons les choses, nous les disposons devant nous, et les rayons d’un trait fin.

Nous avons grandi avec les noms. Nous n’avons pas fini de les chercher.

Celui qui avait scié la pierre connaissait bien cette falaise. Son visage était humide. Les chèvres
broutaient les chardons.

 

Faire autre chose

Voir et faire autre chose. Une longue coulée verte entoure le canapé, atténuée sur la gauche par la
lumière tombant de la fenêtre. Faire autre chose où le vert est plus pâle, la coulée bien plus floue. Le
rectangle est ainsi fait qu’il est le canapé cerné d’une bande verte. Sur la droite est posée une
commode basse. Le tableau posé dessus est éclairé par la fenêtre, nous le voyons mal. Au-dessus du
rideau la lumière est la même mais teintée d’orange, elle va plus bas vers le pied du fauteuil posé près
de la commode.

Tunnels de lumière. Faire autre chose n’est pas aisé. Si l’on fendait légèrement les bordures, les
murs et les portes, planchers et plafonds, le travail serait facilité. Ou si l’on glissait vers un autre angle,
montait sur le fauteuil, ouvrait les portes et les fenêtres, pour voir autrement ou voir d’autres tunnels.

Mais traiter une autre chose, comment traiter une autre chose, cette autre chose, depuis quand est-
elle rouge ?

Présentation de l’auteur

Rémi Froger

Né en 1956.

Bibliographie 

Poursuites, Tarabuste, 2023

planches, P.O.L, 2016

quelque chose de lisible, Contre-mur, 2013

reliefs, lnk, 2011

regarde ça, P.O.L, 2011 

lignes de dérivation, ed. de l'Attente, 2009 

des prises de vues, P.O.L, 2008 

Transferts, Triages / Tarabuste, 2008

Routes, repérages, publie.net, 2008 

chutes, essais, trafics, P.O.L, 2003

Échelles, Tarabuste, 2000 

Rémi Froger peintures et revêtements, Carte blanche, 1999

Des fétus, des noms, Cahiers du Confluent, 1983

Les Bruits qui meurent, Le Dé bleu, 1980

Autres lectures




Nastasia Rugani, Je ne sais plus qui est mort et autres poèmes

Je me rends aux funérailles
Fleurs au bord des phalanges imprimées de pistils
Je te regarde toute de bois vêtu, grise et striée
Le corps contenant, l’âme slave cerclée de fleurs
Broderie sur les yeux de la grand-mère
Broderie de part et d’autre de la rivière, entre elle et toi,
La Drava, les tombes et l’iris,
Macabre boudoir saupoudre la chair sous la pierre et les mots,
Reliefs d’un père au bord de la fosse
Petite fille blanche, yeux de satin,
Miroir tendu à mon cercueil
Je ne sais plus qui est mort.

Il n’y aura pas d’été

Je retiens le blanc de mars posé sur les branches amaigries,
Encore saisies d’hiver,
Déjà les visages ocres et le soleil alangui.
Il n’y aura pas d’été.
La cendre aura recouvert jusqu’à la mémoire des fraises avalées.
Les pantalons bruns - d’avoir essuyé la terre semblable à des rivières d’argile - ouvriront les tibias décharnés.
Il n’y aura pas d’été pour les enfants
qui oublieront les pères et leurs noms, et les murmures de leurs barbes
sur leur joues étanches – oubliés, les baisers.
Il n’y aura pas d’été.

Se souvenir de la morsure

Tu portais la dentelle haut sur le velours de ton crâne
Tu courais d’un costume à l’autre,
Tes mains encore collées de meringue et de praline.
Dans les siennes, immenses à broyer,
Tu te repliais,
Monnaie-du-pape asséchée.
Combien de bouquets se sont fanés sur ta tombe ?
Visage posé dans le blanc du sommeil,
Mensonges sous les ongles.
Larves de coléoptère remuant le macérât qui a vu tes pieds grandir,
Statue friable,
Maison de séismes,
Où est la petite fille ?
Le cadre penche en haut du mur,
Mouche morte sur la plinthe dégarnie,
De la peinture sur les pieds nus ;
Tu avais déménagé.
Tu avais changé la maison et le nom du pays,
Avais gardé le langage ennemi.
Tu avais bu une autre mer et craché un autre sable,
L’œil sur le fil toujours décousu.
Tu as raccommodé les jacquards et les flanelles
Ton nom pris dans le sien ; morsure éternelle.

Nena

Tu es morte, hier
Et avec toi, l’Algérie.
L’Algérie avec toi, main soucieuse sous le bras flasque de chair tendre.
Le monde entier se souvient de tes mains,
Digitales posées sur les autres.

 

Présentation de l’auteur

Nastasia Rugani

Nastasia Rugani est née en 1987, à Pont-à-Mousson. Après des études de lettres modernes à la Sorbonne, elle écrit des romans de littérature jeunesse.

Bibliographie 

Tous les héros s’appellent Phénix (L’école des loisirs), Milly Vodović (Éditions Mémo) et Je serai vivante (Gallimard jeunesse) sont lauréats de nombreux prix littéraires dont la mention spéciale du Prix Vendredi, et le Prix Sorcières. 

Autres lectures




Wald, Cinq poèmes inédits extraits de trouble

restant là
prétendant muet
corps fumigène
pluie d’yeux refusés
nulle part
abandon
restant immobile
gris aux lèvres

à nu vers ce moment
vues trompeuses
coup de marteau dans
nous voudrions léger mais
que voit-on
que ressentons-nous
que faisons-nous
vraiment ce que

je veux faire quoi
sauter dans
couper la laisse
bousiller
cangaceiro
un morceau départ

dans l'envol
un dire
brisé le temps
corps figé torse plâtre
vieux sur l’écho
atours fendus

que vas-tu faire
devant ça
renier ton chemin
gîter
manquer de rythme

Présentation de l’auteur

Wald

Wald (pseudonyme de Patrick Conty) est né le décembre 1951 à Tunis. Il est artiste, performeur et peintre. Il vit à Barcelona, en Espagne

Bibliographie

Publications antérieures

Textes et dessins in revue Phréatique, nn°20 à 26, Paris 1982-1983
Cintre des Nuits poèmes, éd. Arcam, Paris 1981, sous le nom de Patrick Conty
Oiseaux de la nuit long poème in revue Phréatique n°28 , Paris 1984
Clivages poèmes, éd. Poésie-bis , Paris 1985
Runes poèmes, autoédition, Paris 1986
Fresques poèmes, autoédition, Paris 1986

Autres activités littéraires

L'Aconit revue éphémère de poésie imprimée en lithographie, Paris, co-rédacteur, 1 n° en 1978, 1 n° en 1979
Performances sur le mot et le geste, in cafés et expositions, Paris, décennie 1980-1990
Béryl poèmes, cassette audio collective, poésie, Paris 1986
Feuille revue éphémère de poésie, Paris, rédacteur, 6 n° en 1987

Inédits

Zones textes divers, notes sur le théâtre, 1990 à aujourd'hui. Strasbourg, Lorient, Barcelona
Sans déjeuner poèmes, 2005-2006
Brefs-Blues poèmes et chansons, 2006-2009
Chansons pour Margo chansons, 2008-2012, certaines co-écrites avec Bibi Valobra
Le loukoum sans qualités poèmes, 2005-2013
Dock stock poèmes, en Anglais, 2012-2013
Mes champs déglinguiques poèmes, 2017-2019
Autodialogue théâtre, 2018-... en cours
In violet poèmes, en Anglais, 2019-... en cours

La revue Recours au poème lui a consacré un article dans son numéro nº210 septembre-octobre 2021, rubrique Essais & Chroniques, intitulé Wald – butoh dance Anem de Nit avec la publication de 2 poèmes en anglais.

La revue La page blanche l'a accueilli dans sa rubrique Dépôt-La Serre de juillet 2023 à février 2024.

Autres lectures

Wald — butoh dance Anem De Nit

L'oeuvre de Pina Bausch et May Be de Maguy Marin (Créteil -1981) mènent cet artiste plasticien à la performance. Ce tournant est également motivé par "un désir latent de bouger littéralement" son "expression artistique, c'est-à-dire de [...]




Alberto Comparini, Fribourg

9.

encore tu cherches mes adhérences dans le monde
tu distingues l’ostéosynthèse des tissu cicatriciel fibreux
allongée sur le lit tu peux percevoir les frontières effleurées
acceptes ses effets touchant les autres coupures superficielles
sur l’omoplate droite tu saisis un autre point d’ancrage
je fuyais moi-même quand je parlais en allemand et anglais
le médecin voulait m’appeler syndrome douloureux régional
c’est une dystrophie sympathique réflexe chronique complexe
il m’avait diagnostiqué la recherche de ce champ de sens
nous sommes vêtus de chair et paroles tu te souviens scrutais
les formes sur le canapé ensemble nous avons tracé un angle
convexe il ne faut pas deux côtés pour en mesurer l’amplitude
en degrés la solution appartient à la prolongation de tes mains

 9.1.

C'est libre cet endroit si tu veux tu peux t’asseoir
l’espace s’est rétréci tu viens d’accélérer les temps
verbaux les pauses les pronoms au dîner-conférence tu
me demandes qui je suis ce que tu es devenu pourquoi
nous nous sommes rencontrés avec deux ans de retard

9.2.

je suis passé aussi par Bologne pour plusieurs mois j’avais partagé
une chambre double avec quelques colocataires du Sud d’Italie
presque tous sont restés au deuxième étage de l’Institut Rizzoli
tu le connais pourquoi je devrais te parler d’eux écrivez-vous
encore dans le groupe Alberto Comparini est le seul survivant

9.3.

il est tard comment le sais-tu la montre est arrêtée
sur le fuseau horaire d’une autre vie ça te dérange
si je mesure le rayon de tes hanches la cuisine
ferme à 21 heures nous devons nous dépêcher
Alberto est-ce que je peux caresser tes cicatrices

9.4.

sur le bord de la route les fumées montaient haut entre les filtres les câbles
les aiguilles et les engrenages en filigrane le plomb fondu de tes cheveux
réchauffait notre grille de parole comment ils auraient pu ignorer le reflet
des pupilles nous sommes seuls les secours ne seraient jamais arrivés

9.5.

ce dimanche matin c’était encore l’hiver sur le quai de la gare de Fribourg
il faisait un froid typiquement suisse-allemand derrière les portes automatiques
d’un train prêt à partir nos doigts essayaient de s’exprimer avec une grammaire
floue de gestes privés peut-être que seul le chien en laisse aura remarqué
les chaussettes dépareillées le frottement des vêtements froissés les corps
fatigués et consumés par l’incertitude des pas avant de monter à bord

9.6.

tu adhères au lit comme une silhouette de verre
la jambe trace un arc maladroit
autour des draps
pas de plis d’échappatoire
les voisins
ont tout entendu peu importe de savoir
où tu as caché les traces de ton séjour à Trente
le cou l’épaule le bras engourdis sous ton poids

9.7.

décembre la troisième vague le retour de la maladie les premiers contrôles sont
prévus en Janvier je ne pense pas m’en sortir pour la session d’été ça te dit si
on se voit en piazza Maggiore les masques ont bien fonctionné tu es positive
je suis négatif si tu veux on peut passer Noël à Bologne pour la quarantaine
j’ai encore un peu de pesto un livre de poésie une traduction de Paul Celan

9.8.

une soirée au K comme dans quelle local avec vue sur la Sarina en voiture
tu écoutais les fragments d’os s’accumuler dans les reflets des verres vide
les récits avaient pris une forme liquide sur tes vêtements ils n’appartiennent
plus au présent le dernier rapport et les verdicts terminaux maintenant nous
nous sentons suspendus sur la ligne à grande vitesse entre Bologne et Trente

9.9.

après un voyage en Espagne le 21 avril 1960
Frank O’Hara a écrit Having a Coke with You
en 2008 un utilisateur américain a téléchargé
une vidéo sur YouTube l’amour dure presque
deux minutes on peut le répéter en boucle
il suffit d’avoir une connexion internet

Présentation de l’auteur

Alberto Comparini

Alberto Comparini, né à Gênes en 1988, a étudié et travaillé à l’université de Stanford, le City College of New York et à l’université libre de Berlin. Actuellement il enseigne Littérature comparée et théorie de la littérature à l’Université de Trente.

Bibliographie

Il a publié des séquences et proses lyriques dans les journaux italiennes « Nazione Indiana », « GAMMM » et « L’Ulisse ». Fribourg est sa première publication en français et fait partie d’un projet multilingue intitulé Sur une échelle de un à dix.

Poèmes choisis

Autres lectures




Maria Galkina, Une histoire du blanc

« mais traduire est une séparation aussi.      Traduire

la séparation »1

*

 

    Et puis, il y avait des forêts blanches. Champs à perte de vue. S’il fallait écrire une histoire du
blanc, ce serait l’histoire russe. Une fumée, et les tâches de sang dans la neige. En blanc : le
caméléon.

La neige est la couleur éblouissante du deuil

Tu t’es endormi : j’éteins
(On devient imprononçable)

*

 

    S’il n’y avait pas eu du noir, je ne t’aurais jamais remarqué. Mais le noir est, comme le sont les
étendues d’eau noire cet hiver sans neige dans un endroit proche comme l’Orient et distant comme le
ventre d’un étranger. Les champs s’alternent avec les champs, et la route est couverte de vides roux.
La tête de Jean Baptiste est déjà coupée, et elle saigne en laissant ses bassins s’étendre de l’Est à
l’Ouest.

Le monde n’est plus.

 

Les plaies sont en paix, je ramasse leurs couleurs.

 

*

 

    Tes cheveux sont partout : tempête de questions. Enfuis vers l’Est, les voici – à la ligne de front. Il neige.

    (Claquement de briquet)

 

    Feu.

 

*

 

    Et chaque visage est pauvre quand il n’est pas à toi. Les lacs de nuit se taisent devant ton
silence. Dans chaque flaque règnent tes lèvres discrètes. La cruauté de la mer ignore ses frontières
où le nous vacille avant de tomber. A peine toucher ta manche en partant et –

    m’effondre.

 

*

    Tu dis : « la double absence est inscrite dans nos visages de l’Est ». Je souris. « Un bourreau
n’a pas de visage ». Je ferme les yeux. Déjà vu.

 

*

    Je rêve d’un hiver nucléaire, et je ne sais plus dans quelle langue je parle, dans quelle langue
j’attrape les che
nilles(elles me brûlent les doigts, les peignent en bleu). Je te raconte les lacs des
morts, la terre. Vers nulle part coule – ma tête d’eau. Un soldat lui chante. Chut.

 

    Le lac se lave : se lève. Soulèvement des mers.

    Vent.

 

 

 

 

 

 

Note 

1. André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, p. 98.

Présentation de l’auteur

Maria Galkina

Maria Galkina (née en 1996 en Russie) est normalienne, doctorante et professeure de philosophie, poète et traductrice. Après les études en création littéraire à Moscou, elle a intégré l’École Normale Supérieure pour faire de la recherche en philosophie contemporaine. Elle a publié plusieurs sélections de poèmes en russe, avant de passer à l’écriture en français, à la fois académique et littéraire.

Autres lectures




Chronique du veilleur (54) : Jean-Marie Corbusier

« Le mouvement poétique est un acte, un acte exclusivement intérieur et secret », écrit Pierre Reverdy. Cet acte, Jean-Marie Corbusier le pratique à un degré remarquablement élevé.

Il témoigne d'une exigence de lucidité singulière. A ras du réel et au profond de la conscience. Il s'exprime par images sobres, silencieuses, comme si le poète voulait coïncider avec le plus réel de ce monde et de lui-même, en un face-à-face dont aucun divertissement ne semble pouvoir le détourner.

                  Le face-à-face

                  pour que tu existes

                  mur

                  comme un baiser

                  inapprochable

                  un rien

                  où cogner fort

 

                  un espace qui réponde

Jean-Marie Corbusier, A ras, Le Taillis Pré, 17 euros.

Car le réel extérieur et la conscience se trouvent dans un rapport souvent oppressant : « Ciel autant que sol / froids / noués à la terre / au piétinement. »  Le titre  A ras dit bien cette sorte de servitude, sinon de résignation. Le poème éprouve cela et s'efforce de surmonter cette condition, par les mots, par les silences :

                  Silence

                  au bord des choses

                  amassé

                                       pantelant

Le malaise peut parfois s'alléger, Jean-Marie Corbusier en regarde les répits, le sursis.  En s'interrogeant sur le pouvoir et la fonction de la poésie, peut-être parvient-il à une forme d'assise, d'apaisement.

                  Où le souffle noue

                  le mot déteint

 

                  langue sifflant

                  dans son silence

 

                  plus loin que moi

                  elle s'accomplit

                  seule

                  s'active 

 

                                    je reste présent

« Etreindre ou étouffer », tel serait le dilemme. Peu d'oeuvres contemporaines se concentrent à ce point aigu sur lui. La véritable importance de la poésie est « vitale », écrivait encore Pierre Reverdy. Jean-Marie Corbusier le sait et sait transmettre cette essentielle vérité. Chaque poème reprend cette infatigable lutte, dont la défaite grandit celui qui la mène avec une si pure intégrité.

                  Sans issue

                  ce sol

                  tient lieu d'issue

 

                  d'empreintes

                  où trébucher

 

                  le mode d'emploi perdu

                  aller suffit

 

                  rien n'est dit

                  n'est fait

                  vraiment

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (12) : Bruno Geneste, Sur la route poétique du rock

Une route poétique du rock, mais quelle route précisément ? C’est le poète Bruno Geneste, au fil de ses portraits d’artistes, de chanteurs, d’auteurs-compositeurs-interprètes, qui en trace la perspective.

Dès les premiers mots de son introduction à cette somme d’envergure que forme son ouvrage fondateur, pour « La tribu de la route infinie du rock », il semble reprendre à son compte la métaphore du rouleau s’étendant à perte de vue de Sur la route de Jack Kerouac : « Cette route-là est rouleau se dépliant à l’infini, stations, aires de repos, lieux intermédiaires nécessaires pour reprendre son souffle, lieux où naissent tant de désirs, celui d’être cette ligne illimitée avec ses distances, avec sa fatalité, cette envie de tout et de rien ; route laissant derrière soi, toute existence mortifère, highway aux kilomètres déployés dans le futur, voie à l’asphalte lézardé par le déferlement des machines. » Le baroudeur de Saint-Étienne, Bernard Lavilliers, l’homme aux multiples voyages, fera également allusion aux poètes influents de la Beat Génération, arpenteurs de ce macadam légendaire, Kerouac encore, Ginsberg et Burroughs également, dans sa chanson phare « On The Road Again » : « Nous étions jeunes et larges d'épaules / Bandits joyeux, insolents et drôles / On attendait que la mort nous frôle / On the road again, again / On the road again, again… »

Bruno Geneste, Sur la route poétique du rock, Cami(o)n Blanc, 372 pages, 32 euros.

Mythique Chemin pour l’Enfer de la Route 66, « Highway to Hell », dans laquelle le groupe de hard-rock AC/DC s’enfonce, comme un éloge aussi sombre qu’exalté de ce mode de vie tout en musique et en liberté, en aller-simple : « Vivre simplement, vivre libre / Une place éphémère pour un voyage sans retour / Ne désirant rien, laisse-moi vivre / Tout prendre sur mon passage / Je n’ai pas besoin de raisons, pas besoin de rime / M’enfoncer pour un moment / Mes amis seront aussi là-bas » ! 

BRUNO GENESTE / L-RAN, festival de la parole poétique SÉMAPHORE Nº19 Vidéo : Loran Jacob, Texte : Bruno Geneste, Musique : L-RAN, Son : Maxime Morvan, Lumière : Sylvain Hervé, Régie : Mélanie Laurent, Capatation : Martine Saurel. Le 01/03/2024.

Thème récurrent, exploré par nombre de musiciens pendant leur tournée, depuis « Roadhouse Blues » par le chanteur des Doors, Jim Morrison jusqu’à « Terre Brûlante » par le chanteur de Détroit, Bertrand Cantat… Appel à rouler sans fin que traduit Bruno Geneste, ce géographe du rock-and-roll, cartographiant au fur et à mesure de ses escales sur « La route américaine et anglaise » (Partie I) ainsi que « Sur la route poétique du rock français » (Partie II), ses vallées, ses plaines et ses sommets comme autant de territoires d’un itinéraire à repousser sans cesse les frontières entre notre finitude et l’infini : « Nos existences ne sont-elles pas des cercles imparfaits, des lignes fragmentées d’où jaillissent tant d’horizons imprévus ? Nous assistons ici à une fuite que cette route poétique du rock déplie sur le grand corps de l’horizon, il s’agit là d’une carte physique et mentale dont nous allons vous raconter ici l’histoire, celle qui porta cette musique vers d’insoupçonnables et incroyables contrées. »

Bruno Gemeste, L-RAN, Les Passagers, Aurillac le 18 Janvier 2024.

Sur « La route américaine et anglaise », guidé par l’invitation de Jack Kerouac placée en exergue : « On y va. Mais où ? Je ne sais pas, mais on y va », Bruno Geneste peint des tableaux d’époques, des scènes de groupes, des portraits d’artistes, qui tous semblent les témoins cruciaux d’une expérimentation des limites entre blues, folk et rock, depuis « les carillons de la liberté » de Bob Dylan jusqu’aux « Fontaines D.C. et l’imaginaire pélagique ». De manière analogue, « Sur la route poétique du rock en France », sous le signe de la citation du Bateau Ivre d’Arthur Rimbaud : « Comme je descendais des fleuves impassibles », l’exégète du rock français décrit les contours d’un paysage croisant lettres capitales d’une poésie sauvage et énergie brute d’une musique endiablée, depuis l’auteur-compositeur, chanteur de la fin des années 70 au sein du groupe précurseur Marquis de Sade, Philippe Pascal, jusqu’au cri de Sapho où semblent se rejoindre alors traditions anglo-saxonnes, américaines et françaises : « Chez Sapho, on trouve cette exploration poétique du langage, un approfondissement subtil qui donne à ses textes cette qualité littéraire, tout comme le rythme que porte la poète vers des contrées musicales aux multiples influences qui vont de Leonard Cohen à Patti Smith, de Bashung à Lou Reed, de Jim Morrison à Tuxedomoon et Joy Division. » Et si son chant s’élève au seuil du livre, c’est pour mieux rappeler les passerelles entre poésie et musique, puisque le Prince des Poètes, Charles Baudelaire, se voit décrit par son auteur, comme un dandy annonçant l’esthétique rock, ainsi que l’homme aux semelles de vent, Arthur Rimbaud, comme un rebelle dont le départ s’ouvre en voyage initiatique pour nombre de ses rockeurs-adeptes, Sur la route poétique du rock…




Pierrick de Chermont, M. Quelle

D’où vient M. Quelle, et qui est-il ? Selon la tradition biblique, si bien interrogée par la poésie d’Edmond Jabès, la question est dans le Nom. Et si on le prononce, ce nom, comme le souhaite Pierrick de Chermont, « Quouelleu », alors la question « où » est au coeur.

On pourra si l’on veut écouter la racine hébraïque « El » (Dieu) à la fin. M. Quelle a aussi un prénom, c’est « point » et c’est tout. On ne lui en demandera pas davantage.

Lui-même confronté à sa propre énigme, cet habitant des limbes habite le monde en poète.

Pierrick de Chermont est l’inventeur, comme le rappelle Gwen Garnier-Duguy dans sa postface, de ce personnage poétique abandonné aux masques changeants d’un paysage urbain (« les solides parallélipédiques de la ville »), qui promène tranquillement, en cultivant les saxifrages, l’absurde de sa  condition parfois fade (au sens verlainien) – « un grand humanisme mauve » –  ou même tiède (mais qui donc a vomi M. Quelle hors de ce monde ?) En effet, M. Quelle interroge bien ce monde-ci, qui se découvre dans les instantanés d’une poésie infiniment subtile et drôle, traversée de fulgurances. Le questionnement ensommeillé de ce Monsieur Plume réinventé - plume de Phénix - devient transfiguration ou révélation.

M. Quelle est capable d’étonnantes transgressions, de « vertiges spirituels » comme celui qui consiste à « franchir l’infranchissable frontière de la page d’un livre », grâce à la voix d’un lecteur, puisque « être sans voix, nous condamne à l’illusion. » Sachons entendre l’appel au secours. Explorateur d’espace inconnus, d’autres vies, M. Quelle explore « le mystère de ses propres pas », car le poète restera toujours étranger à lui-même, et saura se laisser cueillir par les chemins identiques qui sont toujours nouveaux. 

Pierrick de Chermont, M. Quelle, L’Atelier du grand tétras, avril 2024.

L’appel d’un pays inconnu et familier, un pays à habiter, le conduit vers d’étonnantes découvertes, comme la visite de trois catamarans au coin supérette, où l’on peut voir une réplique burlesque de l’appel d’Abraham à Mambré. Dans les limbes de cette nuit mystique, « les anges hésitaient à intervenir ». L’hésitation, - « est-ce que j’existe ?» - est au cœur de la philosophie de ce recueil, dont chaque page est une découverte, une surprise, un émerveillement ou un sourire, un débarquement inattendu.

Cette condition heureuse ou malheureuse de l’homme, notre contemporain M. Quelle ne saurait l’incarner jusqu’au bout. Veut-il devenir singe, ou moine, ou vapeur ? Il est trop fantôme pour prendre vraiment corps. Et puisque dans ce monde les vérités ne tiennent qu’un jour, qu’en une page on « commet le mensonge sans avoir besoin de savoir ce qu’est la vérité », l’appel à la sainte miséricorde que Pierrick de Chermont fait entendre à la fin de son recueil n’en a que plus d’urgence et de profondeur.




Matthieu Lorin, Souvenirs et Grillages

C’est un recueil qu’il faut ouvrir en deux pour y déambuler librement. Après avoir « coupé le grillage des mots », on « pénètre les textes ». Le seuil est franchi. L’auteur nous invite à le suivre dans ses errances, ses expériences de lectures, ses souvenirs d’enfant, ses rencontres avec d’autres enfants qui se jettent dans le vide, avec William Faulkner ou Malcom Lowry, avec un homme qui demande son chemin, des chiens qui traversent les routes sans regarder.

Ce recueil se reçoit comme une invitation au cheminement. On suit les pas de ce je  qui traverse le monde furtivement. Il hante les poèmes avec discrétion et ténacité en même temps. Il est en mouvement, « marche tête levée (…) à la recherche de dieux en colère » et pourtant capable d’une immobilité redoutable dans son observation des petites choses du quotidien. Il est à la fois un passant - qui assume de n’être que passage, qui se laisse traverser par des figures littéraires tutélaires, les porte toutes un peu en lui (« Musil se trouvait dans le fond du sac »), les pose sur des bancs, les promène sous le soleil de Prague - et un poète qui affirme en même temps que sa seule façon d’être au monde est l’immobilité. C’est qu’il y a tant de regard dans tout cela ! Regarder, c’est être mobile et immobile, c’est pénétrer le monde et se laisser atteindre.

Matthieu Lorin a le regard affûté. Il devient même regard à part entière quand il cherche son enfance jusque sous les lames de parquet, « guette les tunnels creusés par les xylophages », observe un trognon de pomme jusqu’à ce qu’il devienne insecte étrange… Le lecteur, à sa suite, est invité à découvrir l’insolite derrière les vitrines crasseuses du quotidien, à contempler un temps le carton qui sèche au soleil, un pavé descellé ou trois cannettes posées sur le rebord d’une fenêtre.

On a alors l’impression d’être traversé. Comme le poète qui, de jour est « une cigarette éventrée » et de nuit « un lampadaire visité par les chauves-souris ». On lit comme si le monde nous passait au travers… comme quoi, il n’y a pas que l’auteur qui se fend de pouvoir franchir les barbelés ! Quelque chose traverse dans les deux sens.

Matthieu Lorin, Souvenirs et Grillages suivi de Proses géométriques et Arabesques arithmétiques, Sous le Sceau du Tabellion, 2022, 115 pages, 18€

Cette obsession de « fendre en deux » infiltre d’ailleurs le recueil : le poète veut fendre Franz Biberkopf en plein Berlin Alexanderplatz, fendre comme une bûche les livres de sa bibliothèque, couper le grillage des mots et l’écarter, ouvrir un mot en deux puis le refermer avec du ruban adhésif… Les mots et le regard ont ce pouvoir. En un mot ou un seul regard, on peut fendre un cœur. L’auteur nous invite alors à lire notre futur dans les entrailles du poème éventré : « Entre maintenant dans le jeu, pénètre ces textes en essuyant tes vertiges ». Et il nous montre l’exemple. Il ne s’agit pas d’un geste barbare. Simplement de franchir une frontière pour aller chercher le ballon qui s’est fait la malle de l’autre côté.

Cela ne se fait pas à grands coups de hache, mais avec des mots simples, de petits cailloux qu’on trimbale dans sa chaussure et qui brillent pourtant « comme des doryphores », et une langue toute en géométrie et en arabesques,  qui cherche de toutes ses forces à saisir avec la « précaution d’un paysagiste lorsqu’il descend les cyprès de son camion ».

Présentation de l’auteur

Matthieu Lorin

Né au début des années 1980 en Normandie, Matthieu Lorin vit actuellement à Chartres où il enseigne.

D’abord nouvelliste (prix de la nouvelle Crous de la région Centre-Val de Loire, prix de la ville de Rouen), il écrit aujourd’hui à la poésie. Ses premiers textes ont été publiés en revues : Lichen, Décharge et surtout La page blanche dont il est devenu l’éditeur associé. 

Son premier recueil, Le tour du moi en 31 insomnies, est publié aux éditions du Port d’Attache. Proses géométriques et Arabesques arithmétiques a d’abord été publié en 2021 par les éditions du Nain qui tousse, accompagné par des aquarelles de Marc Giai-Miniet. Puis il publie  Souvenirs et Grillages.

Bibliographie

  • Le tour du moi en 31 insomnies éditions du Port d’Attache.

  • Proses géométriques et arabesques arithmétiques éditions du Nain qui tousse.

  • Souvenirs et grillages, éditions Sous le Sceau du Tabellion.

Poèmes choisis

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