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Christine Durif-Bruckert, Elle avale les levers du soleil

Sobre et discret, titre rouge, sans motif, si ce n’est le masque logo de l’éditeur, avec ma manie de ne jamais ordonner les livres dans ma bibliothèque, de les caser à la sauvage sur les planches qui peuvent encore en contenir, parfois au pied des meubles, à même le sol…c’est typiquement le livre, qui mince et blanc aime se dérober au regard qui le cherche, ou pire encore qui se glissera à l’intérieur d’un autre livre.

Alors je prends soin de le ranger en double file, sur la deuxième rangée, et le laisser à portée de main, pour le repérer rapidement et m’habituer progressivement à le voir là précisément… Il faut qu’un livre prenne sa place dans la maison avant de creuser sa brèche entre le cœur et l’esprit.

Pas à côté des autres livres de son autrice, un peu à l’écart, celui-là. J’aime que la déambulation entre les titres et les noms d’auteurs soit totalement imprévisible.

J’avais eu le plaisir de découvrir ce texte par une lecture à haute voix. C’est amusant de constater comme dès la seconde lecture, un texte peut vous sembler familier, comment, on ne sait pourquoi la reconnaissance s’opère par pans entiers de textes déjà fixés au mur de la mémoire.

Un texte aussi puissant que poétique, terriblement dense, qui transforme et porte la charge émotionnelle de chaque rencontre avec les personnes anorexiques interviewées. On se dit d’abord que l’autrice pourrait avoir été, de manière personnelle, touchée par l’anorexie, la sienne ou celle d’un proche, comme si l’on ne pouvait s’intéresser à ce thème qu’en riposte à une expérience intime de cette souffrance – aigüe au point qu’on se demande bien pourquoi on irait y plonger l’âme et le museau, si on n’était soi-même impliqué.

 Christine Durif-Bruckert, Elle avale les levers du soleil, PHB Éditions, 2021, 73 pages, 10 euros.

Puis comprendre que là est le propre de la recherche anthropologique à la source du texte, plonger par la médiation de protocoles et d’entretiens sensibles - mais dégagés de liens personnels - dans la chair et le sens de la maladie.

Alors finalement, oui, l’autrice, de chercheuse, devient « personnellement » concernée par la chose, à travers le passage du texte au philtre poétique, peut-être une forme de philtre d’amour.

Pour ma part, je n’ai jamais côtoyé de personne souffrant d’anorexie, et je voguais sur les quelques informations liées à la maladie, jusqu’à ce texte qui m’a permis de descendre très profondément dans la sensation d'un corps et d’une psyché anorexiques :

                                       

Ivresse douloureuse.
Les choses ont mal tourné.
J’avais si froid.
Le froid remplissait mes cavités
au fur et à mesure de l’apparition de mes creux
un mélange d’air et d’humidité.
Je ne suis déjà plus d’ici. 19

 

Précis, clinique, et sensoriel, rythmé, à la fois monologue incarné et voix universelles cristallisées dans une parole qui ne dévie pas de sa route. On suit par le texte, une descente aux enfers sans apparat, un constat sans faux semblants, sans fard, sans souci de ménagement ou d’édulcoration, à l’image d’une maladie sans pitié pour ceux qu’elle fauche, aux deux sens du terme. On reste médusé de vivre une immersion totale dans la maladie, posé quasiment sur la « langue » du personnage, de constater que l’acte somme toute banal pour la plupart d’entre nous de se nourrir, contient tant d’ombre, tant de méandres et de louvoiements. On a la sensation d’être « mouillé » dans une sale affaire : ces ruminations / mastications de vide, arrangements interminables avec l’aliment, le corps, la faim, le mal-être, le dégoût, d’avancer, soi-même flanqué de la maladie.

 

Ce goût dans ma bouche qui n’ose s’avouer tellement j’ai peur de m’y complaire.  
J’hésite : continuer, arrêter, se gorger, fermer les yeux, laisser couler, sentir cette chose tant attendue.
Remords regrets.
Aller trop loin
Jusqu’au point de ma démesure.
Suave déglutition.
Ça se passe dans la bouche de se faire avoir.
Un bloc de silence renfrogné.
En alerte. 45

 

La poésie retenue du texte, l’exactitude et la simplicité du style dans la description des émotions, des situations, le dédoublement par la présence du chœur, le « je » lancinant, tout cela opère une transformation : la douleur du trouble se mue en une des vibrations possibles de la difficulté à exister.

 

Corps d’os entre terre et lune.
Corps chaud et froid, si froid les soirs de lune pleine.
Je veux avaler les étoiles pour que brillent en mon centre la clarté de ma pureté et de tous mes renoncements.
Grand trou noir.
J’avale les levers du soleil.
Le froid se glisse le long des parois de mon esprit.
Il fait noir dedans.
J’avale le noir.
C’est le silence. 60

 

Malgré la dureté du sujet, ce qui est étonnant dans ce livre de Christine Durif-Bruckert, c’est qu’on ne sort pas du tout abattu par cette friction avec la réalité de l’anorexie. C’est âpre mais c’est également vivifiant.

 

Je veux exister
ne plus être l’ombre de moi-même dans la transparence d’un destin brouillé
sens dessus dessous.
Les arbres déracinés.
Le corps frissonnant
en perte de sa matière première.
Que prévoir sans le corps ? 19

Il est question d’anorexie, certes, mais on y retrouve les affres décrits dans la dépression sévère, ou dans la schizophrénie, dans toute maladie qui enferme et tourmente, fricote avec le fait d’entendre des voix, avec la tentation du vide, avec l’angoisse, la phobie.

La voix, elle est toujours là.
Elle me souffle.
Je la suis.
Du fond des forêts, je l’entends venir
comme un bruit de feuillages.
Ma propre voix en une autre.
...
Elle écrase mon histoire
tous les reliefs de ma vie.
Je la supplie.
Elle me dissout. 33

 

Ou même tout simplement on sent, juste exacerbé par la dimension pathologique, quelque chose qui ressemble fort aux moments malades ou lucides de notre existence dans le face à face avec la « vérité » de la vie.

 

Vide béant de mes pensées.
Le jour tombe bien au-delà du trait de mes ombres.
Ça marche si bien de se perdre. (...) 41
Le vent, encore
et le monde, de l’autre côté.
Quelle est cette voix qui parle si fort au fond de moi
et qui ne m’entend pas ?
De quelle vérité veut-elle me parler ? 73

 

Si pour moi vient l’heure de reposer ce recueil dans ma bibliothèque « foutraque » et hétéroclite, ce sera pour vous, celle de le prendre et de suivre l’itinéraire bouleversant de l’héroïne de Elle avale les levers du soleil.  

Présentation de l’auteur

Christine Durif-Bruckert

Christine Durif-Bruckert, chercheure en Psychologie Sociale et en Anthropologie à l’Université Lyon 2 est aussi poète

Outre la diffusion d’un grand nombre d’articles dans des revues scientifiques nationales et internationales, elle publie Une fabuleuse machine, Anthropologie des savoirs ordinaires sur les fonctions physiologiques, en 1994 chez Anne-Marie Métailié (réédité aux Éditions l’Oeil Neuf en 2009), La nourriture et nous. Corps imaginaire et normes sociales édité par Armand Colin en 2007, Expériences anorexiques, Récits de soi, récits de soin en 2017 aux Éditions Armand Colin. En 2021, elle coordonne l’ouvrage collectif Transes aux éditions Classiques Garnier.

En poésie, en mars 2018, elle publie Langues chez Jacques André Éditeur.

Aux Éditions du Petit Véhicule, elle publie la même année Arbre au vent sur des photographies de Pascal Durif, un recueil qui mêle photographies et textes poétiques, puis Le corps des Pierres en 2019, et Mains, écrit en collaboration avec Marilyne Bertoncini et Daniel Régnier-Roux

Un récit poétique, Les silencieuses paraît en 2019 chez Jacques André Éditeur.

Chez ce même éditeur, elle coordonne en 2020 en collaboration avec Alain Crozier l’anthologie Le courage des vivants.

Dernièrement, en juin 2021, elle publie Courbet, l’origine d’un monde, aux Éditions invenit (Collection Ekphrasis).

http://christinedurif-bruckert.com

https://www.facebook.com/christine.durif

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Le long poème de Christine Durif-Bruckert, suivi d’un bref essai sur Courbet et le paysage, « L’origine du monde dit l’amour de Courbet pour les paysages », est un vertigineux voyage au centre de l’univers compris comme tout infini et indépassable ; ce tout est donc le centre de vie, alors le sexe de la femme est le centre, et cela il faut le cacher comme révélation trop matérielle. Et cela sera révélé, n’en déplaise.

Croisée récemment à Lyon et présentée par une amie commune, Christine Durif-Bruckert me confia que l’éditeur de « L’origine d’un monde » lui déclara, manuscrit en main et saisi par le propos, ne pouvoir se passer d’un livre sur le sexe de la femme écrit par une femme ; il y en eut pourtant d’autres et il y en aura encore. Mais il fut sidéré que la poète s’attaquât au tableau de Courbet titré « L’origine du monde » en y mettant son propre corps, en vivant cette origine en modèle & en voyeuse. Là était le sublime, un second dévoilement après le dévoilement du maître.

D’abord gagnée par le mal être en se plantant devant le tableau, il fallut un certain temps à la poète pour qu’elle le regardât comme on regarde son image dans un miroir. Une vraie image de soi auparavant intimement cachée, tout juste prêtée. Mais surtout jamais représentée lumineusement. Alors elle eut envie d’écrire le sexe de la femme pour se dépouiller de vêtements décidemment bien pesants.

Christine Durif-Bruckert, L’origine d’un monde, éditions invenit, Lille, 2021, 112 pages, 14 euros.

Le tableau de Courbet prétend révéler « tout » ce qui est caché mais il ne laisse deviner que ce qui est replié. Ainsi du sexe de la femme qui est repli. Toute la subtilité est dans cette manière de Courbet de laisser entrevoir autre chose que la chose montrée et d’affirmer que tout est là, dans ces deux lèvres à peine esquissées. Si « L’Olympia » de Manet dit que sous la main de la femme nue, lascive, cachant son sexe, il y a un monde qui doit rester inconnu, Courbet, en un geste coupant, grave et caressant, en montre l’entrée fluide. Juste ça et cela va au fond.

Seule face à l’image impensable, en un poème déployé sur le corps univers, vertigineux, un corps sans visage, sans bras ni jambes et pourtant achevé, Christine Durif-Bruckert cherche à ouvrir le passage, il faut bien sortir d’une frontalité aussi abrupte. Je vois dans cette quête du passage la même question posée par les philosophes et les astrophysiciens : l’univers ne serait-il qu’un passage ?

 

Comment résoudre le paradoxe d’être là
face à une image impensable
si vulnérable.
Peut-être jouer à l’emmener vers son point le plus extrême
réveiller les espaces mutiques
encore inaccessibles.

 

Ce long poème n’est pas le poème de l’imaginaire, il aurait plus à Clément Rosset, c’est le poème de la chute réelle dans le mythe du sexe perdu en profonde forêt. Dans la carnation est la chute. Mais ni Dieu ni Satan n’habitent ces vers : j’appelle le fond, mais il ne vient pas. Le fond est dans la forme, c’est là qu’on doit le trouver ; à chacun ses outils, la poète dispose en sus de ceux de l’universitaire. Elle chute dans ce sexe qui est le sien et peint, comme Courbet, au risque de l’image. Elle se risque, risque sa peau dans la peau de Courbet. Courbet fait femme ? Cet aspect que je pressens dans le tableau ne figure pas textuellement dans le poème mais semble pourtant évident. Ni tête ni jambes ni bras, un sexe unanime, évident, évidé et tragique dans sa beauté native. C’est le sexe, il n’y en a point d’autres. Le reste n’est que mécanique.

Christine D.-B. dit être débordée d’être au centre. Elle parle d’une attente presque religieuse ; presque, il ne faut pas insulter les possibles. Ce centre, ce tout du tout est, dit-elle :

Un point fixe dans le chaos
moment cosmogénétique
de l’œuvre.

 

On pourrait, à l’envie, poursuivre cette quête de soi dans l’autre enfin délivré dans la représentation, oh ! comme le vivant est si tendre en cet endroit. On aime particulièrement cet autre vers impossible… impossible ? L’image ne baisse pas les yeux. Je vois dans cette affirmation si dense la clé de « L’origine d’un monde » ! Le regard de la représentation, en l’occurrence un tronc doté d’un trou noir absorbant, est le seul regard ; celle ou celui qui croit voir en regardant ne fait que passer dans le regard de l’œuvre. Je viens de comprendre, grâce à la poétique charnue et conceptuelle de ce livre, comment voir en dedans, dans le regard en face ; l’œuvre d’art ne figure rien d’autre que ce qui est en face et voit. Le vivant passager est dépassé, ou plutôt absorbé. Il n’y a point de solitude plus douce.

Œuvre pour œuvre : entre la toile de Courbet, qui est cosmos, et celle de la poète, s’exerce une force attractive. En son sexe partagé en écriture, la poète s’engage en cosmos et littéralement devient la toile elle-même. Voyez comme je suis, sage et animée, non point immaculée mais pensée profonde et sexe sans tabou, vecteur du bruit de fond de l’univers, un sexe qui n’est plus à cacher, un sexe à tous, le sexe de tous.

Ô le puissant parfum du sexe. Finir avec cela, car il faut bien finir, tant mieux et non hélas, soyons fous, soyons vivants : Les odeurs et la peinture viennent s’unir à celles qui montent de la nature, des forêts, du bois brûlé et des fins d’orage. Les odeurs du désir. Sentir cette odeur dans la subtile douceur des origines de Courbet et de Christine Durif-Bruckert. Un instant, un passage.

Présentation de l’auteur

Christine Durif-Bruckert

Christine Durif-Bruckert, chercheure en Psychologie Sociale et en Anthropologie à l’Université Lyon 2 est aussi poète

Outre la diffusion d’un grand nombre d’articles dans des revues scientifiques nationales et internationales, elle publie Une fabuleuse machine, Anthropologie des savoirs ordinaires sur les fonctions physiologiques, en 1994 chez Anne-Marie Métailié (réédité aux Éditions l’Oeil Neuf en 2009), La nourriture et nous. Corps imaginaire et normes sociales édité par Armand Colin en 2007, Expériences anorexiques, Récits de soi, récits de soin en 2017 aux Éditions Armand Colin. En 2021, elle coordonne l’ouvrage collectif Transes aux éditions Classiques Garnier.

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Un récit poétique, Les silencieuses paraît en 2019 chez Jacques André Éditeur.

Chez ce même éditeur, elle coordonne en 2020 en collaboration avec Alain Crozier l’anthologie Le courage des vivants.

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En ouvrant le dernier livre que Jacques André édite dans la belle collection « In Arcadia », nous ne découvrons pas un recueil de poèmes ou un poème en prose, mais un récit minutieuxqui, tout en étant le fruit d’une étude précise, se présente comme une fiction poétique.

Il n’est pas habituel qu’un chercheur donne une place de choix, en explorant un thème, à une création personnelle de cet ordre, même s’il est aussi écrivain. Certes, la littérature et l’art sous leurs diverses formes ont toujours fourni bien des exemples utiles à ceux qui se consacrent aux sciences humaines. Mais il est rare, inversement, que le résultat d’un travail de recherche trouve une sorte de complément sous une forme littéraire. C’est pourtant ici le projet avoué et réussi de Christine Durif-Bruckert, maître de conférence honoraire à l’Université Lyon 2, spécialiste de l’anthropologie et de la psychologie sociale, qui s’intéresse en particulier aux récits des maladies et aux situations d’emprise, sujets qui ont fait l’objet de plusieurs publications. Elle déclare en effet que le recours à l’expression poétique lui permet d’approcher et d’écrire ce qui, dans le réel, reste énigmatique, trouble, sauvage. Unillustration convaincante de la valeur de cette approche originale est donnée dans Les silencieuses, un livre inspiré par les thèmes de l’enfermement et de la maltraitance, qui s’ouvre sur le rappel du récit oral d’une femme, Suzanne R., source du récit écrit et structuré qui suit, rapportant des moments douloureux d’une enfance meurtrie.

Christine Durif-Bruckert, Les silencieuses, collection In Arcadia, Jacques André Éditeur, 160 p., 2019, 15 €.

Les scènes de l’histoire se découpent en titres, en séquences, en arrêts-images, se frayant des passages dans les endroits les plus étroits, les plus confus, jusqu’à former un tableau reconnaissable de cette période de son enfance.

Dans la petite maison où vit Suzanne, âgée de six ans environ, avec sa famille, personne ne s’écoute ni ne se comprend… Rien ne permet de faire la différence entre le grave et le léger. Elle s’en échappe parfois pour rejoindre une clairière aimée (chapitre 1). Mais la solitude est plus grande encore dans la pension qu’on lui impose brutalement (chapitre 2), et surtout lors de la longue et douloureuse réclusion vécue ensuite dans l’appartement d’une grand-mère austère et distante qui l’enferme dans la maladie et la souffrance. La fillette s’interroge sur le sort qui lui est réservé sans trouver de réponse. Mais, dans un effort constant de résistance, elle sait inventer des lieux lumineux courent ses petits chevaux de bois, où vivent ses rêves et se réfugient les multiples personnages qu’elle imagine (chapitre 3).

Les petits êtres de bois parlent entre eux tout en parcourant le carton peint de têtes chevalines. Ils tournent inlassablement sous une lumière légèrement jaunie, au fil des tracés que l’enfant a minutieusement anticipés. Elle sait manœuvrer leur stupide inertie.

Quand l’enfant est emmenée un jour dans la maison familiale où elle aimerait rester, personne ne la regarde (chapitre 4).

Suzanne devra attendre bien longtemps avant de décrocher les différents tableaux de son passé, avant d’éprouver le désir de raconter cette période amère de son enfance. Les mots vont alors lui permettre, à la manière de cette clairière attendue illuminant subitement la forêt, de percer l’obscurité du réel, de rendre le monde moins opaque, moins silencieux, comme le font les mots mêmes de Christine Durif-Bruckert dans ce récit poétique poignant.

Présentation de l’auteur

Christine Durif-Bruckert

Christine Durif-Bruckert, chercheure en Psychologie Sociale et en Anthropologie à l’Université Lyon 2 est aussi poète

Outre la diffusion d’un grand nombre d’articles dans des revues scientifiques nationales et internationales, elle publie Une fabuleuse machine, Anthropologie des savoirs ordinaires sur les fonctions physiologiques, en 1994 chez Anne-Marie Métailié (réédité aux Éditions l’Oeil Neuf en 2009), La nourriture et nous. Corps imaginaire et normes sociales édité par Armand Colin en 2007, Expériences anorexiques, Récits de soi, récits de soin en 2017 aux Éditions Armand Colin. En 2021, elle coordonne l’ouvrage collectif Transes aux éditions Classiques Garnier.

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Aux Éditions du Petit Véhicule, elle publie la même année Arbre au vent sur des photographies de Pascal Durif, un recueil qui mêle photographies et textes poétiques, puis Le corps des Pierres en 2019, et Mains, écrit en collaboration avec Marilyne Bertoncini et Daniel Régnier-Roux

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Chez ce même éditeur, elle coordonne en 2020 en collaboration avec Alain Crozier l’anthologie Le courage des vivants.

Dernièrement, en juin 2021, elle publie Courbet, l’origine d’un monde, aux Éditions invenit (Collection Ekphrasis).

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Un second ouvrage écrit par les mêmes auteurs sur le même thème engendre toujours un risque de lecture. La lectrice se méfie de toute généralisation hâtive – même la sienne - qui pourrait supposer que tel nouvel écrit est de qualité (ou non) puisque le précédent l’était (ou non).

Un sophisme à dénoncer, même s’il fait ou défait les réputations : un Pamuk n’est pas tous les Pamuk, un dentiste n’est pas tous les dentistes et … un lecteur n’est pas tous les lecteurs ! Ce pourquoi Le corps des pierres est resté longuement posé sur une pile propice de bureau. Il lui fallait être patient après la beauté des Arbres au vent. Le temps que la lectrice se déshabitue de ses habitudes pour acquérir – si possible - un regard neuf. De fait, le nouveau recueil du duo Christine Durif-Brukert et Pascal Durif a la même présentation éditoriale (réussie par Pauline Bony) et la même construction que le recueil précédent, cumulant photos et poèmes pour explorer la Nature. Le même peut-il engendrer des différences ? Est-il condamné à l’immuabilité ou à la versatilité de notre regard, nécessairement égoïste ?

Les photos sont toujours produites par l’homme du duo, Patrick Durif. Elles rendent visible une approche à la Bachelard de ce qui émane, s’enfouit ou s’enracine sur le sol1.

Christine Durif-Bruckert, Le corps des pierres, photographies de Pascal Durif, Editions Le Petit Véhicule, 25€

 Les ombres lumineuses composent avec des taches de lumière ourlées d’ombres en une sorte de tissage que le regard parcourt. Les roches sont soit fossilisées dans leur état naturel en une rondeur massive ou en tuyaux basaltiques, soit transformées pour l’usage (mur de pierres sèches, pont ancien) ou par un art brut en une tombe ou une croix rustique. Elles se conjuguent à deux reprises à leur propre reflet dans l’eau vive. L’eau en solitaire y est présente sous forme d’éclaboussures, de flaques de boue ou de cascade troublante :  le jeu du noir et du blanc force notre attention pour ressentir ou comprendre ou imaginer ce qui est représenté. Une énigme en soi, même si l’eau est dite « triste » ou « trouble ». L’homme du terroir se glisse enfin sur la photo avec la présence d’une main paysanne froissant des épis (Ardèche) ou d’une silhouette courbée de paysan (Queyras). Un vol d’étourneaux, de petits points noirs, envahi le ciel à la Hitchcock au-dessus d’un chemin sinueux s’enfonçant dans le noir. Les paysages, ainsi photographiés, signent au fond le lien que ce photographe entretient avec lui-même, en une sorte de médiation de soi à soi2.  Leur nostalgie ou leur mélancolie envoûtante prélude ou suit une aventure duelle dont les protagonistes apparents (la Nature face au photographe) ne sont pas nécessairement les protagonistes réels (entre soi et soi) du photographe pénétré et envahi par le paysage photographié. Un point de vue que conforte la dame du duo, Christine Durif-Brukert : « le dedans de soi /au plus loin d’en soi / le dedans d’ici / s’est arrêté de parler / le dedans fait rouler / ses lourdes pierres ». Au demeurant, ces paysages particuliers sont « raturés », marque du travail des artistes sur le monde extérieur.

La poétesse dit de maintes façons que la Nature (pierre et eau) lui est un corps, la continuité du sien. Elle découvre ainsi « les paupières du sol », les « pores de la terre mouillée » ou « les os aiguisés » de certaines roches. Cette présence d’un corps qui parvient ou découle du sien propre est confortée au fil des poèmes : « La couleur / des pierres / tiédit / entre nos doigts / fait des accrocs dans les lumières /  loin / derrière les monticules du vent ». Les ricochets et échos venus de cette matière qu’est la Nature se développent tous azimuts :  ici « L’eau abreuve les peurs », là se découvre « la gravité de la lumière », là encore « la leçon de pierre ».  En conséquence, le texte est-il « inachevé » ?  N’est-il pas  « le début de toi-même » (cad de C. Durif). Ce qui est écrit « se dérobe / dans le sanglot / comme une question / la parole d’un arrière-pays /  ton exil / un sourire à la déchirure de tes lèvres ».

Pourquoi ne pas revenir à Bachelard dont nous sommes spontanément partis ? Dans sa Préface à Je et Tu de Martin Buber, n’affirme-t-il pas qu’ « Il faut être deux – ou, du moins, hélas !, il faut avoir été deux, pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore ». Ce qu’ont réalisé les deux auteur.es, sans doute en connaissance de cause ! Tout, comme toute lecture qui ouvre généralement sur un dialogue (à travers le discours) se mue ici en trilogue.

 

Notes

(1) Dans La terre ou les rêveries du repos, l’épistémologue perçoit la vie souterraine à l’image du repos. Dans L’Eau et les rêves, il émane aussi de l’eau maintes images.

(2) In Le génie du paysage, Luc Lefort, 2018.

 

Présentation de l’auteur

Christine Durif-Bruckert

Christine Durif-Bruckert, chercheure en Psychologie Sociale et en Anthropologie à l’Université Lyon 2 est aussi poète

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Christine Durif-Bruckert, L’origine d’un monde

Le long poème de Christine Durif-Bruckert, suivi d’un bref essai sur Courbet et le paysage, « L’origine du monde dit l’amour de Courbet pour les paysages », est un vertigineux voyage au centre de l’univers compris [...]




Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Joseph Thermac, Du sublime moderne

Ce livre se reçoit comme un cadeau ami, tant il a préservé la trace de ceux qui l’ont conçu. Le dos de couverture, cousu d’un fil bis, marque une attention éditoriale imprévue (à la chinoise). La photographie en noir et blanc de Pascal Durif, collée sur la première de couverture, capture son titre magnifique Arbre au vent, les noms des auteurs et le logo extrême-oriental de l’éditeur((Un éléphant dodu. Le Petit véhicule est une des trois options bouddhistes.)). 

Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Texte, Photographies Pascal Durif, Editions du petit véhicule, 25€, septembre 2018

Ce titre est juché au-dessus de trois arbres bousculés par la tempête, au-delà des graminées couchées par une rafale, tandis que de lourds cumulus roulent et s’enroulent dans le ciel en un camaïeu blanc-gris-noir. Lettres et images conjuguent, avec sobriété, leurs énergies respectives pour se glisser dans la vision d’Artaud d’un « arbre au centre du vent ».

Les photos, au-delà de représenter un paysage à la beauté presque tragique, se déploient en un clair-obscur invitant à la transcendance. La lumière sait ourler les feuillages, se diffuser sur les herbes, émaner d’un horizon sous des cieux orageux à la Vlaminck. Ici un tronc dresse son écorce sculptée comme des tresses, là des racines musclées s’arc-boutent dans la neige, tels des humains enchâssés dans la matière.

La poétesse Christiane Durif-Bruckert appréhende ces arbres en « êtres de parole qui nous parlent du prodigieux dépouillement ». Comment traduire ce qu’elle capte ? « L’arbre est en moi comme un cri/Jusqu’aux soupirs des étoiles/Jusqu’au silence de l’air. » Un appel que la lectrice entend, puis écoute au fil des pages.

Chaque arbre est porteur d’un certain état d’âme, découlant de sa forme ou son environnement. Celui qui est « lourd » et « rustre » est « une révolte/des solitudes désirantes ». Quelquefois ses « pattes velues s’allongent/supplient encore le vent ». Celui qui est frêle, « aux aguets de l’aube » (...) « pleure à l’unisson des âmes endeuillées/de la nature abimée ». Il n’est parfois « pas plus épais qu’un souffle ». Celui dont les « branches se courbent vers le passant/lui font la révérence/le touchent jusqu’à la racine des poèmes/jusqu’au tangage des âmes ».

Certains arbres, ancrés au bord des rivières, « s’embourbent dans d’énormes vasques/sortes de béances imaginaires qui absorbent les gémissements du vent ». Ils se reflètent parfois dans l’onde et « un tremblé de rainures affronte les profondeurs de l’eau ». Leurs racines entrelacées s’égarent « dans les profondeurs obscures », faites de « substances indéchiffrables/de pierres/de restes de bois/ se désaltèrent à la source de la nuit ».

 Ils forment parfois un couple aux « troncs enlacés », offrant leur « destin d’éternité au milieu de plaines traquées/ravagées par les vents ». Ce « tronc noué, alambiqué » est « trace des conflits ». Il advient aussi que l’arbre soit mourant : « son agonie/fait sourciller le cœur du vent. (…) Il marche vers une éternité sans retour ».

Ainsi en est-il de l’« esprit des arbres », très humain somme toute. Cet ouvrage est hanté par le silence, la lumière, le vent, le destin, l’éternité... Le silence y est « troublé par la lumière ». Un « vent de fièvre » casse les écorces.  « Entêté/déboussolé/désaccordé » et « nu », il « fait pénétrer les soleils couchants dans l’éclat de ses rêves ». Autant d’états exprimant ce « temps qui pénètre lentement/l’écorce des mots ».

Ces ressentis romantiques élèvent la pensée vers le religieux. La poétesse évoque une « cathédrale de bois », la « perte d’innocence », la « parabole divine », « l’éternité des prières » ou le « ciel » qui « attend » l’arbre en croissance. Et puis, hors de tous ces instants d’arbres, une lune « cherche sa place/Ebouriffée par le désir/elle boit goulûment le déplacement du temps/de branche en branche/écrit le réel. »  Elle renvoie à notre propre réalité habitée par les vents, les silences, et bien sûr les arbres.

 

Joseph Thermac, Du sublime moderne

Il se peut que Joseph Thermac soit un poète de  la dérive,  happé par cette zone où le réel cesse subrepticement de l’être. Ses dix nouvelles sublimement « moderne » ou modernement « sublime » se déclinent sous l’égide d’un  Kafka désolé du bonheur de sa sœur    si banal – après mariage !  Le frangin Kafka  en perd  jusqu’à « la sensation des muscles »  de ses bras, du moins dans son Journal... Une question  sur la perte ou le bonheur que l’on retourne à l’auteur de l’ouvrage et même à soi-même, lecteur? 

Joseph Thermac, Du sublime moderne, Illustrations Chantal Prévost, La fabrique du pré, 2018, 16€

Que trouvons-nous dans ces écrits où l’ordinaire vacille sans en avoir l’air,  entre en décalage et se mue subrepticement en a-ordinaire((Néologisme pour dire l’ébauche d’insolite))?  Dans une première nouvelle, le  héros Vsevolod  s’aventure  en un « établissement » qui appelle ses membres de sections par ordre alphabétique. La  « femme » (mi-chef.e, mi prof) questionne sur l’avenir de chacun, oui mais  la réponse est  « facultative ».  Cette  Madame Corneille exige - ni plus ni moins - du « un peu plus, un peu moins facultatif » ! Pas évident.  Indiquer la profession des parents ne sert à rien… Que  faire ? Comment quitter cette drôle de salle de classe, dont la sonnerie n’autorise pas  à « bouger » en fin de cours !

La leçon suivante aura lieu au même endroit. Tout est ainsi inattendu, « sans queue ni tête », ni tête à queue !  De quoi muer ce facultatif en « énigme »  introduisant  un univers où rien n’est à comprendre ! Pourquoi alors ne pas prendre la « liberté de souffler sur le causse » ? Dans une autre nouvelle, chercher  le tableau L’origine du monde se mue en parcours géographique dans le musée d’Orsay, masquant - de fait - un souci  plus métaphysique. Vouloir aller quelque part est écarté au profit d’un « voyage dans le temps » plus philosophique. A remarquer la peinture de Luc-Henri Lefort,  oeuvre d’une promenade véritable… en un  puissant paysage d’amour((Intitulée comme le célèbre tableau de Courbet et peint sous le même angle.)). Dans une troisième nouvelle de facture plus classique, le major Spengler  détaille  par strates superposées et pertinentes son « carnet » à souvenirs.  Occasion de réfléchir sur la « quête » des hommes en… observant des faiseurs de trous sur la plage (ces « bêcheurs » tomberont dedans) qui côtoient un rameur (dont la barque chavirera).  Que penser de la « sagacité » humaine ? Samuel,  le petit fils du major,  a ouvert pour nous  le journal de l’ancêtre d’où est extrait le présent récit. Au fond, telle est la marque de la liberté – de l’auteur ? du narrateur ?  du lecteur ? - qui tente de répondre aux questions qui nous « taraudent ». 

Dans l’univers thermacien, ce n’est pas la terre  qui est bleue comme une orange surréaliste (dixit Eluard), mais bien le ciel dont le bleu n’est pas aussi bleu que chacun le croie ou le voie. Pour illustration, le « sublime moderne » de la dernière nouvelle est la marche d’un élève vers le domicile de son directeur de thèse, découpée en étapes (du primo au septimo) révélant que nous ne sommes guère  que des « illusions ». Pour preuve, ce commentaire de lectrice qui paraphrase l’auteur et rappelle notre présence en ce monde dans lequel nous sommes « absents à nous-mêmes »,  absence à soi qui est néanmoins une « prégnante présence » au monde. De quoi se perdre dans ce ruban de Moebius mental.




Les Langues de Christine Durif-Bruckert

Un recueil habillé de noir, couverture brillante, et toile de Jean Imhoff colorée qui accompagne le titre, Langues, et le nom de l’auteure, Christine Durif-Bruckert. Des textes courts ponctués de dessins de Jean Imhoff, Raoul Bruckert et Sim Poumet. Des nus, femmes et hommes, rythment le travail de l’auteure. Dés l’abord, une certaine étrangeté attire, pousse le lecteur à feuilleter, pour découvrir les entrailles de ce recueil, ouvrir le carcan de la nuit et comprendre la dichotomie qui se dresse, là, dans l’éclatement des couleurs sur ce fond sombre.

Christine Durif-Bruckert, Langues, Jacques André éditeur,
collection Eclipses, Lyon, 2018, 103 pages, 15 €.

Un horizon d’attente qui intrigue… L’avant propos indique une direction :

 

Ainsi les corps se nouent à la chair du monde, y reflètent les centres de leur tensions,  en redoublent les perspectives.

 

Révolte, premier chapitre, et le texte liminaire, viennent préciser ces assertions premières :

 

Sorte de musique discordante
qui accompagne
la mise en scène de l’événement central du récit.

D’une incomparable brûlance
d’une trasformation
sans pareille 

 

L’événement central du récit est le corps, le temps qui passe sur le corps, les besoins et les agréments du corps, les faiblesses et les contingences du corps… Autant de thématiques à priori classiques, mais qui sont abordées sous l’angle de ce seul vecteur par qui vient la pensée, les sentiments, les sensations. L’incarnation sert de filtre aux sensations et aux pensées d’une conscience soumise à la chair.

Puis nous est proposée une poésie évocatrice, tissée d’incantations. Le vers raconte les errances du corps, devenu symbole de l’emprisonnement de l’être dans  un carcan de peau  voué à un purgatoire dont la porte n’est ici qu’entrouverte. Le vers suggestif de Durif-Bruckert ne cesse de fouiller les abysses d’une projection inusitée de l’imago archétypal de la femme.

 

Son corps s’est légèrement fissuré. Fissure où s’installa pour ne plus s’en déloger un étrange malaise qu’elle apprit à connaître

 

Trace à trace, le langage dessine les contours humides des intériorités crues de la chair. Le corps du poème, râle indiscret et fertile, comme l’humus et la tourbe, traduit le règne du vivant, emprunte des voies détournées, des circonvolutions.

 

Son corps s’est légèrement fissuré. Fissure où s’installa pour ne plus s’en déloger un étrange malaise qu’elle appris à connaître.

 

Ce corps, vestibulaire et carnassier, est l’objet des diverses tentatives d’explorations  génériques de cette poésie qui accroche le poème  l'accordéonesque avancée de la décrépitude, de la maladie, de la disparition progressive de sa substance pulpeuse et vivante.

 

Elle cherche à ramasser son intériorité.

Elle s’appliquait à veiller à l’assemblage de ce décor amorphe fait pour ne pas durer. 

 

Puis l'évocation de la mort, de l'ignorance de la mort dans son approche phénoménologique.

 

Corps déséquilibré par le poids d’une intention qui ne sait pas.

 

Autant de fusées lancées dans l’espace sidéral d’une vacuité charnelle, qui fera des étoiles les néons blafards des ressassements mnésiques de la poète, sortes de déjections au verbe haut comme un bruit sourd perce un espace incertain, celui du temps qui recouvre tous les passages, et où la peau, pliée sous le mystère de son existence, raconte l’immensité des années.

 

Des écoulements incertains et quelques autres traces à peine sensibles, remous indiscrets à peine voilé.

Les restes jamais au hasard, inventent, à l’endroit de leur misère, des devenirs glorieux.

 

La poète, tout en retenue, ne cesse de mener dans ce lieu que l’on ne visite que dans une solitude absolue, l’intériorité de cet antre et refuge de l’âme… Il est l’angle de perception premier, parce qu’il est ce qui nous permet d’explorer le monde enclos dans le langage. Grâce au travail des mots,  il tente de s’extirper de la contingence de son existence. Il semble toutefois que toute transcendance soit absente de ces vers qui convoquent de manière incessante l’enfermement dans la matière, dont on ressent tout le poids…

 

Mais notre incomplétude n’a pas toujours la couleur de ce fruit défendu qui acidifie l’estomac du mystère.

 

A moins que considérer le corps pour mieux en connaître les contours et en appréhender la cessation ne soit l’ultime chemin pour accéder à une transcendance, on se demande si il existe un horizon métaphysique quelque part, sous les décombres de ces lambeaux de chair qui couvrent les pages du recueil ?

 

Les effets de l’organique se dispensent d’une cause. Ils approvisionnent l’âme, sans jamais s’avouer tout à fait, ni dans leur source, ni dans leur devenir.