Christine Durif-Bruckert, Les silencieuses

Par |2020-02-06T10:56:24+01:00 5 février 2020|Catégories : Christine Durif-Bruckert|

En ouvrant le dernier livre que Jacques André édite dans la belle col­lec­tion « In Arca­dia », nous ne décou­vrons pas un recueil de poèmes ou un poème en prose, mais un réc­it minu­tieuxqui, tout en étant le fruit d’une étude pré­cise, se présente comme une fic­tion poé­tique.

Il n’est pas habituel qu’un chercheur donne une place de choix, en explo­rant un thème, à une créa­tion per­son­nelle de cet ordre, même s’il est aus­si écrivain. Certes, la lit­téra­ture et l’art sous leurs divers­es formes ont tou­jours fourni bien des exem­ples utiles à ceux qui se con­sacrent aux sci­ences humaines. Mais il est rare, inverse­ment, que le résul­tat d’un tra­vail de recherche trou­ve une sorte de com­plé­ment sous une forme lit­téraire. C’est pour­tant ici le pro­jet avoué et réus­si de Chris­tine Durif-Bruck­ert, maître de con­férence hon­o­raire à l’Université Lyon 2, spé­cial­iste de l’anthropologie et de la psy­cholo­gie sociale, qui s’intéresse en par­ti­c­uli­er aux réc­its des mal­adies et aux sit­u­a­tions d’emprise, sujets qui ont fait l’objet de plusieurs pub­li­ca­tions. Elle déclare en effet que le recours à l’expres­sion poé­tique lui per­met d’approcher et d’écrire ce qui, dans le réel, reste énig­ma­tique, trou­ble, sauvage. Unillus­tra­tion con­va­in­cante de la valeur de cette approche orig­i­nale est don­née dans Les silen­cieuses, un livre inspiré par les thèmes de l’enfermement et de la mal­trai­tance, qui s’ouvre sur le rap­pel du réc­it oral d’une femme, Suzanne R., source du réc­it écrit et struc­turé qui suit, rap­por­tant des moments douloureux d’une enfance meur­trie.

Chris­tine Durif-Bruck­ert, Les silen­cieuses, col­lec­tion In Arca­dia, Jacques André Édi­teur, 160 p., 2019, 15 €.

Les scènes de l’his­toire se découpent en titres, en séquences, en arrêts-images, se frayant des pas­sages dans les endroits les plus étroits, les plus con­fus, jusqu’à for­mer un tableau recon­naiss­able de cette péri­ode de son enfance.

Dans la petite mai­son où vit Suzanne, âgée de six ans env­i­ron, avec sa famille, per­son­ne ne s’écoute ni ne se com­prend… Rien ne per­met de faire la dif­férence entre le grave et le léger. Elle s’en échappe par­fois pour rejoin­dre une clair­ière aimée (chapitre 1). Mais la soli­tude est plus grande encore dans la pen­sion qu’on lui impose bru­tale­ment (chapitre 2), et surtout lors de la longue et douloureuse réclu­sion vécue ensuite dans l’appartement d’une grand-mère austère et dis­tante qui l’enferme dans la mal­adie et la souf­france. La fil­lette s’interroge sur le sort qui lui est réservé sans trou­ver de réponse. Mais, dans un effort con­stant de résis­tance, elle sait inventer des lieux lumineux courent ses petits chevaux de bois, où vivent ses rêves et se réfugient les mul­ti­ples per­son­nages qu’elle imag­ine (chapitre 3).

Les petits êtres de bois par­lent entre eux tout en par­courant le car­ton peint de têtes cheva­lines. Ils tour­nent inlass­able­ment sous une lumière légère­ment jau­nie, au fil des tracés que l’enfant a minu­tieuse­ment anticipés. Elle sait manœu­vr­er leur stu­pide inertie.

Quand l’enfant est emmenée un jour dans la mai­son famil­iale où elle aimerait rester, per­son­ne ne la regarde (chapitre 4).

Suzanne devra atten­dre bien longtemps avant de décrocher les dif­férents tableaux de son passé, avant d’éprouver le désir de racon­ter cette péri­ode amère de son enfance. Les mots vont alors lui per­me­t­tre, à la manière de cette clair­ière atten­due illu­mi­nant subite­ment la forêt, de percer l’obscurité du réel, de ren­dre le monde moins opaque, moins silen­cieux, comme le font les mots mêmes de Chris­tine Durif-Bruck­ert dans ce réc­it poé­tique poignant.

Présentation de l’auteur

Christine Durif-Bruckert

Chris­tine Durif-Bruck­­ert, chercheure en Psy­cholo­gie Sociale et en Anthro­polo­gie à l’Université Lyon 2 est aus­si poète 

Out­re la dif­fu­sion d’un grand nom­bre d’articles dans des revues sci­en­tifiques nationales et inter­na­tionales, elle pub­lie Une fab­uleuse machine, Anthro­polo­gie des savoirs ordi­naires sur les fonc­tions phys­i­ologiques, en 1994 chez Anne-Marie Métail­ié (réédité aux Édi­tions l’Oeil Neuf en 2009), La nour­ri­t­ure et nous. Corps imag­i­naire et normes sociales édité par Armand Col­in en 2007, Expéri­ences anorex­iques, Réc­its de soi, réc­its de soin en 2017 aux Édi­tions Armand Col­in. En 2021, elle coor­donne l’ouvrage col­lec­tif Trans­es aux édi­tions Clas­siques Garnier.

En poésie, en mars 2018, elle pub­lie Langues chez Jacques André Éditeur. 

Aux Édi­tions du Petit Véhicule, elle pub­lie la même année Arbre au vent sur des pho­togra­phies de Pas­cal Durif, un recueil qui mêle pho­togra­phies et textes poé­tiques, puis Le corps des Pier­res en 2019, et Mains, écrit en col­lab­o­ra­tion avec Mar­i­lyne Bertonci­ni et Daniel Régnier-Roux

Un réc­it poé­tique, Les silen­cieuses paraît en 2019 chez Jacques André Éditeur. 

Chez ce même édi­teur, elle coor­donne en 2020 en col­lab­o­ra­tion avec Alain Crozi­er l’anthologie Le courage des vivants.

Dernière­ment, en juin 2021, elle pub­lie Courbet, l’origine d’un monde, aux Édi­tions inven­it (Col­lec­tion Ekphrasis).

http://christinedurif-bruckert.com

https://www.facebook.com/christine.durif

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Marie-Ange Sebasti

Marie-Ange Sebasti vit à Lyon, où elle est née. Elle a dès l’enfance le goût de l’écriture et pub­lie dans sa jeunesse ses pre­miers livres de poésie, puis Con­tours appar­ents, Laudes, 1989, Presque une île, pré­face de Charles Juli­et, La Marge Édi­tion, 1997, La porte des lagunes, Édi­tions Sang d’en­cre, 2006, et, chez Jacques André Édi­teur : Marges arides, 2006, Haute plage, 2011, Cette par­celle inépuis­able, 2013), La con­nivence du marc­hand de couleurs, 2016, La car­a­vane de l’orage, 2019. Un recueil de courts réc­its, Heures de pointe, paraît en 2014 aux Édi­tions Le Pont du Change. Elle col­la­bore avec des plas­ti­ciens, des pho­tographes, dont Monique Pietri avec laque­lle elle a réal­isé plusieurs ouvrages : aux Édi­tions de l’Envol, Corse dans le cha­lut des jours (2001), et chez Jacques André Édi­teur : Villes éphémères, pré­face de Jean-Pierre Lemaire (2007), Bas­tia à fleur d’eau, pré­face de Marie-Jean Vin­ciguer­ra (2008), Venise févri­er (2010). Elle a pub­lié, avec Joël Ver­net, un ouvrage col­lec­tif rassem­blant des textes inspirés par le site archéologique d’Ougar­it (Syrie) : Ougar­it, la terre, le ciel, La part des anges (2004). Sa poésie est accueil­lie dans des antholo­gies et divers­es revues. Hel­léniste, elle est égale­ment l’auteur de tra­duc­tions, d’éditions de textes et d’autres pub­li­ca­tions dans le domaine de la lit­téra­ture grecque de l’Antiquité tardive.
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