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Nous avons perdu Michel Cosem, ne perdons pas Encres Vives ! Rencontre avec Eric Chassefière

Éric Chassefière est l’auteur d’une quarantaine de recueils de poèmes, et a publié dans de très nombreuses revues. Membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, il a animé avec Jacques Fournier l’action Poézience de la Diagonale Paris-Saclay, destinée à permettre des interactions entre poètes et scientifiques. Une carrière de poète, un dévouement entier, pour porter la poésie, qui aujourd'hui le mène à  prendre le cours de la vie de cette si belle revue, Encres Vives, crée par Michel Cosem, disparu le 10 juin dernier. 

 

Eric Chassefière, vous reprenez Encres vives. Pouvez-vous nous parler de ces éditions ?
Encres Vives, c’est à la fois une revue mensuelle publiant des recueils de poèmes, chaque numéro consistant en un recueil d’un seul auteur, et une maison d’édition éditant des recueils dans deux collections : Lieu, proposant des poèmes liant un poète à l'un de ses lieux favoris (voyage, rêverie, méditation, quotidien, biographie, reportage), et Encres Blanches, plus spécialement réservée aux nouveaux poètes, ou aux rééditions de recueils publiés dans la revue. Ces recueils ont été longtemps calibrés sur 16 pages au format A4, qui vont devenir en 2024 32 pages au format A5.
Certains numéros de la revue sont particuliers, comme des anthologies consacrées aux poésies régionales, issues notamment du pourtour méditerranéen, ou à des maisons d’éditions, ou des numéros spéciaux dédiés à présenter l’œuvre d’un poète. Les recueils publiés dans la revue Encres Vives sont distribués aux abonnés, ce qui garantit aux auteurs un socle stable de lecteurs, tandis que ceux publiés dans les deux collections Lieuet Encres Blanches, à un rythme irrégulier dépendant du flux de tapuscrits reçus jugés de qualité suffisante pour mériter publication, sont proposés notamment, mais pas seulement, à la vente aux abonnés de la revue, qui reçoivent régulièrement des catalogues mis à jour des parutions dans les deux collections.
Il n’existe pas à l’heure actuelle de catalogue complet d’Encres Vives et de ses collections. Le catalogue établi par Jean-Marie David-Lebret sur le site web d’Encres Vives, bien que déjà fourni, présente des lacunes, d’autant plus nombreuses que l’on remonte dans le temps. Georges Cathalo m’a envoyé il y a quelques jours un catalogue chronologique recensant plus de 150 recueils de poèmes publiés par Encres Vives dans la période 1963-1983, 400 numéros environ étant paru dans la période postérieure. 
Le numéro de janvier 2024 sera le 529ème, suggérant d’ailleurs qu’un nombre significatif de recueils de la période 1963-1983 ont été publiés dans des collections annexes, hors série principale. Il faut savoir que dans les années 1970, Encres Vives était aussi une revue d’idées, prise dans les débats qui agitaient la communauté littéraire, notamment autour de la revue Tel Quel et de ses évolutions rapides à travers différents courants de pensée et orientations politiques. Cela n’est qu’au début des années 1970 qu’Encres Vives se stabilise, à travers notamment la relation nouée avec le GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle), et l’arrivée dans le comité de rédaction de Gilles Lades, Michel Ducom, Chantal Danjou, Jean-Louis Clarac, Annie Briet et Jacqueline Saint-Jean, personnes qui pour la majorité sont encore présentes dans le comité de rédaction d’aujourd’hui.
Vingt ans plus tard, au milieu de la décennie 1990, apparaissent les deux collections Lieu et Encres Blanches, totalisant au jour d’aujourd’hui, respectivement, ≈400 et ≈800 recueils de poèmes, écrits par, resp., ≈160 et ≈300 auteurs. C’est au total plus de 400 poètes qui ont été publiés dans la revue et ses collections depuis le début des années 1980, le bilan global, incluant les vingt années précédentes, tournant autour de 500 auteurs (une recension exacte reste à faire), dont un nombre non-négligeable se sont fait un nom dans le milieu poétique. Plus que les chiffres eux-mêmes, c’est la constance avec laquelle Michel Cosem a mené son entreprise de diffusion de la poésie pendant plus de 60 ans qui impressionne. Encres Vives, au même titre d’ailleurs qu’un certain nombre de revues de poésie au long cours encore en activité aujourd’hui, c’est l’entreprise d’une vie, s’enracinant dans une démarche militante de libération de la parole par la poésie, revendiquée comme outil de désaliénation de la société de consommation imposée par la classe dominante. Car, pour Michel Cosem, c’est la Parole avant tout ! Et Encres Vives, en tant que lieu de création de la Parole libre, et malgré la modestie de sa présentation, en est la parfaite incarnation.
Pourquoi avez-vous décidé de reprendre Encres Vives ?
Comme de nombreux poètes qui ont dû leur élan initial en poésie à l’existence d’Encres Vives, je n’ai pu m’empêcher, apprenant la mort de Michel Cosem (décédé le 10 juin 2023), de me dire qu’une pareille entreprise méritait d’être reprise et poursuivie, si ce n’est encore amplifiée. Encres Vives est un monument dans le paysage de la poésie française, tant par la personnalité de son fondateur, à la sincérité et à la générosité éprouvées, que par la dimension cyclopéenne du corpus de poèmes réuni en son sein. Beaucoup doivent leur persévérance à écrire et publier à Encres Vives, sans laquelle ils se seraient rapidement découragés dans un paysage éditorial par nature contraint du fait des coûts de fabrication élevés du livre classique (qui ont encore bondi), et du faible nombre d’acheteurs potentiels. Grâce à Encres Vives, une brochure bon marché permettant une publication à bas coût, et offrant aux auteurs un lectorat d’abonnés par définition fidèles, le paysage poétique français est plus riche et diversifié qu’il ne l’aurait été sans cela. Paul Sanda qui, avec sa compagne Rafael de Surtis, fait de magnifiques livres, m’a dit un jour m’avoir édité après avoir téléphoné à Michel Cosem. Encres Vives a été pour beaucoup d’entre nous un tremplin et, ne serait-ce que par respect pour son fondateur, et par foi dans l’avenir de la poésie, dans une époque qui reste désespérément sombre, il m’a paru impensable que quelqu’un ne reprenne pas le flambeau. La proximité de la retraite, avec plus de temps disponible, m’a incité à tenter l’aventure. Quelques échanges téléphoniques avec Gilles Lades, puis, en octobre dernier, une réunion chaleureuse à une petite dizaine dans la maison Lotoise du poète près de Figeac, accueillis par sa compagne Annie Briet, ont fait le reste. Nous allons tenter de maintenir l’élan.
Quelle est la ligne éditoriale actuelle ? Combien y a-t-il de collections ? Allez-vous conserver ces éléments ?
Parlant de l’Encres Vives d’aujourd’hui, voici ce qu’en disait Michel Cosem : « Tout en demeurant dans un format modeste Encres Vives continue d’attirer, de retenir, d’influencer des générations nouvelles, en faisant preuve à la fois d’exigence et d’ouverture. C’est là je pense une volonté affirmée qui regarde plus certainement vers l’avenir que vers le passé. » Cela sera aussi notre ligne éditoriale : exigence et ouverture, loin de toute chapelle et de toute idée préconçue. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls, de nombreuses revues aujourd’hui peuvent s’honorer de maintenir le flambeau allumé, dans un esprit d’indépendance et de liberté. Nous essaierons de nous inscrire au mieux dans le concert de la Parole poétique d’aujourd’hui, dans une démarche qui ne peut être que collective. Pour les collections, elles resteront Lieu, que les voyageurs impénitents que sont de nombreux poètes apprécient tant, et Encres Blanches, ouvrant la voie de la publication à de jeunes poètes. La seule différence est que nous inclurons dans l’envoi aux abonnés des numéros de la revue, trois par trois tous les trois mois, alternativement un Lieu et un Encres Blanches, histoire de faire découvrir les collections et inciter les abonnés à acheter, à tarif réduit, d’autres numéros de ces collections.

Pourquoi la poésie ? Pourquoi vous être engagé dans cette aventure ?
Pourquoi la poésie, c’est une vieille histoire, qui remonte à l’enfance. Une joie ineffable à revenir, après mes études, passer mes étés dans le mas de famille, entre Avignon et Arles, sous l’emprise d’un sentiment d’émerveillement au sein de cette nature bruissant au vent, ces grands platanes du jardin berçant de leur souffle la mémoire des nuits. Des états frôlant l’extase, sur le fond d’une passion pour la musique de Bach, favorisée par la pratique du piano, et de la lecture de quelques poètes qui ont marqué ma jeunesse : Éluard, puis Char, puis Bonnefoy, surtout Bonnefoy, ce poète des clairs-obscurs qui m’a tellement intéressé. Je n’ai pas beaucoup lu de poésie, mon métier de chercheur m’a longtemps absorbé. Et finalement il n’y a que dans le « faire » que je me trouve bien. J’ai créé un master de planétologie, proposé des missions spatiales à destination de Vénus ou de Mars, un instrument pour une mission en cours vers Mercure, élaboré des hypothèses pour un changement climatique précoce sur Mars, créé pour un temps un département « Sciences de la Planète et de l’Univers » à Paris-Saclay réunissant astrophysiciens, géophysiciens et climatologues d’une dizaine de laboratoires de recherche, dirigé un laboratoire de géosciences à Orsay. Et jamais, durant toutes ces années, je n’ai cessé d’écrire de la poésie, même si j’en lisais assez peu par manque de temps.
Cette aventure, en poésie, est de la même nature que celles que j’ai tenté de mener dans ma vie de chercheur, avec plus ou moins de réussite. Fédérer autour de grands projets, faire rêver, agir en dehors des circuits institutionnels trop rigides (avec tous les inconvénients que cela comporte en termes d’efficacité immédiate). La poésie, dans ma vie, rejoint en quelque sorte la science. C’est une nouvelle étape, dans un autre champ. Là aussi, il y a un groupe à fédérer, des talents à révéler, des ponts à construire, en particulier entre poésie et musique, cela me tient à cœur. On verra bien.
Peut-on dire que la période est difficile pour les petits éditeurs ? Encres vives est-elle en danger ?
Je n’ai pas les chiffres en tête, mais la poésie, me semble-t-il ne se porte pas si mal. Il doit paraître pas loin d’un recueil par jour en moyenne, ou de cet ordre, non ? Et je crois que les ventes sont en hausse. En tous cas, la flamme brûle, même si elle n’éclaire qu’une toute petite minorité de citoyens. Il faudrait voir plus grand, que les éditeurs et revuistes se fédèrent au niveau national et trouvent des relais au plus haut niveau de l’État, des relais pour promouvoir un vrai apprentissage de la poésie à l’école, je parle de la vraie poésie, celle qui a la réputation d’être difficile et qui est au contraire celle qui part du plus profond et du plus vrai en nous, celle qu’entendait et parlait Michel Cosem immergé dans la pulsation de son Occitanie tant aimée. Souhaitons que notre ministre de la culture entende cette poésie-là. Mais c’est peut-être une utopie, sans doute la poésie ne sauvera-t-elle pas le monde malheureusement. Alors entretenons juste la flamme pour des jours éventuellement meilleurs.
Je ne crois pas qu’Encres Vives soit en danger. On n’a pas pour l’instant tout à fait autant d’abonnés qu’on l’espérait, même si l’on se rapproche de notre objectif. Cela va aller, on va repartir de toute façon, c’est l’essentiel. Nous avons déjà quelques beaux projets de recueils dans nos tiroirs. Et puis nous sommes une équipe : Annie Briet, la compagne de Michel Cosem, Catherine Bruneau, ma compagne, Jean-Marie David-Lebret pour le site web, et encore les compagnons historiques d’Encres Vives que sont, outre Annie Briet, Gilles Lades, Jean-Louis Clarac, Jacqueline Saint-Jean, Christian Saint-Paul, Michel Ducom. On réussit mieux à plusieurs que seul, pourvu que l’atmosphère soit bienveillante, et elle l’est.
Quelles seront vos premières actions ? Et les suivantes ?
Reprendre le fil des publications de la revue, calibrer un peu mieux la fréquence de publication des collections en fonction des recueils reçus et de notre capacité à les diffuser efficacement, identifier des médiathèques intéressées. Se rapprocher de la Maison de la poésie Jean Joubert de Montpellier, si possible aussi du festival Voix Vives de Sète, mettre en place des événements, lectures ou lectures-concerts, avec les recherches de financement que cela impose à l’échelle du territoire. Donc, tisser la toile, également d’ailleurs en région toulousaine. Les actions suivantes, je ne sais pas encore, nous verrons. À chaque jour suffit sa peine.
Mais en premier lieu, dans les semaines qui viennent, recueillir d’autres abonnements pour être mieux ancrés dans la communauté, et pour que nos auteurs aient plus de lecteurs.

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Présentation de l’auteur

Éric Chassefière

Né en 1956 à Montpellier, Éric Chassefière est astrophysicien, spécialiste de l’étude des planètes, et historien des sciences. Il est Directeur de recherche au CNRS, et a
été Professeur chargé de cours à l’École Polytechnique. Il écrit depuis l’enfance, et a publié une cinquantaine de recueils de poésie. Il a obtenu le prix Xavier Grall en
2022. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, chroniqueur régulier pour la revue Diérèse, et membre du comité de la revue en
ligne Francopolis.

Bibliographie

Ses derniers recueils publiés sont, chez Rafael de Surtis : Sentir (2021), La part d’aimer (2022), Palermo (2023), chez Alcyone : L’arbre chante (2021), La part silencieuse (2023), chez Sémaphore : Le jardin d’absence (2022), Faire parler son âme (2023), chez Encres vives : Le partage par la musique (2019), Moments poétiques (2021).

Autres lectures

Éric Chassefière, La présence simple des choses 

Composé de cinq « déplacements », eux-mêmes composés de 2 ou 3 suites (dont le titre compte toujours trois substantifs) parfois d’une certaine longueur, le recueil est consacré à la simplicité des choses ce qui [...]

Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici

Quatre suites composent Le Peu qui reste d’ici : Serrer le poing comme le poème, Une vie dessous, Rejoindre la mer et Os et souffle mêlés… Même si l’instant est avare de compliments, [...]

Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre

Le éditions Alcyone ont publié là un très beau petit livre, que les proses poétiques d’Éric Chassefière méritent tout à fait. N’ayant pas toujours le temps de lire les livres qui, je l’avoue, [...]




Éric Chassefière, 5 poèmes

AU PARTAGE DU CORPS

 

Le vent, le vent toujours, la parole des arbres, l'oiseau qui se pose, le corps qui s'ouvre,
la caresse du vent, sa fleur lointaine, l'onde légère de ces voix dans le silence proche ;
ce qu'on entend du vent, la naissance d'un feuillage, le chant caché de la tourterelle,
vol déployé à la cime de l'absence, tout ce grand mouvement des choses, cette
fragilité, cette impermanence du désir, déposant alphabet de l'ombre sur la peau,
toute cette nuit se libérant d'elle-même, cette obscurité qui se fait lumière, clarté
simple du premier rêve, premier dessin du corps dans la pensée. Cette lumière qui
cache pour mieux révéler, sentir comme nous y prenons visage, comme le vent s'en
fait la main qui éclaire, dégageant ce front, ces yeux, de l'encore pénombre du miroir.
Se laisser sculpter par ce vent et cette lumière, là, sous le portique des vieux arbres, à
guetter l'apparition dans les mots de la pensée. Mots que ce vent, cette clarté du vent,
ce flux de l'ombre dansante sur la peau, sont premiers à accueillir au partage du corps.
Ces mots, les dire si bas, en garder si longtemps le sens caché, que c'est le vent qui
parle et oublie. Laisser en nous respirer cette nature qui nous porte, écouter à perte
de silence, faire que les mots écoutent, parlent d'écouter. Tenir l'éclat, la lèvre, la
pierre douce du chemin.

 

*

PREMIER ÉVEIL

 

 

Ces hauts frênes dressés dans le vent, feuillages tout miroitant de lumière, prennent
transparence du souffle qui les anime. Tout n'y est que vibration de ciel, légèreté de
silence de la peau, clarté caressée aux veines de l'ombre. Ce vent, sentir comme il
embrase l'écoute, comme la flamme en est légère à la couleur, l'effacement s'y fait
source de l'apparition ; comme la main y tremble qui, à l'inconnu de ce silence partout
enlaçant le corps, trace ligne d'écoute et de parole, s'y invente le délicat chemin de
l'oiseau ; comme tout, dans ce vent, respire en tout, le lointain se cache dans le
proche, la distance est écriture de la lisière. Longtemps ne plus entendre que le silence
du vent, ne plus voir que l'immobilité du balancement qu'il imprime aux choses,
respirer de la même transparence, du même désir de donner souffle à l'instant qui
nous traverse, prendre vérité de l'arbre qui est en nous. Sentir comme l'arbre nait du
vent, comme son murmure est celui des mots. Venir, à la source légère du premier
éveil, écrire le silence, l'ombre, la pierre, tout ce que le vent pense et oublie. Éveiller
pour que l'ombre tremble, se souvienne l'éclat, la fleur.

 

*

CE CIEL

 

Intense lumière de l'après-midi. Le vent toujours, la légèreté de l'ombre,
de la couleur qui se mêle à l'ombre à la surface de cette eau vibrante, animée de mille
mouvements contraires, mince ruban de ciel cernant l'enfance, où toujours viennent
se perdre les pas ; douceur de cette berge bordant l'eau calme, que constelle l'ombre
des frênes et des peupliers, qui en est aussi le murmure dans le silence de l'herbe
d'été. C'est là qu'entre le cours paisible du canal et le tumulte du petit bois d'absence
creusé de pénombre, on vient reposer son pas, glisser avec les ombres légères des
oiseaux, traçant aux méandres de l'herbe la mouvante profondeur de la lumière qui
les porte. Ce ciel venu battre la terre, pareil à celui, tout près, que l'eau reflète, il faut
s'y laisser apparaitre avec ces oiseaux, par instant venant au-dessus du champ donner
ballet de leur présence. Sentir comme la liberté du regard, en ces instants de transe
joyeuse, allège le corps et libère l'esprit. Voir ces lignes lointaines d'arbres légers, de
montagnes enneigées de rocaille, de nuages aux falaises dressées sur l'horizon.
Habiter de son pas, foulant l'herbe baignée de ciel, tout ce grand cercle de la 
sensation, s'y perdre comme autrefois l'enfant au terme des chemins du soir.

 

*

LES DEUX ARBRES

 

Sombres silhouettes des deux frênes jumeaux irradiant le ciel de l'immense vitrail de
leurs branchages joints : tout n'y est que profond déploiement de l'espace, feuillage
de ciel, balancement de la pensée, vert pâle venu se mêler d'argent quand le soleil du
soir, en de rares instants, vient caresser de ses rayons les fluides grappes du feuillage.
Se laisser éclairer par la rosace des deux arbres, sentir, cette lumière qui filtre à travers
les branches, comme la source en est profonde, le tracé délicat, comme à chaque
instant l'arbre double redessine son lointain, en refait lisière, présence de ce
balancement qui en accorde les mouvements, comme la voix dans le silence en est
unique, le dessin dans la lumière équilibré. Sentir, ces deux arbres, comme ils n'en
font qu'un, chacun enclos dans le désir de l'autre, comme dans le vent du soir s'en
joignent les souffles, comme est un l'arbre de ciel qui les unit. Voir s'illuminer le toit,
savoir que l'ombre est miroir, nuit l'ouvert de la fleur.

 

*

ÉCRIRE

 

Chat léger au trait de la berge, venu entre nuit et nuit s'écrire dans la lumière. Son
pas, on ne l'entend pas ; le vent est silence, qui emporte mots et chemins. Marcher
du même pas léger, des mêmes mots silencieux du corps, de la même distance dans
le regard. N'entendre qu'avec le corps ces mots que seul rythme le pas, écrire du
rythme de son pas sur cette terre aux mille chemins d'enfance, écrire dans l'écho du
£vent, la fleur de silence de l'écoute, l'eau calme de l'ombre caressant le ciel, écrire
comme on lance la pierre, écrire à l'avant de soi-même, sans répit perdre et retrouver,
ramasser et relancer la pierre. Le chemin est en nous, on n'entend pas sa voix dans
le vent ; le vent est la voix, le silence de la voix, des mots qui parlent la voix.
Longtemps arpenter la berge, puis s'installer là, au creux du temps, dans la distance
légère du matin. Écrire l'ombre, le silence, la trace, comme ce chat dont l'apparition
fut dans son effacement même. Savoir que les mots renaissent ailleurs, que devenir
est mémoire, le vol de l'oiseau, silence, chant qui s'accomplit.

 

Présentation de l’auteur

Éric Chassefière

Né en 1956 à Montpellier, Éric Chassefière est astrophysicien, spécialiste de l’étude des planètes, et historien des sciences. Il est Directeur de recherche au CNRS, et a
été Professeur chargé de cours à l’École Polytechnique. Il écrit depuis l’enfance, et a publié une cinquantaine de recueils de poésie. Il a obtenu le prix Xavier Grall en
2022. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, chroniqueur régulier pour la revue Diérèse, et membre du comité de la revue en
ligne Francopolis.

Bibliographie

Ses derniers recueils publiés sont, chez Rafael de Surtis : Sentir (2021), La part d’aimer (2022), Palermo (2023), chez Alcyone : L’arbre chante (2021), La part silencieuse (2023), chez Sémaphore : Le jardin d’absence (2022), Faire parler son âme (2023), chez Encres vives : Le partage par la musique (2019), Moments poétiques (2021).

Autres lectures

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Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici

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Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre

Le éditions Alcyone ont publié là un très beau petit livre, que les proses poétiques d’Éric Chassefière méritent tout à fait. N’ayant pas toujours le temps de lire les livres qui, je l’avoue, [...]




Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre

Le éditions Alcyone ont publié là un très beau petit livre, que les proses poétiques d’Éric Chassefière méritent tout à fait. N’ayant pas toujours le temps de lire les livres qui, je l’avoue, on tendance à s’accumuler (notamment) sur mon bureau, rétrospectivement je me dis que s’il m’avait échappé, j’eusse perdu une belle occasion de me faire plaisir ! Les textes, sur un papier nacré, sont d’une beauté intime qui enchante le réel, non sans une authentique profondeur de pensée qui leste le contact qu’ils nous proposent avec leur monde. Éric Chassefière est un scientifique, un physicien, mais la “science dure” en lui n’a pas tari l’inspiration du poète, bien au contraire.

Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre,
Ed. Alcyone, coll. Surya. 70 p., 16 €.

Chaque petit carré de sa prose poétique est un bijou transparent, une sorte de cristal verbal en lequel se jouent les reflets d’un regard attentif, un regard qui, selon le mot de Paul Éluard, “donne à voir” (p.26) :

 

“Il aime les chemins du soir entre les gerbes noires des blés fauchés,
a coupe de lait de la pleine lune, la lanterne qui éclaire le volet clos
dans l’attente du retour. Il aime que dans la lumière, arbre de ciel dans
la nuit de l’arbre, terre et ciel se mêlent, que partout entre les arbres
ne soient que passages, seuils s’ouvrant sur la couleur, que le prenne
la pénombre quand à la nuit tombée le rai du canal monte jusqu’au ciel.”

 

La langue d’Éric Chassefière, on le voit, est d’une jolie, et simple, virtuosité. Les images sont neuves tout en ne heurtant pas l’esprit, tout en suggérant naturellement, avec une ampleur secrète. Comme si notre poète avait le souci d’épargner au lecteur qu’il prenne conscience de l’originalité de la vision dont il vient d’écrire, de manière à n’en pas dissiper le charme par l’effet d’une lucidité qui tarirait notre imagination, laquelle ici est indispensable à l’approfondissement de la réalité: une réalité qui n’est jamais banale, tant que notre regard appris, conventionnel, “désenfanté”, ne la banalise pas ni ne la prive de ses couleurs. Je ne puis me tenir de citer une autre d’entre les pages admirables de ce petit recueil (J’aimerais les citer toutes !), qui articule pour moi l’essentiel de ce qui est la source de cette poésie discrètement lyrique, d’un lyrisme juste dans la maturation de son expression, de sa vérité subjective ; ainsi que dans sa façon de l’objectiver en une langue créatrice, comme, au demeurant, il se doit pour tout lyrisme non-mièvre, c’est-à-dire qui ne tombe pas dans l’affectation d’un sentimentalisme avachi. Voici cette page (P.46) :

 

L’innocence est le sourire d’un enfant qui ne nous quitte pas. Ce sourire
se manifeste en tout : une chanson qu’il fredonne, un animal à qui il se
confie, l’histoire qu’on l’entend se raconter, seul, dans la pénombre de
sa chambre. Ce sourire, quand il se manifeste, nous illumine et nous
réchauffe; instantanément il entre en nous, nous transporte de joie, devient
notre sourire intérieur ; nous sommes directement heureux car il nous
touche, réveille en nous l’innocence. Même aujourd’hui que l’enfant a      
grandi, son sourire est toujours là, rouge lumière et sang. Même léger
et fugitif, il réveille en nous l’intacte joie, la même nostalgie heureuse ;
il est l’étincelle qui entretient le feu, celui de l’amour que nous vouons
 à l’être cher dont, à l’instant où il nous sourit, nous partageons l’innocence.

 

Éric Chassefière, dans ce petit recueil, a poli de lumineux cristaux de langage, qui rendent chaque page du livre dense et méditative, insolite et familière, touchante et pourtant réaliste et vraie. Pour le citer une dernière fois, je reprends, en les détournant à peine, ses propres mots : “Seule au centre de son regard, la fleur [de sa poésie] paraît faite de profondeur pure. […] Cette fleur, il la tient dans ses yeux comme on tient une gemme dans la paume de sa main.” Éric Chassefière est peut-être un bon physicien, ce n’est pas à moi d’en juger ; mais c’est en tout cas un merveilleux poète, et le prix Georges Sarantaris (un poète grec que mon ami O. Élytis appréciait fort !) reçu par Éric Chassefière en 2015 pour un précédent recueil, me semble très largement mérité…

 

 

 

 




Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici

Quatre suites composent Le Peu qui reste d’ici : Serrer le poing comme le poème, Une vie dessous, Rejoindre la mer et Os et souffle mêlés

Même si l’instant est avare de compliments, la vie vaut la peine d’être vécue. C’est ce que chante Éric Chassefière. « Sans autre épaule que la joue » (p 11) affirme-t-il, sans préciser à qui cette joue appartient. Le poème se fait fragment d’un ensemble plus vaste. Plus loin, le poète récidive après avoir énuméré les incidences heureuses de la vie : « prenons corps dans l’ombre qui meurt / vivons sans nous soucier de la mort / mourons sans nous soucier de la vie » ( 14). Quel est ce « Il » qui traverse les pages du recueil ? Le père qui s’évade peu à peu dans l’oubli ? De fait, Éric Chassefière, mêle au je le il et le tu, ce qui ne simplifie pas la lecture. Un indice permettrait d’y voir clair : « yeux renversés dans la mémoire / il voit ce que ne voyons pas / entend ce que nous n’entendons pas » (p 13), indice qui autorise l’hypothèse précédente… Et puis il y a le dialogue entre les poèmes plus intimistes et, disons-le, les plus descriptifs du comportement du père. Et puis il y a, comme ces récurrences, c’est sans doute ce qu’il y a de plus touchant dans ce(s) poème(s) ; et puis il y a ce matérialisme (original, inouï : je ne sais comment le qualifier) ; ces vers en sont le témoignage :

 

Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici, Éditions Rafaël de Surtis, collection Pour une Terre Interdite, 96 pages, 15 euros.

Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici, Éditions Rafaël de Surtis, collection Pour une Terre Interdite, 96 pages, 15 euros.

la capacité qu’a la pierre de penser
s’opposer au silence par le silence
(p 23)

Dans Une vie dessous (p 29), la mort fait irruption : est-ce celle du père ? Éric Chassefière semble revenir dans la demeure familiale qui lui fait aussi prendre conscience de notre finitude. Mais le pouvoir du poème, des mots reste invincible car « les mots sont les cicatrices du souvenir » (p 43).  Éric Chassefière fait preuve d’une extrême attention au paysage qui l’entoure, qu’il soit bucolique ou urbain…

Avec la suite Rejoindre la mer (p 49), les choses semblent s’apaiser. Il est vrai que l’on change de lieu : on passe de la campagne ou d’une ville arborée au bord de mer : Éric Chassefière trouverait-il la paix dans les deux évènements qu’il a vécus ? Le poème se fait plus descriptif encore que le poète est seul avec le silence et prend le temps de ce silence. J’ignore si Éric Chassefière écrit ces poèmes après la mort de son père, mais c’est ainsi que je les lis car celui-ci touche « à la plénitude de l’étreinte » (p 62) : s’agit-il alors de reconstruire l’enfance en allée ? 

Dans la suite Os et Souffle mêlés, le lecteur assiste à un retour à la nature et au souci de l’écriture juste car la justesse de l’écriture est la caractéristique de ce recueil. Rien n’est jamais nommé ou désigné précisément et pourtant l’écriture est on ne peut plus juste. Ce qui n’empêche pas « le vieil homme [de se rendormir] bientôt déjà hors du temps » (p 69). Le ton se fait parfois baudelairien et on pense alors à Spleen.

Un recueil plein de sensibilité et c’est rare !




Éric Chassefière, La présence simple des choses 

Composé de cinq « déplacements », eux-mêmes composés de 2 ou 3 suites (dont le titre compte toujours trois substantifs) parfois d’une certaine longueur, le recueil est consacré à la simplicité des choses ce qui n’exclut pas une certaine complexité car rien n’est simple…

Éric Chassefière s’attache à exprimer l’indicible, le si peu de la vie ; c’est la description d’un monde qui disparaît peu à peu, mais sûrement. Il y a comme une contradiction entre le travail du poète et l’occupation professionnelle d’Éric Chassefière (il est directeur de recherche en physique au CNRS et il s’intéresse à l’évolution du système solaire et des planètes) : comme quoi tous les chemins mènent à Rome car Chassefière met le même sérieux dans ses deux occupations… Le poète se souvient (p. 28) et c’est écrit dans une langue simple…

La deuxième suite se penche sur la vie quotidienne (le train, la ville) mais s’ouvre à des perspectives inouïes (la poésie, la peinture) : « Les mots naissent du papier » confie le poète (p 62). Dans la troisième suite, qui est ce IL ? Le père ? Qui est ce TU ? La femme aimée ?

Éric Chassefière, La présence simple des choses, L’Harmattan éditeur, 148 pages, 16 euros, en librairie.

Éric Chassefière, La présence simple des choses, L’Harmattan éditeur, 148 pages, 16 euros, en librairie.

J’aime à le croire au risque de me tromper… Le « poème ombre d’ombre », il naît de ces descriptions, « sous la lampe du souvenir » (p 83). La raison d’être de l’écriture poétique apparaît dans le Déplacement 4 : « … j’écris / pour ne pas perdre le fil de ma vie » (p 85). Portrait de ce IL, qui reste inconnu car jamais nommé… Éric Chassefière accompagne ce IL, patiemment. C’est un dur métier que celui de l’être accompagnant ; mais il est des moments où ce IL est oublié : alors renaissent la vie et le poème. C’est le Déplacement 4 qui est le plus émouvant car Éric Chassefière est à la recherche de l’enfant qu’il fut. La première suite du Déplacement 5 permet, grâce à des indices géographiques, de délimiter une zone fiable : celle de la région de Montpellier (j’avoue avoir dû faire quelques recherches !) ; place est aussi réservée à la musique ; Éric Chassefière explore le silence qui « révèle le silence à sa langue » (p 134).

La poésie n’est jamais bien loin dans la démarche de l’auteur. De fait, le poème est là car Éric Chassefière, dans sa quête du souvenir, le traque dans la vie sans cesse : le voyage n’a pas de fin…