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Giovanni Pascoli, une traduction inédite : Le 10 Août (élégie)

Jean-Charles Vegliante nous offre la première traduction française de Pascoli depuis 1925 (Editions Mimésis). Voici une occasion unique de revisiter l’œuvre d'un annonciateur de notre modernité. Poète du début du vingtième siècle, grâce à son travail sur la forme, il offre au lyrisme de nouvelles voies d’expression. Une traduction sensible qui rend compte de la musicalité de la langue, des emplois syntaxiques et du vocabulaire propres à Pascoli. Jean-Charles Vegliante restitue la particularité de l’œuvre de ce précurseur de la poésie moderne, autant pour ce qui concerne la forme que la nature des sujets abordés. Découvrir l’œuvre de ce grand poète et la version française de ses vers est  aussi l’occasion de considérer le travail du traducteur, qui, lorsqu’il s’inspire de l’esprit de l’auteur absorbe la singularité de son style et participe de la création poétique.

 

 

                    X Agosto

 

San Lorenzo, io lo so perché tanto
     di stelle per l’aria tranquilla
arde e cade, perché sì gran pianto
     nel concavo cielo sfavilla.

Ritornava una rondine al tetto:
     l’uccisero: cadde tra spini:
ella aveva nel becco un insetto:
     la cena de’ suoi rondinini.

Ora è là, come in croce, che tende
     quel verme a quel cielo lontano;
e il suo nido è nell’ombra, che attende,
     che pigola sempre più piano.

Anche un uomo tornava al suo nido:
     l’uccisero: disse: Perdono;
e restò negli aperti occhi un grido:
     portava due bambole, in dono...

Ora là, nella casa romita,
     lo aspettano, aspettano, in vano:
egli immobile, attonito, addita
     le bambole al cielo lontano.

E tu, Cielo, dall’alto dei mondi
     sereni, infinito, immortale,
oh! d’un pianto di stelle lo inondi
     quest’atomo opaco del Male!

 

                                G. Pascoli, “Elegie”, Myricae, 1897    

        

 

                    10 août

 

Saint Laurent, moi je sais pourquoi tant
    d'étoiles parmi l'air tranquille
brûlent, tombent, pourquoi pleur si grand
    dans le ciel concave étincelle.

Une hirondelle au toit revenait :
    tuée, tomba dans les épines ;
elle avait dans son bec un insecte :
     assez pour que ses petits dînent.

La voilà, comme en croix, or qui tend
    ce vermisseau au ciel lointain ;
et son nid est dans l'ombre, il attend,
    pépiant toujours mais pour rien.

Un homme revenait à son nid :
    on le tua ; il dit : Pardon ;
dans ses yeux grand ouverts reste un cri
     il avait deux poupées en don…

Or là, dans la maison solitaire,
    on l'attend, on l'attend en vain ;
droit immobile il montre la paire
    de poupées à ce ciel lointain.

Et toi, Ciel, qui surplombes les mondes
    sereins, infini, immortel,
oh ! d'un pleur d'étoiles tu l'inondes
    cet opaque atome du Mal !

 

Pascoli, Myricae (éd. 1897, 30 ans après l'assassinat de son père)

 

 

 

Traduction non comprise dans L’impensé la poésie, Jean-Charles Vegliante, éd. Mimésis 2018.
Sur l’élégie de Pascoli, voir aussi sur Poezibao

 

 

Présentation de l’auteur

Giovanni Pascoli

Giovanni Pascoli (né le 31 décembre 1855 à San Mauro di Romagna dans la province de Forlì-Cesena en Émilie-Romagne, Italie - mort le 6 avril 1912 à Bologne) est un poète italien de langue latine et italienne.

Œuvres

  • Myricae 1891 (1re édition])
  • Carmen « CORDA FRATRES » (1898)
  • Canti di Castelvecchio (1903)
  • Primi poemetti (1904)
  • Poemi conviviali (1904)
  • Odi e inni (1906)
  • Nuovi poemetti (1909)
  • Poemi del Risorgimento (1913)

Traductions

  • Poèmes traduits en français par J.Ch. Vegliante (2009)

Sources Wikipedia

Giovanni Pascoli

© Crédits photos : Wikipédia

Autres lectures




Giovanni Pascoli, Gog et Magog

 

I

Gog et Magog

En troupeaux, comme font les ânes sauvages,
vainement allait et revenait en vain
Gog et Magog avec ses noirs charriages ;

et la montagne les voyait dans la plaine
errer, et entendait parmi les tourmentes
les claquements de leurs fouets portés au loin ;

et un braiement parvenait, de ces nations
de Mong, comme une humble rengaine d’hyènes,
à l’infrangible Porte de l’Occident.

II

Car entre deux monts était, grande, de rouge
bronze une porte ; si grande que son ombre
se projetait, vers les heures du couchant,

jusqu’au milieu du val. Le fils d’Ammon-Zeus
la fixa sur ses gonds contre les immondes
peuplades, et les noirs groupes de bisons ;

il la barra serré. Mais resta en haut
des monts : une claire clameur de trompettes
descendait des deux Mamelles d’Aquilon.

III

Là était le Bicornu... Et les derniers
qui avaient entendu, enfants, retomber
la masse sur les clous étaient gris et vieux ;

et Lui ne partait pas... Et leurs fils, géants
aux yeux de flammes, aux langues toutes noires,
ou nains hirsutes aux mobiles oreilles,

étaient morts ; et de chacun d’eux des milliers
étaient nés, nombreux comme les étincelles
d’un tison : mais le Bicorne était là-haut.

IV

Tout en haut, à la garde de l’Erguené-
coun ; et le son au réveil de ses dianes
faisait rouler avalanches et moraines.

Chaque matin le ciel s’emplissait de buses ;
et la Horde, en bas, comme nuées au son
de l’orage, noire se serrait au Khan :

c’étaient des chariots roulant depuis le cône
des montagnes, un soudain barrissement
d’éléphant, une voix comme le tonnerre...

V

Mais moins s’entendait dans le jour ce tumulte
là-haut : dans le jour aussi les gens parqués
rugissaient, s’arrachant le manger, des ongles.

Le cri de là-haut s’effaçait dans l’aboi
de leur faim. C’était, durant le jour, tout pour
le sang, Alan et Aneg, Ageg, Assur,

Thubal, Céphar. Davantage on l’entendait
dans les longues nuits, quand concevaient des fils,
enfants de Mong-wu, leurs femmes sous la yourte.

VI

La lune montait en suivant les bords jaunes
de nuages fuyants ; autour d’une intacte
neige se tenaient des troupes de chevaux :

les têtes rentrées, immobiles restaient
sur ce blanc ; avec de temps à autre un bref
hennissement, un soudain bruit de sabots.

Toute la montagne solitaire encore
mugissait. Et même la lune, craintive,
en l’air se haussait, de nuage en nuage.

VII

Ou resplendissait sur l’infini murmure
pendante. Couronné de lierre et d’acanthe
le Héros, ôtant les torches du banquet,

parcourait en fête la côte éclairée
et là-bas, depuis l’ombre courbe des pins,
la Horde écoutait de longs aériens chants,

entendait de longs gémissements marins
des conques, et, mêlés au son des cithares,
timbales sourdes, cymbales argentines.

VIII

Gog et Magog tremblait ; et ses femmes dirent :
“N’a-t-il pas de mère, Lui, auprès de qui
il soit doux de retourner, lourd d’ambre et d’or ?

pas d’enfants, de bétail ? pas d’épouses belles
à côté de qui, las de narrer, se couche ?
Peut-être est-il repoussé, d’être bicorne ?

Alors pourquoi ne descend-il pas du mont
pour prendre l’une de nous entre les hordes,
qui soit sa bête, parmi Gog et Magog ?”

IX

Gog et Magog tremblait... Or l’un de ses nains
prudemment alla trouver les géants sots.
“Nous mourons tous, géants, et lui ne meurt pas.

Moi qui meus mes oreilles comme les chiens,
j’ai entendu des choses. Là Zul-Qarnayn
n’est pas toujours. Parfois il était à Rûm.

Il part avec le jour. Il va à la source
d’étoiles liquides, bleue. Avec ses mains
jointes prend la vie. Tous les cent ans un peu.”

X

Mais Lui, un jour (la Montagne paraissait
plus proche, morne, et montrait comme un squelette
ses blancs ossements de pierrailles éparses)

à travers l’ombre, où l’on ne savait quels doigts
soulevaient des lampes errantes d’argent,
par l’ombre il allait à la source de vie.

Plus de sonneries sur les pentes, le vent
soufflait en vain. Et la grande Porte un peu
vibrait, par à-coups, comme une poussée lente.

XI

Gog et Magog trois jours, veillant, attendit,
trois nuits attendit, et n’entendit, le soir,
que de temps en temps la Porte vibrer, lente.

Il n’était plus au mont !... Et la Horde prit
le chemin des monts. Elle allait, noire Horde,
fourmillant à l’encontre de la tourmente.

À l’aube, lugubre, meugla un bison,
hennit un cheval, la troupe se rompit...
Une sonnerie courait de mont en mont.

XII

Et les femmes dirent : “Oh homme de rien,
Zul-Qarnayn ! Tu es revenu bien vite ! Ou
n’y avait-il pas à la source une fille

seule ? une de tes sœurs qui le seau peut-être
abandonna vide à la source, et courut
hors d’haleine jusque chez ta mère vieille ?

Alors, divin bélier, fais donc résonner
les trompettes ! Au son de cette fanfare
notre homme se réveille, et puis ne dort plus.”

XIII

Et les hommes hululèrent : “Il a bu
en Rûm à la source des étoiles bleue !
Zul-Qarnayn est toujours celui-là qu’il fut.”

Et ils eurent en haine toute autre vie,
et le fruit de tout ventre autre ; et le sang rouge
trait aux bisonnes, aux zébus ils le burent.

Ne résonnait plus au val un beuglement.
Ne sonna plus, Gog et Magog, que le cri
sans fin hurlé de tes infinies tribus.

XIV

Pourtant il partit, Zul-Qarnayn, dans le feu
d’un couchant : sur le mont étaient étendues
les pourpres sombres à franges de crocus.

Dans son char d’or il monta, étincelant,
le Héros ; dans l’ombre il s’éloigna parmi
un joyeux éclat de béryls et turquoise.

Un bref scintillement de pointes d’acier,
un écho d’hymnes qui en tremblant se perd
çà et là... Enfin se tut l’âpre glacier.

XV

Trois ans attendit le Tartare, trois ans
il guetta l’arrivée des mêmes dragons
aux yeux d’or dessus la crête des montagnes

muettes et nues. Le Tartare voyait,
sans plus de crainte, et sentait encore plus
sa faim et sa rage, et d’une main d’ours, là

il cassait des bouleaux, arrachait des aulnes.
Enfin il vit les yeux des mêmes dragons
la troisième fois, et vint à la montagne.

XVI

Au pied des deux Mamelles de l’Aquilon
ils arrivèrent prudents. Et le vieux nain
malin se hissa, pieds et mains, sur les tufs.

Et il vit au sommet un grand pavillon
comme d’une trompe, et s’y glissa muet :
souffles perçut, et vit des yeux de hiboux.

Un nid immonde remplissait tout le creux
de cette trompe. Un grand hibou immobile
s’y tenait, deux touffes dressées, tel un roi.

XVII

Il prit deux plumes, le vieux nain, et se mit
sur un escarpement, agitant les plumes
et appela la Horde, qui attendait :

“À moi, Gog et Magog! à moi Tatars! Ô
gens de Mong, Mosach, Thubal, Aneg, Ageg,
Assur, Pothim, Céphar, Alan, à moi tous !

Il a fui à Rûm, Zul-Qarnayn, ses ferrées
trompettes laissant sur les Mamelles rondes
du Nord, ici. Gog et Magog, tous à moi !”

XVIII

Ô stupides ! Ces trompes n’étaient que terre
concave, par où le vent occidental
tirait, en haletant, des clameurs de guerre.

Ils les brisèrent, méprisants, de la pointe
de leurs coutelas, et des trompes brisées
sortaient des hiboux aux silencieuses ailes.

Ils rirent matois, et vagants par les grottes
burent le sang. Au-dessus d’eux un muet
vol de songes vains, et les cris de la nuit.

XIX

À la grande Porte s’arrêta la foule :
entre le couchant et eux était le bronze.
Gog et Magog le heurta d’un effort seul.

La barre se plia après une longue
torture : la Porte longtemps grinça, dure-
ment, et s’ouvrit dans un clair vacarme d’or.

La Horde approcha du seuil, et vit la plaine,
les cités blanches sur les rives de fleuves,
et blondes moissons, et bœufs au pâturage.

Elle entra, bramant : le monde fut son pain.

(1895 – dans Poemi Conviviali, 1904)
Traduction :  J.-Ch. Vegliante) 

 

Présentation de l’auteur

Giovanni Pascoli

Giovanni Pascoli (né le 31 décembre 1855 à San Mauro di Romagna dans la province de Forlì-Cesena en Émilie-Romagne, Italie - mort le 6 avril 1912 à Bologne) est un poète italien de langue latine et italienne.

Œuvres

  • Myricae 1891 (1re édition])
  • Carmen « CORDA FRATRES » (1898)
  • Canti di Castelvecchio (1903)
  • Primi poemetti (1904)
  • Poemi conviviali (1904)
  • Odi e inni (1906)
  • Nuovi poemetti (1909)
  • Poemi del Risorgimento (1913)

Traductions

  • Poèmes traduits en français par J.Ch. Vegliante (2009)

Sources Wikipedia

Giovanni Pascoli

© Crédits photos : Wikipédia

Autres lectures




Questionnements politiques et poétiques 3 : Giovanni Pascoli et la “fin d’un monde”

Saint Jean dévorant le livre amer, gravure de Dürer pour l'Apocalypse (détail)

Saint Jean dévorant le livre amer, gravure de Dürer pour l'Apocalypse (détail)

La traduction du poème qui suit – terrible poème-cauchemar – était depuis longtemps dans mes papiers.

Sa publication n’allait pas de soi, on s’en rendra vite compte, et du reste la critique italienne a longtemps hésité à en parler, plutôt embarrassée entre une lecture politique directe (le poète terrorisé par la fin des privilèges de sa classe d’appartenance – la petite propriété rurale – devant la montée d’une bourgeoisie industrielle et du prolétariat qui la fait prospérer) et une interprétation plus large, pointant la fin d’une certain usage humaniste de la culture (populaire autant que scolaire et méritocratique), au profit de la consommation de masse et de sa tyrannie. Dans une vision dramatique, certes européocentrée des choses (nous sommes à la fin du XIXème siècle). Un peu à la façon de Pasolini plus tard, dénonçant l’homologation mondiale ; lequel Pasolini, d’ailleurs, a largement contribué à la relecture d’un poète auquel le liait une « fraternité humaine » et dont, avec un Mémoire de Maîtrise (la traditionnelle Tesi di Laurea italienne), il avait même procuré l’une des premières Anthologies. On pourra discuter à l’infini pour savoir si ces cris d’alarme sont passéistes ou prémonitoires. Il me semble aujourd’hui possible de donner à lire, dans une langue où il est trop peu connu encore, un poète de la taille de Giovanni Pascoli (1855-1912), l’un des Italiens majeurs avec Dante, Pétrarque et Leopardi – et plus qu’eux, capable aussi de composer de très beaux vers latins –, déjà présenté çà et là (( Par exemple L’élégie de Pascoli. L’œuvre de Pascoli est citée d’après : Tutte le poesie, éd. A. Colasanti & N. Calzolaio, Rome, Newton Compton, 2001 (1312 p.).

Voir aussi : Giovanni Pascoli et la modernité (prés. Y. Gouchan), Univ. Paris 3, 2010, en ligne).)) mais absent des collections de nos grands éditeurs. Le texte ci-dessous procuré m’a surtout paru s’imposer enfin, dût-il faire grincer quelques dents, après certaine séquence violente que nous avons tous bien en tête, voire « clouée bien au fond de la tête / par des clous plus forts que les dires d’autrui » (Purgatoire, VIII) : des attentats sanglants de Paris et de Tunis, aux massacres de Peshawar, de Bamako, d’Istanbul et d’Ouagadougou, à la boucherie et déportation de Deir ez-Zor... Que la culture universelle soit menacée (Palmyre et son archéologue Khaled al-Asâd), c’est une évidence ; notre survie, hommes et femmes dans un monde sans doute imparfait mais supportable, l’est peut-être également, si l’on ne parvient pas à arracher l’esprit destructeur des nouveaux Gog et Magog de la tête de jeunes gens, comme tous les jeunes gens sans doute, au delà de l’allégorie((Celle-là même qui fit très tôt d’Alexandre le Grand un fils d’Olympias et d’Amon aux cornes de bélier, le « Bicornu » Zûl-Karnein, ou Dhû ’l-Qarnayn (voir entre autres : Coran XVIII, 83 sqq.). )), légitimement révoltés et en colère. Face à la détermination inconcevable des assassins que nous voyons en action, parfois contre leurs propres voisins, leurs parents, leurs anciens amis, il n’est pas de barrière douanière, pas de « Porte de l’Occident » qui tienne.

Précisons, pour éviter tout amalgame ou, pire, lecture tendancieuse, que Pascoli a été le premier écrivain à traiter en poésie du désastre de la grande émigration – il resta pour longtemps le seul – et qu’il ne pouvait pas prévoir, osons cette lapalissade, les plus récentes migrations imposées par la violence. Celles-ci, de Lampedusa à Kos à Calais, sont en partie la conséquence de la terreur évoquée ici. Les lecteurs en feront, bien entendu, après avoir bien lu, on l’espère, l’usage qu’ils voudront.

 

 

Giovanni Pascoli, Gog et Magog

 

I

Gog et Magog

En troupeaux, comme font les ânes sauvages,
vainement allait et revenait en vain
Gog et Magog avec ses noirs charriages ;

et la montagne les voyait dans la plaine
errer, et entendait parmi les tourmentes
les claquements de leurs fouets portés au loin ;

et un braiement parvenait, de ces nations
de Mong, comme une humble rengaine d’hyènes,
à l’infrangible Porte de l’Occident.

II

Car entre deux monts était, grande, de rouge
bronze une porte ; si grande que son ombre
se projetait, vers les heures du couchant,

jusqu’au milieu du val. Le fils d’Ammon-Zeus
la fixa sur ses gonds contre les immondes
peuplades, et les noirs groupes de bisons ;

il la barra serré. Mais resta en haut
des monts : une claire clameur de trompettes
descendait des deux Mamelles d’Aquilon.

III

Là était le Bicornu... Et les derniers
qui avaient entendu, enfants, retomber
la masse sur les clous étaient gris et vieux ;

et Lui ne partait pas... Et leurs fils, géants
aux yeux de flammes, aux langues toutes noires,
ou nains hirsutes aux mobiles oreilles,

étaient morts ; et de chacun d’eux des milliers
étaient nés, nombreux comme les étincelles
d’un tison : mais le Bicorne était là-haut.

IV

Tout en haut, à la garde de l’Erguené-
coun ; et le son au réveil de ses dianes
faisait rouler avalanches et moraines.

Chaque matin le ciel s’emplissait de buses ;
et la Horde, en bas, comme nuées au son
de l’orage, noire se serrait au Khan :

c’étaient des chariots roulant depuis le cône
des montagnes, un soudain barrissement
d’éléphant, une voix comme le tonnerre...

V

Mais moins s’entendait dans le jour ce tumulte
là-haut : dans le jour aussi les gens parqués
rugissaient, s’arrachant le manger, des ongles.

Le cri de là-haut s’effaçait dans l’aboi
de leur faim. C’était, durant le jour, tout pour
le sang, Alan et Aneg, Ageg, Assur,

Thubal, Céphar. Davantage on l’entendait
dans les longues nuits, quand concevaient des fils,
enfants de Mong-wu, leurs femmes sous la yourte.

VI

La lune montait en suivant les bords jaunes
de nuages fuyants ; autour d’une intacte
neige se tenaient des troupes de chevaux :

les têtes rentrées, immobiles restaient
sur ce blanc ; avec de temps à autre un bref
hennissement, un soudain bruit de sabots.

Toute la montagne solitaire encore
mugissait. Et même la lune, craintive,
en l’air se haussait, de nuage en nuage.

VII

Ou resplendissait sur l’infini murmure
pendante. Couronné de lierre et d’acanthe
le Héros, ôtant les torches du banquet,

parcourait en fête la côte éclairée
et là-bas, depuis l’ombre courbe des pins,
la Horde écoutait de longs aériens chants,

entendait de longs gémissements marins
des conques, et, mêlés au son des cithares,
timbales sourdes, cymbales argentines.

VIII

Gog et Magog tremblait ; et ses femmes dirent :
“N’a-t-il pas de mère, Lui, auprès de qui
il soit doux de retourner, lourd d’ambre et d’or ?

pas d’enfants, de bétail ? pas d’épouses belles
à côté de qui, las de narrer, se couche ?
Peut-être est-il repoussé, d’être bicorne ?

Alors pourquoi ne descend-il pas du mont
pour prendre l’une de nous entre les hordes,
qui soit sa bête, parmi Gog et Magog ?”

IX

Gog et Magog tremblait... Or l’un de ses nains
prudemment alla trouver les géants sots.
“Nous mourons tous, géants, et lui ne meurt pas.

Moi qui meus mes oreilles comme les chiens,
j’ai entendu des choses. Là Zul-Qarnayn
n’est pas toujours. Parfois il était à Rûm.

Il part avec le jour. Il va à la source
d’étoiles liquides, bleue. Avec ses mains
jointes prend la vie. Tous les cent ans un peu.”

X

Mais Lui, un jour (la Montagne paraissait
plus proche, morne, et montrait comme un squelette
ses blancs ossements de pierrailles éparses)

à travers l’ombre, où l’on ne savait quels doigts
soulevaient des lampes errantes d’argent,
par l’ombre il allait à la source de vie.

Plus de sonneries sur les pentes, le vent
soufflait en vain. Et la grande Porte un peu
vibrait, par à-coups, comme une poussée lente.

XI

Gog et Magog trois jours, veillant, attendit,
trois nuits attendit, et n’entendit, le soir,
que de temps en temps la Porte vibrer, lente.

Il n’était plus au mont !... Et la Horde prit
le chemin des monts. Elle allait, noire Horde,
fourmillant à l’encontre de la tourmente.

À l’aube, lugubre, meugla un bison,
hennit un cheval, la troupe se rompit...
Une sonnerie courait de mont en mont.

XII

Et les femmes dirent : “Oh homme de rien,
Zul-Qarnayn ! Tu es revenu bien vite ! Ou
n’y avait-il pas à la source une fille

seule ? une de tes sœurs qui le seau peut-être
abandonna vide à la source, et courut
hors d’haleine jusque chez ta mère vieille ?

Alors, divin bélier, fais donc résonner
les trompettes ! Au son de cette fanfare
notre homme se réveille, et puis ne dort plus.”

XIII

Et les hommes hululèrent : “Il a bu
en Rûm à la source des étoiles bleue !
Zul-Qarnayn est toujours celui-là qu’il fut.”

Et ils eurent en haine toute autre vie,
et le fruit de tout ventre autre ; et le sang rouge
trait aux bisonnes, aux zébus ils le burent.

Ne résonnait plus au val un beuglement.
Ne sonna plus, Gog et Magog, que le cri
sans fin hurlé de tes infinies tribus.

XIV

Pourtant il partit, Zul-Qarnayn, dans le feu
d’un couchant : sur le mont étaient étendues
les pourpres sombres à franges de crocus.

Dans son char d’or il monta, étincelant,
le Héros ; dans l’ombre il s’éloigna parmi
un joyeux éclat de béryls et turquoise.

Un bref scintillement de pointes d’acier,
un écho d’hymnes qui en tremblant se perd
çà et là... Enfin se tut l’âpre glacier.

XV

Trois ans attendit le Tartare, trois ans
il guetta l’arrivée des mêmes dragons
aux yeux d’or dessus la crête des montagnes

muettes et nues. Le Tartare voyait,
sans plus de crainte, et sentait encore plus
sa faim et sa rage, et d’une main d’ours, là

il cassait des bouleaux, arrachait des aulnes.
Enfin il vit les yeux des mêmes dragons
la troisième fois, et vint à la montagne.

XVI

Au pied des deux Mamelles de l’Aquilon
ils arrivèrent prudents. Et le vieux nain
malin se hissa, pieds et mains, sur les tufs.

Et il vit au sommet un grand pavillon
comme d’une trompe, et s’y glissa muet :
souffles perçut, et vit des yeux de hiboux.

Un nid immonde remplissait tout le creux
de cette trompe. Un grand hibou immobile
s’y tenait, deux touffes dressées, tel un roi.

XVII

Il prit deux plumes, le vieux nain, et se mit
sur un escarpement, agitant les plumes
et appela la Horde, qui attendait :

“À moi, Gog et Magog! à moi Tatars! Ô
gens de Mong, Mosach, Thubal, Aneg, Ageg,
Assur, Pothim, Céphar, Alan, à moi tous !

Il a fui à Rûm, Zul-Qarnayn, ses ferrées
trompettes laissant sur les Mamelles rondes
du Nord, ici. Gog et Magog, tous à moi !”

XVIII

Ô stupides ! Ces trompes n’étaient que terre
concave, par où le vent occidental
tirait, en haletant, des clameurs de guerre.

Ils les brisèrent, méprisants, de la pointe
de leurs coutelas, et des trompes brisées
sortaient des hiboux aux silencieuses ailes.

Ils rirent matois, et vagants par les grottes
burent le sang. Au-dessus d’eux un muet
vol de songes vains, et les cris de la nuit.

XIX

À la grande Porte s’arrêta la foule :
entre le couchant et eux était le bronze.
Gog et Magog le heurta d’un effort seul.

La barre se plia après une longue
torture : la Porte longtemps grinça, dure-
ment, et s’ouvrit dans un clair vacarme d’or.

La Horde approcha du seuil, et vit la plaine,
les cités blanches sur les rives de fleuves,
et blondes moissons, et bœufs au pâturage.

Elle entra, bramant : le monde fut son pain.

(1895 – dans Poemi Conviviali, 1904)
Traduction :  J.-Ch. Vegliante) 

 

Présentation de l’auteur

Giovanni Pascoli

Giovanni Pascoli (né le 31 décembre 1855 à San Mauro di Romagna dans la province de Forlì-Cesena en Émilie-Romagne, Italie - mort le 6 avril 1912 à Bologne) est un poète italien de langue latine et italienne.

Œuvres

  • Myricae 1891 (1re édition])
  • Carmen « CORDA FRATRES » (1898)
  • Canti di Castelvecchio (1903)
  • Primi poemetti (1904)
  • Poemi conviviali (1904)
  • Odi e inni (1906)
  • Nuovi poemetti (1909)
  • Poemi del Risorgimento (1913)

Traductions

  • Poèmes traduits en français par J.Ch. Vegliante (2009)

Sources Wikipedia

Giovanni Pascoli

© Crédits photos : Wikipédia

Autres lectures




Giovanni Pascoli, Myricae (extraits)

La félicité

Quand, à l’aube, elle affleure de l’ombre,
   descend les brillants escaliers,
disparaît, et derrière la trace
   d’une aile, ce souffle léger,

je la suis par les monts, par les plaines,
   dans la mer, au ciel ; dans le cœur
je la vois déjà, je tends les mains,
   j’ai déjà la gloire, l’amour.

Ah ! ce n’est qu’au couchant qu’elle rit,
   sur la ligne d’ombre lointaine,
et me semble en silence montrer
   le lointain toujours plus au loin.

Le chemin parcouru, la douleur
   me désigne son doigt tacite ;
tout-à-coup – on entend bruire à peine –
   elle est au silence infini.

  Myricae, 1891 (1re éd.)
                         

 

Le bois (souvenir)

Ô vieux bois verdoyant d’arbousiers,
hanté d’odeur lourde et de magie,
où j’ai souvent entendu ces bruits
d’oiseaux et de cigales cachées,

en toi vivent les faunes rieurs
qui mènent la brise à la houlette ;
vit la nymphe, et nos pas elle guette,
blonde d’ombre en ombre à ses cheveux.

Blancheurs de nymphes sous la ramée,
intermittentes, si leur envie
les offre à l’œil quand le soleil entre.

Disparues ! mais vivent les fourrés
encore de pervenches ! et vit
toujours l’acacia aux grappes grandes.

  
Myricae, 1892

Lapide

Dietro spighe di tasso barbasso,
  tra un rovo, onde un passero frulla
improvviso, si legge in un sasso:
  QUI DORME PIA GIGLI FANCIULLA.

Radicchiella dall’occhio celeste,
  dianto di porpora, sai,
sai, vilucchio, di Pia? la vedeste,
  libellule tremule, mai?

Ella dorme. Da quando raccoglie
  nel cuore il soave oblio? Quante
oh! le nubi passate, le foglie
  cadute, le lagrime piante; 

quanto, o Pia, si morì da che dormi
  tu! Pura di vite create
a morire, tu, vergine, dormi,
  le mani sul petto incrociate.
  
Dormi, vergine, in pace: il tuo lene
  respiro nell’aria lo sento
assonare al ronzìo delle andrene,
  coi brividi brevi del vento.

Lascia argentei il cardo al leggiero
  tuo alito i pappi suoi, come
il morente alla morte un pensiero,
  vago, ultimo: l’ombra d’un nome.

Pierre tombale

Derrière des fleurs de molène,
   dans la ronce où bat une aile
imprévue, on lit sur la pierre :
   CI-GIT PIA, JEUNE FILLE.

Chicorée à l’œil bleu, dïanthe
   de pourpre, et toi, liseron
sais-tu de Pia quelque chose ?
   vous l’avez vue, libellules ?

Elle dort. Depuis quand a-t-elle
   au cœur ce suave oubli ?
Combien, oh ! de nues en-allées,
   de feuilles, de pleurs sans bruit ?

Combien, Pia, sont morts depuis
   que tu dors ! Toi, pure d’autres
êtres créés pour mourir : si
   calme, les mains sur ton sein. 

Dors là, vierge, en paix ; ton léger
   souffle dans l’air, je l’entends
s’accorder au vol des andrènes
   avec le frisson du vent.

Le chardon laisse où tu respires
   quelques aigrettes d’argent
comme, à la mort, qui meurt confie
   en pensée l’ombre d’un nom.

Patrie

Rêve d’un jour d’été.

Tous ces étourdissants
trémolos de cigales !
Crissantes dans l’allée
les feuilles au mistral
remuaient desséchées.

Descendaient dans les ormes
les rayons poussiéreux ;
au ciel seulement deux
nuages légers, floches :
deux blanches touches peintes

dans l’étendue bleutée.

Des haies de grenadiers,
touffes de tamaris,
le battement au loin
d’un engin moissonneur,
l’angélus argentin…

où étais-je ? Les cloches
me dirent où j’étais,
pleurant, alors qu’un chien
aboyait au forain
qui tête basse, allait.

Myricae, 1894

Le passereau solitaire

Toi dans la tour ancienne,
   passereau solitaire,
   tu essaies ton clavier,
   comme en son sanctuaire
   moniale prisonnière
   l’orgue, à ses doigts légers ;

que, pâle tout-à-coup,
   saisit l’étonnement
   de trois notes cachées,
   dans l’orgue, seulement
   trois, fuyant comme mots
   ensevelis, en paix.

D’un lointain sanctuaire
   empreint de mort encens
   dans ses grands caveaux vides,
   par le silence immense
   tu envoies tes trois notes,
   ô esprit solitaire.

Myricae,1896

 

Traduction Jean-Charles Vegliante

Une traduction légèrement différente de ce dernier texte a paru, avec une réflexion sur La beauté, dans le site  www.mouvement-transitions.fr, que nous remercions.

Présentation de l’auteur

Giovanni Pascoli

Giovanni Pascoli (né le 31 décembre 1855 à San Mauro di Romagna dans la province de Forlì-Cesena en Émilie-Romagne, Italie - mort le 6 avril 1912 à Bologne) est un poète italien de langue latine et italienne.

Œuvres

  • Myricae 1891 (1re édition])
  • Carmen « CORDA FRATRES » (1898)
  • Canti di Castelvecchio (1903)
  • Primi poemetti (1904)
  • Poemi conviviali (1904)
  • Odi e inni (1906)
  • Nuovi poemetti (1909)
  • Poemi del Risorgimento (1913)

Traductions

  • Poèmes traduits en français par J.Ch. Vegliante (2009)

Sources Wikipedia

Giovanni Pascoli

© Crédits photos : Wikipédia

Autres lectures




Avec une autre poésie italienne : L’élégie de Pascoli

De l’immense poète que fut, en italien et en latin, Giovanni Pascoli (1855-1912), il suffirait de rappeler qu’il a ouvert la voie à la foisonnante saison poétique de son pays au XXe siècle. Ungaretti et Montale et Pasolini, sans parler de Quasimodo, ont dû d’abord le traverser. Latiniste et dantologue reconnu, il succéda au Prix Nobel G. Carducci à la prestigieuse chaire de Littérature de l’université de Bologne (1905). Quasiment inconnu en France, du fait des profonds déséquilibres entre les deux traditions romanes (à la proximité illusoire), et surtout peut-être à cause de l’extrême difficulté de sa lecture en traduction/réception*, il mériterait enfin qu’un éditeur digne de ce nom procure au moins une vaste anthologie, voire un recueil complet de ses vers. À bien des égards précurseur de certaines découvertes linguistiques (l’anagramme selon Saussure), psychologiques (l’inconscient) et ethnologiques (la puissance du populaire, comme chez Rimbaud – voir, avec Lapide, le début de Enfance II), il a été sans conteste l’un des plus géniaux rénovateurs du vers italien. Le seul peut-être à pouvoir rivaliser avec les grands Symbolistes par la puissance évocatrice de son langage multiforme. Lyrique et élégiaque dans ses premiers textes, il s’est essayé ensuite aux longs poèmes virgiliens, géorgiques ou épiques ; récemment, son Dernier voyage [d’Ulysse], dans les Poèmes conviviaux, 1904, a été magnifiquement rendu en français par Evanghélia Stead (Seconde Odyssée, Grenoble, J. Million 2009). Quelques pages ont été traduites en anglais par Seamus Heaney. Nous ne donnons à lire ci-dessous qu’un des multiples aspects de sa poésie, parmi les plus anciens de son livre de jeunesse, Myricae – humbles arbustes ou tamaris –, en attendant mieux, et plus “haut” (paulo majora…) si l’on ose dire, que la simple mais si précieuse élégie.

* Voir aussi  chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr