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En souvenir de Joëlle Gardes-Tamine (1945–2017)

La rédaction a reçu, de la part de ses lecteurs et collaborateurs, de nombreux témoignages de respect et d'affection pour Joëlle Gardes-Tamine, linguiste, universitaire, poète, essayiste, traductrice - et femme engagée, qui vient de nous quitter...

Afin de marquer notre participation à ce mouvement de remémoration, nous avons décidé de vous proposer le poème "Hôpital", donné par Angèle Paoli, qui l'avait publié dans l'anthologie 116 Femmes poètes contemporaines.

Ce texte, qui évoque un vécu intime des dernières années de la poète, est suivi de l'hommage de Jean-Charles Vegliante, qui a eu la chance de travailler avec l'humaniste férue d'italien et la passeuse de culture qu'était cette grande dame discrète.

 

Joëlle Gardes - © Adrienne Arth

Joëlle Gardes - © Adrienne Arth

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HÔPITAL

Il flotte une odeur de désinfectant de tristesse et d’espoir meurtri
des voix s’élèvent dans les couloirs sans briser le silence
un tunnel de lumière blafarde aspire celui qui est couché sur le lit aux montants métalliques

Une parenthèse s’est ouverte dans la vie ordinaire dont on ne sait quand elle se refermera
si elle se refermera

L’esprit flotte au-dessus du corps
la goutte qui tombe dans les veines scande un temps de passivité et d’attente
un temps inhumain

Et puis il y a la nuit
la pensée s’affole tourne et retourne sur une même note d’angoisse
des lumières tremblent au loin derrière la vitre sale
des phares traversent un espace auquel on n’a pas droit auquel on s’interdit superstitieusement de penser qu’on aura droit à nouveau
parce qu’on est nu
qu’on a déposé les armes du maquillage et du vêtement de ville
parce qu’on se confond avec un numéro de chambre ou le nom d’une maladie

Et puis il y a la nuit fangeuse à traverser et l’on atteint épuisé la rive
bruits de chariots
odeur de café insipide
ersatz de vie

Ni les êtres qui lui sont le plus chers
ni les projets auxquels il croyait tenir ne rattachent le malade au monde
Il dérive au rythme lent du liquide qui s’écoule dans les tuyaux
Demain ne sera plus jamais un autre jour mais le même encore moins lumineux et plus vacillant

Et soudain elle pense au bain matinal l’été quand les tourterelles roucoulent dans les pins et que les mouettes tournent en piaillant au-dessus du bateau de pêche qui rentre au port
elle pense à la chaleur des galets aux cris des enfants qui s’éclaboussent
au goût de sel sur la peau
et demain lui paraît lointain mais autre et elle sent le fil qui la rattache au monde.

Joëlle Gardes
Texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)

 

Que peut-on dire quand un être aussi plein de vie, chaleureux et exigeant, d’une telle compétence – si évidente qu’elle s’imposait d’emblée sans besoin de son autorité – et d’une parfaite disponibilité, vient à disparaître ; alors que, bien que devant suivre un traitement médical, jusqu’aux derniers jours il a dispensé intelligence et gentillesse, a partagé un travail intellectuel et poétique de premier ordre, a continué de produire et de traduire de la vraie poésie, la sienne et celle des autres ? Que tout est injuste sans doute, et injustifié, ce qui au demeurant est parfaitement trivial, inutile. Je n’étais pas pour elle un ami de longue date, mais j’ai su tout de suite que Joëlle Gardes nous faisait un vrai cadeau en demandant à se joindre à mon petit groupe de traduction de l’italien, auprès de la Sorbonne Nouvelle (plus tard, elle nous a dit qu’elle était professeur émérite à l’autre Sorbonne, Paris 4). Nos travaux complexes de pratique-théorie traductive, elle s’y est plongée aussitôt, nous apportant – outre sa grande sensibilité littéraire – quelques lumières stylistiques et grammaticales de francophone, ce dont nous avions bien besoin (ses fréquents rappels à l’ordre sur l’ordre des mots, si fluctuant en italien, ne sont pas près de s’effacer de nos mémoires) ; la métrique, l’un des fermes piliers de nos orientations – et comment faire autrement, quand il s’agit par exemple des Chants de Leopardi ou de formes fixes employées par certains contemporains ? – ne la prenait certes pas au dépourvu (rappelons, proches de Molinié, ses ouvrages sur rhétorique et poétique). Elle traduisait du reste déjà de l’italien, nous ne le savions pas tous à vrai dire tout au début, en particulier du jeune Tommaso Di Dio, chez Recours au Poème (où chacun s’en souvient bien), puis (avec moi) de l’un des plus marquants poètes italiens du début de ce XXIème siècle, Mario Benedetti. Par ailleurs, rejoignant les intérêts de nombre d’entre nous (surtout Mia Lecomte), elle nous avait confié récemment qu’elle avait un livre de poèmes d’Edith Bruck, bilingue, quasiment prêt chez un éditeur français. Les plus jeunes chercheurs découvraient ainsi peu à peu combien elle, Mme Gardes Tamine, avait déjà à son actif.

Joëlle continuait de venir souvent à Paris, entre autres bonnes raisons pour ses petits-enfants. Les séances du séminaire CIRCE étaient bien sûr ajustées en conséquence. Mais nous avions aussi l’habitude d’échanger idées, propositions et critiques par voie électronique, tant privée que circulant sur notre petite liste. L’un de ses derniers messages, de début juillet 2017, portait un très ordinaire : « Cher J.C., voici le dernier texte [… des traductions de Benedetti]. Je rentre du bain, un pur délice. Je penserai bien à vous cet après-midi [Séminaire Leopardi], avec regret. Amitiés ». Le traitement allait bientôt restreindre ces sorties, mais jusqu’à la fin, encore une fois, l’activité intellectuelle et l’attention amicale ont continué intactes aussi bien pour son écriture que pour ses traductions, que pour sa participation à nos propres travaux poétiques et universitaires. Le 13 septembre, j’ai dû annoncer la brutale nouvelle de sa mort à notre « compagnia picciola », alors que chacun se réjouissait d’imminentes retrouvailles, autour de Leopardi et de nouveaux hyper-contemporains : je recopie : – Elle a été pour nous un apport précieux en tant que poète, traductrice, grammairienne.
Son nom complet, pour qui ne l'aurait pas su, était Gardes Tamine, universitaire de renom, mais sa modestie lui faisait séparer travaux scientifiques et poésie et/ou traduction. Elle a donné récemment à notre revue DANTE un remarquable article à propos (et à partir) d'une nouvelle traduction de La Comédie en vers, "Ô qui dira les torts de la rime" (Dante XIII, 2016-17) – vous pouvez trouver cette publication sur les présentoirs de notre B.U. Son dernier recueil : Histoires de femmes, dessins de S. Lovighi Bourgogne, éd. Cassis Belli, Cassis, 2016.
Et vous pouvez consulter facilement : http://www.joelle-gardes.com/. [J’apprends que cette grande amie a été incinérée le lendemain, dans l’intimité, à Aubagne ; à côté du cimetière des Fenestrelles. Oui, “le temps a une façon de rire qui est répugnante”, F. Fortini].

 

– Lire aussi, entre autres, l'hommage rendu sur le site Fabula.

Jean-Charles Vegliante

Présentation de l’auteur

Joëlle Gardes

Joëlle Gardes est née en 1945 à Marseille, ville près de laquelle elle vit. Universitaire, elle a enseigné la grammaire et la poétique à l’université de Provence, puis à Paris IV-Sorbonne. Elle est actuellement professeur émérite de cette université. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fondation Saint-John Perse et a édité chez Gallimard les correspondances du poète avec Jean Paulhan et Roger Caillois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur le langage, plus particulièrement dans les domaines de la rhétorique et de la poétique. Tard venue à l'écriture, elle a commencé par les monologues de théâtre (Madeleine B., éditions de l'Amandier), puis a publié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l'Amandier). Depuis quelques années, elle se tourne vers la poésie (nombreux poèmes en revue, deux recueils publiés aux éditions de l'Amandier, Dans le silence des mots, 2008 et L'eau tremblante des saisons, 2012). Elle collabore régulièrement avec des plasticiens et des photographes. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Place de la Sorbonne.

Joëlle Gardes

© Photo Marie-Hélène Le Ny

www.joelle-gardes.com

  • Un recueil de nouvelles, A perte de voix, a paru en 2014 aux éditions de L'Amandier.
  • Un recueil de poèmes en prose, Sous le lichen du temps, a paru en octobre 2014 aux éditions de l'Amandier.
  • Un roman, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l'encre et du malheur, éditions de l'Amandier, 2015

 

Autres lectures




Joëlle Gardes : traduire Tommaso di Dio – suivi de trois poèmes

 Nous vous proposons de découvrir trois poèmes de Tommaso di Dio, extraits de "Tua e di tutti", précédés de l'avant-propos au recueil, brillamment traduit par Joëlle Gardes, qui en parle ainsi que de son rôle de traductrice. 

Ce n’est pas toujours que les poètes sont les bons traducteurs. Il y a là un élément difficile à apprécier qui joue : c’est l’affinité entre le poète traducteur et le poème traduit. Il faut qu’il y ait chez le poète qui traduit, vraiment, le sens de ce type de poème. Sinon, il a triché, comme d’autres. Il ne suffit pas d’être poète pour traduire poétiquement. Il faut encore être le poète de ce type de poème. 

Henri Meschonnic

 Tommaso Di Dio appartient à la tradition des poètes métaphysiciens, qui considèrent que la poésie est « la perle de la pensée », selon l’expression de Vigny dans « La Maison du berger », et que « toute poétique est une ontologie », comme le rappelait Saint-John Perse à propos de Dante. Ils n’opposent pas la réflexion à l’émotion et réconcilient la  raison avec le sentiment. La poésie est pour eux un exercice spirituel, une méditation qui s’élève de l’évocation des petites choses, de l’expérience, dit Tommaso di Dio à une réflexion sur l’Être, même si chez lui le mot ne prend pas de majuscule : « la pensée de l’être / l’être sans nous » (questo essere / l’essere / senza di noi). L’expression est assez claire pour inscrire la méditation sous le signe de la perte, qui est d’abord perte de la langue de l’origine. Le mot « exil » n’est pas employé, mais d’une certaine façon, la conception qui sous-tend ces poèmes est que nous sommes des exilés de l’Être, et le poète plus que tout autre, lui qui a conscience du fossé, de la fêlure, de la cassure qui nous sépare de la matrice, que ce soit celle de la mère, du langage ou du monde. La langue que nous pratiquons est une langue fausse (lingua falsa) qui nous rassure, mais dans les choses vives (le mot cosa est un des mots qui reviennent souvent, pour dire, comme Victor Hugo, l’immensité de la nuit qui nous entoure) palpite la langue de nos ancêtres, celle des Romains, celle de la jeune princesse égyptienne momifiée à la belle bouche lacérée (lacerata bellissima bocca). La poésie doit être anthropologie, archéologie, à la recherche des traces qui pourraient nous permettre de découvrir la source mystérieuse. Qu’il s’agisse de retrouver celles qui mettront sur la piste du mal et du criminel, ou de celles qui permettent de reconstituer l’Histoire, personnelle ou humaine, peu importe, la démarche est la même : « remonter dans les veines les traces » (risalire per le vene le tracce). Comme la pelleteuse qui arrache la terre des murs (la scavatrice che getta la terre dai muri), l’expérience met à nu la « vie dans la vie » (la vita nella vita), la vie qui demeure, la vie réelle, dans sa douloureuse splendeur : « cette / vie réelle enrichie et flétrie par le néant qui ne l’abandonne pas » (questa / vita  reale più ricca e sgualcita /dal niente che non l’abbandona). Nul ne détient la clef du mystère, ni nous, ni ceux qui nous ont précédés : dopo o prima, après ou avant, c’est tout un et c’est la même interrogation sans réponse. C’est pourquoi coexistent dans ces poèmes des références à des poètes anciens aussi bien que modernes, ou à des historiens de l’Antiquité tel Tacite, à des épisodes de l’histoire romaine ainsi qu’aux guerres actuelles – l’Afghanistan –, à des faits tragiques – une jeune serveuse assassinée, une fratrie martyre fusillée lors de la seconde guerre mondiale sur une place où aujourd’hui des gamins jouent au ballon –, à des souvenirs de la vie personnelle, l’anniversaire de la mère, la petite dame noire qui tente de se réchauffer, le jeune homme qui distribue les journaux…

Le Je, toujours sous la menace du désordre et de la dissolution trouve une forme d’ancrage dans des paysages ou des lieux intériorisés : la campagne, Milan, avec ses canaux asséchés, ses places, son métro, sa gare, ses rues, et surtout l’appartement face à l’arbre dressé (L’albero che sale), l’arbre qu’il faudrait écrire avec une majuscule, tant il constitue un pilier face à toutes les dérives et les explosions.

Le temps érode les choses, décolore la chaise dans le jardin abandonné. Un des mots qui reviennent tout au long des poèmes est celui d’« effacer », cancellare. Mais sous ce que les saisons, les années, les siècles, ont recouvert de leur patine, la vie elle-même grouille et la lumière qui s’éteint se retrouve (La luce si retrova). C’est pourquoi, en dépit de la nuit, en dépit des bêtes qui pleurent sans larmes, et du monologue auquel nous contraignent les morts, ce n’est pas le pessimisme et le désespoir qui dominent. Le dernier mot du recueil est d’ailleurs celui de « vie » (vita). La présence recherchée à travers la multiplicité de l’expérience existe bel et bien, dans l’écorce de l’arbre, dans le visage de l’autre, dans sa peau qui respire sous les doigts…

Car la poésie de Tommaso di Dio, pour être philosophique, est tout sauf abstraite. Une grande sensualité la parcourt, comme lorsque le contact avec la langue morte est décrit dans des termes qui évoquent une pénétration sexuelle :

laisse moi y enfoncer
pétrissant reins cuisses et poitrine un poing
de joie terrestre

 

che io vi spinga
battendo reni cosce e petto un pugno
di gioia terrena

Notre époque est « sans remède » (senza rimedio), dit le même poème, mais les hommes qui dorment pour l’éternité dans les prés sont grands, comme Crastinus, comme Germanicus et il nous suffit de fermer les yeux pour éprouver « l’immense grandeur / des choses accomplies » (l’immensa grandezza / delle cose compiute).

Le Je peut se sentir écrasé, effacé par le passé de l’humanité, fracturé, à distance de soi, des autres, du monde – « Cet espace / entre eux et moi entre moi au-dedans de moi » (Quello spazio /fra loro e me fra me dentro di me) –, il lui est malgré tout possible de conquérir une identité dans l’expérience, dans l’humilité des tâches recommencées : « Je marche j’avance. J’agis je parle » (Cammino avanzo. Opero parlo). Ou encore : « Maintenant / je m’arrête. Là où je suis. Je recommence » (Adesso / mi fermo Dove sono. Ricomincio). Nous recommençons et la vie aussi recommence. Nous n’avons d’autre but que la recherche elle-même, à travers des tâches humbles et fondamentales, dont la plus essentielle est précisément de toujours chercher.

Une tension parcourt ainsi le recueil, entre le cri et l’apaisement, entre la révolte et l’acquiescement final. Elle se lit dans l’écriture elle-même, parfois simple, ordinaire,  parfois travaillée dans le jeu des ellipses qui effacent les verbes, les articles, et le vers libre qui peut couler tranquillement projette souvent un mot ou un groupe dans des enjambements violents. La ponctuation désoriente, en particulier quand elle supprime tout point d’interrogation, faisant des nombreuses questions des sortes d’appels sans réponse possible.

 

Autant de défis auxquels la traduction, que j’aurais voulu fidèle au mot près, a dû se confronter. Même si l’italien et le français sont des langues voisines, il m’a fallu me résoudre à quelques transpositions, à quelques modifications, en particulier quand l’ordre des mots était en jeu. J’ai alors parfois sacrifié la mise en relief d’un terme à l’ordre rigide du français qui n’a pas la souplesse de l’italien. J’ai dû aussi souvent me plier au rythme du français, lié à un accent de groupe syntaxique, alors que l’italien a un accent de mot. J’espère toutefois n’avoir pas trahi l’essentiel de ces poèmes, même si je ne saurais avoir la prétention d’avoir été « le poète de ce type de poème ».

Présentation de la traductrice

Joëlle Gardes

Joëlle Gardes est née en 1945 à Marseille, ville près de laquelle elle vit. Universitaire, elle a enseigné la grammaire et la poétique à l’université de Provence, puis à Paris IV-Sorbonne. Elle est actuellement professeur émérite de cette université. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fondation Saint-John Perse et a édité chez Gallimard les correspondances du poète avec Jean Paulhan et Roger Caillois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur le langage, plus particulièrement dans les domaines de la rhétorique et de la poétique. Tard venue à l'écriture, elle a commencé par les monologues de théâtre (Madeleine B., éditions de l'Amandier), puis a publié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l'Amandier). Depuis quelques années, elle se tourne vers la poésie (nombreux poèmes en revue, deux recueils publiés aux éditions de l'Amandier, Dans le silence des mots, 2008 et L'eau tremblante des saisons, 2012). Elle collabore régulièrement avec des plasticiens et des photographes. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Place de la Sorbonne.

Joëlle Gardes

© Photo Marie-Hélène Le Ny

www.joelle-gardes.com

  • Un recueil de nouvelles, A perte de voix, a paru en 2014 aux éditions de L'Amandier.
  • Un recueil de poèmes en prose, Sous le lichen du temps, a paru en octobre 2014 aux éditions de l'Amandier.
  • Un roman, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l'encre et du malheur, éditions de l'Amandier, 2015

 

Autres lectures

Tommaso di Dio, extraits de Tua e di tutti, (la Tienne et à tous)

Traduction de Joëlle Gardes

Quella parte di silenzio
che ci copre il viso. Il parco
aperto e nero in fondo alla strada in fondo alla strada
in fondo alla cosa che fai. Sul tuo viso
c’è qualcuno che smette, all’istante
rompe un vetro, cade
un cielo addosso alle pareti e tutto
è tempo ferito, limpido
alone fra i capelli, il vestito. Come taglia
questa luce nell’erba e lascia
soli nel dialogo.

 

 

 

 

La città che splende. La notte.
Il vuoto le strade. Gli angoli scavalcati
dal fiato corto le poche
donne sui marciapiedi e sembra tutto catrame
questo tempo, senza rimedio
senza soccorso. Ma poi alti
sono gli uomini che dormono sui prati
e le pietre delle fontane, slabbrate
sono piene di muschi foglie ombre ed è notte però
il vuoto, le strade. Lingua morta
che nelle cose vive alberghi e lasci
la tua crepa come uno stigma; fa’ che io possa
mettere la testa tutta dentro
che io vi spinga battendo reni cosce e petto un pugno
di gioia terrena.

 

 

 

La testa che ora
vi si immerge; nell’immagine tu sei
cameriera di ventuno al bancone del bar.
Occhi azzurri occhi bianchi. Una mascella fuori
posto ormai. Ma se poi noi
indietro risaliamo ogni scalino, dopo l’androne
la strada. Ma se cancelliamo la serranda
la macchina il tuo minuto e l’alba
della cronaca. La vita cosa è
che rimani così, immeritata
negli sguardi che hai dato a me
sconosciuto fra tanti. Sono i morti che ci rendono
al monologo; all’impossibile
storia del vero.

Cette part de silence
qui nous couvre le visage. Le parc
ouvert et noir au fond de la rue
au fond de ce que tu fais. Sur ton visage
il y a quelqu’un qui s’arrête, à l’instant
brise une vitre, contre les murs
un ciel tombe et tout
devient temps blessé, limpide
halo entre les cheveux, le vêtement. Comme tranche
dans l’herbe cette lumière qui laisse
seuls dans le dialogue

 

 

 

 

L’éclat de la ville. La nuit.
Le vide les rues. Les tournants enjambés
le souffle court les rares
femmes sur les trottoirs et elle semble toute de bitume
cette époque, sans remède
sans secours. Mais grands
sont les hommes qui dorment dans les prés
et les pierres des fontaines, ébréchées
sont pleines de mousses de feuilles d’ombres et pourtant c’est la nuit
le vide, les rues. Langue morte
qui résides dans les choses vivantes et abandonnes
ta fêlure comme un stigmate ; laisse moi
y mettre la tête entière
laisse moi y enfoncer en pétrissant reins cuisses et poitrine un poing
de joie terrestre.

 

 

 

La tête qui maintenant
s’y plonge ; sur l’image tu es
une serveuse de vingt et un ans au comptoir du bar.
Yeux bleus yeux blancs. Une mâchoire
déplacée désormais. Mais si nous
remontons chaque marche, après le couloir
la rue. Mais si nous supprimons la serrure
la voiture la minute décisive et l’aube
de la chronique. La vie c’est quoi
pour que tu demeures ainsi, imméritée
dans les regards que tu m’as adressés
moi un inconnu parmi tant d’autres. Ce sont les morts qui nous rendent
au monologue ; à l’impossible
histoire du vrai.

 

Ces poèmes sont extraits du recueil Tua e di Tutti, La Tienne et à tous,
désormais introuvable, publié en juillet 2015 par Recours au Poème éditeurs. 

 

Présentation de l’auteur

Tommaso di Dio

Tommaso Di Dio, né en 1982, vit et travaille à Milan. Il est l’auteur du recueil Favole (Transeuropa, 2009), préfacé par le poète italien Mario Benedetti. Il a traduit une anthologie du poète canadien Serge Patrice Thibodau, publiée dans l’Almanaccho delle Specchio (Mondadori, 2009). Son second recueil Tua e di Tutti, est paru en 2014, aux éditions LietoColle, en partenariat avec le festival de littérature « Pordenonelegge ». Il collabore à plusieurs revues, en particulier Nuovi Argomenti et Atelier.
Tommaso di Dio
Tommaso Di Dio (1982), vive e lavora a Milano. È autore del libro di poesie Favole, Transeuropa, 2009, con la prefazione di Mario Benedetti. Nel 2012 una scelta di sue poesie inedite è stata pubblicata in La generazione entrante, Ladolfi Editore, con la prefazione di Stefano Raimondi. Dal 2015 è membro del comitato scientifico della laboratorio di filosofia e cultura Mechrì. È giurato, per la sezione under 40, dei premi letterari Premio Castello di Villalta Poesia e Premio Rimini. Nel 2014, esce il suo secondo libro di poesie, Tua e di tutti, Lietocolle, in collaborazione con Pordenonelegge, tradotto in francese da Joëlle Gardes per Recours au poème éditeurs. Nel 2015 pubblica on-line la plaquette Per il lavoro del principio, nata all'interno del progetto "Le parole necessarie", in collaborazione con Il Centro di Poesia Contemporanea di Bologna e l'Ospedale Sant'Orsola. Nel 2017 è stata pubblicata in tiratura limitata la sua più recente, breve raccolta: Alla fine delle favole, Origini edizioni, Livorno.

 

Autres lectures




Joëlle Gardes, Affaires de femmes

Elle passe l’aspirateur et enlève la poussière
Mon chiffon, dit-elle, mon eau sale, elle n’a rien à elle que sa lutte contre le désordre
Quand elle s’assoit lourdement dans le fauteuil avachi elle ignore qu’elle a rétabli un peu de l’harmonie du monde menacée par l’ordure

Elle n’a rien à elle que son eau son chiffon
chaque jour elle est victorieuse le cuivre luit doucement dans la pénombre du salon où l’on ne va jamais
le tapis a retrouvé l’éclat de ses couleurs
les piles de linge sont nettes
son esprit vide

Demain le cuivre se ternira les couleurs se faneront les piles s’écrouleront
Pénélope attendait le retour d’Ulysse
elle n’attend rien que le retour des gestes

Elle acquiesce silencieusement à la répétition pour oublier les murs effondrés les bombes qui explosent les flaques de sang les ventres troués
là tout près ou au loin
aujourd’hui ou demain

elle lutte avec son eau sale son chiffon comme d’autres avec leur fusil

 

*

 

Une cicatrice beige raye la joue de la grand-mère
Elle tâtait contre son visage la chaleur du fer rempli de braises et maintenant elle est marquée comme le flanc de l’animal
marquée comme bonne à repasser
bonne à rien
bonne à tout faire
à faire des enfants

Aujourd’hui la vapeur s’échappe du fer un voyant s’allume et s’éteint
en fond sonore la radio ou la télévision
le geste sur le linge est le même
les vêtements vidés des corps sont entassés en piles régulières
elle y glisse des brins de lavande elle y suspend l’orange piquée de clous de girofle

Demain elle courra dans le métro les rues les hypermarchés elle absorbera les odeurs de graisse et les vapeurs d’essence
une mèche de cheveux ternis se collera sur son front

son cœur comme un tissu de cicatrices

 

*

 

Les instructions sont claires
ne jamais rester les mains inoccupées
l’esprit peut vagabonder sur l’onde tiède de la voix qui raconte
voix de l’aïeule ou de la radio
mais les doigts s’agitent
les fils de soie colorés s’entrecroisent sur les napperons pour les fêtes de la désillusion
pour le tiroir où ils s’entasseront
pour la brocante des générations à venir

Les instructions sont claires
ne rien jeter
Une frise rouge orne le dessus de cheminée qu’on change deux fois par an et qui est taillé dans un reste de drap encore bon

Les échelles ajourées bordent la nappe ou la chemise du trousseau
Sans la nappe la chemise et les draps ajoutés on s’avancerait nue au seuil du mariage
au front le rouge de la honte

L’enfant tricote maladroitement
se pique au doigt et le sang tache le mouchoir qu’elle ourle

L’inutilité des napperons et des draps jaunissants remplit l’armoire

Obstinée devant la télévision ronronnante l’aïeule aux mains gonflées tricote pour la poupée de la fillette qui fait glisser ses doigts agiles sur la tablette électronique.

De l’autre côté du monde les instructions sont toujours claires, ne jamais rester à penser
ne jamais rester à rêver.

Présentation de l’auteur

Joëlle Gardes

Joëlle Gardes est née en 1945 à Marseille, ville près de laquelle elle vit. Universitaire, elle a enseigné la grammaire et la poétique à l’université de Provence, puis à Paris IV-Sorbonne. Elle est actuellement professeur émérite de cette université. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fondation Saint-John Perse et a édité chez Gallimard les correspondances du poète avec Jean Paulhan et Roger Caillois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur le langage, plus particulièrement dans les domaines de la rhétorique et de la poétique. Tard venue à l'écriture, elle a commencé par les monologues de théâtre (Madeleine B., éditions de l'Amandier), puis a publié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l'Amandier). Depuis quelques années, elle se tourne vers la poésie (nombreux poèmes en revue, deux recueils publiés aux éditions de l'Amandier, Dans le silence des mots, 2008 et L'eau tremblante des saisons, 2012). Elle collabore régulièrement avec des plasticiens et des photographes. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Place de la Sorbonne.

Joëlle Gardes

© Photo Marie-Hélène Le Ny

www.joelle-gardes.com

  • Un recueil de nouvelles, A perte de voix, a paru en 2014 aux éditions de L'Amandier.
  • Un recueil de poèmes en prose, Sous le lichen du temps, a paru en octobre 2014 aux éditions de l'Amandier.
  • Un roman, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l'encre et du malheur, éditions de l'Amandier, 2015

 

Autres lectures




Joëlle Gardes, à la mémoire de A.

 

Elle a semé au gré des rencontres cinq enfants comme les doigts d’une main
sa main creusée en forme de nid

image de la grand-mère et du grand-père aux six enfants
mais sa main à elle suffit à rassembler à retenir

elle les a sculptés comme la pierre ou le bois qu’elle travaillait
humblement patiemment lentement elle si impatiente excessive et unique

dans sa main ouverte d’impalpables richesses semées aux grands vents de la vie
au vent mauvais de la mort qui arrive

 

*

 

Nous avons pris congé un dimanche de printemps maussade doux et triste
et lourd d’attente
l’attente du passage vers la rive indistincte

Deux voix séparées par la distance
loin de leur enfance commune dont une partie va sombrer
séparées par l’anecdote de chemins différents
mais semblables dans la difficulté de la vie quotidienne
l’absence à soi dans les tâches multipliées et une temps trop bref pour arracher à l’anxiété la sérénité d’un retour à soi

Le soir les enfants dorment et ce serait si bon de sculpter les heures de la nuit ou de les écrire
la fatigue les émiette les disperse
un enfant pleure
l’espoir se déchire en une toux sèche

Elles ne se rassemblent que dans la torpeur chaude du grand lit sans homme

Douceur amère du congé
tant de mots retenus
tant de choses sues et partagées
mais jamais dites
jusqu’à cette heure d’acceptation pétales que le vent emportera éphémères morts presqu’aussitôt que nés

Le fil ténu des voix est celui de l’eau sur laquelle glisse la barque vers la rive sableuse sous les saules

Murmure des voix que l’imminence noue
par-dessous l’épaisseur de que l’on a vécu de ce qui restait à vivre de ce qui aurait été vécu s’il existait des règles et des mesures autres que celles d’Atropos

fil de la voix fil de la rivière fil de la quenouille le fil n’est fait que pour être rompu

La barque s’est échouée trop tôt sur la rive sableuse et sur l’autre berge, je reste étonnée à tenter de retrouver la  voix au téléphone

les mots déjà sont décolorés déformés et il n’en reste qu’un écho qui s’affaiblit.

Présentation de l’auteur

Joëlle Gardes

Joëlle Gardes est née en 1945 à Marseille, ville près de laquelle elle vit. Universitaire, elle a enseigné la grammaire et la poétique à l’université de Provence, puis à Paris IV-Sorbonne. Elle est actuellement professeur émérite de cette université. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fondation Saint-John Perse et a édité chez Gallimard les correspondances du poète avec Jean Paulhan et Roger Caillois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur le langage, plus particulièrement dans les domaines de la rhétorique et de la poétique. Tard venue à l'écriture, elle a commencé par les monologues de théâtre (Madeleine B., éditions de l'Amandier), puis a publié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l'Amandier). Depuis quelques années, elle se tourne vers la poésie (nombreux poèmes en revue, deux recueils publiés aux éditions de l'Amandier, Dans le silence des mots, 2008 et L'eau tremblante des saisons, 2012). Elle collabore régulièrement avec des plasticiens et des photographes. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Place de la Sorbonne.

Joëlle Gardes

© Photo Marie-Hélène Le Ny

www.joelle-gardes.com

  • Un recueil de nouvelles, A perte de voix, a paru en 2014 aux éditions de L'Amandier.
  • Un recueil de poèmes en prose, Sous le lichen du temps, a paru en octobre 2014 aux éditions de l'Amandier.
  • Un roman, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l'encre et du malheur, éditions de l'Amandier, 2015

 

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