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Entretien avec Radu Bata, par Cristina Hermeziu

« Nous sommes tous mots : ils nous disent, nous habillent, nous font rater l’amour ou nous portent au ciel. » Interview avec le poète Radu Bata, l’invité de la soirée littéraire On vous sert un vers, Palais de Béhague, Paris, juin 2017. On vous sert un vers  est une série de rencontres littéraires dédiées aux poètes à double culture, française et roumaine, organisées par l’Institut Culturel Roumain de Paris, d’après une idée de Cristina Hermeziu, journaliste littéraire. 

 

"En terrain hostile,/ le poète se fait dévorer/ par les vers." Facétieux, poète surprenant, pétillant de fraîcheur et d’intelligence, Radu Bata appelle ses créations « des poésettes = poèmes sans prise de tête », pour signifier leur contour frêle, sans prétention, néanmoins bien rempli de clins d’œil intertextuels, de références étymologiques ou de clichés recyclés. Ses textes en général courts, légers et denses comme allure, impertinents et épicuriens comme esprit, ont un effet de chouquettes sous la langue : on en redemande juste une petite, avant de passer encore à une autre…

Roumain et français, installé en France dans les années 1990 (il a été professeur de français et de journalisme et donne toujours des cours de créative writing à Grenoble), Radu Bata a publié plusieurs recueils de poésettes, écrites dans une langue française à accents jazzy qui rappelle le style d’un Jacques Prévert ou d’un Boris Vian.

 

En français, il est notamment l’auteur de : « Mine de petits riens sur un lit à baldaquin » et « Le philtre des nuages et autres ivresses », aux éditions Galimatias. Radu Bata a signé aussi un conte uchronique - « Le rêve d’étain », nominé parmi les 100 plus beaux contes de tous les temps par les lecteurs de la FNAC Grenoble, à côté du Petit Prince ou d’Alice au pays des merveilles. En roumain, Radu Bata a publié « Cod galben cu pestisori rosii » (Tracus Arte, 2015) et « Descheiat la vise » (Brumar, 2016).

Le succès auprès des lecteurs a été immédiat, grâce à sa marque de fabrique : ses petits formats parlent d’amour, de la société moderne et de la génération zapping, dans un style insolite, fait de lyrisme ludique, rusé et érudit, frivole et profond à la fois. Son recueil « Le philtre des nuages et autres ivresses» a reçu le Prix du Cœur au Salon du livre des Balkans, en 2015. Le poète prépare un nouveau recueil dont le titre enjoué, - « Survivre malgré le bonheur » - sonne comme une véritable profession de foi poétique qu’il évoque en détail dans une interview réalisée lors de son passage dans « On vous sert un vers », en juin 2017, à Paris.

 

Cristina Hermeziu : Pourquoi appelez-vous vos poèmes des poésettes ? 

Radu Bata : Les poésettes sont «des poèmes sans prise de tête». On pourrait dire que les poésettes sont de la poésie de proximité pour les gens d’aujourd’hui : proximité d’expression, d’époque, de cœur. Des textes plutôt courts, un tantinet iconoclastes et impondérables, à la marge de la très sérieuse poésie publiée par les «grandes» maisons d’édition qui se meurt dans l’indifférence. Légères et ambivalentes — on ne sait pas si c’est de l’art ou du cochon — les poésettes rêvent de réconcilier le grand public avec la poésie. On recycle bien les morts ou, au moins, on essaie de les ressusciter avec un bouche-à-bouche lexical dans l’air du temps. 

On peut aussi dire que les poésettes sont un accident professionnel : mes étudiants ayant rejeté en bloc la séquence «poésie» telle qu’ils l’avaient subie à partir des manuels et des pratiques, j’ai dû bricoler cette espèce hybride, plus ludique et proche d’eux, dans laquelle ils se sont reconnus. Les intégristes de la poésie pure et dure qui sent la naphtaline académique diront que les poésettes sont de la soupe populaire mais ils devraient peut-être la boire entre les lignes avant de lancer des anathèmes.

Quel (bon) rapport entre les poésettes et les réseaux sociaux aujourd’hui? D’où vient-il ce copinage/ ce voisinage entre Facebook et inspiration poétique ?

 Les réseaux sociaux sont symptomatiques des temps, ils donnent le ton des refrains qui hantent les contemporains. C’est un miroir grossissant, un  peu truqué, gondolé, de qui nous sommes, donc un terrain immédiat d’inspiration pour les poésettes et, dans la foulée, de tests éloquents. Le mur Facebook est la place publique d’autrefois (où on lisait les communiqués et on pendait les criminels) à l’échelle planétaire, une possibilité de faire apparaître les anges et les démons de ton salon dans le village global.

 

Professeur de français, vous animez des ateliers d’écriture à Grenoble, vous avez été le rédacteur en chef de plusieurs journaux et publications réalisés par des jeunes, primés maintes fois. Quelle était la relation de ces jeunes journalistes, de ces écrivains en herbe avec la poésie ? En quoi le travail sur la langue réveille le goût de la poésie ?

Nous sommes tous mots ; ils nous disent, nous habillent, nous font rater l’amour ou nous portent au ciel. Dans la forêt, tout le monde parle la langue de bois ; les jeunes qui venaient aux Ateliers d’écriture journalistique ou littéraire y étaient déjà sensibles et ça rendait nos travaux langagiers lumineux. Plus leur rapport à l’écrit devenait intense, plus ils devenaient conscients de la force de la rhétorique. Il y en a qui ont basculé ainsi vers le monde mirobolant de la poésie.

Pourquoi « prof de français » ? Quelle(s) rencontre(s) pendant vos années de formation ou quel héritage familial vous ont fait cadeau de cet amour pour la langue et la littérature française ?

Je suis devenu professeur de français à la suite d’un problème d’histoire : j’envisageais plutôt faire des études de médecine mais j’ai raté l’examen du baccalauréat à cause du français — j’ai ri avec l’insolence de la jeunesse au nez du prof examinateur qui disait que Voltaire avait vécu au XVII-ème siècle et ça m’a coûté cher ; à l’époque, on cumulait les résultats du bac et ceux obtenus à l’examen d’admission à la fac pour en faire une moyenne. Ainsi, médecine ce n’était plus possible, on y entrait avec des 9,50 sur 10 ; j’ai alors changé le fusil d’épaule pour me marier professionnellement avec la langue française.

Le fait que mes parents parlaient en français quand j’étais petit pour qu’on ne comprenne pas a sans doute joué un rôle psychologique. Plus étrange, autres signes du destin : ma première poésie apprise par cœur a été française et «Le Petit Prince» a été traduit en roumain par Ben Corlaciu, un bon ami de la famille, dans notre maison de Buzau, avec moi entre les jambes (je devais avoir 3-4 ans et je n’arrêtais pas d’embêter Ben, mais sa traduction n’en a pas souffert, elle a traversé le siècle) !

 

 

Un écrivain/ un poète français dont vous récitiez des bribes dans votre adolescence pour épater l’entourage ? 😊

J’étais trop étourdi pour vouloir épater qui que ce soit mais je me rappelle avoir fait un flop avec Ronsard. J’ai essayé, probablement pour des raisons mi-hormonales mi-romantiques, «Mignonne, allons voir si la rose» ou le leitmotiv «Vivez si m’en croyez, n’attendez à demain» avec une collègue, mais ça n’a pas marché, elle m’a envoyé planter des choux.

 

 Vous écrivez en français et en roumain, vous traduisez du français et du roumain, vous vivez entre les deux langues, avec les deux langues en même temps. Quelle vérité surgit-elle de cette cohabitation au quotidien ? Le français est la langue que vous utilisez pour exprimer quoi, en priorité ? Le roumain est un idiome que vous employez pour  quel contenu, quelle expressivité ?

Un jour, c’est le français qui est Président et le roumain Premier Ministre, le lendemain, c’est l’inverse, la cohabitation est équitable. À l’échelle de mon tout petit appartement, c’est pareil : dans une pièce, il y a des livres français, dans l’autre, des livres roumains. Je passe ainsi en seulement 2-3 pas de la France à la Roumanie ou viceversa. Même en rêve, je passe d’une langue à l’autre dans un battement de cils. C’est dire comment on navigue entre les 2 langues qui nous habitent, nous autres franco-roumains. Être bilingue c’est avoir une double vie de son vivant.

Les deux langues sont latines mais le français semble plus raisonnable, cartésien, pendant que le roumain a le sang plus chaud et l’Orient dans les gènes. Le sceau des mots germaniques intégrés par le français et la foule de mots slaves intégrés par le roumain donnent des couleurs différentes : de l’organisation alémanique jusqu’au fatalisme russe, le chemin est long.

Qu’est-ce que vous ne saviez pas sur le français, la France ou la littérature française avant de venir vivre ici mais vous l’avez découvert une fois en… immersion ? Qu’est-ce que vous ne saviez pas sur le roumain , la Roumanie ou la littérature roumaine et cela s’est révélé justement parce que vous êtes parti vivre au quotidien dans une autre culture ?  

J’ai été surpris en France de découvrir les jeunes lycéens blasés, voire découragés par l’école. Ils ironisaient la formule roumaine selon laquelle «on réussit dans la vie si on fait de longues études». Sur l’autre versant, j’ai été surpris par l’énorme envie de vivre des roumains, par leur dynamisme. Poussés par les politiciens corrompus qui ont truandé le pays depuis décembre 1989, 5 millions ont eu le terrible courage de partir vers d’autres horizons et ceux qui sont restés se battent encore, avec l’énergie du désespoir, pour une société plus juste, avec les mêmes politiciens filous ou avec leurs héritiers.

Quel poète, français ou roumain, vous tient à cœur et pourquoi ? Un projet, un rêve ?

Le poète roumain Paul Vinicius dont le recueil «L’imperceptible déclic du miroir» apparaîtra le printemps prochain, dans ma traduction. Parce qu’il rédige des vertiges pour tout le monde, sans fausses notes : il crée de belles images dans un langage à la fois simple et percutant.

Le projet : que mes poésettes touchent un public large, pour de bonnes raisons. Le rêve : que le monde tourne dans le bon sens, ce qui est une utopie vu qu’il a mis ses fesses à penser l’avenir.

Vous participez à des salons littéraires en France et en Roumanie. Y-a-t-il des différences entre la place que la poésie occupe dans l’imaginaire et dans la perception du public en France et en Roumanie aujourd’hui ? Dans quelle mesure la poésie (traduite en français, traduite en roumain) peut-elle être un passeport pour la francophonie ?

Je ne participe pas beaucoup aux Salons qui sont de moins en moins littéraires et de plus en plus des cirques commerciaux : les écrivains y figurent comme des bêtes de foire, devant leurs petites tables, dans un brouhaha assourdissant. J’y vais quand les gens qui m’invitent sont sympathiques et le lieu est attrayant.

La sentence «le roumain est né poète» a encore quelques beaux jours devant elle : en Roumanie, la Poésie demeure, malgré une mauvaise distribution-diffusion et des ventes discrètes, la Reine de toutes les écritures et tout un chacun s’exerce un jour ou l’autre à écrire un poème. Hélas, le système strictement marchand qui l’a rabaissée en France jusqu’à la faire parfois disparaître des rayons des librairies va la réduire en peau de chagrin partout où il sévit. La mécanique du marketing et des «produits culturels» qui rapportent n’épargne rien, ni même l’imaginaire.

Bien traduite, la poésie peut être un merveilleux passeport pour la francophonie. Malheureusement, les bonnes traductions ne sont pas légion. Beaucoup se font au kilo, mécaniquement, sans rendre dans la langue ciblée des vibrations comparables. Les franco-roumains qui lisent des poèmes roumains célèbres dans leur variante française éprouvent souvent d’atroces frustrations.

Votre nouveau recueil de poésettes est prêt, il s’appelle «Survivre malgré le bonheur» — un splendide oxymore. Livrez-nous les vers (les verres) qui sont, d’après vous, en mesure de nous enivrer…

Les poésettes sont distillées dans le sourire et la grimace, elles ne suivent pas l’équation poésie = vin, mais plutôt le logarithme du pied de nez. Ce ne sera pas un des meilleurs textes du recueil mais il remplit tant bien que mal le verre de la question :

baudelinaire

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on peut trouver l’extase
entre les lignes
d’une phrase

on peut boire l’univers
entre les jambes
d’un vers

Le nouveau volume de poésettes de Radu Bata, « Survivre malgré le bonheur », est paru fin janvier 2018 chez Jacques André Éditeur 

Propos recueillis par Cristina Hermeziu, journaliste littéraire

Présentation de l’auteur

Radu Bata

Radu Bata est l’inventeur des poésettes (poèmes sans prise de tête), espèce du genre lyrique bricolée pour réconcilier la jeunesse avec la poésie (car ses étudiants ne voulaient pas de «séquence poésie» telle qu’elle est pratiquée dans les manuels et observée dans les rayons des librairies). Cette nouvelle espèce a été saluée et reconnue par de grands spécialistes de la littérature comme Mircea Cartarescu (le plus traduit des écrivains roumains) et Jean-Pierre Longre (universitaire, auteur, fin observateur de la littérature roumaine. Il a beaucoup œuvré pour la francophonie : professeur de français en Roumanie jusqu’en 1990, il a été officiellement félicité par le lecteur français de Bucarest en 1986 «pour l’enthousiasme et l’ingéniosité déployés au service de la langue et la culture française», ce qui, à l’époque de Ceausescu, ne lui rendait pas service. À partir de 1990, Radu Bata a enseigné en France le français et le journalisme, et a été animateur d’Ateliers d’écriture, activités reconnues par plusieurs prix nationaux.

Radu Bata a publié des poèmes dans les revues Levure Littéraire (Allemagne-France), Paysages (France), Microbe (Belgique), Respiro (États-Unis), Seine et Danube (France-Roumanie), etc. Quelques-uns ont été traduits en espagnol, anglais, italien et japonais. Il a aussi fait beaucoup de traductions du roumain en français ; les plus récentes ont paru dans Le Persil, journal littéraire suisse et la dernière a été récompensée en mai 2017 par le Prix du Public au Salon du Livre des Balkans, à Paris.

Six livres figurent dans son compte littéraire (les 2 premiers édités sous pseudonyme) : aux éditions ProMots, un « hétéroman », et un conte uchronique, Le Rêve d’étain (nominé, par les lecteurs de la FNAC Grenoble, parmi les 100 plus beaux contes de tous les temps à côté du Petit Prince, d’Alice au pays des merveilles, etc.) ; aux éditions Galimatias, un puzzle travesti en journal, Mine de petits riens sur un lit à baldaquin, et un recueil de poésettes - Le Philtre des nuages et autres ivresses (éd. Galimatias) ; deux autres recueils ont suivi en roumain (Tracus Arte, Bucarest, 2015), et Descheiat la (paru fin 2016) aux éditions Brumar (Tracus Arte et Brumar sont des maisons d’édition de poésie renommées en Roumanie).

Les poésettes de Radu Bata ont déjà rencontré un certain succès : le recueil Le Philtre des nuages et autres ivresses est lauréat du prix du Salon du Livre des Balkans (Paris, 2015), tirage de 500 exemplaires épuisé, invitations dans les milieux étudiants, au mythique Club des Poètes et à «On vous sert un vers» à Paris.

Au printemps 2018, paraîtront deux volumes griffés Radu Bata : le recueil Survivre malgré le bonheur et L’imperceptible déclic du miroir, 78 poèmes qu’il a traduits du roumain, de Paul Vinicius. D’ici là, il apportera sa pierre à l’édifice d’une «Anthologie de poètes roumains» et à un livre d’art, «Impressions satiriques» de Doru Florian Crihana.

Fausse couche d’ozone (ProMots)

Le Rêve d’étain (ProMots)

Mine de petits riens sur un lit à baldaquin (Galimatias)

Le Philtre des nuages et autres ivresses (Galimatias)

Cod galben cu pestisori rosii (Tracus Arte)

Descheiat la vise (Brumar)

Survivre malgré le bonheur (Jacques André Éditeur)

French kiss (Creator)

Le Blues roumain 1 (Unicité)

Le Blues roumain 2 (Unicité)

Le Blues roumain 3 (Unicité)

Les Enfants des nuages (Libris)

Le Fou rire de la pluie (Unicité)

Et 2 autres sont en chemin…

Poèmes choisis

Par |2018-04-09T09:14:12+02:00 6 avril 2018|Catégories : Radu Bata, Rencontres|Commentaires fermés sur Entretien avec Radu Bata, par Cristina Hermeziu