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Un printemps en poésie chez Gallimard : Etienne Faure, Anna Ayanoglou, Daniel Kay

C'est un bien beau printemps que celui de 2022 chez Gallimard, avec ces titres de la collection Blanche, en poésie, belle comme un jour qui prend de l'altitude et nous accompagne vers le solstice d'été, et sa lumière. Trois titres très différents mais avec ceci en commun qu'ils font poésie, ce qui n'est pas rien !

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Etienne Faure, Vol en V

En prose, en vers, au fil des paragraphes, des tracés qui suivent l’allure d’un essaim justifié à gauche ou bien en blocs déposés au centre de l’espace scriptural, le signe est langage avant la langue  dans Vol en V. Épigraphes d’œuvre et de chapitres jalonnent ce recueil où les titres suivent les poèmes, comme pour les porter, mais pas que. Il existe un dispositif paratextuel très élaboré qui accompagne les vers d’Etienne faure, traverse le texte, l’enrichit, le retranche pour l’ouvrir à son essence qui est de laisser émerger la voix du monde. 

Ces titres situés sous les poèmes se présentent également comme un sous-titrage, mais il est permis de les considérer comme des titres car ils figurent dans la table des matières. Nous pourrions y voir une volonté de ne pas surcharger la lecture, de laisser la pluralité des sens affleurer sans alourdir l'appréhension de l'ensemble. C’est il semble une des fonctions de ce positionnement tutélaire. Mais lorsque l’on considère l’aspect sémantique de ces titres qui suivent le texte et sont en italique on se rend compte qu’ils en soulignent la trame anecdotique, qu'ils attirent l'attention sur l'instant de vie qui est la matière du poème... Un désir de mettre en exergue les éléments dévolus à un univers référentiel. Mais pourquoi ? 

Ces titres "à l’envers" portent les marques sémiques d’une littéralité qui en réalité magnifie la poésie, en dévoile la substance, et révèle toute la puissance du langage poétique. Comme une serviette japonaise qui une fois plongée dans l’eau se déploie et laisse apparaître une infinité d’univers, le poème soluble dans le regard du lecteur prend toute sa dimension une fois que l’instant de vie qui en a été l’origine est nommé, comme un instantané posé sur l’onde sonore des mots ondoyant dans un océan polysémique.

Etienne Faure, Vol en V, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière
pays, origines, hors cela, il emprunte
au début sous le nom de rue, pont, grève
un parcours exempté de fil, anonyme,
laissant l'impasse pour attraper les quais
via les passages, les cours et circuler
inclus dans la foule en mue sans arrêt
selon l'heure ou l'allure à laquelle on passe,
interdit soudain sous un nom, un bouquet
au mur scellé (mortellement blessé)
après la chute de naguère, le bruit d'un corps au sol,
épitaphe à jamais cernée du crible des impacts
encore aux murs, semblant redire : passant,
nous allons mourir, et personne n'en saura rien,
ou bien continuer de parler aux vivants
plus avant, ceux qui vont te survivre
— et le flâneur éclairé sous un angle
un instant exposé au soleil du soir,
médite à découvert avant de traverser vite,
regagner l'ombre.

Passage à découvert   

             

 

Comme pour dissoudre les passages, se fondre dans les décors qui servent de supports aux textes, dévoiler l'essence de ce que recèle la langue poétique, et soutenir les champs sémantiques à l'œuvre dans ce qui "fait" poésie, ces titres supportent et révèlent, renvoient au désir de relire le poème. Apparaît alors toute la puissance du langage poétique, ce qu'il permet de transcrire, qui est tout simplement l'indicible : la couleur d'un lieu, chargé d'émotions que tout concourt à communiquer, la profondeur d'un temps de vie arrêté qui déployé dans le présent du texte, l'éphémère de nos vies, capturé dans l'espace vacant du poème, là où tout se recrée à chaque instant. 

Alors les épigraphes prennent sens, car chacune met l’accent sur l’envol, celui du regard, celui de la langue libérée par la mise en jeu du poème.

   Nous nous touchons, comment ?
Par des coups d’ailes

Rainer maria Rilke
à Marina Tsvétaïéva
Correspondance à trois, Eté 1926

                   ∗

Comme à chaque saison c’est le
désir qui les fait venir de si loin.

William Carlos Williams,
Paterson, livre V

                  ∗

Ainsi appuyé au ciel 

Thomas bernhard
Sur la terre comme en enfer

 

Altitude topographique métaphorique qui est celle qu’offre la poésie, pour s'appuyer au ciel, porté par l'élan d'un Vol en V...

 

Promesse ajourée du langage
la pluie fourmille au sol
puis s’éparpille.
On dirait
- dentelière, reprenez-moi si je me trompe -
un point d’Alençon répété sur le vide
et qui finit dentelle, voire
jour Venise

jusqu’au motif

Anna Ayanoglou, Sensations du combat

 

Combattre est-ce vivre ? Est-ce écrire, lutter ? Il semble qu'intensément oui. La langue d'Anna Ayanoglou poursuit le monde, encore, tente de forer des puits au centre du silence, pour faire jaillir une lumière étincelante. Celle du poème, assurément. 

 

 

Prose poétique ou poème dans cette liberté de trait qui est encore et toujours à inventer, Sensations du combat brûle et emporte l'esprit au centre d'un langage vif, parois tranchant, parfois fédérateur de symboles qui alors convoquent des archétypes que la poétesse interroge. Ses origines, l'amour, et puis écrire, ce lieu investi par le regard spéculaire de l'énonciatrice qui emploie le pronom personnel de la deuxième personne du singulier pour témoigner de sa propre existence. 

On perçoit des bribes de vie, mais à peine, rien de lyrique, ou alors un lyrisme vivifiant, comme un combat contre les mots avec, pour changer la plainte en chant de guerre. Et surtout cette lucidité qui guide ne permet aucun apitoiement. C'est juste, c'est la vie regardée comme elle se doit de l'être, avec vaillance, celle d'une femme qui s'empare du temps et des chemins grâce à sa parole, et surtout grâce au silence que recèle le poème. 

Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 88 pages, 13 €.

Rien d’autre que composite, agglomérat
– de langues approchées, apprivoisées
puis le temps passe, et rien, elles sommeillent
et leurs liens avec elles
mais tout sommeille – les terres, des aïeux
ou sans, peu importe, vraiment
– tous des membres fantômes
souffrances scintillantes
qui se réveillent par intermittence.

Sensations du combat passe à travers les âmes pour aller droit vers l'essentiel de questionnements incontournables que seule la poésie permet de laisser affleurer parce qu'impossibles à rendre audibles, autrement.

Capsule de présentation de Anna Ayanoglou, lauréate du Prix de la première œuvre en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

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Daniel Kay, Un peigne pour Rembrandt, et autres fables pour l'œil

 

Poèmes en prose, pour ce recueil qui ouvre sur ce texte du tout premier chapitre, "La fabrication des images", avec "Histoire d'un désir" :

 

Etendre le bleu à la manière des linges aux fenêtres,
les fines étoffes au vent Léger. Ne pas prendre le
ciel comme limite ni même comme principe d'expansion
mais comme désir. Alors le bleu resplendit tel un fruit sur
une coupe disposé, un fruit unique rendu à la table des 
couleurs.

 

N'est-ce pas là raconter la magie de l'art, cette merveille qui à travers le fruit, un ceil, des visages, magnifie l'anecdotique pour puiser aux sources des universaux, là où les archétypes parlent une seule et même langue, celle de l'humanité ?

Tout entier ce recueil est un hymne à l'art. Daniel Kay raconte avec ses mots ce fabuleux secret du miracle qui advient lorsque la représentation traverse l'épaisseur du temps. Des lignes, mais pas n'importe lesquelles, des mots agencés pour faire poésie, unique chance de capturer l'indicible majesté de la couleur, du tracé, du regard que le peintre pose sur le paysage et de cette transformation lorsque la couleur est étalée sur la surface de la toile, avec des aplats et des teintes, de courbes et des lignes de fuite qui arrivent dans l'univers intangible d'une fraternité. Un dimanche aux Pays-Bas, Chez Bruegel l'ancien, Trait pour trait, Le peigne de Rembrandt, Les affinités électives, Grande galerie, Volumes... Autant de chapitres dans lesquels le poètes célèbre l'art, et égrène une galerie de portraits d'artistes, sortes de tableaux de toiles, comme dans ce magnifique poème sur Bacon :

Francis bacon
Histoire d'un reniement

    Tu peux toujours crier, grand pape épouvanté, crier
la mâchoire serrée sur des poussières d'étoiles, ton âme
sent trop fort la viande. Le grand drame épiscopal, lui, 
suit sa route. C'est que l'Esprit-Saint a choisi le mauve, le
théorème du mauve pour foudroyer, foudroyer le temps
d'un dernier cri. Et tu te demandes, encore et encore : 
Mon dieu, pourquoi m'as-tu injurié ?

 

 

Daniel Kay, Un peigne pour Rembrandt, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 112 pages, 12 € 50.

Ce que racontent les images... Daniel Kay les fouille, mais pas seulement. Il met en demeure le langage de dire cette magie qui opère dans les toiles de grands peintres, et il y parvient, grâce à la poésie, cela va sans dire. L'esprit-Saint est ici celui de l'artiste, qui choisit le théorème du mauve, qui incorpore le mauve pour le restituer là, dans l'écrin de la toile, face au cri incessant, avalant tous les cris de tous les hommes, dans celui de ce pape, grand, épouvanté d'une trouille qui pleut séculaire sur nos semblables. C'est tracé, sur le tableau, c'est écrit, dans Un peigne pour Rembrandt, et partout dans ce beau recueil, comme fables offertes à nos que regards, puisées dans l'épaisseur des histoires, qui ne se veulent en aucun cas explicatives. Elles guident  au contraire les yeux des lecteurs vers cette impalpable miracle qu'est l'art, ainsi que le fait cette fabuleuse fable de Rembrandt dans le chapitre qui lui est consacré, Trois fragments d'une histoire du visible :

 

A Amsterdam, Dieu rend visite à Rembrandt qui n'a
même pas eu le temps de se peigner. Il entre sur la pointe
des pieds pour ne pas réveiller Saskia et parlemente long-
temps avec l'artiste avant de passer sa commande : son
choix est fait, ce sera une grande histoire du visible.

Présentation de l’auteur

Etienne Faure

Etienne Faure, né en 1960, vit et travaille à Paris. Dernières publications : Vol en V, Gallimard, 2022 ; Et puis prendre l’air, poèmes en prose, Gallimard, 2020 ; Tête en bas, poèmes, Gallimard, 2018, prix Max Jacob 2019 ; Ciné-plage, Champ Vallon, 2015.
La revue Phoenix lui a consacré un dossier d’invité (numéro 27) ainsi que Contre-allées (n°43). Rédaction de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe, la Revue des revues, Phoenix. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

Bibliographie

Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007
Vues prenables, Champ Vallon, 2009
Horizon du sol, Champ Vallon 2011
La vie bon train, Champ Vallon 2013
Ciné-plage, Champ Vallon 2015
Tête en bas, Gallimard 2018
– Et puis prendre l'air, poèmes en prose, Gallimard, 2020.
– Vol en V, Gallimard, 2022.

en revues

La NRF : n° 462-463, 488, 512, 551, 577, 582
Conférence : n° 8, 16, 22, 27, 34
Théodore Balmoral : n° 31, 34, 35, 39-40,44, 48, 52-53, 61,62/63, 68
Le Mâche Laurier : n° 12, 15, 22, 24
Pleine Marge : n° 15, 28
Rehauts : n° 4, 7, 12, 15, 18, 23, 27, 31, 35
Europe : n° 955-956, 1015-1016
Contre-Allées : n° 29-30
* (Astérisque) : n°1 et 3
Les Carnets d’Eucharis (papier et électronique)
Phoenix : n°21, 27
TO AENTPO : n° 201-202 (parution en grec de textes extraits de Légèrement frôlée)

Nombreux entretiens et publications de notes critiques dans Poezibao, Europe, Phoenix, La revue des revues, le Cahier Critique de Poésie. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

en revues électroniques
Sur Zone n°19, Poezibao ; Secousse n° 18, remue.net, Sitaudis, Les Carnets d’Eucharis.

Sur Etienne Faure :
Poète invité du numéro 27 de la revue Phoenix (décembre 2017) : dossier coordonné par François Bordes et Myrto Gondicas, contributions critiques de Jean-Claude Pinson, Stéphane Bouquet, Gilles Ortlieb, Jean-Pierre Chevais, François Bordes, Myrto Gondicas.

Plusieurs entretiens avec Tristan Hordé publiés dans Poezibao, Littérature de partout, Les carnets d’Eucharis, remue-net.

Quelques contributions :
- Contribution au colloque de Cerisy « Jude Stéfan : le festoyant français » septembre 2012 : L’enfance dans les textes de Jude Stéfan : la grande absente ?
- Publication de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe et La revue des revues.

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Présentation de l’auteur

Anna Ayanoglou

Anna Ayanoglou est une poétesse française née en 1985. Après des études de littérature russe et de linguistique, elle part vivre en Lituanie, puis en Estonie. Son premier recueil de poèmes, Le fil des traversées (Gallimard, 2019, prix Apollinaire Découverte et prix Révélation de Poésie de la SGDL en 2020) se fait l’écho de ce long séjour balte.

Gardant une distance prudente avec son Paris natal, Anna Ayanoglou réside désormais à Bruxelles, où elle construit son œuvre poétique et conçoit l’émission « Et la poésie, alors ? » sur les ondes de Radio Panik. Le désir qui sous-tend cette émission mensuelle consacrée à la poésie du monde : donner à entendre des poèmes lus en langue originale en plus de la traduction française. Dans « Et la poésie, alors ? », poèmes et moments musicaux alternent, dialoguent durant trente minutes. (Podcast disponible en suivant ce lien : https://www.radiopanik.org/emissions/et-la-poesie-alors-/episodes/)

Bibliographie

Le fil des traversées, Gallimard, Collection blanche, 2019.

Sensations du combat, Gallimard, Collection Blanche, 2022.

En parallèle de l’écriture de ses recueils, Anna Ayanoglou publie des poèmes dans des revues littéraires. On peut la lire notamment dans La NRF, Europe, Po&sie, Poésie/première, Décharge

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Daniel Kay

Daniel Kay est un poète français né à Morlaix en 1959. 

Après des études secondaires à Morlaix, Daniel Kay est  agrégé de lettres modernes, discipline qu'il enseigne.

Il a publié des poèmes dans des revues et publie plusieurs recueils. Il écrit également sur la peinture et peint lui-même.

Poèmes choisis

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Daniel Kay, Vies silencieuses

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