Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Par |2022-10-01T05:36:28+02:00 18 septembre 2022|Catégories : Critiques, Etienne Faure|

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de tach­es de café ; ni anno­ta­tions, au cray­on mots soulignés ; tout au plus sur la dernière, blanche, ai-je reporté cer­tains numéros de pages – un bon nombre.

 

Dix heures du matin, 30 degrés à l’ombre, Plein sud dirait Éti­enne Fau­re ; les hiron­delles plon­gent, à vitesse grand V, hap­per un mous­tique (mer­ci !), boire une goutte d’eau turquoise dans la piscine (il y a une piscine). Huit soleils bril­lent entre les pages 83 à 90 : des huitains, bien sûr, lumineux, voyageurs, le dernier « cou coupé » comme il (ne) se doit (pas).

Du monde entier, dom­mage, le titre est déjà pris. Mais c’est bien le cas, une atten­tion exacte : le monde est là, devant nous, nous est don­né, à pren­dre tel qu’il est, tel qu’il fut, com­pliqué, changeant, insai­siss­able, et pour­tant le meilleur pos­si­ble, n’est-ce pas. C’est peut-être ce que pensent les dieux, oui, les dieux eux-mêmes, con­finés dans leur cam­buse, jeunes et vieux fatigués aux pre­miers vers du livre,

mansardés par l’amour et le temps qui passe,
à boire un glass le soir aux fenêtres rousses

(p. 11) : l’incipit donne le ton. Les Mus­es exis­tent. On les recon­naît par­fois. Entre les lignes et les lon­gi­tudes… latitudes…

 

Eti­enne Fau­re, Vol en V, Gal­li­mard, Col­lec­tion Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Le monde est divers, les poètes l’habitent, comme et quand ils peu­vent. Celui-ci pra­tique de longue date un art du dépayse­ment qui doit moins aux pays tra­ver­sés qu’à un rythme, un allant don­né par la musique des mots, et qui change selon le lieu et le temps, Suisse, Irlande et Hon­grie sous la pluie (pp. 52–53), Espagne, hémis­phère sud, si je me sou­viens bien déjà abor­dé (ne fût-ce que par le titre) en 2018 dans Tête en bas. Oui, les mots pren­nent des sens étranges selon les lieux où on les entend, les prononce, et puis, peut-être, les écrit.

 Alors revenons à Paris. Éti­enne Fau­re est un arpen­teur infati­ga­ble du onz­ième arrondisse­ment, où il vit, et de ses alen­tours. Certes il glane quelque­fois (retour de glane, p. 26) des frag­ments de beauté urbaine sur la rive gauche, ou dans le mou­ve­ment des gares (La vie bon train, 2013) ; tout de même il exerce de préférence à l’Est, au Nord-Est pour être pré­cis, tra­ver­sant, sou­vent, le Père-Lachaise où il lui arrive de pique-niquer entre amis

– et c’était la guinguette au cimetière,
les morts raje­u­nis­saient à cette approche

(p. 125) : façon, peut-être, de con­cili­er à la manière de Wal­ter Ben­jamin la flâner­ie parisi­enne et l’Histoire, non loin du Mur des Fédérés

– il faudrait, cette vie, la revivre aux pre­miers bourgeons
du print­emps, voir renaître la Commune,
rec­ti­fi­er Ver­sailles… (p. 117)

 Car l’Histoire est là, tou­jours. Un som­met du livre est atteint dans le chapitre inti­t­ulé Jours de repos, com­por­tant onze poèmes. Le pre­mier, qui porte ce titre, est ter­ri­fi­ant de douleur et de dés­in­vol­ture : il ne faut avoir peur de rien pour reli­er ain­si, avec une ironie glaçante mais aus­si avec une grande ten­dresse, après une escapade au cimetière de Pic­pus – autre­fois un jardin – les têtes coupées de la Ter­reur et le goût sucré

des poires promet­teuses, par­fumées, fondantes
– des louis­es-bonnes, des comices, des williams, des conférences,
tail­lées en espaliers le long des murs de l’enclos
où furent ensevelis les corps sans tête en thermidor –
si juteuses. (p. 115)

L’air de rien Éti­enne Fau­re a de ces ful­gu­rances qui vous brisent le cœur. Une aïeule per­due, le temps a passé, mais sa mon­tre marche tou­jours, « je l’ai remon­tée ce matin » (p. 27, sur les pas de Flo­renti­na). Le pen­d­ule indique l’Est, pen­chant ancien, retour à l’enfance, aux sou­venirs. Il se peut que le lieu de ces sou­venirs, et sou­venirs de sou­venirs se situe, sur la carte, vieille carte qui ne cesse de chang­er, aux fron­tières de la Pologne et de l’Ukraine. Il n’y avait rien là de pré­moni­toire, seulement

les croix en bois dans le jardin
plan­tées comme s’il en pous­sait après la pluie

et les moineaux, wró­bel, « dias­po­ra sur les places anci­ennes » fer­ment le livre et l’ouvrent à la fois (pp. 131–134).

Tou­jours les titres sont à lire à la fin, c’est une manière de re-désori­en­ter, si l’on ose dire, le lecteur dans la forêt des mots, poèmes en une seule phrase, cha­cun sur l’espace d’une page, pas tou­jours facile à suiv­re, et que le titre alors explicite… par­fois. Dans la lignée des pros­es dens­es, mais légères de son recueil précé­dent, Et puis pren­dre l’air, Éti­enne Fau­re a voulu s’en don­ner, de l’air, et nous en don­ner en vari­ant les for­mats : sou­vent plus brefs, et jusqu’à un (pas deux : un : il ne faut pas exagér­er) haiku, dans l’ensemble Dix flaques (pp. 63–66), sobre­ment introspectif :

Vue des flaques, inver­sée la vie
som­bre en pro­fonds vertiges…

On décou­vri­ra aus­si des mou­ve­ments plus amples, ain­si les deux poèmes de Tra­ver­sée à pied où se fait jour une lib­erté nou­velle. Bien d’autres pages, m’a‑t-il sem­blé, se ressen­tent de ce style direct, avec un rien d’insolence. Le pre­mier et le plus long de ces deux textes, Rétab­lisse­ment secteur nord-est (pp. 93–95) pour­rait bien avoir été écrit du pre­mier jet ! Il m’a fait penser l’espace d’un instant, un long instant, et tant mieux si c’est un con­tre­sens, à – j’y reviens – Blaise Cendrars.

Le temps n’est pas bon­nard, on dirait qu’il va tomber
des cordes, des curés, des bobards du ciel antique jusqu’à
la fin du monde, puis le bleu revient, je savais bien,
c’est l’heure
de sor­tir.

La poésie devient danse, on s’envole avec les oiseaux sous le signe du vent et de la vie.

Qui, quoi d’autre enfin ? Des chats, vieux com­pagnons. Page 31, der­rière la vit­re, le poète metempsy­cosé con­sid­ère (scep­tique, amusé) le monde avec ces yeux-là, jaune vert, félin.

 

 

 

Présentation de l’auteur

Etienne Faure

Eti­enne Fau­re, né en 1960, vit et tra­vaille à Paris. Dernières pub­li­ca­tions : Vol en V, Gal­li­mard, 2022 ; Et puis pren­dre l’air, poèmes en prose, Gal­li­mard, 2020 ; Tête en bas, poèmes, Gal­li­mard, 2018, prix Max Jacob 2019 ; Ciné-plage, Champ Val­lon, 2015.
La revue Phoenix lui a con­sacré un dossier d’invité (numéro 27) ain­si que Con­tre-allées (n°43). Rédac­tion de notes cri­tiques dans le Cahi­er Cri­tique de Poésie, Poez­ibao, Europe, la Revue des revues, Phoenix. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

Bibliographie

Légère­ment frôlée, Champ Val­lon, 2007
Vues pren­ables, Champ Val­lon, 2009
Hori­zon du sol, Champ Val­lon 2011
La vie bon train, Champ Val­lon 2013
Ciné-plage, Champ Val­lon 2015
Tête en bas, Gal­li­mard 2018
– Et puis pren­dre l’air, poèmes en prose, Gal­li­mard, 2020.
– Vol en V, Gal­li­mard, 2022.

en revues

La NRF : n° 462–463, 488, 512, 551, 577, 582 
Con­férence : n° 8, 16, 22, 27, 34 
Théodore Bal­moral : n° 31, 34, 35, 39–40,44, 48, 52–53, 61,62/63, 68 
Le Mâche Lau­ri­er : n° 12, 15, 22, 24 
Pleine Marge : n° 15, 28 
Rehauts : n° 4, 7, 12, 15, 18, 23, 27, 31, 35 
Europe : n° 955–956, 1015–1016
Con­tre-Allées : n° 29–30
* (Astérisque) : n°1 et 3
Les Car­nets d’Eucharis (papi­er et électronique)
Phoenix : n°21, 27
TO AENTPO : n° 201–202 (paru­tion en grec de textes extraits de Légère­ment frôlée)

Nom­breux entre­tiens et pub­li­ca­tions de notes cri­tiques dans Poez­ibao, Europe, Phoenix, La revue des revues, le Cahi­er Cri­tique de Poésie. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

en revues élec­tron­iques
Sur Zone n°19, Poez­ibao ; Sec­ousse n° 18, remue.net, Sitaud­is, Les Car­nets d’Eucharis.

Sur Eti­enne Fau­re :
Poète invité du numéro 27 de la revue Phoenix (décem­bre 2017) : dossier coor­don­né par François Bor­des et Myr­to Gondi­cas, con­tri­bu­tions cri­tiques de Jean-Claude Pin­son, Stéphane Bou­quet, Gilles Ortlieb, Jean-Pierre Chevais, François Bor­des, Myr­to Gondicas.

Plusieurs entre­tiens avec Tris­tan Hordé pub­liés dans Poez­ibao, Lit­téra­ture de partout, Les car­nets d’Eucharis, remue-net.

Quelques con­tri­bu­tions :
— Con­tri­bu­tion au col­loque de Cerisy « Jude Sté­fan : le fes­toy­ant français » sep­tem­bre 2012 : L’enfance dans les textes de Jude Sté­fan : la grande absente ?
— Pub­li­ca­tion de notes cri­tiques dans le Cahi­er Cri­tique de Poésie, Poez­ibao, Europe et La revue des revues.

Autres lec­tures

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Didier Henry

Didi­er Hen­ry est écrivain et pho­tographe. Il a col­laboré avec son frère, Bertrand Hen­ry, dans plusieurs livres d’art. Bib­li­ogra­phie: ‑Béri­as­son, Thier­ry Bouchard,1989 ‑Chronique de la val­lée, édi­tions Cli­mats, col­lec­tion Arc-en-ciel, 2002 ‑Les Génies de la Bastille, édi­tions Cli­mats, col­lec­tion Arc-en-ciel, 2003 ‑Instan­ta­nés, édi­tions Faï fioc, Mont­pel­li­er, 2017 -Con­tin­uo, édi­tions Faï fioc, Boucq, 2020 -Loin du Jura, édi­tions Iso­la­to, Nan­cy, 2021
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