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Entretien avec Pascal Boulanger — La philosophie, on devrait, pour bien faire, ne l’écrire qu’en poème. Ludwig Wittgenstein

La philosophie, on devrait, pour bien faire, ne l’écrire qu’en poème. Ludwig Wittgenstein

Poète, penseur, philosophe, essayiste, Pascal Boulanger est avant tout un homme à la recherche de justesse, du point d'équilibre entre le silence et la parole, et de moyens de se tenir debout et agissant dans un monde qui se perd dans des haines séculaires. Il incarne la conscience discrète et efficiente, l'humilité de ceux qui savent. Comment énonce-t-il les liens denses qui existent entre poésie et philosophie, c'est ce qu'il a accepté de nous confier. 

Pascal Boulanger, quel lien existe entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, se sont-elles croisées, enrichies ? 
Peut-être faut-il, d’emblée, pour déjouer les classifications arbitraires, pour élargir le champ et offrir une vision panoramique plus dynamique, remplacer le mot « philosophe » par le mot «penseur». Le lien, du coup, s’établit différemment si la première exigence consiste à penser sa propre dépense, dans un monde à la fois excessivement ouvert et excessivement fermé.
Dans ma bibliothèque, et ce n’est pas qu’un détail, mes livres sont classés par ordre alphabétique d’auteurs. Autrement dit, ce sont les singularités qui m’importent, et non pas les disciplines et les registres d’écriture. Si je fais cette remarque, c’est sans doute parce que ma génération a été influencée par la notion de « texte », qui refusait d’opposer la forme-poésie à la prose.
Avant même de penser, je suis pensé, par un appel – celui du monde et de son jeu paradoxal – et par une foule de penseurs que l’on classe dans les domaines de la théologie, de la philosophie, des sciences humaines. Pour moi, ces classifications ne sont guère pertinentes.  A l’inverse, si je prends très au sérieux la fameuse lettre de Rimbaud à son professeur G. Izambard : Il est faux de dire : je pense. On devrait dire : on me pense (…).  Je suis obligé de questionner le statut de la vérité et de son habitation. Rimbaud a lu Descartes et il sait que le Je pense donc je suis n’est qu’une rassurante assurance narcissique d’un miroir ne mirant jamais qu’un autre miroir, dans un vide répété qui caractérise d’ailleurs une poésie envisagée comme simple supplément d’âme.

Arts Résonances anime au Festival "Voix Vives" de Sète une scène où les poètes invités sont traduits en LSF, ou créés en LSF et traduits en français. Ici, un poème de Pascal Boulanger, lu par l'auteur, traduit en LSF par Laure David, artiste sourde.

Quelle dynamique unit alors la poésie et la philosophie ?
Penser et écrire, penser en écrivant et écrire en pensant, c’est toujours faire un pas de côté. C’est échapper au désir mimétique et aux rivalités qui en résultent, c’est demeurer inactuel et c’est aussi le contraire d’une désertion. On écrit donc « avec » et « contre ». Le lien entre poésie et philosophie est à la fois proche et lointain. Proche, car quelque chose déjà vient buter et échouer (une insatisfaction disait G. Bataille) qui nécessite un dévoilement. Qu’importe que ce dévoilement se fasse en concept ou en épiphanie puisque le concept se nourrit d’épiphanies et l’épiphanie de symboles. Il s’agit toujours de comprendre la vie fausse à la lumière de la vraie (G. Debord), et pour cela philosophes et poètes doivent s’armer de leur propre sensualité, autrement dit, de leur propre langue.
Un rapport lointain, car j’ai toujours pensé qu’il y avait une supériorité intuitive des poètes sur les philosophes spéculatifs. Pour un poète, en effet, il ne s’agit pas de s’abandonner à la pensée, mais au temps lui-même et au sensible immédiat. Le corps et l’incarnation sont en jeu, en exposition et en représentation. En ce sens, je me sens proche du temps kierkegaardien, celui des discontinuités et des ruptures. L’ouvert devient le nom poético-philosophique de l’Eden, celui de l’écoulement et du fleurissement du temps infini et muet. Il y a enfin, une métaphysique de l’exil dans la poésie, une sans-patrie du temps.
Un rapport proche, car un philosophe travaille lui aussi l’écriture et l’étymologie et il pense en profondeur le poème (Heidegger et ses approches d’Hölderlin, de Trakl, de Rilke en est un exemple). Il s’appuie sur une métaphysique des sensations qui éclaire son propre rapport au langage et au monde. Avec raison, Alain Badiou explique que la philosophie pense la pensée et que la poésie est une pensée en acte.

Printemps des poètes 2018, Université de Caen, lecture de Pascal Boulanger. Les poètes sont réunis autour de la fresque de Sophie Brassart. Vidéo Eve de Laudec.

Est-ce que la philosophie sous-tend de manière plus générale ton écriture, tes actes ? Est-ce qu’écrire est un acte ?
Autodidacte, j’ai commencé à lire tardivement. Avant, c’étaient les terrains vagues de la banlieue parisienne, le refus brutal et sauvage du monde familial et scolaire. Je quitte le lycée sans même passer le bac. Il a bien fallu trouver une méthode, cette science du singulier ! Je lisais, je lis toujours, je me nourris dans le plus ordonné des désordres. J’envisage tout et tout m’envisage. J’ai la bibliothèque et le musée pour moi, je ne m’en prive pas. Je refuse surtout la chute dans l’utilité, dans la marchandisation, dans le chantage permanent, dans les passions tristes. Je conteste les principes d’autorité et les fausses valeurs. Libre par essence, je cherche encore à me libérer, à entrer dans une autre gravitation. Je sais, en lisant Nietzsche, que j’ai l’art pour que la vérité ne me fasse pas périr. Je me tiens près de l’actualité événementielle car elle m’informe sur sa propre désinformation, sur la pensée déjà pensée. Je comprends très vite que la pensée bloquée (celle qui s’exprime dans l’incessant bavardage), prend la fausse figure de la fin de la pensée. Or, des présocratiques à aujourd’hui, ça pense encore, autrement dit il ne faut rien espérer du désespoir (Lacan). Depuis mon adolescence, ma seule préoccupation a été d’habiter poétiquement ce monde et pour cela de rester a-collectif, a-hypnotisable. Un poète ne peut pas, en effet, être dans la jouissance nécrophile de la marchandise et du déchet.
J’ai appris et j’ai construit avec des penseurs refusant la clôture généralisée et sa novlangue. Ma poésie trace un chemin de pensées et de sensations qui convoque et même dialogue avec une foule de penseurs qui tous refusent le babil endormi du monde sur le monde. Mes poèmes jouent souvent avec l’intertextualité, en les lisant bien, on trouvera des citations littérales ou détournées de présocratiques, de Saint Augustin, de Nietzsche, d’Heidegger, de Fernand Braudel, de Pierre Legendre… car tout livre est la continuation d’un même livre. Plus précisément, je n’aurais pas écrit Tacite (Flammarion), Au commencement des douleurs (Corlevour) sans avoir lu et médité les livres de René Girard. Martingale doit beaucoup aux philosophes Clément Rosset et Nietzsche. J’ai beaucoup appris de Pierre Boutang et notamment dans son Ontologie du secret, livre profond dans lequel il déconstruit/construit les notions de « surveiller » et « veiller-sur ». Notre monde est, en effet, encombré de surveillants, à l’inverse de la poésie qui convoque des anges bienveillants (ou terribles), qui ne sont autres que des paroles épiphaniques, des traits lumineux sur la nuit du monde.
Je me suis surtout nourri sans apriori, sans restriction, me sentant libre d’attaches idéologiques et institutionnelles. Il faut, plus que jamais, résister aux oukases, aux dogmes, aux divers terrorismes et s’interroger sur sa propre actualité en interrogeant l’actualité. La poésie peut mettre en place un dispositif d’intégration mêlant les gloires et les débâcles intimes et collectives. Surtout au moment même où le transhumain et le post-humain, toute cette quincaillerie matérielle du téléchargement et du téléversement annoncent l’enfer d’une corporalité technologisée. Nous sommes bien engagés dans une obscurité d’ignorance et pire encore, d’insensibilité. Mais on peut rêver à une sorte de collectif paradoxal de solitaires et de solidaires dont le seul projet sera de tenter d’habiter poétiquement (et non économiquement) ce monde.

Festival Voix Vives 2017. Lecture à l'aube : Pascal Boulanger. Images et montage : Thibault Grasset - ITC Production.

Photo de Une Wittgenstein en 1930 par Moritz Nähr.

Présentation de l’auteur

Pascal Boulanger

Pascal Boulanger, poète et critique littéraire né en 1957, père de deux filles, vit près de Combourg, en Ile et Vilaine depuis son départ à la retraite. Il a été bibliothécaire en banlieue parisienne, d’abord à Bezons (Val d’Oise) puis à Montreuil (Seine Saint Denis). Il a mené des ateliers d’écriture et a été à l’initiative de nombreuses actions culturelles dans le cadre de ses fonctions professionnelles. Il a publié des articles et des chroniques dans des revues, parmi lesquelles « Action poétique », « artpress », « Europe »,  « Triages », « Poésibao », « Sitaudis », « Recours au poème »…

Depuis 1991, date de la parution de son premier livre « Septembre, déjà » (Europe-Poésie), il a publié des recueils poétiques (chez Flammarion, Tarabuste, Corlevour…) des anthologies critiques et des carnets. En 2018, Guillaume Basquin des éditions Tinbad, publie une copieuse anthologie de ses poèmes, sous le titre : « Trame : anthologie 1991-2018, suivie de L’amour là ». En 2020 et 2022, les éditons du Cygne publient ses recueils « L’intime dense » et « Si la poésie doit tout dire… ». Il est l’auteur, avec Solveig Conrad-Boucher, d’une étude sur Chateaubriand (Editions Arfuyen). En 2023, les éditons Tinbad publient le troisième volume de ses carnets : « En bleu adorable ».

Bibliographie 

  • Septembre, déjà, éd. Messidor, 1991
  • Martingale, éd. Flammarion, 1995.
  • Une action poétiquede 1950 à aujourd’hui, éd. Flammarion, 1998.
  • Le bel aujourd’hui, éd. Tarabuste, 1999.
  • Tacite, éd. Flammarion, 2001
  • Le corps certain, éd. Comp'Act, 2001.
  • L’émotion l’émeute, éd. Tarabuste, 2003Jongleur, éd. Comp'Act, 2005.
  • Jongleur, éd. Comp’act, 2005
  • Suspendu au récit... la question du nihilisme, éd. Comp'Act, 2006.
  • Fusées et paperolesL'Act Mem, 2008.
  • Jamais ne dorsle corridor bleu, 2008.
  • Cherchant ce que je sais déjàÉditions de l’Amandier], 2009.
  • L’échappée belle, Wigwam, 2009.
  • Un ciel ouvert en toute saisonLe corridor bleu, 2010.
  • Le lierre la foudre, éd. de Corlevour, 2011.
  • Faire la vie : entretien avec Jacques Henric, éd. de Corlevour, 2013.
  • Au commencement des douleurs, éd. de Corlevour, 2013.
  • Dans les fleurs du souci, éd. du Petit Flou, 2014
  • Essai, éd. Tituli, mars 2015
  • Guerre perdue, éd. Passage d'encre, coll. "Trait court", 2015.
  • Mourir ne me suffit pas, préface de Jean-Pierre Lemaire, éd. de Corlevour,  2016.
  • Trame : anthologie, 1991-2018, suivi de L'amour là, Tinbad, 2018.
  • Jusqu'à présent, je suis en chemin - Carnets : 2016-2018, éd. Tituli, 2019
  • L’intime dense, éd. du Cygne, 2021
  • Si la poésie doit tout dire, éd. du Cygne, 2022
  • Ainsi parlait Chateaubriand, avec Solveig Conrad Boucher (Arfuyen), 2023
  • En bleu adorable, Tinbad, 2023

Autres lectures

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Pascal Boulanger – la poésie comme méditation et combat

L’acte de lire la poésie nécessite retrait et silence, afin d’atteindre la source unissant notre intériorité à celle du poète que nous lisons. Il convient dès lors de se laisser envelopper par la mélodie, le rythme, la « vision » ainsi que l’indiquait Marcel Proust dans son immortel Temps retrouvé. Y baigner nous permettra d’expérimenter avec passion l’univers du créateur.

Nous avons tenté une approche de celui de Pascal Boulanger à travers trois recueils1, car tous trois nous semblaient refléter ce qu’il y a d’intemporel dans l’œuvre de ce poète, toujours se renouvelant, et approfondissant sans cesse ce que cet univers a de plus lumineux.

Nous pourrions à ce titre parler, dans l’esprit d’André Rolland de Renéville, d’expérience poétique pour Pascal Boulanger. En effet, l’expérience poétique est celle de la mise à jour – donc en mots – de l’énigme qui sourd en nous, presque inconsciemment, ce que Heidegger nommait si justement « bruit de source ». Il y a ce que l’on ressent – et ce quelque chose qui transcende ce « il y a ».

Ce quelque chose nous atteint, mais il nous faut longtemps écouter pour en recueillir la parcelle d’énigme saisissable.

Cette patience et cette écoute font partie intégrante de l’expérience poétique et elles éclairent les poèmes de Pascal Boulanger, lui qui s’adressait à ses filles par ces mots magnifiques : « Je recueille vos silences »2 ou « J’attends l’inattendu et pourtant le déjà-là »3.

Un ciel ouvert en toute saison nous introduit dans cette expérience authentique de l’œuvre poétique comme recueillement et combat, les deux s’enchâssant tel l’écrin unissant les différentes parties du diamant.

Pascal Boulanger, Tacite, Flammarion, 2001, 120 pages, 13 € 80.

En effet, Pascal Boulanger y rejoint la puissance des grandes œuvres lyriques, tout autant mystiques que tragiques, en plongeant dans les profondeurs de l’âme, là où le fleuve universel traverse ce que Montaigne définissait « la forme entière de l’humaine condition ». Le plat lyrisme, ce fade narcissisme sans intérêt, n’est qu’un épanchement sans horizon, et dieu merci, bien vite oublié. Nous n’y pourrions jamais sentir cette parole « d’âme à âme » qu’évoquait Rimbaud.

Le lyrisme de Pascal Boulanger est, lui, universel. De même que le Victor Hugo des Contemplations mettait en garde ses lecteurs en les prévenant que, « quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? », nous pourrions faire le même rappel au lecteur d’Un ciel ouvert en toute saison. Ce recueil est en effet, à première vue, le plus personnel publié par Pascal Boulanger. Celui-ci s’y adresse à ses deux filles et nous donne à lire une immense lettre d’amour, sublime de beauté et de simplicité. Nous sentons dans les nombreux chiasmes le désir de relier d’un même élan ses deux filles, leur mère et lui-même dans un univers qui, nous le verrons, est chanté sans cesse avec ivresse. « Dix-huit mois vous séparent mais rien ne me sépare de vous » (p. 12), ou encore : « Si, il y a longtemps, les grottes abritaient la mémoire du monde en dessinant les premiers gestes des hommes sur la terre, moi, c’est mon cœur qui vous abrite » (p. 19).

Pascal Boulanger, Un ciel en toute saison, Le Corridor bleu, 2013, 34 pages, 10 €. 

On le voit, l’écriture chante l’amour paternel. Mais nous sommes bien vite emportés par l’élan poétique qui se révèle en même temps une arme contre le défaitisme spirituel, pour l’amour de la vie réelle, vécue, expérimentée. En opposition à toute forme de ressentiment, ses poèmes ont une force qui fait front au nihilisme – pour le dissoudre.

Le combat et la volonté sont liés dans des vers tels : « Un jour, lorsque vous serez plus grandes, je vous parlerai de l’acquiescement, de l’un et l’autre dissemblable et de ce qui se donne en se retranchant » (p. 25) ; « L’existence n’est pas une faute, toutes les chances s’offrent à vous » (p. 26) et enfin ce OUI tragique à la vie : « Je m’exerce à perdre ce que j’aime, je dois aimer ce qui m’échappe. »

Dès lors, lire Un ciel ouvert en toute saison est une belle adresse à ses filles en même temps que des munitions pour le lecteur. Nous le lisons en intégrant le « je » comme le faisait les grands mystiques, ou encore le Descartes des Méditations métaphysiques nous amenant à faire l’expérience ontologique en même temps que lui. Dans le même temps que nous lisons Un ciel ouvert en toute saison s’opère une métamorphose dans laquelle les filles, destinatrices, deviennent des allégories de la vie, chez qui la joie, l’affirmation, l’exaltation s’opposent telle une rage d’amour à toute forme de regret, de ressentiment, de haine.

L’émotion l’émeute, recueil plus ancien que le précédent, amorçait déjà cette vision combative vis-à-vis de tout nihilisme perçu comme négation de tout sens et de toute valeur de l’existence. La puissance du verbe de Pascal Boulanger est telle que – dépassant les fades oppositions aussi futiles que fausses – nous y sentons une parenté spirituelle avec l’exaltation de la vie et de la beauté d’un William Blake, d’un Hölderlin, et (le paradoxe n’existera que pour les penseurs de surface) d’un Christ et d’un Dionysos ! « Ne rien dire / dire oui » (p. 23) !

Comme nous allons le voir, le remords, l’obsession de la mort, toute cette pensée du ressentiment est détruite dans un acquiescement volontariste, dans des « vagues de feu / sur lesquelles danse la pensée » (p. 14) car « on prend feu en prenant la parole » (p. 21) et « Le feu éclaire le récit / en hébreu / lumière veut dire secret » (p. 24). Pascal Boulanger nous donne lui-même, page 45, une courte définition du nihilisme aussi brève qu’éclairante : « le nihilisme / un retrait du monde ».

La prééminence de la vie, du lien inhérent à l’existant sont chantés dès le premier texte, mise en forme de courte de préface (p. 9), qui mériterait d’être repris en entier (comme tant de poèmes !) mais dont voici un extrait : « Pourquoi faudrait-il que la mort soit la religion absolue ? / L’œil habillé d’une paupière n’est pas dans la tombe. / D’ailleurs, placé en ce lieu de parole qui fait parole, / rien ne meurt qui a commencé ». 

Pascal Boulanger, L'Emotion l'émeute, 2003, 10 €.

De fait, « le monde s’occupe trop des morts » (p. 19) et dans ce que Nietzsche nommait l’ivresse du devenir, Pascal Boulanger semble lui faire écho en proclamant : « jamais de remords / pas l’ombre d’une faute à confesser ».

Cette vie se fête aussi par la beauté du réel dans un magnifique déploiement de joie : « Depuis que la lumière créa l’œil pour être vu / la rose a souci d’elle-même » (p. 13) et « La rose ensoleillée sera / en tout lieu / la poésie dans une autre » (p. 16). Le chant de la vie s’exalte aussi dans le rapport direct avec la beauté métaphorique du monde : « C’est encore la mer / le souvenir de la mer / où se lancent des oiseaux de toutes sortes / impatients d’écrire, "la vie en tant que forme de l’être" / dans la lumière qui soudain / envahit la scène » (p. 18) ; « le présent seul / Un bleu très pur se noie dans un bouquet de nuages / tout un vide accumulé de bleu / c’est une absence de monde / Je l’embrasse / je l’embrasse encore / je l’embrasse pour la première fois ».

Enfin, il semble inévitable d’évoquer les poèmes en proses (et en italiques, comme le seraient des discours directs adressés directement aux lecteurs), phrases sans ponctuation et lancées d’un même élan, lumineuses paroles prenant la vie à sa source. Je limiterai ici la citation à un seul de ces poèmes – invitant par là même les lecteurs à les traverser tous d’un même élan – situé à la page 34 du recueil : « Les anges de lumière qui tombent frappés à genoux ils disent dieu s’est retiré du monde la main s’efface on n’entend plus que le faible murmure d’une fontaine brûlée de soleil impossible de réveiller ceux qui dorment une sorte d’impatience amoureuse unanime les guide vers la mort pourtant les matins sont comme des oiseaux arrachés l’ombre ne pèse plus sur le mur le temps s’écoule le feu monte une bouche ébranle le temple chaque couleur inonde les toits le cœur dérive parmi les bêtes qui traversent lentement le jardin à chaque seconde acquiescer veut dire jouir »

Harmonie poétique où la beauté et le combat ne font qu’un !

Tacite fut publié seulement un an avant L’émotion l’émeute, et bien que l’atmosphère semble s’opposer en tout point aux deux autres recueils évoqués précédemment, la parenté d’esprit, pour peu qu’on en approfondisse le sens, apparaîtra bien vite.

La lucidité suppose d’avoir l’œil ouvert, ainsi que le courage de la vérité et de l’authenticité à l’égard de ce que le réel nous enseigne. Ce dernier peut être tout aussi bien notre environnement que notre subjectivité. Dès lors, l’énergie nécessaire au combat contre le ressentiment et le nihilisme suppose d’en affronter – parfois témérairement – la fascination de notre modernité pour la mort.

À cet égard, Tacite est exemplaire car il mêle à la description des horreurs absolues de l’histoire romaine – peu différentes de l’histoire récente, si ce n’est pour celle-ci l’apport du « progrès » technique – des sentences intemporelles que le génie du classicisme français n’eût pas reniées. Ce faisant, Pascal Boulanger met en lumière le mal à sa source, à savoir ancré dans l’esprit même de l’être humain, là où la pulsion de mort fleurit depuis toujours.

L’emprisonnement est avant tout spirituel. Dès le début, le texte nous le dit : « L’aménagement de la terreur : / dorénavant le mur est dans toutes les têtes » (p. 9) avant de le confirmer quelques pages plus tard : « Prisonniers, / au milieu de la plus libre, / la plus ouverte des routes » (p. 15). Mais l’emprisonnement n’est jamais l’objet d’une prise de conscience, car pareil à cette volonté absurde et sans cause décrite par Schopenhauer, les humains sont agis, si l’on me permet cette expression, ils le sont passivement, en tant que purs objets dans l’ensemble du réel, et ainsi incapables de conscience réflexive vis-à-vis du désastre qui se prolonge : « époques fécondes en catastrophes, ensanglantées de combats, déchirées par les séditions, cruelles même pendant la paix. / Pareils aux bêtes de labeur, abandonnées au vertige de leur fabrication, qui se déchirent elles-mêmes, se déchirent dans la nullité du néant » (p. 16). La folie meurtrière ne se révèle finalement « rien qu’une ivresse vide » (p. 32), une « boîte du néant » (p. 35), menant au bout du compte au pire de l’absurde, à cette inversion du sacrifice d’Abraham que raconte Pascal Boulanger (p. 108).

On le voit. L’œuvre de ce poète est une longue méditation en même temps qu’un vaste combat, où l’exaltation de la vie, l’affirmation d’une volonté sans faille en faveur de la vitalité, n’hésite pas à plonger dans le mal absolu, à en affronter les peurs et la douleur, pour mieux les conjurer et les métamorphoser en lumière.

∗∗∗

 

Notes

  1. Les trois recueils qui font l’objet de cet article sont les suivants : TACITE, publié en 2001 aux Édition Flammarion ; L’ÉMOTION L’ÉMEUTE, en novembre 2002 aux Éditions Tarabuste et Un ciel ouvert en toute saison, en 2010 aux Éditions Le Corridor Bleu.
  2. Un ciel ouvert en toute saison, p. 50
  3. P. 14

Présentation de l’auteur

Pascal Boulanger

Pascal Boulanger, poète et critique littéraire né en 1957, père de deux filles, vit près de Combourg, en Ile et Vilaine depuis son départ à la retraite. Il a été bibliothécaire en banlieue parisienne, d’abord à Bezons (Val d’Oise) puis à Montreuil (Seine Saint Denis). Il a mené des ateliers d’écriture et a été à l’initiative de nombreuses actions culturelles dans le cadre de ses fonctions professionnelles. Il a publié des articles et des chroniques dans des revues, parmi lesquelles « Action poétique », « artpress », « Europe »,  « Triages », « Poésibao », « Sitaudis », « Recours au poème »…

Depuis 1991, date de la parution de son premier livre « Septembre, déjà » (Europe-Poésie), il a publié des recueils poétiques (chez Flammarion, Tarabuste, Corlevour…) des anthologies critiques et des carnets. En 2018, Guillaume Basquin des éditions Tinbad, publie une copieuse anthologie de ses poèmes, sous le titre : « Trame : anthologie 1991-2018, suivie de L’amour là ». En 2020 et 2022, les éditons du Cygne publient ses recueils « L’intime dense » et « Si la poésie doit tout dire… ». Il est l’auteur, avec Solveig Conrad-Boucher, d’une étude sur Chateaubriand (Editions Arfuyen). En 2023, les éditons Tinbad publient le troisième volume de ses carnets : « En bleu adorable ».

Bibliographie 

  • Septembre, déjà, éd. Messidor, 1991
  • Martingale, éd. Flammarion, 1995.
  • Une action poétiquede 1950 à aujourd’hui, éd. Flammarion, 1998.
  • Le bel aujourd’hui, éd. Tarabuste, 1999.
  • Tacite, éd. Flammarion, 2001
  • Le corps certain, éd. Comp'Act, 2001.
  • L’émotion l’émeute, éd. Tarabuste, 2003Jongleur, éd. Comp'Act, 2005.
  • Jongleur, éd. Comp’act, 2005
  • Suspendu au récit... la question du nihilisme, éd. Comp'Act, 2006.
  • Fusées et paperolesL'Act Mem, 2008.
  • Jamais ne dorsle corridor bleu, 2008.
  • Cherchant ce que je sais déjàÉditions de l’Amandier], 2009.
  • L’échappée belle, Wigwam, 2009.
  • Un ciel ouvert en toute saisonLe corridor bleu, 2010.
  • Le lierre la foudre, éd. de Corlevour, 2011.
  • Faire la vie : entretien avec Jacques Henric, éd. de Corlevour, 2013.
  • Au commencement des douleurs, éd. de Corlevour, 2013.
  • Dans les fleurs du souci, éd. du Petit Flou, 2014
  • Essai, éd. Tituli, mars 2015
  • Guerre perdue, éd. Passage d'encre, coll. "Trait court", 2015.
  • Mourir ne me suffit pas, préface de Jean-Pierre Lemaire, éd. de Corlevour,  2016.
  • Trame : anthologie, 1991-2018, suivi de L'amour là, Tinbad, 2018.
  • Jusqu'à présent, je suis en chemin - Carnets : 2016-2018, éd. Tituli, 2019
  • L’intime dense, éd. du Cygne, 2021
  • Si la poésie doit tout dire, éd. du Cygne, 2022
  • Ainsi parlait Chateaubriand, avec Solveig Conrad Boucher (Arfuyen), 2023
  • En bleu adorable, Tinbad, 2023

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Pascal Boulanger, L’amour malgré (extrait)

Expérience immédiate
connaissance.

Quelque chose arrive, je deviens
je ne deviens qu'en tant que quelque chose arrive
sur la rive
dans le sentir
dans le rêve & son ombre
sur ces lèvres qui goûtent les miennes.

Sur la case vide,
pleine d'ici & de maintenant
dans le cours du temps, tel qu'on le parle.

∗∗∗

Là-bas
si cet arbre ou ce voilier n’est plus
le point-origine d’horizon
debout à travers tout – jusqu’au vertige
je deviens la proie.

Mais au sortir, le champ du regard
est l’espace qu’il habite & m’invite
dans le lointain,
dans ces bras-là.

∗∗∗

Je saisis ce qui me saisit
dans l’errement,
jusqu’au couchant.

Le pain qui occupe la table
entre rien & tout
frappe d’évidence.

Penseurs privés : Job & Abraham
ne s’embarrassent ni de raison ni d’éthique
ils ont le cœur présent à l’Autre
qui s’adosse au néant
ou se lance dans le ciel.

Avant qu’une flamme ne se courbe
dans la porcelaine
& dans l’abri du familier
quand même sur le baiser d’amour
règne la finitude.

∗∗∗

D’une rive du monde jusqu’à l’autre
l’amour se console-t-il de l’exode
du confort, de l’inconfort
du temps long, de l’exploration fervente ?
Spacieusement en vues ardentes
il ne respire qu’au vent très fort
soulève les flots puis retombe
dans les méandres, les abimes
jusqu’à l’île mouillée en un baiser
jusqu’à la mer immense en un toucher.

Présentation de l’auteur

Pascal Boulanger

Pascal Boulanger, poète et critique littéraire né en 1957, père de deux filles, vit près de Combourg, en Ile et Vilaine depuis son départ à la retraite. Il a été bibliothécaire en banlieue parisienne, d’abord à Bezons (Val d’Oise) puis à Montreuil (Seine Saint Denis). Il a mené des ateliers d’écriture et a été à l’initiative de nombreuses actions culturelles dans le cadre de ses fonctions professionnelles. Il a publié des articles et des chroniques dans des revues, parmi lesquelles « Action poétique », « artpress », « Europe »,  « Triages », « Poésibao », « Sitaudis », « Recours au poème »…

Depuis 1991, date de la parution de son premier livre « Septembre, déjà » (Europe-Poésie), il a publié des recueils poétiques (chez Flammarion, Tarabuste, Corlevour…) des anthologies critiques et des carnets. En 2018, Guillaume Basquin des éditions Tinbad, publie une copieuse anthologie de ses poèmes, sous le titre : « Trame : anthologie 1991-2018, suivie de L’amour là ». En 2020 et 2022, les éditons du Cygne publient ses recueils « L’intime dense » et « Si la poésie doit tout dire… ». Il est l’auteur, avec Solveig Conrad-Boucher, d’une étude sur Chateaubriand (Editions Arfuyen). En 2023, les éditons Tinbad publient le troisième volume de ses carnets : « En bleu adorable ».

Bibliographie 

  • Septembre, déjà, éd. Messidor, 1991
  • Martingale, éd. Flammarion, 1995.
  • Une action poétiquede 1950 à aujourd’hui, éd. Flammarion, 1998.
  • Le bel aujourd’hui, éd. Tarabuste, 1999.
  • Tacite, éd. Flammarion, 2001
  • Le corps certain, éd. Comp'Act, 2001.
  • L’émotion l’émeute, éd. Tarabuste, 2003Jongleur, éd. Comp'Act, 2005.
  • Jongleur, éd. Comp’act, 2005
  • Suspendu au récit... la question du nihilisme, éd. Comp'Act, 2006.
  • Fusées et paperolesL'Act Mem, 2008.
  • Jamais ne dorsle corridor bleu, 2008.
  • Cherchant ce que je sais déjàÉditions de l’Amandier], 2009.
  • L’échappée belle, Wigwam, 2009.
  • Un ciel ouvert en toute saisonLe corridor bleu, 2010.
  • Le lierre la foudre, éd. de Corlevour, 2011.
  • Faire la vie : entretien avec Jacques Henric, éd. de Corlevour, 2013.
  • Au commencement des douleurs, éd. de Corlevour, 2013.
  • Dans les fleurs du souci, éd. du Petit Flou, 2014
  • Essai, éd. Tituli, mars 2015
  • Guerre perdue, éd. Passage d'encre, coll. "Trait court", 2015.
  • Mourir ne me suffit pas, préface de Jean-Pierre Lemaire, éd. de Corlevour,  2016.
  • Trame : anthologie, 1991-2018, suivi de L'amour là, Tinbad, 2018.
  • Jusqu'à présent, je suis en chemin - Carnets : 2016-2018, éd. Tituli, 2019
  • L’intime dense, éd. du Cygne, 2021
  • Si la poésie doit tout dire, éd. du Cygne, 2022
  • Ainsi parlait Chateaubriand, avec Solveig Conrad Boucher (Arfuyen), 2023
  • En bleu adorable, Tinbad, 2023

Autres lectures

Pascal Boulanger, L’Intime dense

Un recueil qui sonne comme un Angelus, et signale un départ, ou une arrivée, vers une nouvelle existence. Tout entier dans la contemplation, Pascal Boulanger a trouvé l'essence de toute chose, et cette [...]

Pascal Boulanger, L’intime dense

Dédié à Hölderlin, L’intime dense, nous offre des poèmes en retrait du temps et de l’espace, parcourus par le souvenir de Diotima1 (double de la femme aimée et absente), des poèmes où « le [...]

Pascal Boulanger, En bleu adorable

Qu’est-ce qui pousse Pascal Boulanger à livrer ses Carnets de l’année 2019 à 2022 ? Que nous apprennent-ils après Jusqu’à présent je suis en chemin (2016-2018) et Confiteor (2012-2013) ? De quoi traitent-ils en convoquant [...]




Pascal Boulanger, En bleu adorable

Qu’est-ce qui pousse Pascal Boulanger à livrer ses Carnets de l’année 2019 à 2022 ? Que nous apprennent-ils après Jusqu’à présent je suis en chemin (2016-2018) et Confiteor (2012-2013) ? De quoi traitent-ils en convoquant notamment avec insistance Hölderlin, Chateaubriand, Rimbaud, Lautréamont, Breton, Claudel, Heidegger, Pleynet, Minière, Sollers, Debord ?

C'est recentrer pour l'auteur et le lecteur la question sur la traversée singulière de ces écritures. Dans le trait et le retrait d'une vie qui est venue trouver refuge en Bretagne. Qui permet au poète de passer au crible l'actualité avec la bonne distance et qui mesure l’étendue de la perte. De la perte de sens, de la pensée, de la littérature. À revers du ressentiment, Pascal Boulanger choisit le présent. La poésie est cette activité qui permet de penser ensemble les enjeux du présent. Pascal Boulanger y chemine de sentier en chemin de traverse. Et s’il fustige certains poètes, s’est pour mieux préciser ce qu’il entend défendre : sa propre traversée. Car c'est à travers elle que se dessine pour Pascal Boulanger un horizon dans l’ouvert de l’aujourd’hui. Être d’accord avec soi-même signifie être d’accord avec ses influences et en assumer les contradictions nécessaires. C'est aussi s’en amuser, car la littérature permet le jeu, la raillerie, l’ironie. C'est revenir sans cesse sur des expériences de vies et de lectures. Pascal Boulanger est depuis toujours un lecteur de Paradis de Sollers qu'il place non pas en marge d'une écriture d'avant-garde, mais au centre d'une écriture poétique. À l'instar de Joyce et de Sollers, Pascal Boulanger s'accorde à parler d'épiphanie. D'épiphanie dans la vie et l'écriture. Dans la poésie et l'existence. Car la poésie n'est pas dénuée d'existence et l'existence de poésie. Pour le poète Pascal Boulanger : « La poésie comme épiphanie et comme abîme se donne immédiatement. » Comme il aime à le rappeler : « L’épiphanie surgit, sans pourquoi, sans commerce, s’engouffre dans l’horloge des fleurs, avant que le chaos des émotions et des émeutes ne retourne à l’ordre, avant que des empreintes ne soient figées dans l’ambre de l’histoire. » C'est bien la pensée du poétique qui fonde l’écriture. Un poète sans penser cette dépense n’écrit pas. Il se répète. Il répète la littérature. Un poncif. Au contraire de la traversée, de la pensée et de l'écrire.

Pascal Boulanger, En bleu adorable, Carnets 2019-2022, Editions Tinbad, 85 p., 15 €.

 

 

D'en faire l’écho un présent. Le titre de ses Carnets porte le titre d'un poème exhumé de l'histoire et traduit par André du Bouchet : En bleu adorable. « Habiter poétiquement le monde (et non pas économiquement) écrit Boulanger, consiste à guetter n’importe quel motif qui surgit en bleu adorable. La folle sagesse d’Hölderlin a été de tenir à distance le monde afin de l’approcher au plus près. » On y reconnait bien ce qui fait la spécificité de l'écriture de Boulanger : « Être là, dans l’échec et la question, dans la beauté qui ne fait pas question, marcheur qui pense en marchant et parle dans un saisissement qui le dessaisit. » Ce qui donne à la phrase de Pascal Boulanger sa tension et sa densité. Jamais loin de Hölderlin, jamais loin de Rimbaud. De toute la littérature en mouvement dans l'écriture : « Vivre comme un dieu, ignorant l’heure qui sonne, voyant tout dans un éclair. Je savoure moi aussi des joies profondes à errer à travers champs, j’ai assez de ce qui m’entoure pour assouvir mon appétit de merveilleux et je m’approche, sans crainte, des villes splendides. J’avance oublieux dans la lumière des ruines et c’est au bas des falaises taillées à pic, le désert soudain déployé à perte de vue. » Puisse ce saisissement dans ce dessaisissement continuer.


Présentation de l’auteur

Pascal Boulanger

Pascal Boulanger, poète et critique littéraire né en 1957, père de deux filles, vit près de Combourg, en Ile et Vilaine depuis son départ à la retraite. Il a été bibliothécaire en banlieue parisienne, d’abord à Bezons (Val d’Oise) puis à Montreuil (Seine Saint Denis). Il a mené des ateliers d’écriture et a été à l’initiative de nombreuses actions culturelles dans le cadre de ses fonctions professionnelles. Il a publié des articles et des chroniques dans des revues, parmi lesquelles « Action poétique », « artpress », « Europe »,  « Triages », « Poésibao », « Sitaudis », « Recours au poème »…

Depuis 1991, date de la parution de son premier livre « Septembre, déjà » (Europe-Poésie), il a publié des recueils poétiques (chez Flammarion, Tarabuste, Corlevour…) des anthologies critiques et des carnets. En 2018, Guillaume Basquin des éditions Tinbad, publie une copieuse anthologie de ses poèmes, sous le titre : « Trame : anthologie 1991-2018, suivie de L’amour là ». En 2020 et 2022, les éditons du Cygne publient ses recueils « L’intime dense » et « Si la poésie doit tout dire… ». Il est l’auteur, avec Solveig Conrad-Boucher, d’une étude sur Chateaubriand (Editions Arfuyen). En 2023, les éditons Tinbad publient le troisième volume de ses carnets : « En bleu adorable ».

Bibliographie 

  • Septembre, déjà, éd. Messidor, 1991
  • Martingale, éd. Flammarion, 1995.
  • Une action poétiquede 1950 à aujourd’hui, éd. Flammarion, 1998.
  • Le bel aujourd’hui, éd. Tarabuste, 1999.
  • Tacite, éd. Flammarion, 2001
  • Le corps certain, éd. Comp'Act, 2001.
  • L’émotion l’émeute, éd. Tarabuste, 2003Jongleur, éd. Comp'Act, 2005.
  • Jongleur, éd. Comp’act, 2005
  • Suspendu au récit... la question du nihilisme, éd. Comp'Act, 2006.
  • Fusées et paperolesL'Act Mem, 2008.
  • Jamais ne dorsle corridor bleu, 2008.
  • Cherchant ce que je sais déjàÉditions de l’Amandier], 2009.
  • L’échappée belle, Wigwam, 2009.
  • Un ciel ouvert en toute saisonLe corridor bleu, 2010.
  • Le lierre la foudre, éd. de Corlevour, 2011.
  • Faire la vie : entretien avec Jacques Henric, éd. de Corlevour, 2013.
  • Au commencement des douleurs, éd. de Corlevour, 2013.
  • Dans les fleurs du souci, éd. du Petit Flou, 2014
  • Essai, éd. Tituli, mars 2015
  • Guerre perdue, éd. Passage d'encre, coll. "Trait court", 2015.
  • Mourir ne me suffit pas, préface de Jean-Pierre Lemaire, éd. de Corlevour,  2016.
  • Trame : anthologie, 1991-2018, suivi de L'amour là, Tinbad, 2018.
  • Jusqu'à présent, je suis en chemin - Carnets : 2016-2018, éd. Tituli, 2019
  • L’intime dense, éd. du Cygne, 2021
  • Si la poésie doit tout dire, éd. du Cygne, 2022
  • Ainsi parlait Chateaubriand, avec Solveig Conrad Boucher (Arfuyen), 2023
  • En bleu adorable, Tinbad, 2023

Autres lectures

Pascal Boulanger, L’Intime dense

Un recueil qui sonne comme un Angelus, et signale un départ, ou une arrivée, vers une nouvelle existence. Tout entier dans la contemplation, Pascal Boulanger a trouvé l'essence de toute chose, et cette [...]

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Dédié à Hölderlin, L’intime dense, nous offre des poèmes en retrait du temps et de l’espace, parcourus par le souvenir de Diotima1 (double de la femme aimée et absente), des poèmes où « le [...]

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Qu’est-ce qui pousse Pascal Boulanger à livrer ses Carnets de l’année 2019 à 2022 ? Que nous apprennent-ils après Jusqu’à présent je suis en chemin (2016-2018) et Confiteor (2012-2013) ? De quoi traitent-ils en convoquant [...]




Pascal Boulanger, L’intime dense

Dédié à Hölderlin, L’intime dense, nous offre des poèmes en retrait du temps et de l’espace, parcourus par le souvenir de Diotima1 (double de la femme aimée et absente), des poèmes où « le menuisier du sens oublie / que le temps existe/il ne compte plus les jours de la vie/à la fenêtre lumineuse / qui se devine & s’approche. », entre perception, contemplation et questionnements sur l’amour, la nature, et la nature de l’amour. 

 

Trente-neuf poèmes (plus un, sorte d’écho au vécu de l’auteur dédié à une jeune enfant, Alma, et à son avenir) qui nous parlent du rapport à l’autre dans l’absence : tout se réunit, se condense dans l’« Innigkeit »2, que l’on peut traduire par « l’intime dense », lieu de sensations, d’impressions, de sensualité, lieu d’abolition des limites spatiales et temporelles.

De l’image de ce qui se devine dans « l’encadrement d’une fenêtre » des premiers poèmes on arrive en fin de recueil à la vision de « la nappe lumineuse du temps ». Le phénomène, constaté, non volontaire, né d’une intimité qui pourrait être aussi la nôtre, nous conduit au cours du recueil à un agrandissement de nous-mêmes.

Paradoxalement, pour parler de l’intime, le poète ne dit pas « Je » mais « Il », un « Il » qui pourrait être aussi bien Hölderlin que l’auteur lui-même.

Pascal Boulanger, L’intime dense, Éditions du Cygne 2020, pages 50, 10 €.

Une mise à distance qui en fait s’inscrit parfaitement dans la dialectique « proche/lointain » qui caractérise le recueil et l’on pense à Maurice Blanchot quand il écrit : « Écrire, c'est entrer dans la solitude où menace la fascination. C'est se livrer au risque de l'absence de temps, où règne le recommencement éternel. C'est passer du Je au Il, de sorte que ce qui m'arrive n'arrive à personne, est anonyme par le fait que cela me concerne, se répète dans un éparpillement éternel. »3

Poète de l’intériorité pour qui l’amour est une « sortie du monde » (« ici n’est jamais où je suis » écrit-il) Pascal Boulanger nous emporte dans un chant scandé par la répétition des mots « yeux », « cheveux », « lèvres », « jambes » mais aussi « fleurs », « roses », « ciel », « soleil », « pluie », comme un chœur polyphonique où la femme aimée et la nature ne font qu’un, où le rêve et le réel perdent leur sens, le rêve devenant plus réel que la réalité dans des vers qui déchirent l’horizon. L’amour, la présence de l’aimée jusque dans l’absence « L’amour est dans l’écart », prend des formes inattendues : « la plénitude cachée / se dévoile / au-delà de toute attente », l’invisible devient visible. Nul doute, le lointain et le proche sont indissociables.

L’emploi de l’esperluette à la place du « et » n’est certes pas anodin. Surprenant dans un contexte poétique, c’est en fait dans son usage originel que le signe « commercial » apparaît ici : symbole d’un lien unissant les lettres « e » et  « t », la voyelle et la consonne, l’esperluette tisse la trame du poème en unissant les contraires : Christ & Dionysos, la joie & la tristesse, l’ombre & la lumière, la mémoire & le vent, le sommeil & la veille, la terre & le ciel, le proche & le lointain, la présence & l’absence. Héritière du nœud dont elle est la métaphore, l’esperluette est le symbole « au n-ième degré de l'union mystique après l'avoir été de l'union physique ».4

Notons aussi que l’absence répétée de l’article défini renforce la proximité des contraires et l’abolition des limites : rien n’est défini et l’on se prend à « rêver à l’extrême réel ».

L’intime dense est à la fois une méditation et un hymne à l’amour où l’absence de la personne aimée est génératrice de paradoxes : l’intensité de la pensée désirante crée la sensation de présence dans l’absence tout en faisant éprouver les tourments dus à cette même absence. C’est un livre qui rend sensible l’impalpable, l’immatérialité du rêve grâce au poème, à la page-refuge car l’écriture donne  corps à la pensée ( « l’éloignement indique le proche par le poème : quand il va à la mer / & brûle au feu du ciel ») et qui nous fait pénétrer au plus profond de l’insaisissable avec un cœur d’enfant. « Il est temps de nager en enfance / auprès de la bouche dessinée du doigt / & sur la nuque en dentelle/ouvrir les yeux d’embrun ».

Pascal Boulanger, poète « seul et jamais seul/dans le trait qui laisse le retrait », nous donne à lire les poèmes d’un effrayant désir, où l’épreuve du manque conduit au vertige et l’effleurement de l’ombre à la volupté, des poèmes d’une grande densité d’écriture, pour parler d’un amour « de soleil et de pluie » quelque part entre terre et ciel où union charnelle et union spirituelle s’entrelacent laissant en nous le mystique « embrasement du silence » et une caresse qui « ne se saisit de rien ».

 

Quand elle lui dit :
vous serez mon invisible compagnon
elle se dévoile
pénétrée de silence
& donne au sommeil
ses lèvres humides.
De sa nuque à  sa taille
la partition se livre à la pente lumineuse
où ses doigts se noient
en marée haute. 

 

 

Notes

  1.  Suzette Gontard, muse de Hölderlin, à laquelle celui-ci a donné, dans son roman Hypérion, le nom de Diotima (du nom de la prêtresse de l'Amour dans Le Banquet de Platon).

       2. « Innigkeit intendere », Pascal Boulanger, L’Intime dense, début du poème de la page 10.

       3 L'Espace littéraire, p. 31 Maurice Blanchot

       4.  Gérard Blanchard. Nœuds & esperluettes. In: Communication et langages. N°92, 2ème trimestre 1992. pp. 85-101

Présentation de l’auteur

Pascal Boulanger

Pascal Boulanger, poète et critique littéraire né en 1957, père de deux filles, vit près de Combourg, en Ile et Vilaine depuis son départ à la retraite. Il a été bibliothécaire en banlieue parisienne, d’abord à Bezons (Val d’Oise) puis à Montreuil (Seine Saint Denis). Il a mené des ateliers d’écriture et a été à l’initiative de nombreuses actions culturelles dans le cadre de ses fonctions professionnelles. Il a publié des articles et des chroniques dans des revues, parmi lesquelles « Action poétique », « artpress », « Europe »,  « Triages », « Poésibao », « Sitaudis », « Recours au poème »…

Depuis 1991, date de la parution de son premier livre « Septembre, déjà » (Europe-Poésie), il a publié des recueils poétiques (chez Flammarion, Tarabuste, Corlevour…) des anthologies critiques et des carnets. En 2018, Guillaume Basquin des éditions Tinbad, publie une copieuse anthologie de ses poèmes, sous le titre : « Trame : anthologie 1991-2018, suivie de L’amour là ». En 2020 et 2022, les éditons du Cygne publient ses recueils « L’intime dense » et « Si la poésie doit tout dire… ». Il est l’auteur, avec Solveig Conrad-Boucher, d’une étude sur Chateaubriand (Editions Arfuyen). En 2023, les éditons Tinbad publient le troisième volume de ses carnets : « En bleu adorable ».

Bibliographie 

  • Septembre, déjà, éd. Messidor, 1991
  • Martingale, éd. Flammarion, 1995.
  • Une action poétiquede 1950 à aujourd’hui, éd. Flammarion, 1998.
  • Le bel aujourd’hui, éd. Tarabuste, 1999.
  • Tacite, éd. Flammarion, 2001
  • Le corps certain, éd. Comp'Act, 2001.
  • L’émotion l’émeute, éd. Tarabuste, 2003Jongleur, éd. Comp'Act, 2005.
  • Jongleur, éd. Comp’act, 2005
  • Suspendu au récit... la question du nihilisme, éd. Comp'Act, 2006.
  • Fusées et paperolesL'Act Mem, 2008.
  • Jamais ne dorsle corridor bleu, 2008.
  • Cherchant ce que je sais déjàÉditions de l’Amandier], 2009.
  • L’échappée belle, Wigwam, 2009.
  • Un ciel ouvert en toute saisonLe corridor bleu, 2010.
  • Le lierre la foudre, éd. de Corlevour, 2011.
  • Faire la vie : entretien avec Jacques Henric, éd. de Corlevour, 2013.
  • Au commencement des douleurs, éd. de Corlevour, 2013.
  • Dans les fleurs du souci, éd. du Petit Flou, 2014
  • Essai, éd. Tituli, mars 2015
  • Guerre perdue, éd. Passage d'encre, coll. "Trait court", 2015.
  • Mourir ne me suffit pas, préface de Jean-Pierre Lemaire, éd. de Corlevour,  2016.
  • Trame : anthologie, 1991-2018, suivi de L'amour là, Tinbad, 2018.
  • Jusqu'à présent, je suis en chemin - Carnets : 2016-2018, éd. Tituli, 2019
  • L’intime dense, éd. du Cygne, 2021
  • Si la poésie doit tout dire, éd. du Cygne, 2022
  • Ainsi parlait Chateaubriand, avec Solveig Conrad Boucher (Arfuyen), 2023
  • En bleu adorable, Tinbad, 2023

Autres lectures

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Un recueil qui sonne comme un Angelus, et signale un départ, ou une arrivée, vers une nouvelle existence. Tout entier dans la contemplation, Pascal Boulanger a trouvé l'essence de toute chose, et cette [...]

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Qu’est-ce qui pousse Pascal Boulanger à livrer ses Carnets de l’année 2019 à 2022 ? Que nous apprennent-ils après Jusqu’à présent je suis en chemin (2016-2018) et Confiteor (2012-2013) ? De quoi traitent-ils en convoquant [...]




Pascal Boulanger, L’Intime dense

Un recueil qui sonne comme un Angelus, et signale un départ, ou une arrivée, vers une nouvelle existence. Tout entier dans la contemplation, Pascal Boulanger a trouvé l'essence de toute chose, et cette poésie de l'immobilité agissante est une somme, celle d'une vie d'écriture. Dense est l'intime dans ce recueil publié sous l'enseigne du Cygne. 

Les poèmes sont courts, le recueil léger, mais la teneur des propos n'aurait pas supporté la dilution dans des méandres hasardeux. C'est la portée de chaque mot qui confère à cet ensemble sa teneur extrême, pesante de gravité et de sens. Une découverte du monde, et de ce que l'âge nous amène de clairvoyance. 

Innigkeit intendere l'intime dense
sur l'abime
courage cœur, dans la poussière dorée
comme ce que dieu resté à l'écart
& qui sépare 

Pascal Boulanger, L'Intime dense, Les éditions du Cygne, 2021, 51 pages, 10€.

La métamorphose est celle d'un homme naissant  après avoir grandi, démuni par sa cécité, par les expériences, par l'oppression d'un temps exempt d'éternité. Puis à force de souffrir ou d'être heureux, à force de chercher ce qu'on ne peut trouver en dehors de soi-même, à force de vivre, ce qui n'est pas un acte, bien qu'une volonté s'y dissipe, se fait jour cette évidence, simple et extrême, que tout est dans le regard en-soi, et dans cette sagesse suprême qui veut que l'on ne cherche plus rien car tout est là, dans cette communion avec ce qui est. 

 

Hier n'est que le seuil
où tremblent les troubles d'argent
jamais las l'amour
de ses yeux fixe & contemple
les vagues bleues qui s'étendent
avant de remonter vers la source.
Le chemin qui monte & celui qui descend
sont le même
quand le ciel devient
comme la maison du peintre.

Le lexique est usuel et la syntaxe protocolaire, il n'y a pas ici de phrases alambiquées, qui distilleraient des mots rares pour tromper l'altérité du verbe. Tout est dans le retournement. Celui du sens, celui du regard, du miroir aussi. C'est dans cette transcendance que Pascal Boulanger s'évade et trouve l'agencement des vers de ses poèmes. 

 

le menuisier du sens oublie
que le temps existe
il ne compte plus les jours de la vie
à la fenêtre lumineuse
qui se devine & s'approche.

 

L'amour revêt alors son habit d'univers. Et s'il se peut d'apercevoir un visage dans l'évocation de ceci, aimer, une autre lecture s'impose. Celle d'une sublimation de la femme aimée, reçue dans l'entièreté de son être, parfaite et imparfaite ; celle aussi de recevoir l'amour comme une révélation, qui est l'accueil de tout, de la nature, de ses couleurs et de ses tempêtes qui sont toutes les aubes,  celles d'un présent immuable.

 

Proche
insaisissable
en épiphanies qui brûlent.
La présence d'un ciel
dans l'éclat de ses yeux
fera-t-elle retour ? 
Dans l'attente parmi
les oiseaux bavards de l'aube
qui signe & veille
sur les montagnes du temps
chose nouvelle ; amour ? 

 

L'Intime dense est placé sous les auspices d'Hölderlin. Et c'est effectivement de ce lyrisme de l'intime qu'est façonné ce recueil. La poésie d'Hölderlin témoigne d’un processus de transformation intérieure constante. Il ne s'agit pas pour lui d'étayer l'acte de création sur la nécessité abstraite du savoir, mais bel et bien sur les sensations et la contemplation de la nature. On perçoit dans sa poésie le rythme d’une sensibilité lyrique fondamentale, constitutive de l'expérience.  Un des textes les plus aboutis d’Hölderlin, « Le promeneur », évoque cette état d'être : « Je reste donc seul. Mais toi qui règnes au-dessus des nuages, / père de la patrie, puissant Éther, et vous / Terre, et Soleil, vous trois qui seuls régnez et aimez, / dieux éternels, les liens qui m’attachent à vous ne se rompront jamais. » Ce qui s’exprime n’a plus rien d’extérieur, de changeant ni d’arbitraire. Tout comme dans L'Intime dense où on retrouve le panthéisme artistique d’Hölderlin, la poésie de Pascal Boulanger s’ancre sur cette nécessité de trouver l’infini dans une multitude de figures singulière. C'est ce qui sous-tend l'écriture, et c'est là qu'elle puise toute sa profondeur. Le regard du poète dévoile le monde, ce qu'il y a de sacré dans chaque posture, chaque croyance, chaque instant, chaque paysage. C'est grâce à cet Amour unificateur qui accueille la multitude et unit chaque chose et chaque être que l'écriture dépasse jusqu'à la possibilité du langage. Le poème devient un chant, un son unique, un mantra vertical ascendant qui transcende l'altérité et révèle l'infini singulier du sens.

La poésie de Pascal Boulanger  dévoile ce qui dans la densité de l'intime est ce noyau universel et puissant, l'Homme. Elle est écrite d'un lieu sans aller ni retour, de là où tout témoigne d'une communion fertile et éblouissante avec le silence de tous les poèmes. 

 

Si la proximité n'existe que dans l'écart
chaque ici séjourne
dans le lointain.
Seul et jamais seul
dans le trait que laisse le retrait ;
amour comme
surprise de l'événement.
Le surcroît qui ne peut être demandé
répond pourtant à un désir.
Science des couleurs & des sons
qu'est l'absence quand le cœur au secret
acquiesce à la beauté ;
bouche belle d'un baiser
sous l'œil peint d'eau pur.




Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991–2018 suivie de L’Amour là

Pascal Boulanger en son Anthologie poétique vivante

 

Septembre s’allonge sur la ville est le premier vers édité de Pascal Boulanger dans Septembre, déjà, publié chez Messidor en 1991. C’est important le jet initial : cette première pierre lancée dans le jardin de lecture est une forme oblongue couvrant le mystère de l’Unité métaphoriquement présentée comme une ville.

 

Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991-2018, suivie de L’Amour là, TINBAD, collection POÉSIE, 2018, 30 euros. Illustration de couverture, Sophie Brassard.

 

Septembre, déjà… déjà l’automne à l’aube des saisons. Déjà, poser nos sacs dans l’or du jourécrit le poète nouveau de 1991. J’aime l’idée que la vie commençant est automnale. Toutes les limites se confondent, s’anéantissentdans cette cité bleue où Pascal Boulanger, poète de l’incendie, connaît les filles passantes jetant leurs robes sur les clôtures. Ainsi allons-nous nus.

Laissez-moi me perdre dans la foule poursuit Pascal Boulanger dans Martingaleoù se découvre la plage d’Ostie, la plage du crime, du corps offert.Toujours cette quête de l’unité, la soif de l’autre qui abreuve. Dans cette Martingale apparaît la figure de Clément Rosset, elle claque comme un coup de fusil. Où chercher la balle ? Pascal Boulanger distille son secret dans l’entretien partagé avec Gwen Garnier-Duguy en 2014 pour Recours au poème (texte figurant en clôture de l’ouvrage ici recensé) ; je le cite : « À une physique de la finitude, il faut opposer une métaphysique de la sensation ». Après sa conversion au catholicisme, lui, l’ancien militant communiste, en vient à convoquer l’enfer de ce qui se dévoile et aussi le paradis qui oppose l’amour au nihilisme.

Le voilà frère de Pasolini, communiste, marxiste en économie, catholique, le voilà, je le suppose, d’accord avec Kierkegaard énonçant que l’homme vient au monde pour vivre, non pour comprendre. La foi vive ne se commande pas, il faut la vivre au monde, et le monde se vit en réalité. Retour à Clément Rosset qui approuve le réel dans la joie sans en gommer les aspérités désastreuses. Ainsi raisonne Boulanger, il le rappelle, toujours dans ce même entretien : « Clément Rosset, c’est le philosophe du tragique et de l’allégresse, c’est celui qui accueille l’offrande du réel et qui (…), d’un livre à l’autre, déjoue la pensée systématique promettant une vie meilleure, différée, illusoire. » Le double que décrit Rosset jusque dans son dernier souffle, son compagnon en humanité, cherche des faux-semblants dans le nihilisme ambiant, espérant ainsi échapper à son destin tragique. Le fantasme du double est une fuite en avant, une faute contre le réel. Rosset est en empathie avec celui qui passe le miroir mais lui reste debout, face contre face.

En quoi Boulanger diffère-t-il de Rosset ? C’est qu’il croit (et le verbe croire est important) que la Chute a bien eu lieu et que l’histoire est toujours la reconduction de l’enfer. Mais, je le répète, le poète Pascal Boulanger pose son sac dans l’or du jour. Comme Rosset tombé dans le réel, si ténu soit-il, dit le vrai dans la joie du peu, Boulanger est dans la sensation au monde, le tremblement de l’amour guerroyant le nihilisme. C’est Alléluia encore un été ! avec torrents lumineux & vibrations dans l’air, comme le pose le poème Le bel endormi. S’il fallait ne retenir qu’un seul vers de toute cette anthologie, pourquoi pas celui-ci ?

L’image du monde est une paroi surchargée de gravures qui se recouvrent, lit-on dans Tacite, mais aussi ils se frottent (les hommes) les yeux en fixant la lumière électrique d’un monde dissous. Revoici le double de Clément Rosset, celui de René Girard aussi.

Voilà, la poésie est philosophie, et même philosophie première comme l’est celle d’Héraclite. Pour Héraclite, le commencement ne diffère pas de la fin. La poésie d’Héraclite ignore la musique de la stance, celle de Pascal Boulanger l’approche mais ne s’y noie pas. Elle préfère sculpter les images, les idées, elle préfère peindre. La poésie est palimpseste : elle gratte, régurgite, nettoie, réécrit ce qui est écrit. Elle va, forcément, du chaos au logos, au cosmos organisé.

C’est ce que dit le recueil Cherchant ce que je sais déjà. Pur joyaux. Quel besoin de connaître, je sais, je sais déjà sourit le poète. Noli me tangere.

 

Me voici
Ici
Mais pas ici même
Ailleurs
En partance
Mais ici
Avec moi-même
Sans être le même

 

Cherchant ce que je sais déjàest le recueil que je préfère de Pascal Boulanger. Il est celui du dévoilement, de la solitude, de la vie intérieure où toujoursla révolution commence, pour paraphraser Pasolini.

 

Même si ma chance
n’est plus qu’une flamme de la mort
Je goûte encore
la présence d’instants dans l’instant
J’efface le jour en me jouant des bornes
et je cueille les roses qui m’absorbent
lentement dans le vide.

 

Ce besoin de joindre Pasolini et Boulanger peut sembler étrange car l’un est l’homme du passé, mal dans son présent, l’autre celui du présent assumé, incontournable. La présence goûtée d’instants dans l’instant signale cette force de Boulanger, force qui lui permet d’effacer le jour, c’est à dire de prendre le jour à son compte. Le poète s’habille des roses offertes pour affronter le réel absorbant. C’est le rythme, le phrasé, la profondeur des vues, l’engagement politique en poésie, le rejet de la « religion » égalitaire qui rapprochent les deux hommes. Les deux, le nostalgique et l’ouvrier des jours, sont pertinents, éclairants, proches dans le style.

Une fois né, on n’a jamais tort de vivre, énonce le recueil Un ciel ouvert en toute saison, recueil dédié aux deux filles du poète. Dans l’émeute du cœur se construit la vie vraie et la prolifération inattendue du simple. Ainsi le Chaos des origines s’effondre dans l’Amour, ainsi se construit le cosmos. Le fils de l’ouvrier couronné d’épines (Le lierre la foudre), se cache sous le manteau du poète (entre autre vêtements). C’est dire l’engagement de Pascal Boulanger pour sauver ce qui peut être sauvé dans l’enfer des jours. Par l’Amour mais conscient que la ville brûle.

Nous disions Cosmos, disons cosmologie, qui est une métaphysique. Mourir ne me suffit pas, écrit l’Anthologiste voyageur du réel. Une Anthologie voulue par lui « de son vivant », construite, cosmique littéralement et littérairement. Il faut bien en venir à l’essentiel de Pascal Boulanger :

 

Les douze pierres 

Ils jouent la tunique au dés
près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel
mais l’habitant des tentes sommeille avec candeur
sur les douze pierres éparses

 & les anges qui montent et qui descendent
sur la terre noyée et sans contour
bruissent dans son oreille.

 

La parole des anges construit le sens de la poétique de Pascal Boulanger, qui, constructeur cosmologique, crée le monde comme sumbolon (ce qui rassemble les deux parts du tout) opposé au diaballein (la division). Le poème titre de l’Anthologie, qu’il faut bien dévoiler, est Trame, texte de Jean Follain repris dansMourir ne me suffit pas. Voici ce fulgurant quatrain, pris à un autre car tout est transmission :

La même lettre de plomb
sert pour imprime
l’infâme décret mortel

et la prière au ciel chrétien.

Jean Follain

 

TOUT EST DIT de l’œuvre poétique de Pascal Boulanger (une vie pour le dire). Non… car, auteur d’un dernier recueil, L’amour là, hors Trame mais quand même dans l’ouvrage ! Pascal Boulanger, en un sursaut du sexe ravageur, rassemble les deux parts du sumbolon dans un hymne d’amour à la femme, la femme porteuse du monde, dans les sens propre et figuré, comme réponse possible au chaos.

Présentation de l’auteur

Pascal Boulanger

Pascal Boulanger, poète et critique littéraire né en 1957, père de deux filles, vit près de Combourg, en Ile et Vilaine depuis son départ à la retraite. Il a été bibliothécaire en banlieue parisienne, d’abord à Bezons (Val d’Oise) puis à Montreuil (Seine Saint Denis). Il a mené des ateliers d’écriture et a été à l’initiative de nombreuses actions culturelles dans le cadre de ses fonctions professionnelles. Il a publié des articles et des chroniques dans des revues, parmi lesquelles « Action poétique », « artpress », « Europe »,  « Triages », « Poésibao », « Sitaudis », « Recours au poème »…

Depuis 1991, date de la parution de son premier livre « Septembre, déjà » (Europe-Poésie), il a publié des recueils poétiques (chez Flammarion, Tarabuste, Corlevour…) des anthologies critiques et des carnets. En 2018, Guillaume Basquin des éditions Tinbad, publie une copieuse anthologie de ses poèmes, sous le titre : « Trame : anthologie 1991-2018, suivie de L’amour là ». En 2020 et 2022, les éditons du Cygne publient ses recueils « L’intime dense » et « Si la poésie doit tout dire… ». Il est l’auteur, avec Solveig Conrad-Boucher, d’une étude sur Chateaubriand (Editions Arfuyen). En 2023, les éditons Tinbad publient le troisième volume de ses carnets : « En bleu adorable ».

Bibliographie 

  • Septembre, déjà, éd. Messidor, 1991
  • Martingale, éd. Flammarion, 1995.
  • Une action poétiquede 1950 à aujourd’hui, éd. Flammarion, 1998.
  • Le bel aujourd’hui, éd. Tarabuste, 1999.
  • Tacite, éd. Flammarion, 2001
  • Le corps certain, éd. Comp'Act, 2001.
  • L’émotion l’émeute, éd. Tarabuste, 2003Jongleur, éd. Comp'Act, 2005.
  • Jongleur, éd. Comp’act, 2005
  • Suspendu au récit... la question du nihilisme, éd. Comp'Act, 2006.
  • Fusées et paperolesL'Act Mem, 2008.
  • Jamais ne dorsle corridor bleu, 2008.
  • Cherchant ce que je sais déjàÉditions de l’Amandier], 2009.
  • L’échappée belle, Wigwam, 2009.
  • Un ciel ouvert en toute saisonLe corridor bleu, 2010.
  • Le lierre la foudre, éd. de Corlevour, 2011.
  • Faire la vie : entretien avec Jacques Henric, éd. de Corlevour, 2013.
  • Au commencement des douleurs, éd. de Corlevour, 2013.
  • Dans les fleurs du souci, éd. du Petit Flou, 2014
  • Essai, éd. Tituli, mars 2015
  • Guerre perdue, éd. Passage d'encre, coll. "Trait court", 2015.
  • Mourir ne me suffit pas, préface de Jean-Pierre Lemaire, éd. de Corlevour,  2016.
  • Trame : anthologie, 1991-2018, suivi de L'amour là, Tinbad, 2018.
  • Jusqu'à présent, je suis en chemin - Carnets : 2016-2018, éd. Tituli, 2019
  • L’intime dense, éd. du Cygne, 2021
  • Si la poésie doit tout dire, éd. du Cygne, 2022
  • Ainsi parlait Chateaubriand, avec Solveig Conrad Boucher (Arfuyen), 2023
  • En bleu adorable, Tinbad, 2023

Autres lectures

Pascal Boulanger, L’Intime dense

Un recueil qui sonne comme un Angelus, et signale un départ, ou une arrivée, vers une nouvelle existence. Tout entier dans la contemplation, Pascal Boulanger a trouvé l'essence de toute chose, et cette [...]

Pascal Boulanger, L’intime dense

Dédié à Hölderlin, L’intime dense, nous offre des poèmes en retrait du temps et de l’espace, parcourus par le souvenir de Diotima1 (double de la femme aimée et absente), des poèmes où « le [...]

Pascal Boulanger, En bleu adorable

Qu’est-ce qui pousse Pascal Boulanger à livrer ses Carnets de l’année 2019 à 2022 ? Que nous apprennent-ils après Jusqu’à présent je suis en chemin (2016-2018) et Confiteor (2012-2013) ? De quoi traitent-ils en convoquant [...]




Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991–2018, suivie de L’Amour là

Pascal Boulanger en son Anthologie poétique vivante

 

Septembre s’allonge sur la ville est le premier vers édité de Pascal Boulanger dans Septembre, déjà, publié chez Messidor en 1991. C’est important le jet initial : cette première pierre lancée dans le jardin de lecture est une forme oblongue couvrant le mystère de l’Unité métaphoriquement présentée comme une ville.

Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991-2018, suivie de L’Amour là, TINBAD collection POÉSIE, 2018, 30 euros. Illustration de couverture, Sophie Brassard.

 

Septembre, déjà… déjà l’automne à l’aube des saisons. Déjà, poser nos sacs dans l’or du jour écrit le poète nouveau de 1991. J’aime l’idée que la vie commençant est automnale. Toutes les limites se confondent, s’anéantissent dans cette cité bleue où Pascal Boulanger, poète de l’incendie, connaît les filles passantes jetant leurs robes sur les clôtures. Ainsi allons-nous nus.

Laissez-moi me perdre dans la foule poursuit Pascal Boulanger dans Martingale où se découvre la plage d’Ostie, la plage du crime, du corps offertToujours cette quête de l’unité, la soif de l’autre qui abreuve. Dans cette Martingale apparaît la figure de Clément Rosset, elle claque comme un coup de fusil. Où chercher la balle ? Pascal Boulanger distille son secret dans l’entretien partagé avec Gwen Garnier-Duguy en 2014 pour Recours au poème (texte figurant en clôture de l’ouvrage ici recensé) ; je le cite : « À une physique de la finitude, il faut opposer une métaphysique de la sensation ». Après sa conversion au catholicisme, lui, l’ancien militant communiste, en vient à convoquer l’enfer de ce qui se dévoile et aussi le paradis qui oppose l’amour au nihilisme.

Le voilà frère de Pasolini, communiste, marxiste en économie, catholique, le voilà, je le suppose, d’accord avec Kierkegaard énonçant que l’homme vient au monde pour vivre, non pour comprendre. La foi vive ne se commande pas, il faut la vivre au monde, et le monde se vit en réalité. Retour à Clément Rosset qui approuve le réel dans la joie sans en gommer les aspérités désastreuses. Ainsi raisonne Boulanger, il le rappelle, toujours dans ce même entretien : « Clément Rosset, c’est le philosophe du tragique et de l’allégresse, c’est celui qui accueille l’offrande du réel et qui (…), d’un livre à l’autre, déjoue la pensée systématique promettant une vie meilleure, différée, illusoire. » Le double que décrit Rosset jusque dans son dernier souffle, son compagnon en humanité, cherche des faux-semblants dans le nihilisme ambiant, espérant ainsi échapper à son destin tragique. Le fantasme du double est une fuite en avant, une faute contre le réel. Rosset est en empathie avec celui qui passe le miroir mais lui reste debout, face contre face.

En quoi Boulanger diffère-t-il de Rosset ? C’est qu’il croit (et le verbe croire est important) que la Chute a bien eu lieu et que l’histoire est toujours la reconduction de l’enfer. Mais, je le répète, le poète Pascal Boulanger pose son sac dans l’or du jour. Comme Rosset tombé dans le réel, si ténu soit-il, dit le vrai dans la joie du peu, Boulanger est dans la sensation au monde, le tremblement de l’amour guerroyant le nihilisme. C’est Alléluia encore un été ! avec torrents lumineux & vibrations dans l’air, comme le pose le poème Le bel endormi. S’il fallait ne retenir qu’un seul vers de toute cette anthologie, pourquoi pas celui-ci ?

L’image du monde est une paroi surchargée de gravures qui se recouvrent, lit-on dans Tacite, mais aussi ils se frottent (les hommes) les yeux en fixant la lumière électrique d’un monde dissous. Revoici le double de Clément Rosset, celui de René Girard aussi.

Voilà, la poésie est philosophie, et même philosophie première comme l’est celle d’Héraclite. Pour Héraclite, le commencement ne diffère pas de la fin. La poésie d’Héraclite ignore la musique de la stance, celle de Pascal Boulanger l’approche mais ne s’y noie pas. Elle préfère sculpter les images, les idées, elle préfère peindre. La poésie est palimpseste : elle gratte, régurgite, nettoie, réécrit ce qui est écrit. Elle va, forcément, du chaos au logos, au cosmos organisé.

C’est ce que dit le recueil Cherchant ce que je sais déjà. Pur joyaux. Quel besoin de connaître, je sais, je sais déjà sourit le poète. Noli me tangere.

 

Me voici
Ici
Mais pas ici même
Ailleurs
En partance
Mais ici
Avec moi-même
Sans être le même

 

Cherchant ce que je sais déjàest le recueil que je préfère de Pascal Boulanger. Il est celui du dévoilement, de la solitude, de la vie intérieure où toujours la révolution commence, pour paraphraser Pasolini.

 

Même si ma chance
n’est plus qu’une flamme de la mort
Je goûte encore
la présence d’instants dans l’instant
J’efface le jour en me jouant des bornes
et je cueille les roses qui m’absorbent
lentement dans le vide.

 

 

Ce besoin de joindre Pasolini et Boulanger peut sembler étrange car l’un est l’homme du passé, mal dans son présent, l’autre celui du présent assumé, incontournable. La présence goûtée d’instants dans l’instant signale cette force de Boulanger, force qui lui permet d’effacer le jour, c’est à dire de prendre le jour à son compte. Le poète s’habille des roses offertes pour affronter le réel absorbant. C’est le rythme, le phrasé, la profondeur des vues, l’engagement politique en poésie, le rejet de la « religion » égalitaire qui rapprochent les deux hommes. Les deux, le nostalgique et l’ouvrier des jours, sont pertinents, éclairants, proches dans le style.

Une fois né, on n’a jamais tort de vivre, énonce le recueil Un ciel ouvert en toute saison, recueil dédié aux deux filles du poète. Dans l’émeute du cœur se construit la vie vraie et la prolifération inattendue du simple. Ainsi le Chaos des origines s’effondre dans l’Amour, ainsi se construit le cosmos. Le fils de l’ouvrier couronné d’épines (Le lierre la foudre), se cache sous le manteau du poète (entre autre vêtements). C’est dire l’engagement de Pascal Boulanger pour sauver ce qui peut être sauvé dans l’enfer des jours. Par l’Amour mais conscient que la ville brûle.

Nous disions Cosmos, disons cosmologie, qui est une métaphysique. Mourir ne me suffit pas, écrit l’Anthologiste voyageur du réel. Une Anthologie voulue par lui « de son vivant », construite, cosmique littéralement et littérairement. Il faut bien en venir à l’essentiel de Pascal Boulanger :

 

Les douze pierres

Ils jouent la tunique au dés
près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel
mais l’habitant des tentes sommeille avec candeur
sur les douze pierres éparses

& les anges qui montent et qui descendent
sur la terre noyée et sans contour
bruissent dans son oreille.

 

La parole des anges construit le sens de la poétique de Pascal Boulanger, qui, constructeur cosmologique, crée le monde comme sumbolon (ce qui rassemble les deux parts du tout) opposé au diaballein (la division). Le poème titre de l’Anthologie, qu’il faut bien dévoiler, est Trame, texte de Jean Follain repris dans Mourir ne me suffit pas. Voici ce fulgurant quatrain, pris à un autre car tout est transmission :

 

La même lettre de plomb
sert pour imprimer
l’infâme décret mortel
et la prière au ciel chrétien.


Jean Follain

 

TOUT EST DIT de l’œuvre poétique de Pascal Boulanger (une vie pour le dire). Non… car, auteur d’un dernier recueil, L’amour là, hors Trame mais quand même dans l’ouvrage ! Pascal Boulanger, en un sursaut du sexe ravageur, rassemble les deux parts du sumbolon dans un hymne d’amour à la femme, la femme porteuse du monde, dans les sens propre et figuré, comme réponse possible au chaos.

 

 




Pascal Boulanger — Trame : Anthologie 1991–2018, suivie de L’Amour là, Lydia Padellec, Cicatrice de l’Avant-jour

 Pascal Boulanger en son Anthologie poétique vivante

Septembre s’allonge sur la ville est le premier vers édité de Pascal Boulanger dans Septembre, déjà, publié chez Messidor en 1991. C’est important le jet initial : cette première pierre lancée dans le jardin de lecture est une forme oblongue couvrant le mystère de l’Unité métaphoriquement présentée comme une ville.

Septembre, déjà… déjà l’automne à l’aube des saisons. Déjà, poser nos sacs dans l’or du jour écrit le poète nouveau de 1991. 

 

Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991-2018, suivie de L’Amour là, TINBAD collection POÉSIE, 2018, 30 euros. Illustration de couverture, Sophie Brassard.

 

J’aime l’idée que la vie commençant est automnale. Toutes les limites se confondent, s’anéantissent dans cette cité bleue où Pascal Boulanger, poète de l’incendie, connaît les filles passantes jetant leurs robes sur les clôtures. Ainsi allons-nous nus.

Laissez-moi me perdre dans la foule poursuit Pascal Boulanger dans Martingale où se découvre la plage d’Ostie, la plage du crime, du corps offert. Toujours cette quête de l’unité, la soif de l’autre qui abreuve. Dans cette Martingale apparaît la figure de Clément Rosset, elle claque comme un coup de fusil. Où chercher la balle ? Pascal Boulanger distille son secret dans l’entretien partagé avec Gwen Garnier- Duguy en 2014 pour Recours au poème (texte figurant en clôture de l’ouvrage ici recensé) ; je le cite : « À une physique de la finitude, il faut opposer une métaphysique de la sensation ». Après sa conversion au catholicisme, lui, l’ancien militant communiste, en vient à convoquer l’enfer de ce qui se dévoile et aussi le paradis qui oppose l’amour au nihilisme.

Le voilà frère de Pasolini, communiste, marxiste en économie, catholique, le voilà, je le suppose, d’accord avec Kierkegaard énonçant que l’homme vient au monde pour vivre, non pour comprendre. La foi vive ne se commande pas, il faut la vivre au monde, et le monde se vit en réalité. Retour à Clément Rosset qui approuve le réel dans la joie sans en gommer les aspérités désastreuses. Ainsi raisonne Boulanger, il le rappelle, toujours dans ce même entretien : « Clément Rosset, c’est le philosophe du tragique et de l’allégresse, c’est celui qui accueille l’offrande du réel et qui (…), d’un livre à l’autre, déjoue la pensée systématique promettant une vie meilleure, différée, illusoire. » Le double que décrit Rosset jusque dans son dernier souffle, son compagnon en humanité, cherche des faux-semblants dans le nihilisme ambiant, espérant ainsi échapper à son destin tragique. Le fantasme du double est une fuite en avant, une faute contre le réel. Rosset est en empathie avec celui qui passe le miroir mais lui reste debout, face contre face.

En quoi Boulanger diffère-t-il de Rosset ? C’est qu’il croit (et le verbe croire est important) que la Chute a bien eu lieu et que l’histoire est toujours la reconduction de l’enfer. Mais, je le répète, le poète Pascal Boulanger pose son sac dans l’or du jour. Comme Rosset tombé dans le réel, si ténu soit-il, dit le vrai dans la joie du peu, Boulanger est dans la sensation au monde, le tremblement de l’amour guerroyant le nihilisme. C’est Alléluia encore un été !  avec torrents lumineux & vibrations dans l’air, comme le pose le poème Le bel endormi. S’il fallait ne retenir qu’un seul vers de toute cette anthologie, pourquoi pas celui-ci ?

L’image du monde est une paroi surchargée de gravures qui se recouvrent, lit-on dans Tacite, mais aussi ils se frottent (les hommes) les yeux en fixant la lumière électrique d’un monde dissous. Revoici le double de Clément Rosset, celui de René Girard aussi.

Voilà, la poésie est philosophie, et même philosophie première comme l’est celle d’Héraclite. Pour Héraclite, le commencement ne diffère pas de la fin. La poésie d’Héraclite ignore la musique de la stance, celle de Pascal Boulanger l’approche mais ne s’y noie pas. Elle préfère sculpter les images, les idées, elle préfère peindre. La poésie est palimpseste : elle gratte, régurgite, nettoie, réécrit ce qui est écrit. Elle va, forcément, du chaos au logos, au cosmos organisé.

C’est ce que dit le recueil Cherchant ce que je sais déjà. Pur joyaux. Quel besoin de connaître, je sais, je sais déjà sourit le poète. Noli me tangere.

 

Me voici
Ici
Mais pas ici même
Ailleurs
En partance
Mais ici
Avec moi-même
Sans être le même

 

Cherchant ce que je sais déjà est le recueil que je préfère de Pascal Boulanger. Il est celui du dévoilement, de la solitude, de la vie intérieure où toujours la révolution commence, pour paraphraser Pasolini.

 

Même si ma chance
n’est plus qu’une flamme de la mort
Je goûte encore
la présence d’instants dans l’instant
J’efface le jour en me jouant des bornes
et je cueille les roses qui m’absorbent
lentement dans le vide.

 

Ce besoin de joindre Pasolini et Boulanger peut sembler étrange car l’un est l’homme du passé, mal dans son présent, l’autre celui du présent assumé, incontournable. La présence goûtée d’instants dans l’instant signale cette force de Boulanger, force qui lui permet d’effacer le jour, c’est à dire de prendre le jour à son compte. Le poète s’habille des roses offertes pour affronter le réel absorbant. C’est le rythme, le phrasé, la profondeur des vues, l’engagement politique en poésie, le rejet de la « religion » égalitaire qui rapprochent les deux hommes. Les deux, le nostalgique et l’ouvrier des jours, sont pertinents, éclairants, proches dans le style.

Une fois né, on n’a jamais tort de vivre, énonce le recueil Un ciel ouvert en toute saison, recueil dédié aux deux filles du poète. Dans l’émeute du cœur se construit la vie vraie et la prolifération inattendue du simple. Ainsi le Chaos des origines s’effondre dans l’Amour, ainsi se construit le cosmos. Le fils de l’ouvrier couronné d’épines (Le lierre la foudre), se cache sous le manteau du poète (entre autre vêtements). C’est dire l’engagement de Pascal Boulanger pour sauver ce qui peut être sauvé dans l’enfer des jours. Par l’Amour mais conscient que la ville brûle.

Nous disions Cosmos, disons cosmologie, qui est une métaphysique. Mourir ne me suffit pas, écrit l’Anthologiste voyageur du réel. Une Anthologie voulue par lui « de son vivant », construite, cosmique littéralement et littérairement. Il faut bien en venir à l’essentiel de Pascal Boulanger :

 

Les douze pierres 

Ils jouent la tunique au dés
près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel
mais l’habitant des tentes sommeille avec candeur
sur les douze pierres éparses

& les anges qui montent et qui descendent
sur la terre noyée et sans contour
bruissent dans son oreille.

 

La parole des anges construit le sens de la poétique de Pascal Boulanger, qui, constructeur cosmologique, crée le monde comme sumbolon (ce qui rassemble les deux parts du tout) opposé au diaballein (la division). Le poème titre de l’Anthologie, qu’il faut bien dévoiler, est Trame, texte de Jean Follain repris dans Mourir ne me suffit pas. Voici ce fulgurant quatrain, pris à un autre car tout est transmission :

 

La même lettre de plomb
sert pour imprimer
l’infâme décret mortel
et la prière au ciel chrétien.

Jean Follain

 

TOUT EST DIT de l’œuvre poétique de Pascal Boulanger (une vie pour le dire). Non… car, auteur d’un dernier recueil, L’amour là, hors Trame mais quand même dans l’ouvrage ! Pascal Boulanger, en un sursaut du sexe ravageur, rassemble les deux parts du sumbolon dans un hymne d’amour à la femme, la femme porteuse du monde, dans les sens propre et figuré, comme réponse possible au chaos.

 

*

Lydia Padellec, Cicatrice de l’Avant-jour

L’avant-jour est l’ultime chant de la nuit blanche. Lydia Padellec, poète, auteure notamment de Et ce n’est pas la nuit, paru aux éditions Henri en 2013, signe aujourd’hui un recueil des moments suspendus d’une nuit d’été finissant entre musique et musique : celle d’un groupe de rock se produisant au Bataclan le 13 novembre 2015, celle de la mitraille d’un groupe armé semant la désolation parmi les spectateurs et flâneurs. Impactée, Lydia Padellec décrit l’obscur, force du réveil, dans un recueil superbe, Cicatrice de l’Avant-Jour, qu’Al Manar édite, comme le fruit ultime et espéré d’une branche formée des six milliards d’humains. 

Lydia Padellec, Cicatrice de l’Avant-jour, Al Manar, 17 €

Bien sûr, cet acte d’écriture, qui est une action, répond aussi au besoin de l’auteure de remettre de la chair sur le souvenir de l’autre, afin que chairs et chairs ne forment plus qu’UN.

Nuit blanche. Formée de cinq chants (le premier, Dans la nuit profonde du jour, le second, Chant de la dernière nuit, le quatrième, Nuit de sang, l’ultime, La Brûlure de cendres), cette somme poétique s’articule autour de l’axe formé par le troisième d’entre eux, Cicatrice de l’Avant-jour. Le jour est une parenthèse de la nuit, la porte étroite de la nuit :

 

Le miroir te regarde
Comme un enfant perdu
Au milieu du noir
(…)

 

Le miroir comme outil d’un retour de la lumière. C’est ce que raconte 1.  Dans la nuit profonde du jour, quasiment comme introït. Et comme pour préciser en quel lieu la nuit agit,  éclairons :

 

(…)
et dans la nuit profonde 
du jour qui vient
tu entends encore les mots 
frapper la lumière

 

Ainsi ce sont les mots qui seront révélateurs de la lumière, les mots, cette géométrie de l’âme, l’épée d’argent du poète.

Mais dans ce jour « d’avant », qui oublie qu’il n’est qu’une parenthèse, est rappelé que le reste, soit l’essentiel, est à écrire, toujours :

 

Assis contre la nuit
tu feuillettes un livre
aux pages blanches
(…)

 

C’est alors qu’est envisagé le franchissement du seuil du miroir / porte :

 

(…)
tu attends le signal
pour chausser tes bottes
et fendre la nuit

 

Mais 2. Chant de la dernière nuit  obture le passage, élève un mur. La douleur est trop grande pour penser :

 

La nuit verse son obole
dans la gamelle du chien
dans la bouche béante
du mort qui s’ignore
(…)

 

La mort ne se pense pas, elle advient ; et seul l’autre, le rescapé, « sait ». Le 3. Cicatrice de l’Avant-jour ne marque pas une rupture mais une différence d’état, de statut de la nuit. Le rescapé pense la nuit définitive de « l’évanoui » comme noir absolu, et envisage la parenthèse du jour comme la « possibilité d’une île » pour lui-même ; Michel Houellebecq, dans son roman La possibilité d’une île, avance que « le bonheur (n’est) pas un horizon possible », Lydia Padellec, dans 3. Cicatrice de l’Avant-Jour, appelle la venue de l’aube. Celle-ci ne vient pas. Un poème Houellebecquien dans le fond l’énonce, qui forme l’axe du livre :

 

Replié dans le vent
l’arbre guette
la lueur de la lampe
qui s’évapore
de la fenêtre close –
Je suis dans mon île
halo lumineux
à l’épiderme fragile
île entourée d’ombres
aux grimaces de pierre

 

Pour parachever le profond désarroi de celui /celle qui reste :

 

Clair obscur
de ma mélancolie
les mots ont un goût de cendre

 

Dans ce 3. Cicatrice de l’Avant-jour, Lydia Padellec récuse la possibilité au géomètre / poète de nommer la perte (les mots disparaissent dans le feu). Elle tangue, avoue son ignorance :

 

J’ignore où me mène
le poème
par le bout du nez
ou en bateau
vers je ne sais
quelle île ou pays
(…)

 

4. Nuit de sang s’ouvre par une citation de Jean-Marie Kerwich : « On croit que les étoiles sont dans le ciel mais elles sont sous nos pas. On les écrase. Ce qu’on voit briller dans la nuit, ce sont leurs cris. » 4. Nuit de sang, c’est le repentir du poète agissant en peintre, l’irruption du souvenir qu’on voudrait ériger en forme vivante…une transgression. C’est un leurre, peut-être, mais assumé par Lydia Padellec, CONTRE la vérité. Où es-tu mon amour est la question récurrente de celle qui cherche dans Paris vêtu d’un manteau ténébreux, l’ombre du cri fille des étoiles.

Ainsi s’achemine le poème vers sa conclusion livrée dans 5. La brûlure des cendres. La mémoire désigne une clé : la recherche d’une fissure dans la réalité, non pour trouver le bonheur, mais pour briser la peur de rester. Dernier poème dédié à Clara :

 

Peler nos cicatrices jusqu’à l’os
(…)
nous voulons tous embrasser l’aube
(…)
nous vivons dans des maisons
de pierres et de cendres
nous cherchons la fissure
qui laissera passer
le souffle
le poème
brisant le roc
de nos peurs

 

S’il est une possibilité d’une île, elle est dans la fissure éclairée par les mots. Et qu’importe la cendre si la brûlure nous consume et nous permet d’embrasser l’aube, même furtivement.

Le recueil Cicatrice de l’Avant-jour est illustré de gravures de Marie Alloy, peintre, graveur et poète. Le rouge éclate partout, sauf dans le cinquième chant, La brûlure des cendres, où la valeur sépia sature l’espace, comme pour rappeler que si le jour est une parenthèse de la nuit rouge et noire, sa lumière reste fragile, obscure. Saluons également la belle mise en page et le parfait travail éditorial d’Al Manar, éditeur précieux.