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Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de taches de café ; ni annotations, au crayon mots soulignés ; tout au plus sur la dernière, blanche, ai-je reporté certains numéros de pages – un bon nombre.

 

Dix heures du matin, 30 degrés à l’ombre, Plein sud dirait Étienne Faure ; les hirondelles plongent, à vitesse grand V, happer un moustique (merci !), boire une goutte d’eau turquoise dans la piscine (il y a une piscine). Huit soleils brillent entre les pages 83 à 90 : des huitains, bien sûr, lumineux, voyageurs, le dernier « cou coupé » comme il (ne) se doit (pas).

Du monde entier, dommage, le titre est déjà pris. Mais c’est bien le cas, une attention exacte : le monde est là, devant nous, nous est donné, à prendre tel qu’il est, tel qu’il fut, compliqué, changeant, insaisissable, et pourtant le meilleur possible, n’est-ce pas. C’est peut-être ce que pensent les dieux, oui, les dieux eux-mêmes, confinés dans leur cambuse, jeunes et vieux fatigués aux premiers vers du livre,

mansardés par l’amour et le temps qui passe,
à boire un glass le soir aux fenêtres rousses

(p. 11) : l’incipit donne le ton. Les Muses existent. On les reconnaît parfois. Entre les lignes et les longitudes… latitudes…

 

Etienne Faure, Vol en V, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Le monde est divers, les poètes l’habitent, comme et quand ils peuvent. Celui-ci pratique de longue date un art du dépaysement qui doit moins aux pays traversés qu’à un rythme, un allant donné par la musique des mots, et qui change selon le lieu et le temps, Suisse, Irlande et Hongrie sous la pluie (pp. 52-53), Espagne, hémisphère sud, si je me souviens bien déjà abordé (ne fût-ce que par le titre) en 2018 dans Tête en bas. Oui, les mots prennent des sens étranges selon les lieux où on les entend, les prononce, et puis, peut-être, les écrit.

 Alors revenons à Paris. Étienne Faure est un arpenteur infatigable du onzième arrondissement, où il vit, et de ses alentours. Certes il glane quelquefois (retour de glane, p. 26) des fragments de beauté urbaine sur la rive gauche, ou dans le mouvement des gares (La vie bon train, 2013) ; tout de même il exerce de préférence à l’Est, au Nord-Est pour être précis, traversant, souvent, le Père-Lachaise où il lui arrive de pique-niquer entre amis

– et c’était la guinguette au cimetière,
les morts rajeunissaient à cette approche

(p. 125) : façon, peut-être, de concilier à la manière de Walter Benjamin la flânerie parisienne et l’Histoire, non loin du Mur des Fédérés

– il faudrait, cette vie, la revivre aux premiers bourgeons
du printemps, voir renaître la Commune,
rectifier Versailles… (p. 117)

 Car l’Histoire est là, toujours. Un sommet du livre est atteint dans le chapitre intitulé Jours de repos, comportant onze poèmes. Le premier, qui porte ce titre, est terrifiant de douleur et de désinvolture : il ne faut avoir peur de rien pour relier ainsi, avec une ironie glaçante mais aussi avec une grande tendresse, après une escapade au cimetière de Picpus – autrefois un jardin – les têtes coupées de la Terreur et le goût sucré

des poires prometteuses, parfumées, fondantes
– des louises-bonnes, des comices, des williams, des conférences,
taillées en espaliers le long des murs de l’enclos
où furent ensevelis les corps sans tête en thermidor –
si juteuses. (p. 115)

L’air de rien Étienne Faure a de ces fulgurances qui vous brisent le cœur. Une aïeule perdue, le temps a passé, mais sa montre marche toujours, « je l’ai remontée ce matin » (p. 27, sur les pas de Florentina). Le pendule indique l’Est, penchant ancien, retour à l’enfance, aux souvenirs. Il se peut que le lieu de ces souvenirs, et souvenirs de souvenirs se situe, sur la carte, vieille carte qui ne cesse de changer, aux frontières de la Pologne et de l’Ukraine. Il n’y avait rien là de prémonitoire, seulement

les croix en bois dans le jardin
plantées comme s’il en poussait après la pluie

et les moineaux, wróbel, « diaspora sur les places anciennes » ferment le livre et l’ouvrent à la fois (pp. 131-134).

Toujours les titres sont à lire à la fin, c’est une manière de re-désorienter, si l’on ose dire, le lecteur dans la forêt des mots, poèmes en une seule phrase, chacun sur l’espace d’une page, pas toujours facile à suivre, et que le titre alors explicite… parfois. Dans la lignée des proses denses, mais légères de son recueil précédent, Et puis prendre l’air, Étienne Faure a voulu s’en donner, de l’air, et nous en donner en variant les formats : souvent plus brefs, et jusqu’à un (pas deux : un : il ne faut pas exagérer) haiku, dans l’ensemble Dix flaques (pp. 63-66), sobrement introspectif :

Vue des flaques, inversée la vie
sombre en profonds vertiges…

On découvrira aussi des mouvements plus amples, ainsi les deux poèmes de Traversée à pied où se fait jour une liberté nouvelle. Bien d’autres pages, m’a-t-il semblé, se ressentent de ce style direct, avec un rien d’insolence. Le premier et le plus long de ces deux textes, Rétablissement secteur nord-est (pp. 93-95) pourrait bien avoir été écrit du premier jet ! Il m’a fait penser l’espace d’un instant, un long instant, et tant mieux si c’est un contresens, à – j’y reviens – Blaise Cendrars.

Le temps n’est pas bonnard, on dirait qu’il va tomber
des cordes, des curés, des bobards du ciel antique jusqu’à
la fin du monde, puis le bleu revient, je savais bien,
c’est l’heure
de sortir.

La poésie devient danse, on s’envole avec les oiseaux sous le signe du vent et de la vie.

Qui, quoi d’autre enfin ? Des chats, vieux compagnons. Page 31, derrière la vitre, le poète metempsycosé considère (sceptique, amusé) le monde avec ces yeux-là, jaune vert, félin.

 

 

 

Présentation de l’auteur

Etienne Faure

Etienne Faure, né en 1960, vit et travaille à Paris. Dernières publications : Vol en V, Gallimard, 2022 ; Et puis prendre l’air, poèmes en prose, Gallimard, 2020 ; Tête en bas, poèmes, Gallimard, 2018, prix Max Jacob 2019 ; Ciné-plage, Champ Vallon, 2015.
La revue Phoenix lui a consacré un dossier d’invité (numéro 27) ainsi que Contre-allées (n°43). Rédaction de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe, la Revue des revues, Phoenix. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

Bibliographie

Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007
Vues prenables, Champ Vallon, 2009
Horizon du sol, Champ Vallon 2011
La vie bon train, Champ Vallon 2013
Ciné-plage, Champ Vallon 2015
Tête en bas, Gallimard 2018
– Et puis prendre l'air, poèmes en prose, Gallimard, 2020.
– Vol en V, Gallimard, 2022.

en revues

La NRF : n° 462-463, 488, 512, 551, 577, 582
Conférence : n° 8, 16, 22, 27, 34
Théodore Balmoral : n° 31, 34, 35, 39-40,44, 48, 52-53, 61,62/63, 68
Le Mâche Laurier : n° 12, 15, 22, 24
Pleine Marge : n° 15, 28
Rehauts : n° 4, 7, 12, 15, 18, 23, 27, 31, 35
Europe : n° 955-956, 1015-1016
Contre-Allées : n° 29-30
* (Astérisque) : n°1 et 3
Les Carnets d’Eucharis (papier et électronique)
Phoenix : n°21, 27
TO AENTPO : n° 201-202 (parution en grec de textes extraits de Légèrement frôlée)

Nombreux entretiens et publications de notes critiques dans Poezibao, Europe, Phoenix, La revue des revues, le Cahier Critique de Poésie. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

en revues électroniques
Sur Zone n°19, Poezibao ; Secousse n° 18, remue.net, Sitaudis, Les Carnets d’Eucharis.

Sur Etienne Faure :
Poète invité du numéro 27 de la revue Phoenix (décembre 2017) : dossier coordonné par François Bordes et Myrto Gondicas, contributions critiques de Jean-Claude Pinson, Stéphane Bouquet, Gilles Ortlieb, Jean-Pierre Chevais, François Bordes, Myrto Gondicas.

Plusieurs entretiens avec Tristan Hordé publiés dans Poezibao, Littérature de partout, Les carnets d’Eucharis, remue-net.

Quelques contributions :
- Contribution au colloque de Cerisy « Jude Stéfan : le festoyant français » septembre 2012 : L’enfance dans les textes de Jude Stéfan : la grande absente ?
- Publication de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe et La revue des revues.

Autres lectures

Etienne Faure, Et puis prendre l’air

Le livre d’Étienne Faure, Et puis prendre l’air, porte en première de couverture l’indication générique : « poèmes en prose ». Voilà qui surprend : non pas tant qu’on puisse annexer de la prose à la poésie, [...]

Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de taches de café ; ni annotations, au crayon mots [...]




Étienne Faure, 3 croquis de Vaché, interprète des tranchées

  Quel trou-quel trou-quel trou ! 

Vaché, Lettre à A. Breton, 1916.
Lettres de guerre

 

Souvent caressant les troncs des futaies, revient la 
fibreuse énergie mêlée d’écorce, sève et liber,
dès 1916 éclatée d’obus, rendue déchiquetée
à la désertion des ciels de toute idée
végétale, animale, terre détruite où Jacques
Vaché avance, traducteur des tranchées,
à rire tout en réserve et radicalité, disant
c’est compliqué, nous sommes piqués, les (h)êtres
(h)umains passés de forêt à trépas en quelques nuits
ou jours, on ne voit pas, tout s’équivaut sous les racines,
les restes de fûts grêlés d’éclats qui dans vingt ans
reverdiront entre deux fémurs remontés des 
profondeurs de la terre –de profundis, futaille, mitraille, 
maintenant chaque essence d’arbre a ses feuilles,
égare les scrutateurs d’horizon naguère bleu,
arbre à foudre, à justice, foudre de guerre,
fagus orangé, pare-feu de l’automne
qui jaunit sitôt noir, point de mire des yeux.

(les) hêtres umains

 

Jaune pâle puis jaune paille, le soleil entre 
par n'importe quel œil dans nos vies, 
hors saison poudroie puis console de l'ordinaire
lueur à même le sol d'antan, traverse
nos séjours sur terre en pleine heure creuse 
d'hiver puis d'été -le front n'avançait pas, nous étions
inhumés sur notre lieu littéral d'enterrement,
littéralement 
portant dans la main le cœur des Flanders Fields,
coquelicots puis bleuets enfouis avec
nos grades et nos unités, nous étions
couchés dans l'herbe, amoureux de la bourrache
bleue du même ciel craquant où l'on rend la justice à 
huis-clos puis ouvertement éclatant,
à nous sentir déjà pousser de l'herbe dans le dos
un été sur un pré légèrement pentu, au regret
de l’avoir échappé belle pour rien,
comment dit-on ça en anglais.

un été en Somme

 

Et puis finir sans plus aucun futur, averti
de l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout,
beau pêle-mêle des choses à venir en cet hôtel
résolument de France et de farce où chantèrent les
oiseaux fluets à la voix de stentor,
Vaché devenu mentor à son corps défendant,
riant, écrivant, ultime umore, avec de si belles 
mains à solitaire
 une ixième lettre à André Breton
le 19 décembre 1918 : Les belles choses 
que nous allons pouvoir faire –MAINTENANT !
interprète des tranchées, des cadavres
exquis avant l’heure, en croquis et dessins signés
Tristan Hylar ou Harry James, souvenirs remués
avec la boue sans âge de la jeunesse,
les ennuis et les pensées recluses, lui rentré de
lugubre mémoire, étable à cochon, umour noir
du néant, vide d’idées, enregistreur inconscient
secrètement passé par les larmes –pof –
et tout est maintenant All right.

croquis de Vaché, interprète des tranchées

Présentation de l’auteur

Etienne Faure

Etienne Faure, né en 1960, vit et travaille à Paris. Dernières publications : Vol en V, Gallimard, 2022 ; Et puis prendre l’air, poèmes en prose, Gallimard, 2020 ; Tête en bas, poèmes, Gallimard, 2018, prix Max Jacob 2019 ; Ciné-plage, Champ Vallon, 2015.
La revue Phoenix lui a consacré un dossier d’invité (numéro 27) ainsi que Contre-allées (n°43). Rédaction de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe, la Revue des revues, Phoenix. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

Bibliographie

Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007
Vues prenables, Champ Vallon, 2009
Horizon du sol, Champ Vallon 2011
La vie bon train, Champ Vallon 2013
Ciné-plage, Champ Vallon 2015
Tête en bas, Gallimard 2018
– Et puis prendre l'air, poèmes en prose, Gallimard, 2020.
– Vol en V, Gallimard, 2022.

en revues

La NRF : n° 462-463, 488, 512, 551, 577, 582
Conférence : n° 8, 16, 22, 27, 34
Théodore Balmoral : n° 31, 34, 35, 39-40,44, 48, 52-53, 61,62/63, 68
Le Mâche Laurier : n° 12, 15, 22, 24
Pleine Marge : n° 15, 28
Rehauts : n° 4, 7, 12, 15, 18, 23, 27, 31, 35
Europe : n° 955-956, 1015-1016
Contre-Allées : n° 29-30
* (Astérisque) : n°1 et 3
Les Carnets d’Eucharis (papier et électronique)
Phoenix : n°21, 27
TO AENTPO : n° 201-202 (parution en grec de textes extraits de Légèrement frôlée)

Nombreux entretiens et publications de notes critiques dans Poezibao, Europe, Phoenix, La revue des revues, le Cahier Critique de Poésie. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

en revues électroniques
Sur Zone n°19, Poezibao ; Secousse n° 18, remue.net, Sitaudis, Les Carnets d’Eucharis.

Sur Etienne Faure :
Poète invité du numéro 27 de la revue Phoenix (décembre 2017) : dossier coordonné par François Bordes et Myrto Gondicas, contributions critiques de Jean-Claude Pinson, Stéphane Bouquet, Gilles Ortlieb, Jean-Pierre Chevais, François Bordes, Myrto Gondicas.

Plusieurs entretiens avec Tristan Hordé publiés dans Poezibao, Littérature de partout, Les carnets d’Eucharis, remue-net.

Quelques contributions :
- Contribution au colloque de Cerisy « Jude Stéfan : le festoyant français » septembre 2012 : L’enfance dans les textes de Jude Stéfan : la grande absente ?
- Publication de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe et La revue des revues.

Autres lectures

Etienne Faure, Et puis prendre l’air

Le livre d’Étienne Faure, Et puis prendre l’air, porte en première de couverture l’indication générique : « poèmes en prose ». Voilà qui surprend : non pas tant qu’on puisse annexer de la prose à la poésie, [...]

Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de taches de café ; ni annotations, au crayon mots [...]




Un printemps en poésie chez Gallimard : Etienne Faure, Anna Ayanoglou, Daniel Kay

C'est un bien beau printemps que celui de 2022 chez Gallimard, avec ces titres de la collection Blanche, en poésie, belle comme un jour qui prend de l'altitude et nous accompagne vers le solstice d'été, et sa lumière. Trois titres très différents mais avec ceci en commun qu'ils font poésie, ce qui n'est pas rien !

∗∗∗

 

Etienne Faure, Vol en V

En prose, en vers, au fil des paragraphes, des tracés qui suivent l’allure d’un essaim justifié à gauche ou bien en blocs déposés au centre de l’espace scriptural, le signe est langage avant la langue  dans Vol en V. Épigraphes d’œuvre et de chapitres jalonnent ce recueil où les titres suivent les poèmes, comme pour les porter, mais pas que. Il existe un dispositif paratextuel très élaboré qui accompagne les vers d’Etienne faure, traverse le texte, l’enrichit, le retranche pour l’ouvrir à son essence qui est de laisser émerger la voix du monde. 

Ces titres situés sous les poèmes se présentent également comme un sous-titrage, mais il est permis de les considérer comme des titres car ils figurent dans la table des matières. Nous pourrions y voir une volonté de ne pas surcharger la lecture, de laisser la pluralité des sens affleurer sans alourdir l'appréhension de l'ensemble. C’est il semble une des fonctions de ce positionnement tutélaire. Mais lorsque l’on considère l’aspect sémantique de ces titres qui suivent le texte et sont en italique on se rend compte qu’ils en soulignent la trame anecdotique, qu'ils attirent l'attention sur l'instant de vie qui est la matière du poème... Un désir de mettre en exergue les éléments dévolus à un univers référentiel. Mais pourquoi ? 

Ces titres "à l’envers" portent les marques sémiques d’une littéralité qui en réalité magnifie la poésie, en dévoile la substance, et révèle toute la puissance du langage poétique. Comme une serviette japonaise qui une fois plongée dans l’eau se déploie et laisse apparaître une infinité d’univers, le poème soluble dans le regard du lecteur prend toute sa dimension une fois que l’instant de vie qui en a été l’origine est nommé, comme un instantané posé sur l’onde sonore des mots ondoyant dans un océan polysémique.

Etienne Faure, Vol en V, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière
pays, origines, hors cela, il emprunte
au début sous le nom de rue, pont, grève
un parcours exempté de fil, anonyme,
laissant l'impasse pour attraper les quais
via les passages, les cours et circuler
inclus dans la foule en mue sans arrêt
selon l'heure ou l'allure à laquelle on passe,
interdit soudain sous un nom, un bouquet
au mur scellé (mortellement blessé)
après la chute de naguère, le bruit d'un corps au sol,
épitaphe à jamais cernée du crible des impacts
encore aux murs, semblant redire : passant,
nous allons mourir, et personne n'en saura rien,
ou bien continuer de parler aux vivants
plus avant, ceux qui vont te survivre
— et le flâneur éclairé sous un angle
un instant exposé au soleil du soir,
médite à découvert avant de traverser vite,
regagner l'ombre.

Passage à découvert   

             

 

Comme pour dissoudre les passages, se fondre dans les décors qui servent de supports aux textes, dévoiler l'essence de ce que recèle la langue poétique, et soutenir les champs sémantiques à l'œuvre dans ce qui "fait" poésie, ces titres supportent et révèlent, renvoient au désir de relire le poème. Apparaît alors toute la puissance du langage poétique, ce qu'il permet de transcrire, qui est tout simplement l'indicible : la couleur d'un lieu, chargé d'émotions que tout concourt à communiquer, la profondeur d'un temps de vie arrêté qui déployé dans le présent du texte, l'éphémère de nos vies, capturé dans l'espace vacant du poème, là où tout se recrée à chaque instant. 

Alors les épigraphes prennent sens, car chacune met l’accent sur l’envol, celui du regard, celui de la langue libérée par la mise en jeu du poème.

   Nous nous touchons, comment ?
Par des coups d’ailes

Rainer maria Rilke
à Marina Tsvétaïéva
Correspondance à trois, Eté 1926

                   ∗

Comme à chaque saison c’est le
désir qui les fait venir de si loin.

William Carlos Williams,
Paterson, livre V

                  ∗

Ainsi appuyé au ciel 

Thomas bernhard
Sur la terre comme en enfer

 

Altitude topographique métaphorique qui est celle qu’offre la poésie, pour s'appuyer au ciel, porté par l'élan d'un Vol en V...

 

Promesse ajourée du langage
la pluie fourmille au sol
puis s’éparpille.
On dirait
- dentelière, reprenez-moi si je me trompe -
un point d’Alençon répété sur le vide
et qui finit dentelle, voire
jour Venise

jusqu’au motif

Anna Ayanoglou, Sensations du combat

 

Combattre est-ce vivre ? Est-ce écrire, lutter ? Il semble qu'intensément oui. La langue d'Anna Ayanoglou poursuit le monde, encore, tente de forer des puits au centre du silence, pour faire jaillir une lumière étincelante. Celle du poème, assurément. 

 

 

Prose poétique ou poème dans cette liberté de trait qui est encore et toujours à inventer, Sensations du combat brûle et emporte l'esprit au centre d'un langage vif, parois tranchant, parfois fédérateur de symboles qui alors convoquent des archétypes que la poétesse interroge. Ses origines, l'amour, et puis écrire, ce lieu investi par le regard spéculaire de l'énonciatrice qui emploie le pronom personnel de la deuxième personne du singulier pour témoigner de sa propre existence. 

On perçoit des bribes de vie, mais à peine, rien de lyrique, ou alors un lyrisme vivifiant, comme un combat contre les mots avec, pour changer la plainte en chant de guerre. Et surtout cette lucidité qui guide ne permet aucun apitoiement. C'est juste, c'est la vie regardée comme elle se doit de l'être, avec vaillance, celle d'une femme qui s'empare du temps et des chemins grâce à sa parole, et surtout grâce au silence que recèle le poème. 

Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 88 pages, 13 €.

Rien d’autre que composite, agglomérat
– de langues approchées, apprivoisées
puis le temps passe, et rien, elles sommeillent
et leurs liens avec elles
mais tout sommeille – les terres, des aïeux
ou sans, peu importe, vraiment
– tous des membres fantômes
souffrances scintillantes
qui se réveillent par intermittence.

Sensations du combat passe à travers les âmes pour aller droit vers l'essentiel de questionnements incontournables que seule la poésie permet de laisser affleurer parce qu'impossibles à rendre audibles, autrement.

Capsule de présentation de Anna Ayanoglou, lauréate du Prix de la première œuvre en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

∗∗∗

 

Daniel Kay, Un peigne pour Rembrandt, et autres fables pour l'œil

 

Poèmes en prose, pour ce recueil qui ouvre sur ce texte du tout premier chapitre, "La fabrication des images", avec "Histoire d'un désir" :

 

Etendre le bleu à la manière des linges aux fenêtres,
les fines étoffes au vent Léger. Ne pas prendre le
ciel comme limite ni même comme principe d'expansion
mais comme désir. Alors le bleu resplendit tel un fruit sur
une coupe disposé, un fruit unique rendu à la table des 
couleurs.

 

N'est-ce pas là raconter la magie de l'art, cette merveille qui à travers le fruit, un ceil, des visages, magnifie l'anecdotique pour puiser aux sources des universaux, là où les archétypes parlent une seule et même langue, celle de l'humanité ?

Tout entier ce recueil est un hymne à l'art. Daniel Kay raconte avec ses mots ce fabuleux secret du miracle qui advient lorsque la représentation traverse l'épaisseur du temps. Des lignes, mais pas n'importe lesquelles, des mots agencés pour faire poésie, unique chance de capturer l'indicible majesté de la couleur, du tracé, du regard que le peintre pose sur le paysage et de cette transformation lorsque la couleur est étalée sur la surface de la toile, avec des aplats et des teintes, de courbes et des lignes de fuite qui arrivent dans l'univers intangible d'une fraternité. Un dimanche aux Pays-Bas, Chez Bruegel l'ancien, Trait pour trait, Le peigne de Rembrandt, Les affinités électives, Grande galerie, Volumes... Autant de chapitres dans lesquels le poètes célèbre l'art, et égrène une galerie de portraits d'artistes, sortes de tableaux de toiles, comme dans ce magnifique poème sur Bacon :

Francis bacon
Histoire d'un reniement

    Tu peux toujours crier, grand pape épouvanté, crier
la mâchoire serrée sur des poussières d'étoiles, ton âme
sent trop fort la viande. Le grand drame épiscopal, lui, 
suit sa route. C'est que l'Esprit-Saint a choisi le mauve, le
théorème du mauve pour foudroyer, foudroyer le temps
d'un dernier cri. Et tu te demandes, encore et encore : 
Mon dieu, pourquoi m'as-tu injurié ?

 

 

Daniel Kay, Un peigne pour Rembrandt, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 112 pages, 12 € 50.

Ce que racontent les images... Daniel Kay les fouille, mais pas seulement. Il met en demeure le langage de dire cette magie qui opère dans les toiles de grands peintres, et il y parvient, grâce à la poésie, cela va sans dire. L'esprit-Saint est ici celui de l'artiste, qui choisit le théorème du mauve, qui incorpore le mauve pour le restituer là, dans l'écrin de la toile, face au cri incessant, avalant tous les cris de tous les hommes, dans celui de ce pape, grand, épouvanté d'une trouille qui pleut séculaire sur nos semblables. C'est tracé, sur le tableau, c'est écrit, dans Un peigne pour Rembrandt, et partout dans ce beau recueil, comme fables offertes à nos que regards, puisées dans l'épaisseur des histoires, qui ne se veulent en aucun cas explicatives. Elles guident  au contraire les yeux des lecteurs vers cette impalpable miracle qu'est l'art, ainsi que le fait cette fabuleuse fable de Rembrandt dans le chapitre qui lui est consacré, Trois fragments d'une histoire du visible :

 

A Amsterdam, Dieu rend visite à Rembrandt qui n'a
même pas eu le temps de se peigner. Il entre sur la pointe
des pieds pour ne pas réveiller Saskia et parlemente long-
temps avec l'artiste avant de passer sa commande : son
choix est fait, ce sera une grande histoire du visible.

Présentation de l’auteur

Etienne Faure

Etienne Faure, né en 1960, vit et travaille à Paris. Dernières publications : Vol en V, Gallimard, 2022 ; Et puis prendre l’air, poèmes en prose, Gallimard, 2020 ; Tête en bas, poèmes, Gallimard, 2018, prix Max Jacob 2019 ; Ciné-plage, Champ Vallon, 2015.
La revue Phoenix lui a consacré un dossier d’invité (numéro 27) ainsi que Contre-allées (n°43). Rédaction de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe, la Revue des revues, Phoenix. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

Bibliographie

Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007
Vues prenables, Champ Vallon, 2009
Horizon du sol, Champ Vallon 2011
La vie bon train, Champ Vallon 2013
Ciné-plage, Champ Vallon 2015
Tête en bas, Gallimard 2018
– Et puis prendre l'air, poèmes en prose, Gallimard, 2020.
– Vol en V, Gallimard, 2022.

en revues

La NRF : n° 462-463, 488, 512, 551, 577, 582
Conférence : n° 8, 16, 22, 27, 34
Théodore Balmoral : n° 31, 34, 35, 39-40,44, 48, 52-53, 61,62/63, 68
Le Mâche Laurier : n° 12, 15, 22, 24
Pleine Marge : n° 15, 28
Rehauts : n° 4, 7, 12, 15, 18, 23, 27, 31, 35
Europe : n° 955-956, 1015-1016
Contre-Allées : n° 29-30
* (Astérisque) : n°1 et 3
Les Carnets d’Eucharis (papier et électronique)
Phoenix : n°21, 27
TO AENTPO : n° 201-202 (parution en grec de textes extraits de Légèrement frôlée)

Nombreux entretiens et publications de notes critiques dans Poezibao, Europe, Phoenix, La revue des revues, le Cahier Critique de Poésie. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

en revues électroniques
Sur Zone n°19, Poezibao ; Secousse n° 18, remue.net, Sitaudis, Les Carnets d’Eucharis.

Sur Etienne Faure :
Poète invité du numéro 27 de la revue Phoenix (décembre 2017) : dossier coordonné par François Bordes et Myrto Gondicas, contributions critiques de Jean-Claude Pinson, Stéphane Bouquet, Gilles Ortlieb, Jean-Pierre Chevais, François Bordes, Myrto Gondicas.

Plusieurs entretiens avec Tristan Hordé publiés dans Poezibao, Littérature de partout, Les carnets d’Eucharis, remue-net.

Quelques contributions :
- Contribution au colloque de Cerisy « Jude Stéfan : le festoyant français » septembre 2012 : L’enfance dans les textes de Jude Stéfan : la grande absente ?
- Publication de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe et La revue des revues.

Autres lectures

Etienne Faure, Et puis prendre l’air

Le livre d’Étienne Faure, Et puis prendre l’air, porte en première de couverture l’indication générique : « poèmes en prose ». Voilà qui surprend : non pas tant qu’on puisse annexer de la prose à la poésie, [...]

Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de taches de café ; ni annotations, au crayon mots [...]

Présentation de l’auteur

Anna Ayanoglou

Anna Ayanoglou est une poétesse française née en 1985. Après des études de littérature russe et de linguistique, elle part vivre en Lituanie, puis en Estonie. Son premier recueil de poèmes, Le fil des traversées (Gallimard, 2019, prix Apollinaire Découverte et prix Révélation de Poésie de la SGDL en 2020) se fait l’écho de ce long séjour balte.

Gardant une distance prudente avec son Paris natal, Anna Ayanoglou réside désormais à Bruxelles, où elle construit son œuvre poétique et conçoit l’émission « Et la poésie, alors ? » sur les ondes de Radio Panik. Le désir qui sous-tend cette émission mensuelle consacrée à la poésie du monde : donner à entendre des poèmes lus en langue originale en plus de la traduction française. Dans « Et la poésie, alors ? », poèmes et moments musicaux alternent, dialoguent durant trente minutes. (Podcast disponible en suivant ce lien : https://www.radiopanik.org/emissions/et-la-poesie-alors-/episodes/)

Bibliographie

Le fil des traversées, Gallimard, Collection blanche, 2019.

Sensations du combat, Gallimard, Collection Blanche, 2022.

En parallèle de l’écriture de ses recueils, Anna Ayanoglou publie des poèmes dans des revues littéraires. On peut la lire notamment dans La NRF, Europe, Po&sie, Poésie/première, Décharge

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Daniel Kay

Daniel Kay est un poète français né à Morlaix en 1959. 

Après des études secondaires à Morlaix, Daniel Kay est  agrégé de lettres modernes, discipline qu'il enseigne.

Il a publié des poèmes dans des revues et publie plusieurs recueils. Il écrit également sur la peinture et peint lui-même.

Poèmes choisis

Autres lectures

Daniel Kay, Vies silencieuses

Les « vies silencieuses »du breton Daniel Kay sont celles que donnent à voir les plus grandes œuvres picturales. Vies silencieuses des hommes, des bêtes, des plantes, des fleurs… tous visités par le pinceau du [...]




Etienne Faure, Et puis prendre l’air

Le livre d’Étienne Faure, Et puis prendre l’air, porte en première de couverture l’indication générique : « poèmes en prose ». Voilà qui surprend : non pas tant qu’on puisse annexer de la prose à la poésie, ou appeler « poésie » un travail d’écriture en prose :  la chose est admise et elle prend aujourd’hui une multiplicité de formes. Mais « poèmes en prose » renvoie à un genre précis, né avec Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand et avec les Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. de Baudelaire.

S’y illustreront Rimbaud, puis Pierre Reverdy et Max Jacob, entre autres. Genre à référer à une époque de l’histoire de la poésie, donc : né au XIXe siècle, pleinement instauré dans le premier XXe siècle. Je ne vois guère que Christophe Hanna, dans ses Petits poèmes en prose de 1998, à avoir repris l’appellation générique : mais il s’agissait d’un titre, d’une référence spécifiquement à Baudelaire, et d’une pratique n’ayant rien à voir avec celle qui nous occupe à présent. « Poèmes en prose », donc : ce qui nomme un autre genre d’écriture chez Étienne Faure, qui compose par ailleurs – et principalement – des poèmes en vers. Mais la distance historique qu’on vient d’indiquer n’est pas de pure forme : c’est le ton du livre dans son ensemble et un aspect central de la poétique de son auteur qui sont ainsi impliqués, me semble-t-il.

Car ces poèmes sont véritablement des poèmes en prose, au sens historique du terme, dans lequel différents types de prose sont repris et travaillés par le langage poétique : la chronique, le portrait, la méditation, la note de voyage sont ainsi des modèles d’écriture sous-jacents. La mise en page, qui n’isole pas le poème mais le présente en séquences, tend à renforcer ce caractère de notation : il s’agit pourtant bien de poèmes en prose, isolables comme tels, malgré la relative brièveté de certains d’entre eux. 

Etienne Faure, Et puis prendre l'air, Gallimard, collection Blanche, 2020, 136 pages, 14 € 50.

Vers et proses avancent ainsi à revers et à vitesse différente de part et d’autre du pli qui les ajointe :

Usant d’un carnet tête-bêche pour écrire, le remplir à l’endroit de ceci, à l’envers de cela, il sait qu’un jour les deux gageures, vers et prose qui progressent, vont se rencontrer, former un front redouté. L’une gagne du terrain – elle en est presque à la moitié du calepin –, quand l’autre ne hâte pas le pas. […]

La prose d’Étienne Faure est ainsi travaillée par son envers versifié, et si les rythmes diffèrent, dans les deux cas l’idée du poème est la même : il faut que ça tienne, du début à la fin, qu’il se constitue une unité de sens et de forme, que manifeste dans les deux cas tout un art de la chute.

Le recueil se structure en dix sections, et l’on retrouve le poète dans la particulière qualité d’attention qu’il porte au proche, êtres et choses, dans une poétique de la flânerie (la ville et ses alentours, dans les sections « Éloge appuyé des bancs », et « Prendre l’air »), mais aussi au lointain, car le voyage est présent, comme dans d’autres livres du même auteur (section « Aux coins du globe ») : « Tropicale humide est ma vie ». Cependant, plus que l’espace, c’est le temps qui est la matière première de cette poésie. Il n’y a rien là que de banal, dira-t-on : c’est qu’il faut préciser. Baudelaire cherchait la modernité, c’est-à-dire à saisir une qualité particulière du présent, propre à chaque époque ; ce n’est pas qu’Étienne Faure la refuse, mais sa quête est autre : ce sont plutôt des rémanences du passé dans le présent, des bulles de durée dans le temps, des formes touchantes d’anachronisme qui l’attirent au premier chef et provoquent l’écriture. La poésie retient ce qui est passé ou mieux encore le tout juste passé, qui se trouve encore là, provisoirement, et que volontiers on néglige. Sa temporalité est complexe : le thème du « décalage horaire », qui intervient dans le recueil, a valeur de figure.

C’est ainsi que le panta rhéi urbain trouve à se tempérer dans l’usage des bancs, qui offrent une provisoire possibilité de station. La section consacrée à ces objets publics donne un bon exemple de l’art du poète. Car le banc est véritablement une scène, sur laquelle se jouent nombre de saynètes quotidiennes où figurent tous genres de gens. Ces saynètes nous sont présentées dans une esthétique du croquis. Il faut saisir, en quelques traits, le mouvement, le sens, l’esprit d’une situation. Ainsi de ces enfants aidant un chat à redescendre d’un arbre :

[…] The cat, ici, serait plutôt un cas parmi les taillis taillés où les enfants se sont ameutés. Taïaut ! Perchés sur le banc ils l’attrapent et le redescendent par la peau du cou, sous la rumeur des oiseaux. Arrière-petit-fils d’un chat de gouttière, il s’accroche, vertige, puis détale, de nouveau chatoyant. Minou, minou !

 

Autres lieux de station provisoire, ce sont les hôtels, fréquentés au cours des voyages (section « Hôtels et retour »), lieux de réflexion solitaire, dans lesquels on s’absorbe un temps : « des murs, en faire partie, faire partie des murs, être aussi meuble que la chaise ou la lampe qui me voient d’un bon œil – miroir – puis ne me voient plus, tellement je suis fondu dedans ». Ce sont plutôt les petits hôtels de province qui sont objets de poésie, et la remarque suivante a valeur emblématique : « L’Hôtel Moderne est souvent ancien. » Le goût des choses discrètement désuètes, que j’évoquais plus haut, s’y concentre ; de la même manière dans : « Comestibles : aux vieilles enseignes vaguement épargnées par le temps, on pouvait lire de tels mots pour annoncer la chair mangeable et un peu recherchée » ; ou encore : « basané se disait naguère, vocabulaire passé dans les livres jaunis ». Ces choses ne vont pas sans les mots qui les disent, et c’est une qualité toute particulière de la poésie d’Étienne Faure que de les saisir et de les conserver pour nous, nous permettant d’en goûter la saveur :

 

[…] Les enfants, eux, avaient droit aux bonbons fourrés à la menthe, au cassis, à la mandarine, au café, à tout et n’importe quoi de la grand-tante. Elle conservait dans une soupière de vieux bombecs collés à leurs papiers, impossibles à arracher, et qu’il fallait sucer comme ça, calés entre langue et palais. Avec leurs peaux recrachées après.

 

« Bombecs », « cloper », « pioncer », « illico », « rédacs », « clopin-clopant », entre autres vocables ; « toi qui as de bons yeux… tu seras mignonne de m’apporter… tant que tu es debout… » entre autres expressions, dans le recueil : on peut faire poésie de ces mots surannés, charmants, qui furent les nôtres et donc qui furent nos vies, et qui passent. Quant aux « mots liftés » de l’air du temps, il leur en faudra peut-être un peu pour livrer leur saveur, si ce n’est dans une perspective satirique :

 

 […] Elle emporte sa lunch box isotherme à deux cuves, l’une pour la viande, l’autre pour la salade. Dotée d’un clip, elle est hyper hermétique et conserve le chaud et le froid pendant cinq heures. […]

 

Objet emblématique et contraire, puisqu’il s’agit de conservation, la veste aux poches emplies « des cueillettes de l’an dernier » : « un vrai poème, ce paletot ».

Il serait facile dès lors de taxer cette poésie elle-même de désuétude, considérant qu’elle se détourne des questions brûlantes qui doivent nous occuper, et de la langue littéraire contemporaine. Elle fait un pas de côté, elle sait nous arrêter, à contempler par exemple ce tas de choses anciennes, cave vidée sur un trottoir :

[…] des guéridons et des sellettes, des cache-pots, des passe-plats, des tabourets, des escabeaux sans marches, des abat-jour et des squelette de chaises, des ciels de lit, des paravents crevés, des rideaux en nylon, en cretonne, en organdi. Tout cela promis à l’asphalte où les pas maintenant se hâtent – ok ça marche –, en quête d’avenir.

 

Ce n’est pas seulement que la poésie d’Étienne Faure nous rappelle que ce que nous aimons et à quoi nous tenons si fort à présent deviendra cela, ce bric-à-brac promis à la décharge : c’est aussi qu’elle nous laisse soupçonner ce dont elle se détourne. C’est-à-dire les signes dans le présent d’un avenir fort incertain, dans lequel nous avons de plus en plus de mal à nous projeter avec quelque confiance. Mais d’une part, elle nous rappelle qu’il y a tant de choses à voir et à éprouver, tant de choses diverses et de points de vue divers sur le monde ; et d’autre part, il y subsiste un espoir d’émancipation véritable. Il faut simplement y prêter attention :

 

L’année dernière il était au cimetière, ce petit œillet trouvé dans les poubelles près du mur des Fédérés, qui tient tête et relève le défi de vivre. C’est désormais une tripotée de ressuscités qui occupent la croisée : rien que des bras cassés, issus de pots en terre et en plastique, des dépotés ressurgis d’entre les morts. Et qui fleurissent post mortem la fenêtre dans un devoir de mémoire, dirait-on.

Présentation de l’auteur

Etienne Faure

Etienne Faure, né en 1960, vit et travaille à Paris. Dernières publications : Vol en V, Gallimard, 2022 ; Et puis prendre l’air, poèmes en prose, Gallimard, 2020 ; Tête en bas, poèmes, Gallimard, 2018, prix Max Jacob 2019 ; Ciné-plage, Champ Vallon, 2015.
La revue Phoenix lui a consacré un dossier d’invité (numéro 27) ainsi que Contre-allées (n°43). Rédaction de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe, la Revue des revues, Phoenix. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

Bibliographie

Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007
Vues prenables, Champ Vallon, 2009
Horizon du sol, Champ Vallon 2011
La vie bon train, Champ Vallon 2013
Ciné-plage, Champ Vallon 2015
Tête en bas, Gallimard 2018
– Et puis prendre l'air, poèmes en prose, Gallimard, 2020.
– Vol en V, Gallimard, 2022.

en revues

La NRF : n° 462-463, 488, 512, 551, 577, 582
Conférence : n° 8, 16, 22, 27, 34
Théodore Balmoral : n° 31, 34, 35, 39-40,44, 48, 52-53, 61,62/63, 68
Le Mâche Laurier : n° 12, 15, 22, 24
Pleine Marge : n° 15, 28
Rehauts : n° 4, 7, 12, 15, 18, 23, 27, 31, 35
Europe : n° 955-956, 1015-1016
Contre-Allées : n° 29-30
* (Astérisque) : n°1 et 3
Les Carnets d’Eucharis (papier et électronique)
Phoenix : n°21, 27
TO AENTPO : n° 201-202 (parution en grec de textes extraits de Légèrement frôlée)

Nombreux entretiens et publications de notes critiques dans Poezibao, Europe, Phoenix, La revue des revues, le Cahier Critique de Poésie. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

en revues électroniques
Sur Zone n°19, Poezibao ; Secousse n° 18, remue.net, Sitaudis, Les Carnets d’Eucharis.

Sur Etienne Faure :
Poète invité du numéro 27 de la revue Phoenix (décembre 2017) : dossier coordonné par François Bordes et Myrto Gondicas, contributions critiques de Jean-Claude Pinson, Stéphane Bouquet, Gilles Ortlieb, Jean-Pierre Chevais, François Bordes, Myrto Gondicas.

Plusieurs entretiens avec Tristan Hordé publiés dans Poezibao, Littérature de partout, Les carnets d’Eucharis, remue-net.

Quelques contributions :
- Contribution au colloque de Cerisy « Jude Stéfan : le festoyant français » septembre 2012 : L’enfance dans les textes de Jude Stéfan : la grande absente ?
- Publication de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe et La revue des revues.

Autres lectures

Etienne Faure, Et puis prendre l’air

Le livre d’Étienne Faure, Et puis prendre l’air, porte en première de couverture l’indication générique : « poèmes en prose ». Voilà qui surprend : non pas tant qu’on puisse annexer de la prose à la poésie, [...]

Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de taches de café ; ni annotations, au crayon mots [...]




Étienne Faure, 7 remarques sur Tête en bas et une causerie avec l’auteur

«… car il avait l’impression qu’il se cachait, par extraordinaire,
quelque part un mot juste. »

Samuel Beckett

1. à Tharros où le vent se lève

Je commence à la page que je préfère. Chance, c’en est une qui se termine bien (encore que). Certainement Étienne Faure n’use guère de happy end. Tête en bas, oui, mais vu d’en-dessous. Ça n’empêche pas de voyager. Par avion, dans les escaliers de l’amour, et même, dans le passé. Ça ne mange pas de pain / les souvenirs : derniers mots du livre. Un grand-père mort à la guerre – peut-être. L’autobiographie non plus n’est pas le premier souci de l’auteur, même si (à ma connaissance) il n’avait jamais jusque-là employé la première personne du singulier. 

En quatre ou cinq occurrences : il ne faut pas exagérer. Et la deuxième personne, un peu moins : Tous les vêtements que tu portas, la mémoire / depuis l’enfance n’en peut mais… Fausses pistes ? Qu’importe. On se laisse entraîner. Les poèmes s’imposent, un à un, et d’abord dans l’ordre, choisi, où l’auteur les a disposés, par la précision de ce qu’ils décrivent, par cette attention minutieuse, réjouissante, à la matérialité des choses, au réel et au réel encore (dont le rêve, le souvenir font partie) : le plus souvent en une seule phrase dessinée d’un trait, on dirait même lancée, avec des brisures de rythme pour arrêter, dérouter le regard, un instant suspendre la respiration ; et le lecteur revient deux lignes plus haut et recommence, parce que, ah oui, cela chante. Le vent se lève avec la pluie dans les ruines d’un temple antique. Il y a là quelque chose de nervalien, me disais-je. Je me trompe peut-être. Pourquoi des références ? C’est qu’on n’est pas seul, quand on écrit : les autres écrivains sont là aussi. On écrit pour être une part de la conversation. Un passage de relais. (…) sans répit ni repos, / des blocs de lave refroidie / assombris sous la pluie font leur âge, / où les piliers pâles, détachés tout à l’heure / impunément dans le bleu fixe, / lèvent à présent au ciel comme au soleil / punique leur ossature, rappels / de bras tendus, geste ancien que le vent / érode.

Etienne Faure, Tête en bas, Gallimard, NRF, Paris.

2. extrait séculaire des blés

Étienne Faure aime à ordonner ses textes en ce qu’il appelle des ensembles, bien sûr ouverts à une lecture transversale. On pourrait désigner le thème du sol – ce qu’il y a là, sous nos pas, sous nos yeux, à ras de terre – comme un fil conducteur : à commencer par un ouvrage entier, Horizon du sol (2011), tous ses livres disent un attachement aux lieux, à la géographie et à l’histoire des lieux ; l’endroit où l’on se trouve plutôt que celui d’où l’on vient ; un attachement qu’on pourrait dire sans attaches, sans liens ; d’ailleurs tranchés, les liens, en maint poème, par un humour féroce. Ici c’est la quatrième partie qui s’intitule Travail du sol, où se côtoient les dieux de la Grèce, poly et monothéisme réunis (et désunis) dans le vent du soir qui tombe entre les troncs tors (le poète écrit : maniérisme) des oliviers dans le texte qui donne son titre à l’ensemble ; tandis qu’un peu plus loin, terre inculquée s’achève (logiquement) presque en chanson à boire. Ancestral, ancestral, on ne sait dire que ça, écrit Étienne Faure, avant de revenir à un passé plus proche – un petit siècle ; la moitié ; vingt ans, dix ; hier… – mais qui semble lui tenir à cœur. Un passé toujours pas passé, marqué par le fatalisme de la mélancolie dans cet extrait séculaire des blés, estival, bucolique… n’étaient, soudain, l’ombre des corbeaux, épitaphes du soir, et cette rime, deux lignes plus bas, effraie - ivraie, qui glace le sang. C’est qu’on n’est jamais loin des lieux et des souvenirs de la boucherie de 14-18 : (…) c’est la guerre, et tout ce qui fuit avec, / jeune homme, le heurt des verres, des assiettes, / le fracas émietté des cuisines / aussitôt balayé par l’histoire… Tête en bas, oui, au ras du sol, de la vie de tous les jours, des objets quotidiens, du dépotoir ; et avec le sourire, ne vous déplaise, la tache de vin sur l’inusable carreau vichy en prélude à la chute, sarcastique, de « la terre ne ment pas » (paysage arrière).

3. le ciel en hâte

Bien des poèmes d’Étienne Faure mettent en scène, ou en joue, la « Belle Époque ». Il faudrait lui demander pourquoi il y revient si souvent. Pour mieux tenir à aujourd’hui exactement ? C’est rare, un poète (moderne) aussi concerné par l’histoire. Toute l’histoire. Du xvie siècle à la Grande Guerre, de l’Antiquité au 13 novembre 2015. On pense à Claude Simon, à Histoire de Claude Simon. Il a fait une drôle de tête, Étienne Faure, quand je lui ai dit ça. J’ai essayé d’argumenter (pas très sûr de ce que j’avançais) : les longues phrases foisonnnantes et précises de Claude Simon, les champs de déshonneur de l’Acacia et ceux, plus anciens, deux siècles, ce sont les mêmes, des Géorgiques, j’avais bien cru les reconnaître du fond des aquarelles de Bagetti, où le regard, loin de se perdre, s’affine dans la brume de la bataille lointaine, avec ses fantassins en miniature et sans doute à la loupe / exécutés ; et Stendhal qui promène son miroir embué sur le bord de la route. La sensation de perte, abrupte, inéluctable, se renforce dans le poème suivant, noir figé, où le temps se brise net : (…) la mort me prit au bord du ruisseau / il n’y a pas deux heures, deux cents ans, cela / alla si vite – quel foin dans le crâne. 

En effet. La mort à la guerre inscrite, écrite dans le paysage, dans le récit du paysage. Le Dormeur du val bien sûr, et Simon : même attention inlassable, amusée parfois, à ce qui a eu lieu, et aux lieux où cela a eu lieu ; l’accueil, et la (tentative de) restitution, description, le mieux possible, de l’embrasement de l’histoire, et donc, aussi, et à la fois, des histoires, privées, les nôtres, avec leurs filiations étranges, souvent comiques. Les Années folles, mais elles le sont toutes, et c’est encore une fois l’humour qui les sauve, comme dans un film muet, au dernier vers, un dimanche au bordel, hein chéri, / ça s’éteint tout seul.

4. allégories

Un seul poème excède une page, il s’appelle extinction de voix, et l’on se dit qu’il était impossible d’épurer, que ce qui devait être écrit était trop impérieux pour ne pas laisser de côté, là plus encore qu’ailleurs, toute maîtrise ou virtuosité pour seulement faire affleurer la brûlure du souvenir et celle de la poésie. Mais peut-être ne s’agit-il que de deux textes qui se suivent et que sépare un interligne ; dans une autre page, quatre vers ont été isolés, qui forment strophe : La mémoire est un sac où les objets les plus fins / se glissent, resurgis tardivement / – le feu, la lettre ou le mouchoir – / oubliés, retrouvés familiers… Oui, la mémoire est sans fond comme un sac de femme et ce poème fait écho à quelques autres, dans ce recueil, de mélancolie amoureuse, pardon si je m’égare. On appelle aussi un sac fourre-tout, et la mémoire, pour la retrouver ne faut-il pas l’écrire ? Même et peut-être surtout si on ne récolte que des fragments, poèmes en forme de ce que j’ai entendu un jour leur auteur comparer à des fenêtres, ou des tableaux, signés au pied en italiques. Toute la sixième partie du livre, ordonnée en deux sous-ensembles où les poèmes se dévoilent comme des tableaux dans une promenade au musée (sans audioguide, s’il vous plaît) nous fait entrer En peinture, et il n’est pas étonnant que Goya, puis Rebeyrolle soient convoqués. Encore une affaire de sac : l’espoir luit comme une paire de pompes / jaunes… Sans parler du Poète à la tête renversée de Chagall, qui nous regarde pour de bon tête en bas. Mais il me semble que c’est dans ces deux textes qui se font face, page paire et impaire (laquelle appelait-on « belle page » ?), vétusté / restauration, que le poète prend le plus de risques, et dit le plus (sur l’art, la manière de le voir ; le sien, et celui des autres). J’avoue ma préférence pour le premier, le poème-tableau avec les blancs. Non restauré. Mais en irait-il ainsi si je n’avais pas lu l’autre tout de suite après ? Et puis tournant la page, que se passe-t-il ? On est encore dans la peinture ? dans l’art ? (…) c’est ici / qu’on hésite en passant près du corps étendu / dans la rue sans savoir si c’est un cadavre / ou bien l’allégorie de l’hiver à même l’asphalte, / doigts gourds, plus difficiles à représenter.

5. cœurs greffés

Les poètes lisent beaucoup, ils lisent les poètes, c’est bien le moins. Certes ils puisent à même la vie  —  l’art, la musique, la rue…  —  l’essentiel de leur inspiration ; mais enfin, si l’on veut écrire à son tour, ne faut-il pas avoir lu ses devanciers, histoire, au moins, de ne répéter ce qui a déjà été dit qu’en connaissance de cause ? (Il ne s’agit pas de vider sa bibliothèque. Certains ne font que ça.) Une parenthèse sur ce mot d’inspiration, naguère encore il pouvait passer pour suranné, sinon condamnable. Le soussigné peut-il risquer une anecdote personnelle ? Un soir de vernissage, à parler de la sorte, un collectionneur, un peu épais, m’assène que si l’on travaille, c’est avec le dictionnaire. J’ai envie de lui répondre (ce qui serait la bonne réponse) que le mot inspiration se trouve lui-même dans le dictionnaire et qu’il serait difficile de nier qu’un petit déclic, parfois… Au lieu de ça je lui rétorque Mais cher Monsieur, que faites-vous des Muses ? À notre amie peintre il parlera de moi comme d’un freluquet, jamais on ne me fit meilleur compliment. Étienne Faure (avec modération) aime à citer ses livres aimés (de longue date ou plus récemment découverts) au détour d’un vers, ou en épigraphe. Ne faut-il pas marquer des points de repère ? Une balise, un signe sur la carte ? Tête en bas s’ouvre sur deux citations, la première de Hannah Arendt, la seconde de Tchekhov, « … je voyais l’envers de la vie que l’on menait en ville ».

Marc Chagall (1887–1985), Étude pour Le Poète à
tête renversée, 1911Gouache, plume et encre sur papier,
27 x 21 cm

Une centaine de pages plus loin, prélude à la dernière partie du livre, Aux temps rassis (voyages anciens et modernes vers l’Est lointain), on lira quelques mots de Kurt Tucholsky qui vit ses livres brûlés par les nazis et préféra en finir tout de suite, dès 1935 ; et juste avant, dernier texte de l’ensemble précédent, Thoraciques, le dialogue d’Héloïse et Abélard. Est-ce parce qu’ils nous reviennent du douzième siècle que ces cœurs greffés sont le poème le plus poignant du recueil ? (…) encore palpitant / des émotions que tu me donnas, serré / près de toi quand je me demandais, amour, / par quel trépas passer… Bégaiement nécessaire. La deuxième personne l’est aussi, il s’agit d’un dialogue, dialogue d’amour, réel, imaginaire ? Un « vrai » souvenir, un souvenir de lecture, un rêve ? Cœur et cœur, cœur à cœur, et l’émotion greffée / comme ici celle de feu François Villon, à cœur fendre. Poursuivons, écrit Étienne Faure. Et Beckett avant lui : « Continuer ». Plus haut, c’est la lecture de Trakl qui accompagne la solitude d’hiver du mot allemand Allein, que le silence de la neige, la nuit, vient un instant soulager sur le blanc de la page.

6. Paris onze

Comment écrit-il, Étienne Faure, comme tout le monde sans doute, assis à une table, chez lui, au café, en promenade, couché sur son lit, ou chuchotant, inlassable, les vers sur ses lèvres comme Mandelstam. Mais en marchant, oui, et depuis longtemps, dans le onzième arrondissement de Paris, meurtri le 13 novembre 2015 mais toujours vivant, un jour ensoleillé que nous y déambulions on pouvait se féliciter de la permanence des terrasses de café bondées, animées, des rires et des sourires d’insouciance prouvant, si besoin était, la défaite des assassins ; non loin, me fit-il remarquer en passant, de la toujours présente (quoique désaffectée, semblait-il) « Clinique du rasoir électrique » de la rue de la Roquette. Parce que bien sûr les choses ont changé depuis le temps : (…) raconté hier / par un vieil enfant du quartier / pendant la guerre bringuebalé de piaule en piaule, / rue de Charonne, Basfroi, rue de la Roquette / puis de Charonne à nouveau, la peur / sous cape affleurant contre les capelines / passant du public au privé dans la cour intérieure / dénuée de vue… L’important, alors, c’est de sortir : de soi, de la chambre, de la rue, du pays, et de préférence sain et sauf, ayant réussi à conjurer l’idée de sortir encore plus vite directement par la fenêtre, quand l’évasion dans les images du papier peint ne suffit plus, voilà (aussi) ce que nous disent les Poèmes d’appartement, septième ensemble du recueil, onze textes, comme le Onzième ? (…) la mer, le large, / un ciel sans la moindre graphie, pas un nuage/ dans le crâne, juste l’été : à la fenêtre / on aperçoit la toile où se côtoient futur / et passé d’un bleu unique, sans l’ombre d’un sillage / hors les reflets, si ce sont des reflets à la fenêtre / de la chambre. C’est de là / que nous partions la nuit pour Londres, Venise, / sous un morceau de toit du Onzième, / enfuis dans le tic-tac peu à peu des ombres. Et partir où ? vers l’Est, assez souvent : en Allemagne avec le cubiste fragmentation d’un serveur berlinois qui ouvre la dernière partie du livre, dans le recueil précédent (Ciné-plage, 2016) en Pologne, en Bohême ; mais dans le monde entier aussi bien, et incidemment, me disait Étienne Faure lors de cette même remontée de la rue de la Roquette, pour entendre autour de soi une autre langue, et du coup se dépayser plus entièrement, retrouver un silence intérieur à l’écoute, attentive ou distraite, de mots inconnus.

7. H

Et chaque mot compte. Bien plus, chaque lettre : (…) tel le h dans le dahlia qui me tracasse, / entre le cueillir et le laisser sur place, au bord / de la vitre embuée par l’hiver de la chambre / me rappelant les prisonnières de Saint-Lazare / payées en monnaie de singe (du troc) / qui regardaient par les barreaux ce qu’il advient du ciel… Quelque chose à voir, envers et contre tout, contre l’ennui, la mort, le désespoir. Plus loin, un poème s’intitule, sobrement, H. Hôpital, silence. Mais il ne faut pas se taire, même et surtout quand la stupeur, la terreur nous figent, interdits, « bouche bée » : voici le O du regard excavé, / absent de l’extérieur, rien qu’en dedans / portant loin la vision ancienne / des mourants imminents, que le regard du poète distinge dans les tableaux de Goya. Mais c’est finalement, dans le même poème lui aussi au titre d’une seule lettre, O, la tendresse et l’amour qui surgissent, en dépit de tout et avec le sourire de l’ardeur, dans l’encoignure d’un cou nacré, / par le désir attisant l’attirance, / et la respiration le feu des yeux / perdus, éperdus, happés. Je suis un peu désolé de couper les poèmes, il faudrait les citer en entier, il faudrait citer le livre en entier. J’ai employé le mot de tendresse et je ne sais pas si Étienne Faure serait d’accord, pourtant je crois bien l’avoir trouvée en lisant ses poèmes et pas seulement entre les lignes, avec la douleur et le froid et la remémoration de la mort, celle d’inconnus et celle des amis (enterrement d’un ami, mains dans les poches). On peut même en éprouver, de la tendresse (et sans nostalgie, n’est-ce pas) pour nos vieux livres, qui, parfois, choient du rayonnage supérieur où la poussière les tenait alignés dans leur beau désordre silencieux, et nous tombent sur la tête. Alors (…) on les ramasse, / en relit quelques lignes, extraits de vie, / fulgurances, les adopte un temps / puis leur sens retombe, les mains les rangent / au plus haut, côté ciel, en réchappent / un dactyle, une fleur inhalée… Lettres d’amour recluses. La vie continue. Elle le mérite. Incipit de Tête en bas : « Vous êtes réveillé ».

21 juin 18, sous le Génie

La poésie peut coûter cher à ceux qui la font. Je lis dans le Monde de ce jour – daté vendredi 22 ; c’est l’été – que l’éditeur et auteur de poésie, et défenseur de la laïcité bangladais, Shahzahan Bachchu « a été abattu par balles le 11 juin ». Le journal n’en dit pas plus. Pourquoi ? Je me sens frère de ce Shahzahan Bachchu que je ne connaisssais pas, n’ai jamais lu, et ne lirai peut-être jamais. Peu importe. Peu importe ? On finit par en mourir de honte, de tout ce qui importe peu, et qu’on laisse passer.

Conversation de poètes, moins risquée, avec Étienne aujourd’hui dans le brouhaha – tonitruant – de la place de la Bastille. Autour de nous tout le monde regarde le foot, on est assis dos à la télé mais on comprend très bien quand les Français marquent un but. E., un rien provocateur (je découvre ça chez lui, ça me plaît bien) marque (crie) hautement sa désapprobation mais personne ne fait attention à nous. L’instant d’avant il me parlait d’une lecture récente, anthologie des poètes précieux. (Si je me souviens bien.) Étienne Jodelle… Un homonyme… Forêts, tourmente, et nuit, longue, orageuse et noire… Pas grand monde, en effet, ne fait attention aux poètes, précieux, pas précieux, c’est pareil, ou presque, et on est bien tranquilles (on ne vit pas au Bangladesh). Un à zéro, pas terrible. On se quitte métro St-Ambroise, ces conversations nous plaisent à tous les deux, poètes alors moins seuls. Est-ce parce que j’ai relu Bolaño récemment, mais cette idée qu’il défend, que des poètes (pas tous) se parlent, ont à se parler (de tout et de rien ; surtout pas de poésie ; ce ne sont pas des critiques ; ah mais, aussi de poésie après tout…) me rassérène. J’ai plaisir à rêver qu’à une troisième chaise de notre table en terrasse au milieu du foot et des préparatifs de la Fête de la musique s’est un temps glissée l’ombre amicale auprès de nous, de Shahzahan Bachchu dont la poésie que je ne connais pas tourne dans ma tête dans le wagon de métro du retour.