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Dominique Sampiero : Lettre de verre est le poème

Le verre, on voit à travers, au point de ne plus le voir, tant il est immergé dans le quotidien. Matériau banal, usuel, utile, sa transparence se double d'invisibilité. Pourtant, on peut  voir dans cette présence qui n'occulte pas le monde mais au contraire le révèle, le dévoile, laisse transparaître des contours perçus à travers ce prisme révélateur, une analogie avec le poème. D'ailleurs, il est certain qu'on écrit les poèmes avec des lettres de verre. Entre déliés et arrêtes, entre aplats translucides et arrondis de couleurs, une architecture du silence ouvre sur toutes les combinatoires du sens, qui apparaissent et disparaissent dans ce jeu d'ombre et de lumière. Lettre de verre est le poème, celui de Dominique Sampiero, qui a porté  et réalisé l'anthologie Le Désir de la lettre née de cette rencontre avec le designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc à qui l'on doit ces Lettres de verre1, et le Musverre, Musée du verre de la région du Nord. Il a répondu à nos questions, en toute transparence.

Pouvez-vous nous parler de ce projet du Musée du verre ? Comment est-il né et comment sa réalisation a-t-elle été possible ?
Voilà plus de trente ans que je m’intéresse à ce musée implanté dans l’Avesnois, à Sars Poteries, entre Avenes-sur-Helpe et Maubeuge (à une heure en voiture de Lille et de Bruxelles) et à cette mémoire des maitres verriers. Il me semblait intéressant de confronter l’onirisme du verre à l’onirisme de l’écriture poétique.

La Vie rêvée du verre, performance lecture, contrebasse portée par Dominique Sampiero et Pierre Badaroux.

J’ai connu personnellement son fondateur, le prêtre sécularisé Louis Mériaux, et il me semblait que cet homme engagé dans son projet aurait aimé associer la poésie. Il m’intimidait trop et je n’ai pas osé lui proposer de son vivant.
Un jour, dans les années 60, Louis boit chez une de ses paroissiennes dans un verre de vin dont le pied est un verre à goutte. Il s’étonne de la symétrie de cet objet étrange et s’interroge. La femme, petite fille de maître verrier, lui répond : « C’est un bousillé ! Les maitres verriers de l’atelier de Sars-Poteries avaient le droit de gâcher, de « bousiller » du verre pour eux pendant la pause-déjeuner pour s’entrainer ».

Ils ont fait de cette permission un moment de création et d’affrontement entre leurs savoir-faire. C’est à celui qui inventerait le plus bel objet. Joignant la parole aux actes, cette dame grimpe au grenier et descend un carton plein : encriers revanche, coupe à fruits, lampes, canne de verre… Louis Mériaux découvre une collection hallucinante d’objets colorés d’une grande beauté et inventivité, entre l’art naïf et l’art brut, inclassable en fait.

 

Dans l’enthousiasme de sa trouvaille, il crée une association, collecte un nombre importants de ces réalisations et décide de rouvrir d’anciens ateliers pour des démonstrations de soufflage avec d’anciens verriers en retraite. Il va plus loin. Après un symposium sur le verre réunissant des artistes du monde entier dans ce minuscule village de l’Avesnois ( 1486 habitants ), il obtient du Conseil Général une bourse permettant de mettre en résidence un artiste du verre pendant un an.

Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, Lettres de verre, une éclipse de l'objet, Bernard Chauveau, 2021, 20 €.

C’est ainsi que va se créer une collection contemporaine d’œuvres en verre, unique en Europe. Au début, installé dans une ancienne maison de maître, le musée va se déplacer dans une nouvelle bâtisse construite en pierre bleue et que vous pouvez visiter aussi virtuellement sur son blog et sa page FaceBook, le MusVerre.

Lette "L", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Lettre "N", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Comment est venue cette idée de réaliser des lettres de verre, et une anthologie, pour accompagner l’ouverture de ce lieu ?
On a confié au designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc le projet de résidence 2020 et la création, sous le titre « l’éclipse de l’objet », d’un alphabet de verre. Eléonore Peretti, la nouvelle directrice du MusVerre a eu l’idée de m’associer à la rédaction du catalogue et l’a proposé au designer qui a accepté. J’ai donc suivi JBSB pendant un an à travers toute la France dans les ateliers des maitres verriers pour faire leurs portraits. Il s’agissait dans cette réalisation de mettre en œuvre les quatre techniques fondamentales du verre : le soufflage, le bombage, le chalumeau et la cire perdue. Et d’en parler dans les pages du catalogue.
M’est venue l’idée d’une anthologie poétique comme un cadeau à faire aux visiteurs de cette exposition et à l’équipe du musée. Les poètes que j’ai invités ont reçu 10 exemplaires en droits d’auteur et ont joué le jeu avec talent et générosité. L’ensemble a été publié en co édition avec le MusVerre et Bernard Chauveau éditeur.
Il me semble évident de faire un parallèle entre les souffleurs de mots et les souffleurs de verre. Souffleurs d’images, de sens, d’un rapport de diffraction au silence, à la lumière. Je suis convaincu que les poètes et écrivains ont quelque chose à apporter à la vie de ce musée en croisant leurs regards, leurs lectures.
Parlez-nous de votre région, le Nord, et de ce que peut apporter un tel endroit à la vie et à l’économie locales ?

Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par Dominique Sampiero et Jean-Baptiste
Sibertin-Blanc, Bernard Chauveau, 2021, 10 €.

Pour le Nord, je ne sais pas, mais pour l’Avesnois, qui est au Nord du Nord, à quelques pas de la frontière belge, et dont l’économie jadis tournait autour de la poterie, du tissage et du soufflage de verre, oui, il y a un enjeu extraordinaire à associer tourisme et culture.

Lettre "E", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Lettre "Y", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Dans ce paysage de bocages et de haies vives, ardoises, briques et pierres bleues, il y a des endroits chargés d’histoire (naissance du premier Mai avec la fusillade de Fourmies) à condition de ne pas s’enfermer non plus dans une nostalgie passéiste. La question est de dynamiser cette vie rurale et de développer des projets de résidences d’artistes pour refaire le lien entre ruralité et culture. Il y a du pain sur la planche pour les vingt années à venir.
Est-ce que la matière du quotidien tient une grande place dans votre poésie ?
Le quotidien est le point d’ancrage et de menace du poème. Tout pourrait recouvrir, endormir, ensevelir, anéantir, étouffer, scléroser, bâillonner l’acte d’écriture dans une région où si peu de gens lisent et s’intéressent à l’art ou à la littérature.
Mais justement le poème est une sorte de levier. En marchant ici, entre les horizons qui ont inspiré tellement de peintres flamands par des occlusions de lumières, des jeux d’apparition, de disparition, on revit une sorte de quête initiatique : quand je marche et que mon regard se love dans un cercle de plusieurs kilomètres, je fais l’expérience charnelle du centre.
L’autre visage du quotidien s’illustre à travers les caractères et les visages des gens d’ici. J’ai fait plusieurs portraits de ces vies minuscules comme l’écrivait Pierre Michon, parce que j’y trouve justement une rupture avec le quotidien. Certains de ces êtres sont des personnages de fiction dans leur vie de tous les jours. Il se dégage une violence poétique brute de leur rapport au monde qui me fascine. Leur sensibilité ne trouve pas les mots ni leurs émotions mais leurs actes oui. Il y a chez certains d’entre eux et dans leur rapport à la terre ou à leurs voisins, plus de poésie enfouie que dans tous les livres du monde. C’est comme un texte silencieux à déchiffrer au quotidien dans leur vie de taiseux. Une sorte d’histoire enfouie à côté de la Grande Histoire dont le poème tente parfois l’esquisse.

La vie rêvée du verre, performance lecture - contrebasse portée par Dominique Sampiero et Pierre Badaroux.

Pensez-vous que l’on puisse affirmer qu’il existe des choses banales ? L’écriture ne révèle-t-elle pas la magie en chaque chose ?
Banal, étymologiquement, signifie : qui appartient au seigneur et dont l’usage est imposé à ses sujets moyennent redevance… La réponse est donc dans la question. Oui, nous sommes tous dans cette banalité qui nous aliène au travail, à l’argent, aux droits et devoirs de la démocratie…
De plus en plus, avec les catastrophes et révoltes de ces vingt dernières années, regardez comment la colère des gilets jaunes a été cassée, violentée, j’ai la sensation d’appartenir aux maîtres de notre époque, c’est-à-dire, la classe politique. Et que je dois payer le prix fort pour m’en libérer. Mon écho à moi, c’est le poème.

Dominique Sampiero, Je suis un paysage.

L’écriture ne révèle aucune magie mais au contraire libère de toutes les illusions et magies aliénantes. C’est le réel absolu de cette libération. Celui qui écrit ne s’appartient plus, n’appartient pas à lui-même, ni à aucune bannière. Il s’en remet au flux de la langue et d’une pensée à laquelle, à chaque ligne, il assiste à l’apparition.
Le JE est un autre de Rimbaud est une expérience qui humanise et déshumanise en même temps. C’est l’expérience d’une solitude dont l’essence même est de m’inventer infiniment « autre et avec », « dans et en dehors du temps », de descendre dans le noyau pour remonter dans la chute des contours, en accueil, en empathie avec tout ce qui n’est pas moi et pourtant me fonde.

Brut de poésie, avec Dominique Sampiero. Hommage au poète Ghérasim Luca TOI TU, long déferlement amoureux de Dominique Sampiero fait partie d'un spectacle musical avec Henri et Sébastien Texier (Réveiller les vivants) poétique à la fois par son jazz et par son verbe. Jacques Bonaffé.

Note

  1. Jean-Baptiste Sibertin-Blanc est le créateur de cet alphabet de verre. Son livre, Lettres de verre, une éclipse de l'objet, paru aux éditions Bernard Chauveau, a été réalisé lors d'une résidence au MusVerre, où il a développé un projet réunissant verre et écriture, espace et architecture. Il est accompagné de textes de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, de l'artiste verrier Antoine Leperlier, du philosophe Jean-Luc Nancy, du typographe et directeur de l'Atelier national de recherche typographique Thomas Huot-Marchand, de l'écrivain Dominique Sampiero et de portraits de verriers.

 

Présentation de l’auteur

Dominique Sampiero

Dominique Sampiero est né dans l’Avesnois, région de prairie, de forêt, de bocage du Nord de la France, l’hiver où l’abbé Pierre lance son appel pour les sans-logis, quelques jours après la mort de Matisse et le même mois que la démission de Marguerite Duras du Parti Communiste.

Instituteur et directeur en école maternelle à partir de 1970 et pendant une vingtaine d’années, militant des pédagogies Freinet, Montessori, Rudolph Steiner et de la pensée humaniste de Françoise Dolto, il démissionne de l’Education nationale en 2000 pour se consacrer entièrement à l’écriture.

Poète (Prix Ganzo 2014 pour La vie est chaude, éditions Bruno Doucey et pour l’ensemble de son œuvre), romancier (Le rebutant, Gallimard, prix du roman Populiste 2003), auteur de livres jeunesses (P’tite mère, Prix sorcière 2004) mais aussi scénariste (Ça commence aujourd’hui, Prix international de la critique à Berlin, et Holy Lola, deux films réalisés par Bertrand Tavernier) auteur de théâtre (TchatLand / Le bleu est au fond) et réalisateur de courts métrages (La dormeuse / On est méchant avec ceux qu’on aime), il reste profondément attaché à sa région natale et une grande partie de son écriture parle de la lumière des paysages et des vies minuscules en lutte avec leur propre silence et l’oubli.

Son dernier roman Le sentiment de l’inachevé paru en Avril 2016 chez Gallimard est une plongée dans l’enfance à travers laquelle il raconte une histoire d’amour qui laissera une empreinte forte dans son élan vers l’écriture. La petite fille qui a perdu sa langue (Gallimard jeunesse Giboulées. Illustrations Bruno Liance ) a été écrit avec des enfants en difficulté scolaire. Les éditions de la Rumeur Libre ont publié le premier tome de l’ensemble de ses textes poétiques.

Photo de Jacques Van Roy.

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