Le trésor des humbles

Un article paru dans Les Lettres Françaises de juin 2025

« Nous vivons à côté de notre véritable vie » écrit Maurice Maeterlinck dans Le trésor des humbles. A quoi fait ainsi écho Philippe Mac Leod dans Sagesses : « Nous n’aimons pas la vie. Nous aimons ce qu’elle nous donne mais nous ne l’aimons pas pour elle-même. Nous servons d’autres vies : des vies sans vie, de bois ou de ferraille. Nous ne savons pas nous tenir en elle ». Et à force de poursuivre des simulacres de vie, nous ne savons plus recevoir la vraie vie, qui pourtant se tient devant nous, dans la fragile ondulation d’un brin d’herbe ou le miracle d’un visage, et quémande notre regard et notre parole.

L’homme qui la découvre, cette vraie vie, frémissante et humble, offerte, peut la qualifier d’éternelle, parce qu’en elle affleure l’inattendu qu’il attendait, parce que dans sa douce effraction, qui force les verrous intérieurs, se révèle, se donne et se reçoit le plus grand amour – parce qu’il lui semble alors impossible qu’elle soit avalée par le passage du temps et ne dure pas toujours, quelque part. C’est bien à guetter ses manifestations que s’attache Dominique Sampiero dans La vie éternelle, par le moyen d’une extrême attention aux humbles (aïeux, voisins et villageois peuplant sa mémoire et son Avesnois) et d’une inhabitation de leur regard : le poète est en effet « expert en attention », selon le mot de Jean Cassou qu’aimait à citer Jean Follain.

La première des trois séquences du livre, intitulée Le silence des ignorés (ce qui peut s’entendre du silence qu’ils font comme du silence que l’on fait sur eux), nous fait rencontrer « Yves, un voisin, l’homme à tout faire du village, le guetteur, le dévoué », au moment où il regarde partir la jeune femme qu’il avait prise sous son aile, qu’il aurait volontiers adoptée, celle-ci, enceinte, fuyant « là où devenir mère lui tiendra compagnie sans le regard lourd des autres ».

Dominique Sampiero, La vie éternelle, frontispice de Godelieve Simons, Le Taillis Pré, 2025, 178 pages, 18 euros.

L’homme ne gardera d’elle que son nom inscrit en « lettres majuscules…au dos d’un ticket de caisse » qui ne quittera plus la poche de sa chemise, même s’il continuera de rêver que l’enfant portera « presque son nom à lui » et qu’il en deviendra le parrain. Le récit en prose se fait presque vie de saint, d’un saint d’à côté, délaissé par « la femme qu’il a aimée et qui lui doit de l’argent », consacrant sa vie à « son frère en fauteuil roulant qu’il a soigné jusqu’à sa mort comme son propre enfant ». Vivant la vie des pauvres gens, fils d’une « mère partie trop jeune à genoux dans ses lessives », souffrant tant de l’injustice des accusations le visant (un sanglier « qu’on lui reproche d’avoir tué en dehors de sa parcelle de chasse »), lui qui porte le nom du saint patron des juges et des avocats, qu’il « en a perdu l’estomac, en vrai, pas au sens figuré ». Et pourtant il a répondu à « l’injuste inculpation » par une plus grande bonté et une plus grande miséricorde, devenant « seul Christ dans le hameau » et passant désormais « son temps à pardonner ».

 

Dominique Sampiero, Poème lisible par moi seul, Encre sur toile, 29x29cm. 

Comme le « pauvre Martin » de la chanson de Brassens (« Sans laisser voir, sur son visage / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Il retournait le champ des autres / Toujours bêchant, toujours bêchant »), Yves bêche le jardin des autres, peut réciter par cœur « les adresses et les soucis des veuves abandonnées derrière leurs volets », accompagne la jeune fuyarde, sa protégée, d’une prière secrète pour elle et son enfant, éprouve gratitude pour « la douce lumière des fenêtres qui lui ferme les paupières chaque soir » et tendresse pour « le tremblement du merle sous la pluie ». A son ignorance (« Yves sait qu’il ne sait rien ou si peu mais avec minutie ») est révélé ce qui est caché aux sages et aux savants : que tout dans la nature vit, parle et quémande notre attention et notre amour, nous supplie d’aller à l’essentiel, de venir à l’éternel ; que le ciel n’est pas un lieu mais tout regard où passe la bonté (« Le ciel en parler ne sert à rien, il entre et sort dans chacun de ses regards »). Le poète n’a pas d’autre clé que son attention et sa conviction que la vie est partout, que tout est regard, que tout a une âme qui réclame de parler à la nôtre : « que penser de l’âme des flaques qui, en un seul regard, capturent les averses, les nuages, les merles ».

 

Dominique Sampiero, Le Poème passe à travers.

La deuxième séquence du livre, intitulée Le tao de la poussière, est consacrée aux « gens de la fenêtre », d’hier et d’aujourd’hui, à tous ceux, ancêtres ou inconnus, demeurant en station derrière la vitre, « corps plié en deux sur la chaise de [leur] méditation ». Frères et sœurs d’Occident, sans le savoir, des philosophes et poètes de l’Orient attachés à la méditation de l’impermanence des choses et à la contemplation des dix mille accidents du monde flottant. Il peut certes faire noir dans leur vie, « comme dans un puits qu’on aurait fermé », il y a certes en eux un parti pris de l’éloignement, de la réclusion et de l’obscurité. Ils sont pourtant au poète sa « famille sans visage », son trésor des humbles. Ils ne possèdent qu’une « pauvreté dépouillée d’arguments et de force », ne vivent que de leur regard, que suffit à occuper le va-et-vient d’un grand chien noir. Mystère que leur présence mutique interrogeant ceux qui passent devant leur fenêtre, devinant un instant leur profil derrière l’épaisseur de la vitre et imaginant un temps la substance de leur vie. Mystère que leur présence passant dans les passants, leur présence « restée en suspens dans [leur] corps flou ». Le poète apprend d’eux le renoncement à toute emprise, l’ouverture de son regard et de son « intérieur » à tout ce qui se présente à son heure : ainsi le balancement du hêtre « entre chien et loup ». Ces gens de la fenêtre sont finalement la présence réelle, signalée par le « lumignon d’un lampadaire ».

Le livre se clôt par Le bruit de la page blanche, l’auteur y confessant sa recherche d’un livre qui soit viatique et consolation, qui soit « notre père, notre mère, la fin de toutes nos peurs ». Un livre abolissant la séparation entre le monde et soi, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le paysage et le livre : « le livre s’est ouvert sur le paysage et chaque souffle de notre parole est un nuage retourné au ciel ». C’est qu’en effet, comme l’écrit P. Mac Leod dans L’infini en toute vie, « Si près de nous palpitent tant de paroles précieuses que nous ne savons plus déchiffrer. / Ainsi de ces roches nues qui se dressent çà et là ». Il n’y a au monde de stérilité et de sécheresse, d’avarice, que celles de notre cœur et de notre âme, que celles de notre regard et de notre parole. Recherche donc d’un livre qui sache nous retourner « comme un gant dans[n]otre propre histoire », qui puisse nous dire « qui nous sommes et où nous vivons / ce que nous allons devenir après le dernier souffle ». Ce qu’offre aussi la page blanche, c’est une virginité, une nouvelle naissance, la possibilité d’effacer les peines et les douleurs passées qui ne passent pas. Ce qu’offre enfin la page blanche, c’est ce qu’elle ouvre, c’est la fenêtre ouverte qu’elle est, le visage qu’elle promet, neuf et immaculé. Le visage qu’elle annonce et révèle : « Notre visage demain quand nous ouvrirons les yeux pour toujours ».

Présentation de l’auteur

Dominique Sampiero

Dominique Sampiero est né dans l’Avesnois, région de prairie, de forêt, de bocage du Nord de la France, l’hiver où l’abbé Pierre lance son appel pour les sans-logis, quelques jours après la mort de Matisse et le même mois que la démission de Marguerite Duras du Parti Communiste.

Instituteur et directeur en école maternelle à partir de 1970 et pendant une vingtaine d’années, militant des pédagogies Freinet, Montessori, Rudolph Steiner et de la pensée humaniste de Françoise Dolto, il démissionne de l’Education nationale en 2000 pour se consacrer entièrement à l’écriture.

Poète (Prix Ganzo 2014 pour La vie est chaude, éditions Bruno Doucey et pour l’ensemble de son œuvre), romancier (Le rebutant, Gallimard, prix du roman Populiste 2003), auteur de livres jeunesses (P’tite mère, Prix sorcière 2004) mais aussi scénariste (Ça commence aujourd’hui, Prix international de la critique à Berlin, et Holy Lola, deux films réalisés par Bertrand Tavernier) auteur de théâtre (TchatLand / Le bleu est au fond) et réalisateur de courts métrages (La dormeuse / On est méchant avec ceux qu’on aime), il reste profondément attaché à sa région natale et une grande partie de son écriture parle de la lumière des paysages et des vies minuscules en lutte avec leur propre silence et l’oubli.

Son dernier roman Le sentiment de l’inachevé paru en Avril 2016 chez Gallimard est une plongée dans l’enfance à travers laquelle il raconte une histoire d’amour qui laissera une empreinte forte dans son élan vers l’écriture. La petite fille qui a perdu sa langue (Gallimard jeunesse Giboulées. Illustrations Bruno Liance ) a été écrit avec des enfants en difficulté scolaire. Les éditions de la Rumeur Libre ont publié le premier tome de l’ensemble de ses textes poétiques.

Photo de Jacques Van Roy.

Autres lectures

Rencontre avec un poète : Dominique Sampiero

Une  bibliographie impressionnante, tant en terme de volume, que pour la diversité de catégories génériques pratiquées. Dominique Sampiero ose, il explore, il façonne des mots, des phrases, tel un sculpteur la pierre, matériau [...]

Les Oeuvres poétiques de Dominique Sampiero

Une anthologie qui regroupe, dans l’ordre chronologique, les premiers écrits de Dominique Sampiero. Le volume 1, déjà très épais, laisse entrevoir l’importance de la production du poète. Son œuvre est remarquable en terme [...]

Dominique Sampiero : Lettre de verre est le poème

Le verre, on voit à travers, au point de ne plus le voir, tant il est immergé dans le quotidien. Matériau banal, usuel, utile, sa transparence se double d'invisibilité. Pourtant, on peut  voir [...]

Le trésor des humbles

Un article paru dans Les Lettres Françaises de juin 2025 « Nous vivons à côté de notre véritable vie » écrit Maurice Maeterlinck dans Le trésor des humbles. A quoi fait ainsi écho Philippe Mac [...]