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Ara Alexandre Shishmanian, Deux méta-chimères

Odradek

 

… et si la transcendance était seulement un « autre » indispensable – complètement absurde • une altérité étrange sans laquelle nous ne pourrions vivre mais dont la proximité nous rend la vie insupportable • une sorte d’âme étrangère parfaitement familière avec laquelle nous savons que nous ne nous familiariserons jamais • d’ailleurs, pourquoi la transcendance et non quelque chose de beaucoup plus modeste – une simplicité hantante bien plus inaccessible •

il est curieux – et pourtant, quoi de plus naturel – que le méta-zoologiste Borges (le frère Jorge du non de la rose) ait inclus dans sa collection si téméraire de méta-êtres – sans doute, incomplète comme toutes les collections, lesquelles ne sont que des portes minuscules vers l’impossible – justement Odradek – la créature de signes de son compère en bizarrerie – bien plus bizarre encore – Franz Kafka • à vrai dire, Kafka pourrait faire lui-même partie d’une collection méta-zoologique… • (la tentative a été faite jadis… comme par inadvertance) • quant à Odradek... Odradek est avant tout un signe de l’incertitude • une formation lexicale incertaine – slave, germanique, slavisée – un nom tchèque, peut-être – si ce n’est une forme de  oder/oder contractée – sorte de ou/ou kierkegaardien – une alternative suspendue car en fait camouflée • mais si les choses se présentent vraiment ainsi – comment pourrait-il être, Odradek • l’être du „ou” • en effet, pour qu’un être soit – il doit – devrait, en tout cas – correspondre à un nom propre ou commun – aux deux, éventuellement • par exemple, le buisson ardent – l’obscur igné qui a parlé à Moïse • le poilu coruscant • à bien des égards, le buisson ardent ressemble à Odradek – bien qu’à vrai dire, il n’existe rien de coruscant en ce dernier • et ceci parce qu’avant tout il représente le paradoxe d’une combustion absurde – le combustible – le buisson – fournissant la forme et non l’aliment de la flamme • dans un sens – une fusion – la clé du paradoxe de l’éternité – coincidentia oppositorum • et pourtant le buisson ardent peut être nommé – il a non seulement une dénomination mais même un nom • alors que l’être du „ou”, non • l’être du ou est un paradoxe sans nom – absolument innommable •

c’est peut-être pour cela que Kafka l’a nommé Odradek • Odradek est un parfait non-mot – un non-nom dans le monde des mots et des noms • plat – ressemblant en quelque sorte à une étoile filamenteuse – Odradek semble relever en même temps du domaine du textile et de la sphère du biologique • mais il peut tout aussi bien ressembler, disons, à un texte parfaitement illisible ou à une hiéroglyphe incompréhensible mais tracée avec une certaine méthode par un égyptien aux fortes tendances monoschizophrènes • semblable aux mandalas maladives reproduites par Carl Gustav Jung • en tout cas, Kafka lui-même, on le sait, était, peut-être, la réincarnation d’un célèbre scribe dont la statuette se trouve au Louvre • mais avant tout, doté d’une incroyable capacité de rendre présente son absence – et glissant avec une formidable maladresse, presque professionnelle, dans le néant à chaque pas – Odradek est par définition l’avènement d’un mode de lecture – un caillot de stupéfaction caméléonique qui emprunte sa forme à celle de l’étonnement de qui le contemple avec la bénigne anxiété de l’individu aminci entre l’averne et l’a-rêve •

la plupart du temps, statistiquement parlant, Odradek semble avoir, d’une manière extrêmement confuse, l’air d’une espèce de pelote – de laine ou de n’importe quelle autre matière textile – dotée d’une sorte d’intention obscure – qui tente en permanence de préciser sa forme avant de s’écrouler dans l’informe • pourtant même dans ce cas on ne saurait parler d’une pelote accumulée d’un fil unique et continu – mais plutôt d’une masse fibreuse à géométrie variable – embarrassée et embrassée de toutes sortes de fils cassés, de différentes couleurs, comme renoués au hasard – mais un hasard qui vise un ensemble de plus en plus inextricable – une règle arbitraire et d’une certaine manière ironique de la complication gordienne (indiscutablement, Odradek est cousin de troisième degré du nœud gordien et neveu, du côté maternel, du labyrinthe de Dédale) – un labyrinthe de synapses qui suggère et exclue la possibilité d’un cerveau – accentuant l’impression ineffable d’une menace onirique • de ce mélange virtuel illisible pareil au labyrinthe d’un texte incas – pourrait surgir n’importe quand – qui sait – un nouvel E.T. – un extraterrestre tissu exclusivement de matière cérébrale – court-circuité des idées les plus incompréhensibles et formant lui-même le bio-langage de toutes les dimensions du cosmos – un continuum métaphysique de hyper-hyper… espaces achroniques au big-bang et au big-crunch dans la coquille – un fruit de la connaissance pareil à un infini éventail optionnel – véritable cauda pavonis des révélations supra-divines •

mollusque – soit-il textile, délire labyrinthique filamenteux – Odradek n’est pas totalement – car son centre est pénétré d’une sorte de T inversé – une sorte de squelette qui lui permet de modeler à l’aide des rayons latéraux – avec beaucoup de maladresse – le fantôme d’une marche • le miroir fragmenté de sa structure interrompue peut nous faire croire – apud  Kafka – en qui sait quelle utilité perdue – le paradis jamais retrouvé d’un rôle quelconque aux organes brisés a priori – en les éclats dérisoires de quelque fonction – qui sait – parfaite • virtuellement, peut-être, comme un rêve infini de l’attente et du doute • des certitudes, bien sûr, ni sur ce point ni sur d’autres – n’existent point – et le plus probable est qu’Odradek incarne pas sa bizarrerie en quelque sorte caméléonique, justement, la relation d’indétermination de Heisenberg • ou peut-être avons-nous affaire à un caillot d’énigme complexée complexe du genre de l’ornithorynque kantien et écologique • bête multicolore telle une larve – labyrinthe temporel jamais arrivé à maturité – Odradek ne semble pas avoir plus de sang que les mannequins •

pourtant la rigueur de son incohérence sémiotique nous fait croire à une organisation cachée – organisme occulte et paradoxal au sang de secondes • blessé, Odradek représenterait probablement une catastrophe pour l’espace-temps – équivalente – bien que d’un type différent – d’un trou noir – et son inutilité parfaite semble attendre ou représenter une clé vers autre chose que seulement un simple chaos multidimensionnel souffrant de voyeurisme polychromique • bien qu’à une telle idée, justement, semble nous inviter sa polychromie aberrante d’assemblage aléatoire de fragments • certaines caractéristiques plutôt comportementales que physiques nous font deviner une espèce d’œil aveugle omni-perméant – ou peut-être seulement le regard paradoxal d’un tel œil, caché sous l’incohérence de multiples camouflages mais aussi composé par celle-ci •

certainement, Odradek est toutes ces choses ensemble et bien plus encore – un don (podárok – dans mon "russe" très approximativement translitéré) comme dirait un personnage du stalker de Tarkovski • et je me demande même ce qui se passerait si, dans un accès d’imprudence, nous pensions ou nous formulions seulement devant lui – à savoir, en pensant à lui – quelque désir • je crois qu’il est trop intelligent et trop ironique pour recourir à ces accomplissements dangereux – vaguement moralisateurs – de la "zone" • il nous laisserait plutôt échouer tels des baleines sur les rivages de nos nostalgies – rêvant dérisoirement notre précarité délirante •

dans son essence évanescente – Odradek est jeu pur sans procès d’intention • cet extraterrestre pelucheux – extra-physique plus qu’extraterrestre (ou du moins, extra-cosmique) – cache dans sa texture presque orgasmique un secret insondable – un mystère, peut-être • crabe sans carapace – si ce n’est invisible – à la démarche extrêmement maladroite – une manière de reptation on dirait – tant les filaments qui lui servent de pattes semblent incapables de soutenir son corps autrement incroyablement léger • malgré cela – en dépit de son air de flocon lourdingue et empêtré – de micro-labyrinthe égaré en lui-même et comme menacé en permanence d’une poliomyélite bizarre – Odradek peut s’avérer d’une rapidité fulgurante et avant même d’avoir inspiré tu peux à peine l’apercevoir – traversant l’appartement entier – le plafond – le parcourant comme s’il lui feuilletait tous les murs – même qu’il donne parfois l’impression de les franchir – non gêné par la solidité du béton et des briques – et ce, sans quitter un instant sont air gauche et rampant •

est-il, Odradek, ubiquiste ? • peu probable car dans ce cas son déplacement serait complètement invisible • il n’est pas moins vrai pourtant que dans les moments – toujours extrêmement étranges – oniriques – où il lampe avec une incroyable rapidité – comme en lisant les objets qu’il parcourt avec ses filaments incertains – on dirait – malgré la vitesse épuisante pour quiconque s’entêterait à le poursuivre du regard plus longuement – qu’Odradek joue, en se mouvant pour ainsi dire au ralenti • cela lui arrive pourtant parfois de s’étendre de tout le long de son corps – si on peut dire qu’Odradek a un corps – avec ses filaments immobiles telles des moustaches circulaires – immergé dans une fixité ataraxique en quelque sorte océanique – comme en s’attendant lui-même, dirait-on – pour qu’ensuite il disparaisse subitement – réapparaissant ou non immédiatement – en tout autre endroit de la maison • où il disparaît quand il ne réapparaît pas pourtant (les périodes de disparition – d’effacement  troublant et je ne sais comment – absolu – peuvent varier entre deux-trois minutes et deux-trois mois – jamais plus autant que j’ai pu le constater) •

s’il lui arrive de s’insinuer dans les appartements et immeubles voisins – à vrai dire je n’ai jamais pu établir jusqu’où il pousse ses expéditions – il donne parfois l’impression que le monde entier – non seulement la terre – est pour lui une sorte de bibliothèque invisible aux pages occultes • d’autres fois on dirait qu’il tisse et déchire telle une parque-pénélope le réel même dans lequel nous sommes incrustés – notre illusion kaléidoscopique • il ressemble beaucoup à une araignée (seulement, il n’en est pas une) qui vérifierait périodiquement et en quelque sorte, épisodiquement sa toile • ses préoccupations touristiques comportent, je l’ai déjà dit, une espèce de régularité capricieuse – subtilement métronomique – comme si quelque chose l’attirait ou le contraignait à une sorte de fidélité incompréhensible (compte tenu de ses paradoxales capacités locomotrices, même cela pourrait n’être qu’une illusion) •

 

Nicolas Vonkrissen, Catalyseur sensoriel, module
à quatre faces, encres et gravures (château de
Pierrefonds, photo de février 2018).

la sensation la plus durable que nous procure son aspect équivoque et ambigu est celle d’un nœud onirique qui nous sillonne – nous traverse et nous façonne – non pas autant que nous sommes nous-mêmes – mais dans la mesure où nous nous apparaissons les uns aux autres et à nous-mêmes – comme liés à cette apparition • des fois – sous l’orange érogène du crépuscule – sous le sang galactique des nuits de plus en plus profondément mordues par les photos des origines – les syllabes se rassemblent –migraines blanches – comme aux lèvres du parler d’une fontaine • la question s’écoule alors pareille au silence d’un verre trop plein – non pas une quête de la réponse mais un geste de plus en direction du mésonge – comme une entrée/sortie par impossible de porte •

j’entre ainsi dans une attente non-attendante qui me transforme en ce que j’étais définitivement incertain jadis – comme si mes lèvres étaient Odradek – qui en se taisant ou en répondant, me reviendrait • je me réponds alors au hasard bien que j’entende des syllabes abyssales que je n’ai pas prononcées • "qui es-tu" – me demande-je – "Odradek" – me réponds-je – "et où habites-tu" – "domicile infini" me réponds-je – mais je n’entends aucun de ces mots je sais seulement que je suis le nœud parlant de l’illusion – que je détiens en moi la texture qu’en vivant je tisse et qu’en mourant je détisserais • je me réponds ainsi implicitement à la question que je n’ose jamais me poser et je ris, comme si la bande de magnétophone des automnes grincerait doucement – en se froissant dans un vieil appareil "tesla" détraqué • mes lèvres se fanent comme une forêt qui neigerait mes feuilles – et elles sont Odradek et se départent de moi telles des syllabes à peine prononcées – des syllabes imprononçables que j’ai prononcées pourtant • la locution s’écoule de moi telle une résine silencieuse disparaissant dans l’incolore des interrogations toujours – jamais reformulées • des interrogations ou plutôt des interviews mordues de plus en plus profondément par le sang photographié des commencements •

il arrive parfois que le silence d’Odradek se tisse en quelque sorte en lui-même – en s’enchevêtrant plus touffu que jamais dans le tohu-bohu d’un labyrinthe inextricable • j’entrevois alors sur la crête vaginale des horizons érogènes – dans l’épaisseur orange des crépuscules – deux-trois peritios volant esseulés comme des lignes fantomatiques traversant l’écran d’un ordinateur – et je lis en eux moult sourire – voici, étranges et persistantes migraines, six peritios me sourient paraît-il • Odradek s’estompe alors lentement – et je m’estompe avec lui – et nous sommes – et l’un et l’autre – une plaisanterie du néant – rien de plus – du néant trop mélancolique pour comprendre sans s’en jouer sa propre solitude – hémorragie de la solitude telle une mort éternelle des immortels • il m’arrive de me retrouver – entraîné par les gobelins de mes méditations – ou peut-être enlevé dans un tourbillon quantique par les déplacements fulgurants d’Odradek – sur les marches d’une maison en bois où je n’ai jamais habité • devant moi – avec les filaments pendants – collé au bois fibreux de l’escalier tel un œil en laine – méduse silencieuse échouée sur le rivage de son ubiquité infinie – Odradek m’attend ou peut-être attend-il une question que je me suis posée et que je lui ai posée – sans oser recevoir la réponse que me donne toujours sa solitude quelque part inutile • peut-il mourir, Odradek ? – c’est comme si je demandais si le néant peut mourir • et pourtant, aussi absurde soit-il, je ne peux m’empêcher de me demander – peut-il mourir, le néant ? • inversement – mais peut-être pas tout à fait inversement – pourrais-je penser le néant, immortel ? • et d’ailleurs l’immortalité ne comprend-elle pas la mortalité avec le signe moins = – mortalité ? • est-il le néant moins ou plus mortel : ± mortel ? • le néant, à savoir Odradek • mais peut-être Odradek n’est pas le néant lui-même mais une sorte de seuil – une sorte de nœud – un sémaphore de l’éteignement • ou le néant lui-même est ce seuil vers le néant lui-même et alors à nouveau… •

apparemment rien ne semble plus inutile – ni plus dépourvu de sens qu’Odradek • lui qui n’est peut-être ni être ni non-être – mais quelque chose d’absolument indéfinissable • sorte d’"oncle Vania" plus métaphysique que littéraire • lui qui n’a même pas de place dans le monde – ailleurs peut-être qu’en mon cœur – dont le lient, dirait-on, les multiples filaments de l’échec qui l’a jeté dans le monde • est-il mon cœur, Odradek ? • mon cœur comme une solitude tombée du soi – absolument sans but – sans sens – irrépétablement sans but – sans sens – irrémédiablement tombée du soi – du moi • mon cœur, une migraine – une absence méconnue – toujours à l’inutilité avec seul • et alors, peut-il mourir, le ± mortel Odradek • ± mon coeur • peut-il mourir celui qui est sans avoir jamais existé – celui qui n’est pas – n’a vécu, en tout cas, jamais – mais existe pourtant toujours • nul but ne l’a souillé – ne l’a enfermé dans le cercueil précaire de l’existence – et lorsqu’il disparaît je réalise qu’il me fuit – moi son dernier lien – son dernier sens commun avec ce monde qu’encore – pas encore – pas encore – je ne parviens à quitter • il disparaît comme s’il s’évaporait de moi-même – et il me revient pourtant toujours comme s’il ne pouvait quitter quelque chose que je suis ou que je signifie • moi l’inutile – le solitaire absolu des sourires – à travers l’étiolement, l’étoilement desquels – comme à travers des feuilles mortes – je traîne en riant mes pieds • le rire – le rire muet n’est-il pas d’ailleurs tout l’être de non-être d’Odradek •

et alors une autre idée me frappe moi le dépourvu de cœur – moi qui ne suis qu’un cœur de migraine • "pourrait-il me survivre, Odradek ?" – lui, qui n’a pas réellement de corps mais seulement l’espoir d’une apparence – une apparence d’attente qui peut se dissiper n’importe quand • lui, qui nous menace tous non de sa présence bénigne mais de sa terrible disparition – évanouissement définitif hors de l’illusion, l’identité et le temps • lui, qui me donnait souvent l’impression d’un instant gonflable qui aurait pu crever au plus léger choc – définitivement – pour toujours – en nous attirant avec lui dans les patries de son incertitude filamenteuse – où nous ne pourrions pas déposer nos pas lourds de tant d’intentions – buts – ambitions cachées – attentes frustrées – nos rictus grossiers – comme taillés à la scie – nos gueules explosées par la suffisance de l’incertitude – crispées d’une assurance vorace qui nous échappe toujours • et pourtant – malgré tout – malgré mes anxiétés irrationnelles et ma rage qui me tient place d’amour – si l’amour peut être autre chose que rage – l’idée qu’Odradek pourrait me survivre – que son œil laineux fixerait demain un autre depuis les marches en bois d’une maison fictive – m’est insupportable – insupportable • comment expliquer autrement cette asphyxie anxieuse qui me saisit chaque fois que je tâche de m’imaginer séparé d’Odradek – mon démon familier – le démon gaucher qui m’empêche d’adhérer – de réussir à adhérer à ce monde hors des filets duquel je glisse en permanence – déséquilibré par un tir secret qui pulvérise dès l’hypothèse tous les liens •

et alors je me dis que la seule solution – le seul but de mon sens sans finalité – serait de devenir ou de comprendre que je suis Odradek – et de m’attendre ainsi – avec les filaments pendants sur la marche fictive d’un escalier inexistant – infinis car inexistants – en guettant comme en sommeil mes générations et en attendant – comme toute migraine – que je me réveille enfin – comme toute migraine…

 

 

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Peritios

L’érudition amplifie notre ignorance aux dimensions du rêve – la coulpe ou la maladie des ignares venant d’une trop étriquée a-rêverie • elle invente oniriquement notre connaissance • car non seulement nous vivons dans le rêve mais glissons parfois dans des rêves que le sommeil n’a jamais rêvés • ainsi les peritios… • la voie par laquelle la prophétie au sujet des peritios est arrivée jusqu’à nous est la plus improbable de toutes – le néant • car c’est comme si le néant avait ouvert ses lèvres mystérieuses en prononçant des mots inaudibles – oh ! des mots invisibles – que nous ! nous ! avec nos oreilles de chair – avec nos misérables yeux – néant-moins, les avions entendus – néant-moins, les avions vus… •

d’après la Sybille Éritrée – nous dit le méta-zoologue Jorge-Luis Borges – déguisé en vénérable frère Jorge qui s’empoisonne avec un traité perdu sur la comédie – par l’amertume labyrinthique d’Umberto Eco, qui manifestement, se marre étrangement – en nous enveloppant dans son érudition salvifiquement dangereuse – les peritios auraient dû être les destructeurs mêmes de Rome • en l’an 671 de l’ère chrétienne – presque deux siècles après que Rome avait été sinon détruite, du moins conquise par les Ostrogoths d’Odoacre – les syllabes désormais inutiles de la Sybille brûlèrent dans le dé et furent reconstituées – sans que le hasard ou l’intention retienne encore les syntagmes de la prophétie si cruellement trompée par les peritios • ainsi – migraine borgésienne standard – leur existence même aurait dû nous demeurer inconnue – personne ne citant plus l’oracle sibyllin • mais les syllabes du néant ont des voies mystérieuses et enivrantes-exotiques • au XVIe siècle – cent ans après la plus tardive mention connue des Romashcan et cent ans avant la première mention connue des Shishmanian – un rabbin de Fez (au Maroc pour les décorés en géographie) – sans doute, nous communique Borges, en suivant des sources incognoscibles, il s’agit de Aaron Ben Haim – compilant un auteur arabe (d’ailleurs inconnu) – dont il véhicule de vastes et précieux extraits – l’Arabe, dans son texte obscur et en apparence égaré sur les sentiers du temps, mentionnant à son tour l’existence d’un traité sur les peritios – disparu lors de l’incendie en 640 (la dix-huitième année de l’Hégire mais le trente-et-unième avant la disparition de la prophétie de la Sybille), provoquée par Omar, de la bibliothèque d’Alexandrie (incendiée déjà par César, comme on le sait) • les citations du Juif d’après les citations de l’Arabe d’après un traité d’origine inconnue, illisible et incognoscible, pour des raisons objectives d’ordre ignique – nous permettent (toujours apud Borges) de fournir en détails des informations non moins mystérieuses que celles transvasées par Platon (qui ne les connaissait pourtant pas) sur les Atlantes et leur patrie – l’Atlantide • en effet, Atlantes qui auraient dû disparaître avec l’engloutissement de leur spectrale île – mais sont-ils, les peritios, les Atlantes ? – les futurs annihilateurs illusoires de Rome ont plutôt l’apparence de chimères de la paix – à la tête et aux pattes de cerf et au corps ailé d’oiseau •

des êtres éminemment skiatiques comme toutes les créatures du mésonge et encore plus qu’elles – les peritios dévoilent dans l’ombre la vérité humaine des chimères (déjà suggérée de manière assez limpide par Platon et certains gnostiques) • car – comme s’ils étaient des humains enveloppés en des corps d’insaisissable verre – opaques pour les yeux des mortels mais transparents pour l’œil implacable du soleil – les peritios ne jettent pas à la terre leur contour mélangé de cerf et d’oiseau mais l’ombre de l’être caché que nous sommes • fait qui aurait déterminé certains auteurs – nous dit encore Borges – mais lesquels, dans ces migraines labyrinthiques de documents disparus et d’absences – à s’imaginer comme quoi les peritios seraient rien d’autre que (nous citons, bien que nous ne sachions pas très bien d’après qui) « les esprits des individus morts loin de la protection des dieux » •

des informations abondantes portées par les sources occultes du néant – qui a trouvé ici profond lieu pour son dire – nous décrivent leur nourriture bizarre – la terre sèche – ainsi que leurs envols chaotiques par-dessus les colonnes d’Hercule – à la frontière entre les splendeurs organisées du monde et le chaos • tout comme les Éthiopiens de Memnon – le fils de la déesse tué par le fils de la déesse – ont été, à l’instar des amazones de Penthésilée, les alliés les plus précieux de la Troie de Priam – de même les peritios, cédant en partie à leur sort, se sont avérés les alliés les plus fiables de Carthage – que peut-être ils auraient sauvée, en affrontant les armées, malaisées en mer, de Scipion, si les voix du mésonge n’avaient pas décidé autrement • chimères selon l’apparence et hommes selon l’ombre – les peritios semblent haïr l’homme – qui est homme selon le corps et souvent chimère selon l’ombre • cette triste réputation d’ennemis du genre humain, les peritios la partagent – par triple calomnie – avec les Juifs et les Chrétiens – la source, intéressée bien sûr, étant les mêmes Romains – leurs victimes sibyllins – lesquels, pour diverses raisons, dirait-on, se confondaient eux-mêmes avec l’Homme •

une rumeur encore plus étrange les apparente aux vampires et aux nécromants – les peritios, ces privés de la protection divine, se rachetant soi-disant par le crime – la bienveillance des dieux leur revenant dès qu’ils auraient tué un homme – en même temps que l’ombre du malheureux qui leur serait devenue étrange esclave • pareils aux anges – aux démons – aux super-héros (Achille, Siegfried, moins Superman), les peritios sont invulnérables – mais à la différence de tous ceux-là – investis, comme James Bond, d’une permission illimité de tuer – les peritios ne peuvent tuer, chacun, qu’un seul homme – qu’en déchiquetant et en se vautrant dans son sang et peut-être même en le goûtant – en procédant, pour ainsi dire, à la manière de Siegfried avec l’hémoglobine du dragon Fafner (ex-géant somnolent, narcotisé  par le trésor des Nibelungs) – ou encore pareil à qui sait quel vampire post-draculéen – ils giclent en direction du ciel tels des phénix aliénés – ressuscités de la mort d’un autre

êtres doubles selon l’apparence et dichotomiques selon le corps et l’ombre – les peritios semblent participer aussi de l’ambivalence classique de l’abyssal uranien – ou plutonien – et de l’abyssal neptunien • car, écrit Borges (en réfléchissant peut-être aussi à la perturbante définition platonicienne de l’homme : « un bipède sans plumes ») – je cite : « à Ravenne, où ils ont été vus il y a quelques années, on dit que leur plumage est de couleur céleste, ce qui me surprend, car j’ai luqu’il s’agirait d’un vert très foncé » • même si le troublant « il y a quelques années » doit être placé au XVIe, non au XXe siècle – le subtil « j’ai lu » – souligné par l’auteur même – pourrait viser non le rabbin de Fez mais Borges lui-même •

la trajectoire de cette bibliographie de disparitions se complique pourtant par une nouvelle volute – la brochure du rabbin marocain – l’unique fondement légitime-illégitime du mythe moult occulté – conservée, nous dit-on, jusqu’aux alentours de la seconde guerre mondiale, à l’université de Munich – est portée disparue – soit par suite des bombardements alliés – soit pour cause bien plus douloureuse de curiosité pseudo-érudite de la part de quelque nazi •  bien que, au fond, ceci permettrait peut-être sa réapparition subite dans les dépôts secrets de quelque grande bibliothèque • en ce qui me concerne, je suis – pour reprendre l’expression d’Edward Saïd – plus pessoptimiste que jamais • et voilà pourquoi • en consultant purement et simplement le dictionnaire grec de Liddell – le père de la douce Alice « in wonderland » et « through the mirror » – et Scott – nous apprenons que les peritios – loin d’être un pluriel ethnique ou animal, mythique ou méta-zoologique – désigne seulement le quatrième mois de l’année macédonienne (évidemment au singulier) – peritiaétant la fête qui se tenait en cette période • Bailly, d’autre part – qui ne semble pas connaître peritia – parle d’un mois du calendrier de Gaza – compris entre le 25 février et le 26 mars (j’ignore si mes deux explications peuvent être en quelque sorte équivalentes ou si, au contraire, elles ouvrent les migraines de nouveaux labyrinthes herméneutiques) •

il en résulte indiscutablement que les informations borgésiennes concernant les peritios ne sont qu’une chimère au sujet d’une autre chimère • sans doute, très à sa place dans un livre sur les chimères – et surtout, sur la chimère première – l’homme lui-même • il en résulte fatalement que la prophétie perdue de la Sibylle Éritrée – le traité égaré mentionné par l’auteur arabe – tout comme le texte, probablement disparu aussi, de l’Arabe – la brochure du rabbin marocain – évanouie elle aussi – comme l’entier tissu savant de rumeurs subtilement dosées et de sources opportunément annihilées – tout ce parcours de néant à néant à travers le néant rêvant et a-rêvant du néant – sont, purement et  simplement, l’œuvre de l’ingéniosité de Borges – qui, en digne méta-zoologue, ne pouvait ne pas apporter en quelque sorte sa contribution à ce feuillettement chimérique de l’imaginaire •

d’ailleurs, peut-être les lèvres du néant sont-elles des textes – surtout apocryphes • ainsi les bibliothèques seraient-elles une espèce de locution éternelle oscillant entre non-être, créature et chose – une sorte d’arachnides fractales infinies – plongeant en abîme d’abysse et ravins de rêves – traversant les océans du virtuel hypnotique et accostant parfois aux rives factices et ô ! tellement fragiles du réel • car tout comme les peritios – qui sont, en leur vérité méta-calendaire de poteaux achroniques du temps, les custodes et l’émanation para-syllabique des bibliothèques éternelles, leur souffle immortel – ont des ombres humaines • de même, les ombres des bibliothèques sans fin sont les événements historiques • non seulement ceux connus comme ayant eu lieu – mais surtout les méconnus et ceux non arrivés encore – ou camouflés – en notre monde d’impostures et de travestis – dont l’existence se scinde en deux migraines – l’une d’ignorance et l’autre d’oubli •

sachant tout ceci – il aurait été possible de déduire que – dans une réalité parallèle – les peritios auraient en vérité annihilé Rome – et que par une interférence aléatoire – ou peut-être profondément ou même providentiellement voulue – des ombres éternelles – la prophétie au sujet des peritios aurait paru dans un monde a – quand elle n’était vouée à s’accomplir, en fait, que dans un monde alpha • le sens plus profond – comme cela se verra – est pourtant autre et – comme nous l’avons suggéré plus haut – très peu sujet au hasard • car les interférences des éternelles – comme des court circuits – qui provoquent des incendies et catastrophes attribués soit à l’inconsciente nature – soit à tel ou tel imbécile, plus ou moins couronné – sont tout aussi nécessaires aux bibliothèques que leur propre prolifération abyssale – pareils aux phénix, les éternelles se renouvelant à partir de leurs propres cendres • ainsi la bibliothèque d’Alexandrie n’a-t-elle pas été incendiée – comme on le pense généralement – mais a brûlé toute seule pour pouvoir croître pareille à une plante mystérieuse – plus vaste et plus riche en occulte – plus loin – loin surtout des yeux profanes et des imaginations indignes •

la vérité – l’ébranlante vérité – me fut pourtant révélée à l’occasion d’une excursion munichoise effectuée il y a quelques années – à l’invitation de ma tante nonagénaire, Frau Virginia Kvanian (actuellement décédée) • je m’étais égaré hors des tenailles bienveillantes de la famille (et de ses barreaux protecteurs) – qui semblait parfois craindre de me perdre dans le virtuel – ravi ou séduit par quelque fantôme nymphomane, éventuellement princier, de la cour de Louis II de Bavière – le véritable roi-soleil ou, en tout cas, le roi-lune – quand – au coin d’une rue – dans l’ombre dense d’une cathédrale – un individu au visage comme un palimpseste effacé et réécrit perpétuellement par ses yeux étranges – pareils à des couloirs tapissés d’une sorte de livres vivants qui palpitaient – me fit signe – m’attirant à travers un enchevêtrement sans fin de ruelles médiévales – veillées me semblait-il d’invisibles tranches flottant sur des rayonnages insaisissables • j’ai remarqué que pendant tout ce parcours il a caché avec soin son ombre derrière d’autres ombres – en évitant les indiscrétions solaires – me faisant échouer au cœur d’une chambrette aux parois couvertes tout autour – pareilles à des fenêtres – ou des miroirs – ou de labyrinthiques scènes de théâtre – de longs rideaux rouges •

là seulement – après d’infinies précautions hallucinogènes – il m’a dévoilé la manière – probablement fictive – dont il avait (re)découvert, peu après la fin de la seconde guerre mondiale – parmi les ruines d’un abri bombardé – non une simple brochure – mais un véritable codex de la taille d’une petite bibliothèque – enveloppant en des commentaires le texte du rabbin – mais  portant, sur une page de garde indiscutablement tardive, le tampon en clair de l’université de Munich • oui, j’ai moi-même tenu en mains ce codex rare entre tous – le véhicule de la tradition la plus archaïque et universellement dévastatrice – ce codex – fragment du labyrinthe des éternelles – créature mystérieuse de brume philologique • car à l’hébreu du rabbin de Fez s’ajoutaient les commentaires les plus étranges et les informations les plus abstruses – en syriaque et araméen – en pehlevi et même en avestique – en copte, sanskrit et arménien ancien (grapar) – en tokharien, en hittite et même en sumérien et égyptien hiéroglyphique •

j’étais totalement dépassé par la fantastique nébuleuse pré-galactique des langues – et sans celui que j’appellerai désormais « le guide » – stalker – hormis la pierre précieuse de l’étonnement le plus rempli d’obscures lumières – je n’aurais rien cueilli de la vision comme un kaléidoscope sémiotique du codex • d’ailleurs, grandi à des dimensions pachydermiques et plus éblouissant que le néant enveloppé en vérité – même doté de compétences érudites et herméneutiques incomparablement plus vastes que mes modestes capacités – tellement modestes, hélas – pendant les quelques heures que j’y ai passées – assiégé par le danger sans échappatoire de la révélation – je n’aurais d’aucune manière pu traverser sans aide les méandres de cette démence supérieure à toute imagination – où on se décompose en avançant – en s’évanouissant dans un début de régression continue •

d’ailleurs les commentaires n’ajoutaient pas que des rayons adjacents à un soleil invisible – rétracté à travers des éclipses successives comme à travers des portes – mais ils servaient surtout de sarcophages pour des momies de signes incomparablement plus précieuses • ainsi le guide m’a dévoilé – caché dans les commentaires arabes – le texte perdu de la source du rabbin marocain – ainsi que dans les grecs, le traité même sur les peritios dont la destruction ignée déplorait l’arabe • la surprise suprême se cachait pourtant dans les commentaires latins – et à nouveau dans les grecs – qui contenaient les uns comme les autres une version de la prophétie de la Sybille Éritrée •

mais le texte des textes – le traité des traités – la prophétie des prophéties était le guide lui-même – tel un palimpseste qui aurait actualisé géologiquement ses strates de signes pareils à des âges successifs de la vérité • tout d’abord, la prophétie de la Sybille n’était elle-même que le dernier reflexe d’une longue série de pestilences nitescentes du mystère que comportaient la Pythie première de Delphes et la nécromante de ‘Ein-Dor • enfin, le copyright prophétique appartenait à une manga (prophétesse royale) atlante qui avait vu dans les peritios (leur nom atlante s’est perdu ou plutôt a été caché) la cause et le symbole de la destruction de l’Atlantide • mais, aurait-elle rajouté, partout où ils volent, en projetant l’homme à travers le cerf – le néant n’en est pas loin – car les peritios sont la respiration mystérieuse même du néant passée à travers le souffle parlant des bibliothèques – sa bizarre nitescence – étrangère et familière – comme le néant lui-même •

c’est pourquoi, rajoutait la prophétie, partout où les hommes vont rassembler leur orgueil – les peritios apporteront l’anéantissement – le dépérissement – et ce jusqu’à la fin véridique du monde • et à partir de là – de leur dimension intimement aliénante – qui n’était pas celle des hommes mais du néant – les peritios – cette veille du néant sur l’illusion inutile du monde – étaient intervenus, en provoquant manifestement ou le plus souvent, de manière occulte – l’écroulement de toutes les improvisations de la vanité et de la démence puérilement dénommées « humaines »  – depuis les Atlantes à Adolf Hitler – et depuis les Assyriens à Saddam Hussein et Bashar, Poutine et Milosevic – et encore, depuis la Horde d’or à Lénine-Trotski-Staline et depuis les Lémuriens à Mao et Deng • oh, la liste est loin d’être close – car le monde patine encore sur l’horreur et la folie – et va patiner • embrassant l’espace – leurs ailes avaient court-circuité la colossale armée de Darius (d’ailleurs, d’après une rumeur non confirmée,  Alexandre lui-même aurait été un peritio) – et leurs plumes avaient porté comme une épidémie la défaite par-dessus l’agonique Rome violée par Odoacre •

mais la liste de leurs interventions est trop longue et comporte trop d’informations sur l’histoire inconnue du monde pour pouvoir être transposée et transcrite sans une extrême témérité ici • (d’ailleurs, comme le savent très bien les avisés, les mystères fictives sont les plus terribles) • deux, pourtant, que j’ai suggérées de manière fugitive plus haut, comme aisément a compris le lecteur tant soit peu perspicace, me contraignent par leur nature même au dévoilement • la première concerne le sens de la prophétie originaire et, implicitement, celui de la prophétie sibylline • car ainsi qu’on peut le voir par suite d’une évaluation même sommaire du dire de la prophétesse royale atlante – non enregistré par aucun texte de la vaste création labyrinthique du codex et communiqué à moi exclusivement par la mémoire encore plus labyrinthique du guide – le rôle joué par les peritios dans l’anéantissement de l’Atlantide ne pouvait avoir qu’une valeur d’épisode – de même que la pulvérisation de toutes les autres improvisations de la vanité humaine – puisque, en tant quagents secrets du néant dans le monde – leur fonction et, en fait, leur être de non-être s’avéraient indissociables de « la fin  véridique du monde » • or, comme m’expliqua en souriant le guide, justement cette formule paradoxale et absurde, impliquant, dirait-on, plusieurs unhappy ends mondiaux possibles – dont un seul – seulement un « véridique » – visait, précisément, la superbe ridicule du non-être humain – qui, loin de reconnaître enfin son néant – donne à tous ses châteaux de sable ou de cartes de jeu des significations et des durées universelles • en effet, il est bien connu que tous les empires ombilicistes qui se sont succédés à travers la poussière du monde – y compris l’empire romain – s’identifiaient au monde lui-même – essayant de se convaincre dans leur autohypnose paranoïde – qui n’a épargné ni les empires fossiles précolombiens – que leur disparition serait identique à celle de l’univers dans lequel ils portaient leur inanité •

en particulier Rome était devenue – en partie en raison de la haine des occupés – surtout juifs (voir dans ce sens l’apocalyptique judaïque), auxquels il faut rajouter, par une sorte d’hérédité religieuse, les moult persécutés chrétiens (judéo-chrétiens principalement, cf. Apocalypse)  – d’autre part, à cause de la mégalomanie incorrigible des occupants – le symbole par excellence du monde – d’un monde odieux pour les premiers – abjection dont l’abolissement ne pouvait constituer qu’une libération grandement souhaitée et longuement rêvée – les sentiments anti-romains fournissant, probablement, le combustible de l’acosmisme des premiers gnostiques – pour ne plus parler des « nations de néant » des esséniens • mais, fin d’un monde sublime pour les derniers – les Romains eux-mêmes – temple de la justice et de l’ordre dont l’effondrement ne pouvait qu’être synonyme de l’abîmement du cosmos dans le chaos – catastrophe indicible, tétanisant d’horreur l’imaginaire gréco-latin – mais évitée, ou plutôt ajournée pourtant par scissiparité politique • donc Rome = le monde • mais cette équation pouvait se lire de deux façons – signifiant, selon le cas, mythomanie politique ou code, réduction du monde aux dimensions de l’empire romain ou utilisation intentionnelle de « Rome » , ou plus précisément, de sa fin, pour désigner « la fin véridique du monde » lui-même • or, assurément, c’est dans ce second sensque devait être comprise la prédiction de la Sybille Érythrée – non comme annonce de l’unhappy end d’une cité, aussi prestigieuse soit-elle, mais comme un mode codé de signifier la fin catastrophique du monde – l’apocalypse – l’Armageddon ou n’importe quel autre nom on lui donnerait •

en fait, les peritios – qu’il faut voir comme étant la véritable origine de la prophétie – la manga atlante étant elle-même une peritia ou une de leurs  représentants – s’étaient heurtés à une double difficulté • à savoir, de dévoiler la vérité et en même temps de l’occulter – d’annoncer de manière crédible « la fin véridique du monde » – et de l’engloutir parmi différentes « fins » politiques de la vanité et de la cupidité humaines • la disparition et la réapparition périodique de la prophétie – au début, toutes ces choses, il est presque inutile de le préciser, me les avait expliquées le guide, mais petit à petit s’était installé un phénomène second (télépathique ?) – une anamnèse – l’éveil d’une mémoire profonde qui se déroulait en moi pareille à un film herméneutique, cette fois à partir du silence et non des dires du guide – avait représenté la plus profonde subtilité de leur stratégie – la valeur d’une prophétie – et, par conséquent, son aptitude à la réalisation – se mesurant selon l’intensité du doute qu’elle provoque – de l’attente assoiffée et anxieuse qu’elle sait susciter et maintenir • car une prophétie oubliée se perd non seulement dans le labyrinthe de la mémoire mais surtout dans les labyrinthes d’un corps torturé par l’inachèvement • d’autre part, comme tous les assassins qui visent la réalisation d’un crime parfait – la victime étant le monde lui-même – pour dévier en partie l’attention des mortels – hors circonstances tout à fait exceptionnelles – les peritios étant non seulement invulnérables mais également immortels – ils avaient décidé d’exploiter les appétits ombilicistes de l’humanité, tellement anxieuse de son identité – donnant l’impression subminéeque la prophétie pourrait néanmoins concerner une de ces ridicules masures délabrées des humanoïdes (les descendants du singe avaient évolué bien moins qu’il ne leur plaisait de se l’imaginer) – quelque Atlantide – quelque Babylon, Ninive ou une Rome quelconque •

mais en adaptant et modifiant la prophétie au fur et à mesure qu’une des cibles transitoires et éphémères de la pulvérisation historique était enfin atteinte – ici se trouvant d’ailleurs une des raisons de la disparition et de la réapparition périodique d’une prophétie formellement variable • la sélection de Rome parmi ces masques du but profond – l’abolissement d’un monde résorbé définitivement dans le néant – l’essence physicale des chimères de la paix, comme se désignaient entre eux les peritios, étant non corporelle mais spatiale (mais sur cette révélation il ne m’est pas permis d’insister) – oh, oui ! la sélection de Rome s’était avérée un choix particulièrement heureux • non seulement parce que Rome a survécu au fond à sa propre destruction symbolique – en se transformant, de capitale d’un empire, en capitale d’une croyance – mais aussi peut-être parce qu’il existait réellement un lien inexplicable – abyssal ou a-local ? – entre le destin, la destination du monde – et certains composants – certains vecteurs de son histoire (d’ailleurs, le monde est-il autre chose qu’histoire ?) – voire entre eux-mêmes – en particulier Rome – tout particulièrement – tout spécifiquement Rome •

l’autre information – déjà suggérée en lien avec Alexandre et éventuellement d’autres personnages de la projection historique – concernait la stratégie secrète utilisée par les peritios pour infiltrer et contrôler – sans la brusquer – mais en la conduisant vers son port fatal – la fantasmagorie social-politique des hommes – tout leur jeu d’ombres – de sang et de poussière • car pour remplir leur fonction les peritios étaient contraints – oh ! avec combien de répugnance – de les infiltrer – de prendre le visage des hommes – à la manière de quelques agents secrets qui infiltreraient une organisation terroriste • dans ce but, une partie des peritios –pas tous, sans doute, comme on le verra – avaient utilisé une certaine aptitude – un talent – une sorte de hyper-caméléonisme mutant – dont les prophéties et les traités s’étaient abstenu de parler – et pour cause ! •

Sculpture extérieure – cour du château
de Brécy (photo d’août 2018).

 

la vérité est pourtant – vérité que Borges lui-même ignorait – bien qu’il l’eût touchée de près de la manière la plus périlleuse possible – que les peritios – eux-mêmes ombres des bibliothèques – et en tant que tels dépourvus d’une réelle consistance physique – pouvaient inverser leur corps par leur ombre – du moins pour les regards myopes des mortels – qui n’étaient eux-mêmes qu’une sorte d’aveuglement • de sorte que même pour le soleil – le corps d’oiseau et de cerf était substitué par l’ombre humaine qui devenait corps à son tour – l’ombre humaine étant remplacée symétriquement par le corps de cerf et d’oiseau – qui devenait à son tour ombre • l’inconvénient flagrant de cette mutation, autrement parfaite, consistait bien sûr dans la morphologie chimérique-animale de l’ombre (l’ex-corps) • or, un individu à l’ombre chimérique ne pouvait qu’inquiéter les autres humanoïdes – qui portaient de règle leurs chimères dans la caboche seulement • il fallait faire quelque chose • par conséquent, ce n’était pas l’hostilité – les chimères de la paix, bien qu’implacables, ne connaissent pas l’adversité, la suppression d’une pseudo-humanité arrivée à la moisson visant la purification et non l’inverse – mais la plus stricte nécessité qui avait poussé les peritios – plus précisément, ceux parmi eux qui avaient une mission d’infiltration – à tuer chacun un seul homme – avec l’unique but de capter son ombre – la précieuse – l’indispensable ombre • ainsi, un peritio mutant pouvait se débarrasser enfin du dernier inconvénient du travesti – le seul élément qui aurait pu éventuellement laisser transparaître sa nature chimérique – l’ombre, bien sûr • (évidemment, l’idée qu’un peritio ne pourrait tuer qu’un seul humanoïde constituait une absurdité soigneusement cultivée justement pour ne pas alerter les futures victimes) •

quant aux autres peritios – ceux qui n’étaient pas impérativement obligés à cacher leur nature skiatique – pour ne pas passer pour des monstres aux yeux des monstres – ils se camouflèrent à leur tour – en se revêtant des chimères qui peuplaient les pensées des hommes si faciles à tromper • ils furent donc tour à tour – et parfois en même temps – dieux – démons – titans et géants – sphynx – phénix et ichtyocentaures – nymphes – elfes et nornes – satyres – et sylphes – et trolls – et tant d’autres figures contenues dans le « livre des êtres imaginaires » – ils furent même peritios, eux qui étaient des peritios – et extraterrestres furtifs cachés dans des OVNI mystérieux • ils avaient taillé dans la géographie commune une tranche de transcendance qui s’est appelée « le triangle des Bermudes » – et ils se laissèrent même voir en tant que « petits hommes verts » – comme autrefois les diablotins – de longues silhouettes grises – en s’imaginant tels que les hommes aimaient se représenter le passé et l’avenir • et en se métamorphosant – ils attendaient l’accomplissement étrange des signes qu’eux seulement, les peritios, savaient déchiffrer – et la croissance, dans l’ombre, des bibliothèques – ces voix silencieuses du néant • et la redécouverte de l’Atlantide – avec laquelle tout avait commencé, et avec laquelle tout était destiné à finir véridiquement – devait, elle tout particulièrement, prédire le commencement moult attendu de l’achèvement des temps •

et lorsque les images de la voix télépathique cessèrent – je regardai avec étonnement celui qui avait été mon guide – en articulant les lèvres collées – et je sentais que la révélation n’était pas encore complète – mais sans savoir comment et ce qui lui manquait • je contemplais seulement, comme un cœur d’instants, l’attente qui pulsait dans mon regard intérieur • et tout d’un coup le guide me prit par la main et nous traversâmes telles des paupières les rideaux rouges et nous retrouvâmes sur une place hiératique – déserte – comme dans un tableau de Di Chirico – peritio lui aussi, je n’ai même plus demandé • et un soleil invisible frappait avec des rayons musicaux les dalles oniriques – et le guide me montra de son long doit cendré et comme éclatant d’une incandescence à peine cachée – l’ombre qui lui ruisselait des jambes • et je discernai une tête de cerf aux pattes gracieuses et pleines de vigueur – et un tronc d’oiseau aux ailes géantes jaillissant en artésiennes • et de mes yeux affolés tels des tournevis je lui scrutai la figure impassible – si inhumainement humaine – et ses yeux profonds qui avaient réécrit presque son visage mille et mille fois • et je n’ai pas osé regarder ma propre ombre de peur de ne dénicher en elle la tête de cerf et les artésiennes des ailes géantes • et me retournant à nouveau vers le guide je l’ai interrogé avec les syllabes des regards – sans formuler l’informulable – car je savais – je sentais avec toute mon anxiété et tous mes pores qu’un mystère insondable était lié à l’homme qui, par la connaissance, deviendrait peritio – lui, qui n’était, parmi les peuples de chimères de la pensée, que tout au plus une larve de peritio – ou de ce peritio unique qui par l’oubli – s’annihilant soi-même – deviendrait homme • et je criais avec les mutismes désespérés du regard – « maintenant je sais comment – mais je ne comprends pas pourquoi » • et en entendant avec le cerveau ma question – la chimère de la paix sourit tristement – pareil, oh ! pareil au sphinx deviné par Œdipe… •

 

Extraits du cycle inédit Êtres imaginaires et poétiques,
inspiré du volume Le livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges
Traduits du roumain par Dana Shishmanian

 

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

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