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Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la marque distinctive de ce poète unique.

Et c’est sans aucun doute cette acuité, cette lucidité à laquelle rien n’échappe qui sert un style reconnaissable entre tous. Visée réflexive sur le langage, et posture supra-consciente, tissent des poèmes où le propos balaie le prisme entier des existences, et interroge sans concession les passages de chacun de nous.

Orphée lunaire convoque une référence explicite et tutélaire. Mais le lyrisme d’Ara Alexandre Shishmanian qui s’inscrit dans le sillage de celui des romantiques, désabusés et lucides, atteint une modernité qui dépasse ses prédécesseurs. Ce recueil arrive après ces années d’épreuve planétaire. Il dit, et demande. La figure du poète devient agissante, mage qui prend place dans la cité et se saisit de ces paramètres sociétaux.  Cet horizon apocalyptique n’est pas subi, mais interrogé, transmué en énergie transcendante, tout comme le langage est soumis à l’épreuve de la plume de cet énonciateur droit et ascendant comme sa parole.

C’est grâce à une poésie agencée pour renverser les images, et les ouvrir telles des coupes béantes remplies du reflet des étoiles, qu’Ara Alexandre Shishmanian convoque les archétypes qui sous-tendent notre conscience. 

Et pour comprendre comment s'agencent ces couches sémantiques successives, il faut plonger dans cette syntaxe vagabonde, il faut suivre ce lexique parachuté dans des champs inédits,  recevoir ces références tutélaires mises à l'épreuve du présent, et alors on arrive en terre poétique.

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, traduit du Roumain par Dana Shishmanian, et revu par l'auteur, L'Harmattan, Collection Accent tonique - Poésie, Novembre 2021, 96 pages, 12,50€.

Cette langue est faite de musique, mais une musique percutante, puissante, à double, triples, multiples niveaux, et qui convoque pour finir les archétypes les plus enfouis en chacun de nous. 

 

la lune allumée dans la plus vielle nuit •
au-delà est un mot plus chaud que jamais •
l'automobile aux coquillages paris les étoiles •
décousues •
le train de la mort se dissout dans le Styx de mon sang •
je suis hadès - et je suis Morphée - et je chante l'enfer •
le manteau du lointain engendre les barques de l'énigme •
je nais le sphynx à la main - temps aux deux miroirs •
mais comment pourraient-ils - les vampires des secondes,
déposer leurs images tels des œufs •
moi - bien. trop au-delà d'eux •
eux - bien trop en deçà de moi •

 

Le lexique tantôt usuel tantôt nourri de pierres précieuses est soumis aux bourrasques syntaxiques et aux jeux avec l'espace scriptural, pour créer le plus souvent des figures de retournement. Italiques, emploi d'un point qui clôture la plupart des vers mais pas tous, chiasme et anaphore, façonnent une langue inédite et forment un ensemble qui mène l'expression  d’une poésie qui révèle, qui exhume, qui transmute la puissance symbolique des figures archétypales.

Toute la dimension du mythe d’Orphée est là, mais lunaire comme le dit le titre. Union des principes masculins et féminins, réconciliation des polarités, dans un synchrétisme  temporel, artistique et conceptuel, car le poète ne cesse d'interpeler la langue, Ara A Shishmanian actualise la guirlande séculaire des symboles orphiques et offre au poème cet ultime point de bascule.

Et que l’on ne s’imagine pas que dans Mi-graines recueil qui précède l’Orphée lunaire, publié  fin 2021, cette intensité soit moindre. Le titre dessine un horizon d’attente placé sous le signe de l’humour à cause du jeu de mots. Et toute la poésie d’Ara Alaxandre Shishmanian est remplie d’humour, mais aussi de gravité. Une sorte de structure antithétique qui sous-tend l’œuvre et les recueils, qui oscillent entre un lyrisme qui place l’être face à l’espace infini de sa dimension augurale, et la présence d’un sujet pensant, qui adopte une posture spéculaire pour interroger le langage, fouiller toutes ses dimensions, avec intelligence, humour, amour, et clairvoyance. Ici aussi le poète n’ignore rien de la puissance sonore des mots, ni de ce qu’ils recèlent de traces qui résonnent en chacun de nous de manière différente. Livre de la conscience de la conscience, cette dimension spéculaire ne quitte pas la langue d'Ara Alexandre Shishmanian qui sans cesse ouvre des tiroirs sémantiques, étage le verbe, additionne les silences.

 

le mangeur d'outils

je m'évertue à manger mes outils •

les outils de fer, de bronze et de pierre -

d'os - d'argent et d'or •

les outils de temps et les outils de syllabes -

les outils d'espace et les outils de pensée •

les outils de sensation et les outils d'esprit -

les outils de migraine et les outils de néant •

et - l'outil moi-même - le mangeur d'outils •

Ara Alexandre Shishmanian, Mi-graines, couverture, Le trône et la lyre, dessin de Dana Shishmanian, L'échappée belle édition, collection Ouvre-boîtes POESIE, 85 pages, 15 €.

Le langage est le territoire d’Ara Alexandre Shishmanian, mais il n’y reste pas, il demeure dans les sphères archétypales. Et lorsqu’il se saisit des mots, il se produit alors un événement, une transmutation alchimique que peu parviennent à rendre efficiente, la poésie.

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

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