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Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la marque distinctive de ce poète unique.

Et c’est sans aucun doute cette acuité, cette lucidité à laquelle rien n’échappe qui sert un style reconnaissable entre tous. Visée réflexive sur le langage, et posture supra-consciente, tissent des poèmes où le propos balaie le prisme entier des existences, et interroge sans concession les passages de chacun de nous.

Orphée lunaire convoque une référence explicite et tutélaire. Mais le lyrisme d’Ara Alexandre Shishmanian qui s’inscrit dans le sillage de celui des romantiques, désabusés et lucides, atteint une modernité qui dépasse ses prédécesseurs. Ce recueil arrive après ces années d’épreuve planétaire. Il dit, et demande. La figure du poète devient agissante, mage qui prend place dans la cité et se saisit de ces paramètres sociétaux.  Cet horizon apocalyptique n’est pas subi, mais interrogé, transmué en énergie transcendante, tout comme le langage est soumis à l’épreuve de la plume de cet énonciateur droit et ascendant comme sa parole.

C’est grâce à une poésie agencée pour renverser les images, et les ouvrir telles des coupes béantes remplies du reflet des étoiles, qu’Ara Alexandre Shishmanian convoque les archétypes qui sous-tendent notre conscience. 

Et pour comprendre comment s'agencent ces couches sémantiques successives, il faut plonger dans cette syntaxe vagabonde, il faut suivre ce lexique parachuté dans des champs inédits,  recevoir ces références tutélaires mises à l'épreuve du présent, et alors on arrive en terre poétique.

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, traduit du Roumain par Dana Shishmanian, et revu par l'auteur, L'Harmattan, Collection Accent tonique - Poésie, Novembre 2021, 96 pages, 12,50€.

Cette langue est faite de musique, mais une musique percutante, puissante, à double, triples, multiples niveaux, et qui convoque pour finir les archétypes les plus enfouis en chacun de nous. 

 

la lune allumée dans la plus vielle nuit •
au-delà est un mot plus chaud que jamais •
l'automobile aux coquillages paris les étoiles •
décousues •
le train de la mort se dissout dans le Styx de mon sang •
je suis hadès - et je suis Morphée - et je chante l'enfer •
le manteau du lointain engendre les barques de l'énigme •
je nais le sphynx à la main - temps aux deux miroirs •
mais comment pourraient-ils - les vampires des secondes,
déposer leurs images tels des œufs •
moi - bien. trop au-delà d'eux •
eux - bien trop en deçà de moi •

 

Le lexique tantôt usuel tantôt nourri de pierres précieuses est soumis aux bourrasques syntaxiques et aux jeux avec l'espace scriptural, pour créer le plus souvent des figures de retournement. Italiques, emploi d'un point qui clôture la plupart des vers mais pas tous, chiasme et anaphore, façonnent une langue inédite et forment un ensemble qui mène l'expression  d’une poésie qui révèle, qui exhume, qui transmute la puissance symbolique des figures archétypales.

Toute la dimension du mythe d’Orphée est là, mais lunaire comme le dit le titre. Union des principes masculins et féminins, réconciliation des polarités, dans un synchrétisme  temporel, artistique et conceptuel, car le poète ne cesse d'interpeler la langue, Ara A Shishmanian actualise la guirlande séculaire des symboles orphiques et offre au poème cet ultime point de bascule.

Et que l’on ne s’imagine pas que dans Mi-graines recueil qui précède l’Orphée lunaire, publié  fin 2021, cette intensité soit moindre. Le titre dessine un horizon d’attente placé sous le signe de l’humour à cause du jeu de mots. Et toute la poésie d’Ara Alaxandre Shishmanian est remplie d’humour, mais aussi de gravité. Une sorte de structure antithétique qui sous-tend l’œuvre et les recueils, qui oscillent entre un lyrisme qui place l’être face à l’espace infini de sa dimension augurale, et la présence d’un sujet pensant, qui adopte une posture spéculaire pour interroger le langage, fouiller toutes ses dimensions, avec intelligence, humour, amour, et clairvoyance. Ici aussi le poète n’ignore rien de la puissance sonore des mots, ni de ce qu’ils recèlent de traces qui résonnent en chacun de nous de manière différente. Livre de la conscience de la conscience, cette dimension spéculaire ne quitte pas la langue d'Ara Alexandre Shishmanian qui sans cesse ouvre des tiroirs sémantiques, étage le verbe, additionne les silences.

 

le mangeur d'outils

je m'évertue à manger mes outils •

les outils de fer, de bronze et de pierre -

d'os - d'argent et d'or •

les outils de temps et les outils de syllabes -

les outils d'espace et les outils de pensée •

les outils de sensation et les outils d'esprit -

les outils de migraine et les outils de néant •

et - l'outil moi-même - le mangeur d'outils •

Ara Alexandre Shishmanian, Mi-graines, couverture, Le trône et la lyre, dessin de Dana Shishmanian, L'échappée belle édition, collection Ouvre-boîtes POESIE, 85 pages, 15 €.

Le langage est le territoire d’Ara Alexandre Shishmanian, mais il n’y reste pas, il demeure dans les sphères archétypales. Et lorsqu’il se saisit des mots, il se produit alors un événement, une transmutation alchimique que peu parviennent à rendre efficiente, la poésie.

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s'agit, à première vue, d'un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke... Ce d'autant que nous sommes face à [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la [...]




Ara Alexandre Shishmanian, Cinq haillons pour traverser le Styx, Fünf fetzen um den Styx zu überqueren

Poèmes du cycle inédit « Haillons » en version bilingue française-allemande.

Traduction du roumain en français : Dana Shishmanian.

Traduction du français en allemand : Eva-Maria Berg

 

qui es-tu

qui es-tu moi étrange

une pesanteur confuse colle le feu aux murs

le gardien de l’éternité veille au morcellement inéluctable des secondes

et les remplit de mutismes

les couvre de sons morts – de neigées d’amnésie

qui es-tu moi étranger – dans l’exile entre deux secondes

aussi profond que l’exile de nuit

aussi nocturne que la fissure où je risque de me perdre – en m’abandonnant

aussi odieux que l’avenir qui crache de ses empreintes

les avalanches ténébreuses des soleils

 

wer bist du

wer bist du ich fremd

eine verwirrende schwere heftet das feuer an die wände                             

der hüter der ewigkeit wacht über die unvermeidliche zerstückelung der sekunden

und füllt sie mit stillschweigen

bedeckt sie mit abgestorbenen tönen – aus verschneiter amnesie

wer bist du ich fremder – im exil zwischen zwei sekunden

so abgrundtief wie das exil der nacht

so nächtlich wie die spalte in der ich mich zu verlieren drohe – wenn ich mich aufgebe

so abscheulich wie die zukunft die aus ihrem gepräge                     

die finsteren lawinen der sonnen ausspeit                 

 

∗∗∗

un morceau d’absence

un morceau d’absence vis-à-vis

vis-à-vis de quoi – de rien

il se regarde de vis-à-vis –

blanc peut-être – noir peut-être

vis-à-vis – un morceau de lune

la lune est toujours vis-à-vis

on dirait une pâleur oubliée par un ange anxieux

l’absence arrive en dernier

oui, l’absence est le rayon laissé derrière

tel un chat au seuil de l’évanescence

la lune se dissout dans un tsunami de rais

le monde se dissout dans un tsunami d’absences

vis-à-vis persiste pourtant

vis-à-vis

 

ein stück abwesenheit

ein stück abwesenheit gegenüber

gegenüber wovon – von nichts

er betrachtet sich von gegenüber

weiß vielleicht – schwarz vielleicht

gegenüber – ein stück vom mond

der mond ist immer gegenüber

wie eine blässe die ein ängstlicher engel vergessen hat

die abwesenheit kommt zuletzt

ja, die abwesenheit ist der zurückgelassene lichtschimmer  

gleich einer katze an der schwelle der vergänglichkeit

der mond löst sich in einem tsunami von strahlen auf

die welt löst sich in einem tsunami von abwesenheiten auf

das gegenüber besteht dennoch fort

gegenüber

 

∗∗∗

ramassé en noir

ramassé en noir

tel un amas de pierres d’ombre

je cherche dans mon absence des pierres d’ombre –

et je trouve toute une carrière

j’avance dans le tunnel et je cueille des murs par pans entiers

j’agrandis l’amas derrière

l’amas d’ombres noires et de fantômes blancs

un amas étrange – hanté par des lettres

comme si je m’avançais parmi les rideaux obscurs d’aucun spectacle

une obscurité qui se retire et persiste

attend et disparaît

personne ne m’attend – personne seul m’attend au-delà des rideaux

au-delà de la fenêtre

suspendu devant la vitre absente

 

aufgesammelt in schwarz

aufgesammelt in schwarz

wie einen haufen von schatten-steinen

ich suche in meiner abwesenheit nach schatten-steinen -

und ich finde einen ganzen steinbruch

ich komme im tunnel voran und hole die wände in teilstücken heraus

ich vergrößere den haufen dahinter

den haufen aus schwarzen schatten und weißen phantomen

einen seltsamen haufen – von buchstaben heimgesucht

als käme ich voran durch die dunklen vorhänge von keinerlei theateraufführung

eine dunkelheit die sich zurückzieht und fortbesteht

wartet und verschwindet

kein mensch erwartet mich – kein einziger mensch erwartet mich jenseits der vorhänge

jenseits des fensters

vor der fehlenden scheibe schwebend

 

∗∗∗

la barque blanche

la barque blanche – je n’en sais pas plus – telle une patine

s’éloigne de moi en se rapprochant – la barque blanche

je rame avec les rames plongées dans l’herbe – depuis la barque blanche

telle une tranche de lune sur un énorme pubis vert – elle, la barque blanche

et je tiens par le volant une saison – puis une autre –

avec laquelle je me dirige vers la barque blanche

je continue pourtant à ramer avec les haillons du hasard –

en flottant avec la barque blanche –

en me regardant – tout en me tenant par la main – depuis le rivage –

vers la barque blanche –

je m’éloigne de l’étranger en ramant – dans la barque blanche

tandis que je me noie en criant – après la barque blanche

 

die weiße barke

die weiße barke – mehr weiß ich nicht dazu – gleitend wie ein schlittschuh

entfernt sich von mir beim näherkommen – die weiße barke

ich rudere die ruder ins gras getaucht – aus der weißen barke  

wie eine mondsichel auf einem riesigen grünen schambein – sie, die weiße barke

und ich halte das steuer eine jahreszeit lang – dann eine nächste –     

mit der ich mich auf die weiße barke zubewege       

doch ich rudere weiter mit den fetzen des zufalls –

treibend mit der weißen barke –

mich selbst betrachtend – und meine hand haltend – vom ufer aus –

zur weißen barke hin –

ich rudere vor der fremde davon – in der weißen barke       

während ich ertrinke schreiend – nach der weißen barke

 

∗∗∗

forêt d’automnes

forêt d’automnes quand les crinières des couchants –

incessante savane – ajournent la mort et la nuit

l’ouïe de la folle cueillit sa fleur dans les jardins muets –

avec de menus gestes elle élève des brins de prière à la lumière

sacrifie des secondes broyées à l’obscurité

et embrasse ce sang dont l’ambre du silence ne peut se déprendre

la lune se poudre avec une pâleur aliénée

vitreux, le tigre sauveur dévore le cauchemar

en se réveillant éternellement

 

herbstwald

herbstwald wenn die mähnen der sonnenuntergänge –

unaufhörliche savanne – den tod und die nacht aufschieben

das gehör der verrückten pflückt seine blume in den stummen gärten –  

mit kleinen gesten hebt es gebets-halme zum licht              

opfert der dunkelheit zermalmte sekunden

und umarmt jenes blut aus dem der bernstein der stille nicht entweichen kann

der mond pudert sich mit einer befremdlichen blässe                      

glasig, der tiger-retter verschlingt den albtraum

während er auf ewig erwacht

 




Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s'agit, à première vue, d'un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke... Ce d'autant que nous sommes face à une prose poétique dense, presque dénuée de ponctuation (si ce n'est des astérisques scandant le propos) et de majuscules (hors pour une majorité de patronymes).   

Malgré la division en chapitres distincts, on ne cherchera pas une démonstration théologique ou philosophique de type cartésienne. Ou même une explication hippocratique : les concepts de la moïre-migraine, de l'inanité des secondes, des ovules de la terreur ou de la grippe d'éternité font sans doute partie d'une syntaxe poétique davantage que d'un vocabulaire scientifique. 

On lira donc cet ouvrage comme un poème dramatique (c'est d'ailleurs ce qui est revendiqué dans son sous-titre), comme une longue prose où les mots s'enchaînent et se déchaînent les uns aux autres, s'entrelacent, s'entrechoquent, se confondent et renaissent, non pas en une fuite des idées mais en une symbiose onirique voulue et permanente. Le lecteur peut d'ailleurs lire, goûter, déguster telle ou telle phrase comme un vin nouveau ou un alcool brûlant, au rythme qu'il choisit, dans la séquence qu'il désire. À commencer par exemple, par le chapitre à propos de Lilith (dont la légende dit qu'elle fut la première épouse d'Adam - on pense alors au superbe livre de Nicole Hardouin à ce sujet). 

Ara Alexandre Shishmanian, Les non-êtres imaginaires, Poème dramatique traduit du roumain par Dana Shishmanian et l'auteur, préface de Dana Shishmanian, 205 pages, Ed. L'Harmattan, Paris, 2020.

La Lilith de Shishmanian est rebelle, bien sûr : serpent d'abord -femme d'abord (...) les débuts sont toujours sacrifiés -scarifiés- comme toute ténèbre indispensable - et par là même - dispensable * peut-être qu'au commencement lilith n'était qu'un silence à la chevelure sombre de longue solitude * un à-peine-être inondé de mutismes... Cela dit, elle a aussi les dimensions d'une Vénus, d'une amante éternelle, tout à la fois Gaïa et vouivre : oh, elle attend devant le rideau d'or du noir - elle, la fille étrangère du néant - telle une larme d'aucun œil coulant sur aucune joue * oui, une larme qui coulerait dans le vide - sans nom - sans visage - sans être * étrangère à elle-même - (...) Et l'auteur de conclure que Lilith s'est retrouvée dans la transgression pure de la transcendance - et dans l'ouverture du regard libre en abîme *

Livre apocalyptique tout autant qu'atypique, d'une intensité folle, où tournoient les mots, les références, les concepts, les illusions, aussi. Un détail du Jardin des délices de Jérôme Bosch, en première de couverture, est parfaitement approprié à la coloration générale du texte. Livre dans les tourments d'êtres et de non-êtres, entre surréalisme et prière laïque : à lire à voix haute, comme l'écrit Dana Shishmanian, traductrice et préfacière de cet ouvrage hors sentiers battus.

Et l'auteur de conclure, sans résoudre ses ambivalences mais entre deux caillots d'imaginaire : ... oh ! je suis plein de clefs et pourtant irrémédiablement enfermé dans le monde...

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s'agit, à première vue, d'un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke... Ce d'autant que nous sommes face à [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la [...]




Ara Alexandre Shishmanian, Deux méta-chimères

Odradek

 

… et si la transcendance était seulement un « autre » indispensable – complètement absurde • une altérité étrange sans laquelle nous ne pourrions vivre mais dont la proximité nous rend la vie insupportable • une sorte d’âme étrangère parfaitement familière avec laquelle nous savons que nous ne nous familiariserons jamais • d’ailleurs, pourquoi la transcendance et non quelque chose de beaucoup plus modeste – une simplicité hantante bien plus inaccessible •

il est curieux – et pourtant, quoi de plus naturel – que le méta-zoologiste Borges (le frère Jorge du non de la rose) ait inclus dans sa collection si téméraire de méta-êtres – sans doute, incomplète comme toutes les collections, lesquelles ne sont que des portes minuscules vers l’impossible – justement Odradek – la créature de signes de son compère en bizarrerie – bien plus bizarre encore – Franz Kafka • à vrai dire, Kafka pourrait faire lui-même partie d’une collection méta-zoologique… • (la tentative a été faite jadis… comme par inadvertance) • quant à Odradek... Odradek est avant tout un signe de l’incertitude • une formation lexicale incertaine – slave, germanique, slavisée – un nom tchèque, peut-être – si ce n’est une forme de  oder/oder contractée – sorte de ou/ou kierkegaardien – une alternative suspendue car en fait camouflée • mais si les choses se présentent vraiment ainsi – comment pourrait-il être, Odradek • l’être du „ou” • en effet, pour qu’un être soit – il doit – devrait, en tout cas – correspondre à un nom propre ou commun – aux deux, éventuellement • par exemple, le buisson ardent – l’obscur igné qui a parlé à Moïse • le poilu coruscant • à bien des égards, le buisson ardent ressemble à Odradek – bien qu’à vrai dire, il n’existe rien de coruscant en ce dernier • et ceci parce qu’avant tout il représente le paradoxe d’une combustion absurde – le combustible – le buisson – fournissant la forme et non l’aliment de la flamme • dans un sens – une fusion – la clé du paradoxe de l’éternité – coincidentia oppositorum • et pourtant le buisson ardent peut être nommé – il a non seulement une dénomination mais même un nom • alors que l’être du „ou”, non • l’être du ou est un paradoxe sans nom – absolument innommable •

c’est peut-être pour cela que Kafka l’a nommé Odradek • Odradek est un parfait non-mot – un non-nom dans le monde des mots et des noms • plat – ressemblant en quelque sorte à une étoile filamenteuse – Odradek semble relever en même temps du domaine du textile et de la sphère du biologique • mais il peut tout aussi bien ressembler, disons, à un texte parfaitement illisible ou à une hiéroglyphe incompréhensible mais tracée avec une certaine méthode par un égyptien aux fortes tendances monoschizophrènes • semblable aux mandalas maladives reproduites par Carl Gustav Jung • en tout cas, Kafka lui-même, on le sait, était, peut-être, la réincarnation d’un célèbre scribe dont la statuette se trouve au Louvre • mais avant tout, doté d’une incroyable capacité de rendre présente son absence – et glissant avec une formidable maladresse, presque professionnelle, dans le néant à chaque pas – Odradek est par définition l’avènement d’un mode de lecture – un caillot de stupéfaction caméléonique qui emprunte sa forme à celle de l’étonnement de qui le contemple avec la bénigne anxiété de l’individu aminci entre l’averne et l’a-rêve •

la plupart du temps, statistiquement parlant, Odradek semble avoir, d’une manière extrêmement confuse, l’air d’une espèce de pelote – de laine ou de n’importe quelle autre matière textile – dotée d’une sorte d’intention obscure – qui tente en permanence de préciser sa forme avant de s’écrouler dans l’informe • pourtant même dans ce cas on ne saurait parler d’une pelote accumulée d’un fil unique et continu – mais plutôt d’une masse fibreuse à géométrie variable – embarrassée et embrassée de toutes sortes de fils cassés, de différentes couleurs, comme renoués au hasard – mais un hasard qui vise un ensemble de plus en plus inextricable – une règle arbitraire et d’une certaine manière ironique de la complication gordienne (indiscutablement, Odradek est cousin de troisième degré du nœud gordien et neveu, du côté maternel, du labyrinthe de Dédale) – un labyrinthe de synapses qui suggère et exclue la possibilité d’un cerveau – accentuant l’impression ineffable d’une menace onirique • de ce mélange virtuel illisible pareil au labyrinthe d’un texte incas – pourrait surgir n’importe quand – qui sait – un nouvel E.T. – un extraterrestre tissu exclusivement de matière cérébrale – court-circuité des idées les plus incompréhensibles et formant lui-même le bio-langage de toutes les dimensions du cosmos – un continuum métaphysique de hyper-hyper… espaces achroniques au big-bang et au big-crunch dans la coquille – un fruit de la connaissance pareil à un infini éventail optionnel – véritable cauda pavonis des révélations supra-divines •

mollusque – soit-il textile, délire labyrinthique filamenteux – Odradek n’est pas totalement – car son centre est pénétré d’une sorte de T inversé – une sorte de squelette qui lui permet de modeler à l’aide des rayons latéraux – avec beaucoup de maladresse – le fantôme d’une marche • le miroir fragmenté de sa structure interrompue peut nous faire croire – apud  Kafka – en qui sait quelle utilité perdue – le paradis jamais retrouvé d’un rôle quelconque aux organes brisés a priori – en les éclats dérisoires de quelque fonction – qui sait – parfaite • virtuellement, peut-être, comme un rêve infini de l’attente et du doute • des certitudes, bien sûr, ni sur ce point ni sur d’autres – n’existent point – et le plus probable est qu’Odradek incarne pas sa bizarrerie en quelque sorte caméléonique, justement, la relation d’indétermination de Heisenberg • ou peut-être avons-nous affaire à un caillot d’énigme complexée complexe du genre de l’ornithorynque kantien et écologique • bête multicolore telle une larve – labyrinthe temporel jamais arrivé à maturité – Odradek ne semble pas avoir plus de sang que les mannequins •

pourtant la rigueur de son incohérence sémiotique nous fait croire à une organisation cachée – organisme occulte et paradoxal au sang de secondes • blessé, Odradek représenterait probablement une catastrophe pour l’espace-temps – équivalente – bien que d’un type différent – d’un trou noir – et son inutilité parfaite semble attendre ou représenter une clé vers autre chose que seulement un simple chaos multidimensionnel souffrant de voyeurisme polychromique • bien qu’à une telle idée, justement, semble nous inviter sa polychromie aberrante d’assemblage aléatoire de fragments • certaines caractéristiques plutôt comportementales que physiques nous font deviner une espèce d’œil aveugle omni-perméant – ou peut-être seulement le regard paradoxal d’un tel œil, caché sous l’incohérence de multiples camouflages mais aussi composé par celle-ci •

certainement, Odradek est toutes ces choses ensemble et bien plus encore – un don (podárok – dans mon "russe" très approximativement translitéré) comme dirait un personnage du stalker de Tarkovski • et je me demande même ce qui se passerait si, dans un accès d’imprudence, nous pensions ou nous formulions seulement devant lui – à savoir, en pensant à lui – quelque désir • je crois qu’il est trop intelligent et trop ironique pour recourir à ces accomplissements dangereux – vaguement moralisateurs – de la "zone" • il nous laisserait plutôt échouer tels des baleines sur les rivages de nos nostalgies – rêvant dérisoirement notre précarité délirante •

dans son essence évanescente – Odradek est jeu pur sans procès d’intention • cet extraterrestre pelucheux – extra-physique plus qu’extraterrestre (ou du moins, extra-cosmique) – cache dans sa texture presque orgasmique un secret insondable – un mystère, peut-être • crabe sans carapace – si ce n’est invisible – à la démarche extrêmement maladroite – une manière de reptation on dirait – tant les filaments qui lui servent de pattes semblent incapables de soutenir son corps autrement incroyablement léger • malgré cela – en dépit de son air de flocon lourdingue et empêtré – de micro-labyrinthe égaré en lui-même et comme menacé en permanence d’une poliomyélite bizarre – Odradek peut s’avérer d’une rapidité fulgurante et avant même d’avoir inspiré tu peux à peine l’apercevoir – traversant l’appartement entier – le plafond – le parcourant comme s’il lui feuilletait tous les murs – même qu’il donne parfois l’impression de les franchir – non gêné par la solidité du béton et des briques – et ce, sans quitter un instant sont air gauche et rampant •

est-il, Odradek, ubiquiste ? • peu probable car dans ce cas son déplacement serait complètement invisible • il n’est pas moins vrai pourtant que dans les moments – toujours extrêmement étranges – oniriques – où il lampe avec une incroyable rapidité – comme en lisant les objets qu’il parcourt avec ses filaments incertains – on dirait – malgré la vitesse épuisante pour quiconque s’entêterait à le poursuivre du regard plus longuement – qu’Odradek joue, en se mouvant pour ainsi dire au ralenti • cela lui arrive pourtant parfois de s’étendre de tout le long de son corps – si on peut dire qu’Odradek a un corps – avec ses filaments immobiles telles des moustaches circulaires – immergé dans une fixité ataraxique en quelque sorte océanique – comme en s’attendant lui-même, dirait-on – pour qu’ensuite il disparaisse subitement – réapparaissant ou non immédiatement – en tout autre endroit de la maison • où il disparaît quand il ne réapparaît pas pourtant (les périodes de disparition – d’effacement  troublant et je ne sais comment – absolu – peuvent varier entre deux-trois minutes et deux-trois mois – jamais plus autant que j’ai pu le constater) •

s’il lui arrive de s’insinuer dans les appartements et immeubles voisins – à vrai dire je n’ai jamais pu établir jusqu’où il pousse ses expéditions – il donne parfois l’impression que le monde entier – non seulement la terre – est pour lui une sorte de bibliothèque invisible aux pages occultes • d’autres fois on dirait qu’il tisse et déchire telle une parque-pénélope le réel même dans lequel nous sommes incrustés – notre illusion kaléidoscopique • il ressemble beaucoup à une araignée (seulement, il n’en est pas une) qui vérifierait périodiquement et en quelque sorte, épisodiquement sa toile • ses préoccupations touristiques comportent, je l’ai déjà dit, une espèce de régularité capricieuse – subtilement métronomique – comme si quelque chose l’attirait ou le contraignait à une sorte de fidélité incompréhensible (compte tenu de ses paradoxales capacités locomotrices, même cela pourrait n’être qu’une illusion) •

 

Nicolas Vonkrissen, Catalyseur sensoriel, module
à quatre faces, encres et gravures (château de
Pierrefonds, photo de février 2018).

la sensation la plus durable que nous procure son aspect équivoque et ambigu est celle d’un nœud onirique qui nous sillonne – nous traverse et nous façonne – non pas autant que nous sommes nous-mêmes – mais dans la mesure où nous nous apparaissons les uns aux autres et à nous-mêmes – comme liés à cette apparition • des fois – sous l’orange érogène du crépuscule – sous le sang galactique des nuits de plus en plus profondément mordues par les photos des origines – les syllabes se rassemblent –migraines blanches – comme aux lèvres du parler d’une fontaine • la question s’écoule alors pareille au silence d’un verre trop plein – non pas une quête de la réponse mais un geste de plus en direction du mésonge – comme une entrée/sortie par impossible de porte •

j’entre ainsi dans une attente non-attendante qui me transforme en ce que j’étais définitivement incertain jadis – comme si mes lèvres étaient Odradek – qui en se taisant ou en répondant, me reviendrait • je me réponds alors au hasard bien que j’entende des syllabes abyssales que je n’ai pas prononcées • "qui es-tu" – me demande-je – "Odradek" – me réponds-je – "et où habites-tu" – "domicile infini" me réponds-je – mais je n’entends aucun de ces mots je sais seulement que je suis le nœud parlant de l’illusion – que je détiens en moi la texture qu’en vivant je tisse et qu’en mourant je détisserais • je me réponds ainsi implicitement à la question que je n’ose jamais me poser et je ris, comme si la bande de magnétophone des automnes grincerait doucement – en se froissant dans un vieil appareil "tesla" détraqué • mes lèvres se fanent comme une forêt qui neigerait mes feuilles – et elles sont Odradek et se départent de moi telles des syllabes à peine prononcées – des syllabes imprononçables que j’ai prononcées pourtant • la locution s’écoule de moi telle une résine silencieuse disparaissant dans l’incolore des interrogations toujours – jamais reformulées • des interrogations ou plutôt des interviews mordues de plus en plus profondément par le sang photographié des commencements •

il arrive parfois que le silence d’Odradek se tisse en quelque sorte en lui-même – en s’enchevêtrant plus touffu que jamais dans le tohu-bohu d’un labyrinthe inextricable • j’entrevois alors sur la crête vaginale des horizons érogènes – dans l’épaisseur orange des crépuscules – deux-trois peritios volant esseulés comme des lignes fantomatiques traversant l’écran d’un ordinateur – et je lis en eux moult sourire – voici, étranges et persistantes migraines, six peritios me sourient paraît-il • Odradek s’estompe alors lentement – et je m’estompe avec lui – et nous sommes – et l’un et l’autre – une plaisanterie du néant – rien de plus – du néant trop mélancolique pour comprendre sans s’en jouer sa propre solitude – hémorragie de la solitude telle une mort éternelle des immortels • il m’arrive de me retrouver – entraîné par les gobelins de mes méditations – ou peut-être enlevé dans un tourbillon quantique par les déplacements fulgurants d’Odradek – sur les marches d’une maison en bois où je n’ai jamais habité • devant moi – avec les filaments pendants – collé au bois fibreux de l’escalier tel un œil en laine – méduse silencieuse échouée sur le rivage de son ubiquité infinie – Odradek m’attend ou peut-être attend-il une question que je me suis posée et que je lui ai posée – sans oser recevoir la réponse que me donne toujours sa solitude quelque part inutile • peut-il mourir, Odradek ? – c’est comme si je demandais si le néant peut mourir • et pourtant, aussi absurde soit-il, je ne peux m’empêcher de me demander – peut-il mourir, le néant ? • inversement – mais peut-être pas tout à fait inversement – pourrais-je penser le néant, immortel ? • et d’ailleurs l’immortalité ne comprend-elle pas la mortalité avec le signe moins = – mortalité ? • est-il le néant moins ou plus mortel : ± mortel ? • le néant, à savoir Odradek • mais peut-être Odradek n’est pas le néant lui-même mais une sorte de seuil – une sorte de nœud – un sémaphore de l’éteignement • ou le néant lui-même est ce seuil vers le néant lui-même et alors à nouveau… •

apparemment rien ne semble plus inutile – ni plus dépourvu de sens qu’Odradek • lui qui n’est peut-être ni être ni non-être – mais quelque chose d’absolument indéfinissable • sorte d’"oncle Vania" plus métaphysique que littéraire • lui qui n’a même pas de place dans le monde – ailleurs peut-être qu’en mon cœur – dont le lient, dirait-on, les multiples filaments de l’échec qui l’a jeté dans le monde • est-il mon cœur, Odradek ? • mon cœur comme une solitude tombée du soi – absolument sans but – sans sens – irrépétablement sans but – sans sens – irrémédiablement tombée du soi – du moi • mon cœur, une migraine – une absence méconnue – toujours à l’inutilité avec seul • et alors, peut-il mourir, le ± mortel Odradek • ± mon coeur • peut-il mourir celui qui est sans avoir jamais existé – celui qui n’est pas – n’a vécu, en tout cas, jamais – mais existe pourtant toujours • nul but ne l’a souillé – ne l’a enfermé dans le cercueil précaire de l’existence – et lorsqu’il disparaît je réalise qu’il me fuit – moi son dernier lien – son dernier sens commun avec ce monde qu’encore – pas encore – pas encore – je ne parviens à quitter • il disparaît comme s’il s’évaporait de moi-même – et il me revient pourtant toujours comme s’il ne pouvait quitter quelque chose que je suis ou que je signifie • moi l’inutile – le solitaire absolu des sourires – à travers l’étiolement, l’étoilement desquels – comme à travers des feuilles mortes – je traîne en riant mes pieds • le rire – le rire muet n’est-il pas d’ailleurs tout l’être de non-être d’Odradek •

et alors une autre idée me frappe moi le dépourvu de cœur – moi qui ne suis qu’un cœur de migraine • "pourrait-il me survivre, Odradek ?" – lui, qui n’a pas réellement de corps mais seulement l’espoir d’une apparence – une apparence d’attente qui peut se dissiper n’importe quand • lui, qui nous menace tous non de sa présence bénigne mais de sa terrible disparition – évanouissement définitif hors de l’illusion, l’identité et le temps • lui, qui me donnait souvent l’impression d’un instant gonflable qui aurait pu crever au plus léger choc – définitivement – pour toujours – en nous attirant avec lui dans les patries de son incertitude filamenteuse – où nous ne pourrions pas déposer nos pas lourds de tant d’intentions – buts – ambitions cachées – attentes frustrées – nos rictus grossiers – comme taillés à la scie – nos gueules explosées par la suffisance de l’incertitude – crispées d’une assurance vorace qui nous échappe toujours • et pourtant – malgré tout – malgré mes anxiétés irrationnelles et ma rage qui me tient place d’amour – si l’amour peut être autre chose que rage – l’idée qu’Odradek pourrait me survivre – que son œil laineux fixerait demain un autre depuis les marches en bois d’une maison fictive – m’est insupportable – insupportable • comment expliquer autrement cette asphyxie anxieuse qui me saisit chaque fois que je tâche de m’imaginer séparé d’Odradek – mon démon familier – le démon gaucher qui m’empêche d’adhérer – de réussir à adhérer à ce monde hors des filets duquel je glisse en permanence – déséquilibré par un tir secret qui pulvérise dès l’hypothèse tous les liens •

et alors je me dis que la seule solution – le seul but de mon sens sans finalité – serait de devenir ou de comprendre que je suis Odradek – et de m’attendre ainsi – avec les filaments pendants sur la marche fictive d’un escalier inexistant – infinis car inexistants – en guettant comme en sommeil mes générations et en attendant – comme toute migraine – que je me réveille enfin – comme toute migraine…

 

 

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Peritios

L’érudition amplifie notre ignorance aux dimensions du rêve – la coulpe ou la maladie des ignares venant d’une trop étriquée a-rêverie • elle invente oniriquement notre connaissance • car non seulement nous vivons dans le rêve mais glissons parfois dans des rêves que le sommeil n’a jamais rêvés • ainsi les peritios… • la voie par laquelle la prophétie au sujet des peritios est arrivée jusqu’à nous est la plus improbable de toutes – le néant • car c’est comme si le néant avait ouvert ses lèvres mystérieuses en prononçant des mots inaudibles – oh ! des mots invisibles – que nous ! nous ! avec nos oreilles de chair – avec nos misérables yeux – néant-moins, les avions entendus – néant-moins, les avions vus… •

d’après la Sybille Éritrée – nous dit le méta-zoologue Jorge-Luis Borges – déguisé en vénérable frère Jorge qui s’empoisonne avec un traité perdu sur la comédie – par l’amertume labyrinthique d’Umberto Eco, qui manifestement, se marre étrangement – en nous enveloppant dans son érudition salvifiquement dangereuse – les peritios auraient dû être les destructeurs mêmes de Rome • en l’an 671 de l’ère chrétienne – presque deux siècles après que Rome avait été sinon détruite, du moins conquise par les Ostrogoths d’Odoacre – les syllabes désormais inutiles de la Sybille brûlèrent dans le dé et furent reconstituées – sans que le hasard ou l’intention retienne encore les syntagmes de la prophétie si cruellement trompée par les peritios • ainsi – migraine borgésienne standard – leur existence même aurait dû nous demeurer inconnue – personne ne citant plus l’oracle sibyllin • mais les syllabes du néant ont des voies mystérieuses et enivrantes-exotiques • au XVIe siècle – cent ans après la plus tardive mention connue des Romashcan et cent ans avant la première mention connue des Shishmanian – un rabbin de Fez (au Maroc pour les décorés en géographie) – sans doute, nous communique Borges, en suivant des sources incognoscibles, il s’agit de Aaron Ben Haim – compilant un auteur arabe (d’ailleurs inconnu) – dont il véhicule de vastes et précieux extraits – l’Arabe, dans son texte obscur et en apparence égaré sur les sentiers du temps, mentionnant à son tour l’existence d’un traité sur les peritios – disparu lors de l’incendie en 640 (la dix-huitième année de l’Hégire mais le trente-et-unième avant la disparition de la prophétie de la Sybille), provoquée par Omar, de la bibliothèque d’Alexandrie (incendiée déjà par César, comme on le sait) • les citations du Juif d’après les citations de l’Arabe d’après un traité d’origine inconnue, illisible et incognoscible, pour des raisons objectives d’ordre ignique – nous permettent (toujours apud Borges) de fournir en détails des informations non moins mystérieuses que celles transvasées par Platon (qui ne les connaissait pourtant pas) sur les Atlantes et leur patrie – l’Atlantide • en effet, Atlantes qui auraient dû disparaître avec l’engloutissement de leur spectrale île – mais sont-ils, les peritios, les Atlantes ? – les futurs annihilateurs illusoires de Rome ont plutôt l’apparence de chimères de la paix – à la tête et aux pattes de cerf et au corps ailé d’oiseau •

des êtres éminemment skiatiques comme toutes les créatures du mésonge et encore plus qu’elles – les peritios dévoilent dans l’ombre la vérité humaine des chimères (déjà suggérée de manière assez limpide par Platon et certains gnostiques) • car – comme s’ils étaient des humains enveloppés en des corps d’insaisissable verre – opaques pour les yeux des mortels mais transparents pour l’œil implacable du soleil – les peritios ne jettent pas à la terre leur contour mélangé de cerf et d’oiseau mais l’ombre de l’être caché que nous sommes • fait qui aurait déterminé certains auteurs – nous dit encore Borges – mais lesquels, dans ces migraines labyrinthiques de documents disparus et d’absences – à s’imaginer comme quoi les peritios seraient rien d’autre que (nous citons, bien que nous ne sachions pas très bien d’après qui) « les esprits des individus morts loin de la protection des dieux » •

des informations abondantes portées par les sources occultes du néant – qui a trouvé ici profond lieu pour son dire – nous décrivent leur nourriture bizarre – la terre sèche – ainsi que leurs envols chaotiques par-dessus les colonnes d’Hercule – à la frontière entre les splendeurs organisées du monde et le chaos • tout comme les Éthiopiens de Memnon – le fils de la déesse tué par le fils de la déesse – ont été, à l’instar des amazones de Penthésilée, les alliés les plus précieux de la Troie de Priam – de même les peritios, cédant en partie à leur sort, se sont avérés les alliés les plus fiables de Carthage – que peut-être ils auraient sauvée, en affrontant les armées, malaisées en mer, de Scipion, si les voix du mésonge n’avaient pas décidé autrement • chimères selon l’apparence et hommes selon l’ombre – les peritios semblent haïr l’homme – qui est homme selon le corps et souvent chimère selon l’ombre • cette triste réputation d’ennemis du genre humain, les peritios la partagent – par triple calomnie – avec les Juifs et les Chrétiens – la source, intéressée bien sûr, étant les mêmes Romains – leurs victimes sibyllins – lesquels, pour diverses raisons, dirait-on, se confondaient eux-mêmes avec l’Homme •

une rumeur encore plus étrange les apparente aux vampires et aux nécromants – les peritios, ces privés de la protection divine, se rachetant soi-disant par le crime – la bienveillance des dieux leur revenant dès qu’ils auraient tué un homme – en même temps que l’ombre du malheureux qui leur serait devenue étrange esclave • pareils aux anges – aux démons – aux super-héros (Achille, Siegfried, moins Superman), les peritios sont invulnérables – mais à la différence de tous ceux-là – investis, comme James Bond, d’une permission illimité de tuer – les peritios ne peuvent tuer, chacun, qu’un seul homme – qu’en déchiquetant et en se vautrant dans son sang et peut-être même en le goûtant – en procédant, pour ainsi dire, à la manière de Siegfried avec l’hémoglobine du dragon Fafner (ex-géant somnolent, narcotisé  par le trésor des Nibelungs) – ou encore pareil à qui sait quel vampire post-draculéen – ils giclent en direction du ciel tels des phénix aliénés – ressuscités de la mort d’un autre

êtres doubles selon l’apparence et dichotomiques selon le corps et l’ombre – les peritios semblent participer aussi de l’ambivalence classique de l’abyssal uranien – ou plutonien – et de l’abyssal neptunien • car, écrit Borges (en réfléchissant peut-être aussi à la perturbante définition platonicienne de l’homme : « un bipède sans plumes ») – je cite : « à Ravenne, où ils ont été vus il y a quelques années, on dit que leur plumage est de couleur céleste, ce qui me surprend, car j’ai luqu’il s’agirait d’un vert très foncé » • même si le troublant « il y a quelques années » doit être placé au XVIe, non au XXe siècle – le subtil « j’ai lu » – souligné par l’auteur même – pourrait viser non le rabbin de Fez mais Borges lui-même •

la trajectoire de cette bibliographie de disparitions se complique pourtant par une nouvelle volute – la brochure du rabbin marocain – l’unique fondement légitime-illégitime du mythe moult occulté – conservée, nous dit-on, jusqu’aux alentours de la seconde guerre mondiale, à l’université de Munich – est portée disparue – soit par suite des bombardements alliés – soit pour cause bien plus douloureuse de curiosité pseudo-érudite de la part de quelque nazi •  bien que, au fond, ceci permettrait peut-être sa réapparition subite dans les dépôts secrets de quelque grande bibliothèque • en ce qui me concerne, je suis – pour reprendre l’expression d’Edward Saïd – plus pessoptimiste que jamais • et voilà pourquoi • en consultant purement et simplement le dictionnaire grec de Liddell – le père de la douce Alice « in wonderland » et « through the mirror » – et Scott – nous apprenons que les peritios – loin d’être un pluriel ethnique ou animal, mythique ou méta-zoologique – désigne seulement le quatrième mois de l’année macédonienne (évidemment au singulier) – peritiaétant la fête qui se tenait en cette période • Bailly, d’autre part – qui ne semble pas connaître peritia – parle d’un mois du calendrier de Gaza – compris entre le 25 février et le 26 mars (j’ignore si mes deux explications peuvent être en quelque sorte équivalentes ou si, au contraire, elles ouvrent les migraines de nouveaux labyrinthes herméneutiques) •

il en résulte indiscutablement que les informations borgésiennes concernant les peritios ne sont qu’une chimère au sujet d’une autre chimère • sans doute, très à sa place dans un livre sur les chimères – et surtout, sur la chimère première – l’homme lui-même • il en résulte fatalement que la prophétie perdue de la Sibylle Éritrée – le traité égaré mentionné par l’auteur arabe – tout comme le texte, probablement disparu aussi, de l’Arabe – la brochure du rabbin marocain – évanouie elle aussi – comme l’entier tissu savant de rumeurs subtilement dosées et de sources opportunément annihilées – tout ce parcours de néant à néant à travers le néant rêvant et a-rêvant du néant – sont, purement et  simplement, l’œuvre de l’ingéniosité de Borges – qui, en digne méta-zoologue, ne pouvait ne pas apporter en quelque sorte sa contribution à ce feuillettement chimérique de l’imaginaire •

d’ailleurs, peut-être les lèvres du néant sont-elles des textes – surtout apocryphes • ainsi les bibliothèques seraient-elles une espèce de locution éternelle oscillant entre non-être, créature et chose – une sorte d’arachnides fractales infinies – plongeant en abîme d’abysse et ravins de rêves – traversant les océans du virtuel hypnotique et accostant parfois aux rives factices et ô ! tellement fragiles du réel • car tout comme les peritios – qui sont, en leur vérité méta-calendaire de poteaux achroniques du temps, les custodes et l’émanation para-syllabique des bibliothèques éternelles, leur souffle immortel – ont des ombres humaines • de même, les ombres des bibliothèques sans fin sont les événements historiques • non seulement ceux connus comme ayant eu lieu – mais surtout les méconnus et ceux non arrivés encore – ou camouflés – en notre monde d’impostures et de travestis – dont l’existence se scinde en deux migraines – l’une d’ignorance et l’autre d’oubli •

sachant tout ceci – il aurait été possible de déduire que – dans une réalité parallèle – les peritios auraient en vérité annihilé Rome – et que par une interférence aléatoire – ou peut-être profondément ou même providentiellement voulue – des ombres éternelles – la prophétie au sujet des peritios aurait paru dans un monde a – quand elle n’était vouée à s’accomplir, en fait, que dans un monde alpha • le sens plus profond – comme cela se verra – est pourtant autre et – comme nous l’avons suggéré plus haut – très peu sujet au hasard • car les interférences des éternelles – comme des court circuits – qui provoquent des incendies et catastrophes attribués soit à l’inconsciente nature – soit à tel ou tel imbécile, plus ou moins couronné – sont tout aussi nécessaires aux bibliothèques que leur propre prolifération abyssale – pareils aux phénix, les éternelles se renouvelant à partir de leurs propres cendres • ainsi la bibliothèque d’Alexandrie n’a-t-elle pas été incendiée – comme on le pense généralement – mais a brûlé toute seule pour pouvoir croître pareille à une plante mystérieuse – plus vaste et plus riche en occulte – plus loin – loin surtout des yeux profanes et des imaginations indignes •

la vérité – l’ébranlante vérité – me fut pourtant révélée à l’occasion d’une excursion munichoise effectuée il y a quelques années – à l’invitation de ma tante nonagénaire, Frau Virginia Kvanian (actuellement décédée) • je m’étais égaré hors des tenailles bienveillantes de la famille (et de ses barreaux protecteurs) – qui semblait parfois craindre de me perdre dans le virtuel – ravi ou séduit par quelque fantôme nymphomane, éventuellement princier, de la cour de Louis II de Bavière – le véritable roi-soleil ou, en tout cas, le roi-lune – quand – au coin d’une rue – dans l’ombre dense d’une cathédrale – un individu au visage comme un palimpseste effacé et réécrit perpétuellement par ses yeux étranges – pareils à des couloirs tapissés d’une sorte de livres vivants qui palpitaient – me fit signe – m’attirant à travers un enchevêtrement sans fin de ruelles médiévales – veillées me semblait-il d’invisibles tranches flottant sur des rayonnages insaisissables • j’ai remarqué que pendant tout ce parcours il a caché avec soin son ombre derrière d’autres ombres – en évitant les indiscrétions solaires – me faisant échouer au cœur d’une chambrette aux parois couvertes tout autour – pareilles à des fenêtres – ou des miroirs – ou de labyrinthiques scènes de théâtre – de longs rideaux rouges •

là seulement – après d’infinies précautions hallucinogènes – il m’a dévoilé la manière – probablement fictive – dont il avait (re)découvert, peu après la fin de la seconde guerre mondiale – parmi les ruines d’un abri bombardé – non une simple brochure – mais un véritable codex de la taille d’une petite bibliothèque – enveloppant en des commentaires le texte du rabbin – mais  portant, sur une page de garde indiscutablement tardive, le tampon en clair de l’université de Munich • oui, j’ai moi-même tenu en mains ce codex rare entre tous – le véhicule de la tradition la plus archaïque et universellement dévastatrice – ce codex – fragment du labyrinthe des éternelles – créature mystérieuse de brume philologique • car à l’hébreu du rabbin de Fez s’ajoutaient les commentaires les plus étranges et les informations les plus abstruses – en syriaque et araméen – en pehlevi et même en avestique – en copte, sanskrit et arménien ancien (grapar) – en tokharien, en hittite et même en sumérien et égyptien hiéroglyphique •

j’étais totalement dépassé par la fantastique nébuleuse pré-galactique des langues – et sans celui que j’appellerai désormais « le guide » – stalker – hormis la pierre précieuse de l’étonnement le plus rempli d’obscures lumières – je n’aurais rien cueilli de la vision comme un kaléidoscope sémiotique du codex • d’ailleurs, grandi à des dimensions pachydermiques et plus éblouissant que le néant enveloppé en vérité – même doté de compétences érudites et herméneutiques incomparablement plus vastes que mes modestes capacités – tellement modestes, hélas – pendant les quelques heures que j’y ai passées – assiégé par le danger sans échappatoire de la révélation – je n’aurais d’aucune manière pu traverser sans aide les méandres de cette démence supérieure à toute imagination – où on se décompose en avançant – en s’évanouissant dans un début de régression continue •

d’ailleurs les commentaires n’ajoutaient pas que des rayons adjacents à un soleil invisible – rétracté à travers des éclipses successives comme à travers des portes – mais ils servaient surtout de sarcophages pour des momies de signes incomparablement plus précieuses • ainsi le guide m’a dévoilé – caché dans les commentaires arabes – le texte perdu de la source du rabbin marocain – ainsi que dans les grecs, le traité même sur les peritios dont la destruction ignée déplorait l’arabe • la surprise suprême se cachait pourtant dans les commentaires latins – et à nouveau dans les grecs – qui contenaient les uns comme les autres une version de la prophétie de la Sybille Éritrée •

mais le texte des textes – le traité des traités – la prophétie des prophéties était le guide lui-même – tel un palimpseste qui aurait actualisé géologiquement ses strates de signes pareils à des âges successifs de la vérité • tout d’abord, la prophétie de la Sybille n’était elle-même que le dernier reflexe d’une longue série de pestilences nitescentes du mystère que comportaient la Pythie première de Delphes et la nécromante de ‘Ein-Dor • enfin, le copyright prophétique appartenait à une manga (prophétesse royale) atlante qui avait vu dans les peritios (leur nom atlante s’est perdu ou plutôt a été caché) la cause et le symbole de la destruction de l’Atlantide • mais, aurait-elle rajouté, partout où ils volent, en projetant l’homme à travers le cerf – le néant n’en est pas loin – car les peritios sont la respiration mystérieuse même du néant passée à travers le souffle parlant des bibliothèques – sa bizarre nitescence – étrangère et familière – comme le néant lui-même •

c’est pourquoi, rajoutait la prophétie, partout où les hommes vont rassembler leur orgueil – les peritios apporteront l’anéantissement – le dépérissement – et ce jusqu’à la fin véridique du monde • et à partir de là – de leur dimension intimement aliénante – qui n’était pas celle des hommes mais du néant – les peritios – cette veille du néant sur l’illusion inutile du monde – étaient intervenus, en provoquant manifestement ou le plus souvent, de manière occulte – l’écroulement de toutes les improvisations de la vanité et de la démence puérilement dénommées « humaines »  – depuis les Atlantes à Adolf Hitler – et depuis les Assyriens à Saddam Hussein et Bashar, Poutine et Milosevic – et encore, depuis la Horde d’or à Lénine-Trotski-Staline et depuis les Lémuriens à Mao et Deng • oh, la liste est loin d’être close – car le monde patine encore sur l’horreur et la folie – et va patiner • embrassant l’espace – leurs ailes avaient court-circuité la colossale armée de Darius (d’ailleurs, d’après une rumeur non confirmée,  Alexandre lui-même aurait été un peritio) – et leurs plumes avaient porté comme une épidémie la défaite par-dessus l’agonique Rome violée par Odoacre •

mais la liste de leurs interventions est trop longue et comporte trop d’informations sur l’histoire inconnue du monde pour pouvoir être transposée et transcrite sans une extrême témérité ici • (d’ailleurs, comme le savent très bien les avisés, les mystères fictives sont les plus terribles) • deux, pourtant, que j’ai suggérées de manière fugitive plus haut, comme aisément a compris le lecteur tant soit peu perspicace, me contraignent par leur nature même au dévoilement • la première concerne le sens de la prophétie originaire et, implicitement, celui de la prophétie sibylline • car ainsi qu’on peut le voir par suite d’une évaluation même sommaire du dire de la prophétesse royale atlante – non enregistré par aucun texte de la vaste création labyrinthique du codex et communiqué à moi exclusivement par la mémoire encore plus labyrinthique du guide – le rôle joué par les peritios dans l’anéantissement de l’Atlantide ne pouvait avoir qu’une valeur d’épisode – de même que la pulvérisation de toutes les autres improvisations de la vanité humaine – puisque, en tant quagents secrets du néant dans le monde – leur fonction et, en fait, leur être de non-être s’avéraient indissociables de « la fin  véridique du monde » • or, comme m’expliqua en souriant le guide, justement cette formule paradoxale et absurde, impliquant, dirait-on, plusieurs unhappy ends mondiaux possibles – dont un seul – seulement un « véridique » – visait, précisément, la superbe ridicule du non-être humain – qui, loin de reconnaître enfin son néant – donne à tous ses châteaux de sable ou de cartes de jeu des significations et des durées universelles • en effet, il est bien connu que tous les empires ombilicistes qui se sont succédés à travers la poussière du monde – y compris l’empire romain – s’identifiaient au monde lui-même – essayant de se convaincre dans leur autohypnose paranoïde – qui n’a épargné ni les empires fossiles précolombiens – que leur disparition serait identique à celle de l’univers dans lequel ils portaient leur inanité •

en particulier Rome était devenue – en partie en raison de la haine des occupés – surtout juifs (voir dans ce sens l’apocalyptique judaïque), auxquels il faut rajouter, par une sorte d’hérédité religieuse, les moult persécutés chrétiens (judéo-chrétiens principalement, cf. Apocalypse)  – d’autre part, à cause de la mégalomanie incorrigible des occupants – le symbole par excellence du monde – d’un monde odieux pour les premiers – abjection dont l’abolissement ne pouvait constituer qu’une libération grandement souhaitée et longuement rêvée – les sentiments anti-romains fournissant, probablement, le combustible de l’acosmisme des premiers gnostiques – pour ne plus parler des « nations de néant » des esséniens • mais, fin d’un monde sublime pour les derniers – les Romains eux-mêmes – temple de la justice et de l’ordre dont l’effondrement ne pouvait qu’être synonyme de l’abîmement du cosmos dans le chaos – catastrophe indicible, tétanisant d’horreur l’imaginaire gréco-latin – mais évitée, ou plutôt ajournée pourtant par scissiparité politique • donc Rome = le monde • mais cette équation pouvait se lire de deux façons – signifiant, selon le cas, mythomanie politique ou code, réduction du monde aux dimensions de l’empire romain ou utilisation intentionnelle de « Rome » , ou plus précisément, de sa fin, pour désigner « la fin véridique du monde » lui-même • or, assurément, c’est dans ce second sensque devait être comprise la prédiction de la Sybille Érythrée – non comme annonce de l’unhappy end d’une cité, aussi prestigieuse soit-elle, mais comme un mode codé de signifier la fin catastrophique du monde – l’apocalypse – l’Armageddon ou n’importe quel autre nom on lui donnerait •

en fait, les peritios – qu’il faut voir comme étant la véritable origine de la prophétie – la manga atlante étant elle-même une peritia ou une de leurs  représentants – s’étaient heurtés à une double difficulté • à savoir, de dévoiler la vérité et en même temps de l’occulter – d’annoncer de manière crédible « la fin véridique du monde » – et de l’engloutir parmi différentes « fins » politiques de la vanité et de la cupidité humaines • la disparition et la réapparition périodique de la prophétie – au début, toutes ces choses, il est presque inutile de le préciser, me les avait expliquées le guide, mais petit à petit s’était installé un phénomène second (télépathique ?) – une anamnèse – l’éveil d’une mémoire profonde qui se déroulait en moi pareille à un film herméneutique, cette fois à partir du silence et non des dires du guide – avait représenté la plus profonde subtilité de leur stratégie – la valeur d’une prophétie – et, par conséquent, son aptitude à la réalisation – se mesurant selon l’intensité du doute qu’elle provoque – de l’attente assoiffée et anxieuse qu’elle sait susciter et maintenir • car une prophétie oubliée se perd non seulement dans le labyrinthe de la mémoire mais surtout dans les labyrinthes d’un corps torturé par l’inachèvement • d’autre part, comme tous les assassins qui visent la réalisation d’un crime parfait – la victime étant le monde lui-même – pour dévier en partie l’attention des mortels – hors circonstances tout à fait exceptionnelles – les peritios étant non seulement invulnérables mais également immortels – ils avaient décidé d’exploiter les appétits ombilicistes de l’humanité, tellement anxieuse de son identité – donnant l’impression subminéeque la prophétie pourrait néanmoins concerner une de ces ridicules masures délabrées des humanoïdes (les descendants du singe avaient évolué bien moins qu’il ne leur plaisait de se l’imaginer) – quelque Atlantide – quelque Babylon, Ninive ou une Rome quelconque •

mais en adaptant et modifiant la prophétie au fur et à mesure qu’une des cibles transitoires et éphémères de la pulvérisation historique était enfin atteinte – ici se trouvant d’ailleurs une des raisons de la disparition et de la réapparition périodique d’une prophétie formellement variable • la sélection de Rome parmi ces masques du but profond – l’abolissement d’un monde résorbé définitivement dans le néant – l’essence physicale des chimères de la paix, comme se désignaient entre eux les peritios, étant non corporelle mais spatiale (mais sur cette révélation il ne m’est pas permis d’insister) – oh, oui ! la sélection de Rome s’était avérée un choix particulièrement heureux • non seulement parce que Rome a survécu au fond à sa propre destruction symbolique – en se transformant, de capitale d’un empire, en capitale d’une croyance – mais aussi peut-être parce qu’il existait réellement un lien inexplicable – abyssal ou a-local ? – entre le destin, la destination du monde – et certains composants – certains vecteurs de son histoire (d’ailleurs, le monde est-il autre chose qu’histoire ?) – voire entre eux-mêmes – en particulier Rome – tout particulièrement – tout spécifiquement Rome •

l’autre information – déjà suggérée en lien avec Alexandre et éventuellement d’autres personnages de la projection historique – concernait la stratégie secrète utilisée par les peritios pour infiltrer et contrôler – sans la brusquer – mais en la conduisant vers son port fatal – la fantasmagorie social-politique des hommes – tout leur jeu d’ombres – de sang et de poussière • car pour remplir leur fonction les peritios étaient contraints – oh ! avec combien de répugnance – de les infiltrer – de prendre le visage des hommes – à la manière de quelques agents secrets qui infiltreraient une organisation terroriste • dans ce but, une partie des peritios –pas tous, sans doute, comme on le verra – avaient utilisé une certaine aptitude – un talent – une sorte de hyper-caméléonisme mutant – dont les prophéties et les traités s’étaient abstenu de parler – et pour cause ! •

Sculpture extérieure – cour du château
de Brécy (photo d’août 2018).

 

la vérité est pourtant – vérité que Borges lui-même ignorait – bien qu’il l’eût touchée de près de la manière la plus périlleuse possible – que les peritios – eux-mêmes ombres des bibliothèques – et en tant que tels dépourvus d’une réelle consistance physique – pouvaient inverser leur corps par leur ombre – du moins pour les regards myopes des mortels – qui n’étaient eux-mêmes qu’une sorte d’aveuglement • de sorte que même pour le soleil – le corps d’oiseau et de cerf était substitué par l’ombre humaine qui devenait corps à son tour – l’ombre humaine étant remplacée symétriquement par le corps de cerf et d’oiseau – qui devenait à son tour ombre • l’inconvénient flagrant de cette mutation, autrement parfaite, consistait bien sûr dans la morphologie chimérique-animale de l’ombre (l’ex-corps) • or, un individu à l’ombre chimérique ne pouvait qu’inquiéter les autres humanoïdes – qui portaient de règle leurs chimères dans la caboche seulement • il fallait faire quelque chose • par conséquent, ce n’était pas l’hostilité – les chimères de la paix, bien qu’implacables, ne connaissent pas l’adversité, la suppression d’une pseudo-humanité arrivée à la moisson visant la purification et non l’inverse – mais la plus stricte nécessité qui avait poussé les peritios – plus précisément, ceux parmi eux qui avaient une mission d’infiltration – à tuer chacun un seul homme – avec l’unique but de capter son ombre – la précieuse – l’indispensable ombre • ainsi, un peritio mutant pouvait se débarrasser enfin du dernier inconvénient du travesti – le seul élément qui aurait pu éventuellement laisser transparaître sa nature chimérique – l’ombre, bien sûr • (évidemment, l’idée qu’un peritio ne pourrait tuer qu’un seul humanoïde constituait une absurdité soigneusement cultivée justement pour ne pas alerter les futures victimes) •

quant aux autres peritios – ceux qui n’étaient pas impérativement obligés à cacher leur nature skiatique – pour ne pas passer pour des monstres aux yeux des monstres – ils se camouflèrent à leur tour – en se revêtant des chimères qui peuplaient les pensées des hommes si faciles à tromper • ils furent donc tour à tour – et parfois en même temps – dieux – démons – titans et géants – sphynx – phénix et ichtyocentaures – nymphes – elfes et nornes – satyres – et sylphes – et trolls – et tant d’autres figures contenues dans le « livre des êtres imaginaires » – ils furent même peritios, eux qui étaient des peritios – et extraterrestres furtifs cachés dans des OVNI mystérieux • ils avaient taillé dans la géographie commune une tranche de transcendance qui s’est appelée « le triangle des Bermudes » – et ils se laissèrent même voir en tant que « petits hommes verts » – comme autrefois les diablotins – de longues silhouettes grises – en s’imaginant tels que les hommes aimaient se représenter le passé et l’avenir • et en se métamorphosant – ils attendaient l’accomplissement étrange des signes qu’eux seulement, les peritios, savaient déchiffrer – et la croissance, dans l’ombre, des bibliothèques – ces voix silencieuses du néant • et la redécouverte de l’Atlantide – avec laquelle tout avait commencé, et avec laquelle tout était destiné à finir véridiquement – devait, elle tout particulièrement, prédire le commencement moult attendu de l’achèvement des temps •

et lorsque les images de la voix télépathique cessèrent – je regardai avec étonnement celui qui avait été mon guide – en articulant les lèvres collées – et je sentais que la révélation n’était pas encore complète – mais sans savoir comment et ce qui lui manquait • je contemplais seulement, comme un cœur d’instants, l’attente qui pulsait dans mon regard intérieur • et tout d’un coup le guide me prit par la main et nous traversâmes telles des paupières les rideaux rouges et nous retrouvâmes sur une place hiératique – déserte – comme dans un tableau de Di Chirico – peritio lui aussi, je n’ai même plus demandé • et un soleil invisible frappait avec des rayons musicaux les dalles oniriques – et le guide me montra de son long doit cendré et comme éclatant d’une incandescence à peine cachée – l’ombre qui lui ruisselait des jambes • et je discernai une tête de cerf aux pattes gracieuses et pleines de vigueur – et un tronc d’oiseau aux ailes géantes jaillissant en artésiennes • et de mes yeux affolés tels des tournevis je lui scrutai la figure impassible – si inhumainement humaine – et ses yeux profonds qui avaient réécrit presque son visage mille et mille fois • et je n’ai pas osé regarder ma propre ombre de peur de ne dénicher en elle la tête de cerf et les artésiennes des ailes géantes • et me retournant à nouveau vers le guide je l’ai interrogé avec les syllabes des regards – sans formuler l’informulable – car je savais – je sentais avec toute mon anxiété et tous mes pores qu’un mystère insondable était lié à l’homme qui, par la connaissance, deviendrait peritio – lui, qui n’était, parmi les peuples de chimères de la pensée, que tout au plus une larve de peritio – ou de ce peritio unique qui par l’oubli – s’annihilant soi-même – deviendrait homme • et je criais avec les mutismes désespérés du regard – « maintenant je sais comment – mais je ne comprends pas pourquoi » • et en entendant avec le cerveau ma question – la chimère de la paix sourit tristement – pareil, oh ! pareil au sphinx deviné par Œdipe… •

 

Extraits du cycle inédit Êtres imaginaires et poétiques,
inspiré du volume Le livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges
Traduits du roumain par Dana Shishmanian

 

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s'agit, à première vue, d'un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke... Ce d'autant que nous sommes face à [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la [...]




Ara Alexandre Shishmanian, Le sang de la ville

Étonnante poésie que celle d’Ara Alexandre SHISHMANIAN !

Dans ce long recueil de 116 pages, brillamment traduit de sa langue d’écriture, sa langue native, le Roumain par sa propre épouse, la poète roumaine d’expression française Dana SHISHMANIAN, il nous entraîne, au fil de textes en vers libres qui, presque tous, occupent deux pages ou une page et demi environ, dans un véritable kaléidoscope poétique, une sorte de bombardement de mots, d’images et d’associations d’idées qui, quelquefois, s’avèrent d’un accès difficile.

Traversée par une espèce de fièvre, par un courant de vibration passionnée, l’écriture de ce poète-là est, à l’évidence, tout, sauf sobre, minimaliste. Sa différence d’avec le « mainstream » actuel de la poésie française lui confère un charme indéniable.

Elle se veut apparemment le véhicule d’une quête qui, sans conteste, « bouscule » tout dans les eaux rapides, sans cesse renouvelées de son torrent de fonte des neiges.

Le style vigoureux, extrêmement vif comme je viens de le souligner et « surréaliste », visionnaire n’en véhicule pas moins un sens profond de la complexité du monde et une quête d’ordre métaphysique sous-jacente (qui affleure sans discontinuer avec les mots néant et vide).

Ara Alexandre SHISHMANIAN, "Le sang de la ville" - Poèmes traduits du roumain par Dana Shishmanian, L’Harmattan, 2016

Ara Alexandre SHISHMANIAN, Le sang de la ville - Poèmes traduits du roumain par Dana Shishmanian, L’Harmattan, 2016 

Ara, poète de la complexité foisonnante et labyrinthique, cherche en réalité à se dissoudre dans le vide, dans la transparence salvatrice. En se cherchant et en s’autodétruisant (l’un ne va pas sans l’autre) fébrilement, c’est d'un « au-delà » de lui-même qu’il est en quête, avec désespérance et larmes. Ainsi, il convoque la figure de son double (Personne, comme dans L’Odyssée), grâce auquel il s’ « auto-épluche », à la recherche de la quintessence de son propre être. Où est le « fond » ? Y en a-t-il un ? Se trouverait-il au bout du tunnel caché dans le miroir ? De quelle manière s’évader (du monde et de soi-même, qui ne font qu’un) ?

Le chemin est, on le conçoit, ardu et, en conséquence, très tourmenté. L’on peut voir cet ensemble de textes comme un chemin initiatique, ponctué, à nombre d’endroits, de stades d’abattement, de désespoir. Pour autant, il fourmille de métaphores originales, voire surprenantes qui, toutes ensemble, réussissent à tisser un univers riche, totalement particulier et fortement ésotérique.

Plein de recherche, visiblement fruit d’un travail d’orfèvre très pointu, ce verbe, parfois, se meut dans une certaine abstraction, susceptible de dérouter : hiérophanie hallucinée de scintillements noirs ; les nombres lui pendent aux cheveux ; étrange neige ectoplasmique ; Incendie implosif

Nous sommes ici dans un monde froid, baigné d’une lumière lunaire ; la chair et la sensualité, l’enracinement plein dans la concrétude et le plaisir de vivre opaque ne semblent pas y avoir de place. Les références aux anciens mythes Grecs et balkaniques (dont le vampire, bien sûr) y sont très nombreuses.

Érudit, assez torturé, porteur de ce que je qualifierais pour ma part d’une « incandescence froide », l’auteur est par ailleurs, et l’on ne s’en étonnera pas, spécialiste des textes védiques, de la gnose et fasciné par la pensée du philosophe WITTGENSTEIN. Sa poésie, toute de souffle, d’intellect, d’angoisse, de désagrégation du moi et d’exaltation quasi « mystique » en porte la trace. Elle m’apparaît en premier lieu comme la poésie d’une soif de vide.

L’univers ne serait-il pas qu’une immense équation labyrinthique que notre poète voudrait s’essayer à résoudre ? Parce que l’incompatibilité de l’espace et du temps / de l’homme et du monde lui est insoutenable ? […] parce que les rubis du mystère pleurent ? Parce que tout homme devient une séparation, un accumulateur d’évanescence ?

 

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

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Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

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Ara Alexandre Shishmanian : 5 poèmes inédits

 

 

Couteaux froids

Je suis un accumulateur d’évanescence –
l’évanescence est pleine de mots
le cœur est plein de couteaux froids – à savoir, de séparations,
tout homme devient une séparation
ne pouvant être, d’emblée, une solitude –
le silence est un hôte de marque dans une cabane de fumée
garnie de perles,
la tête est mystérieuse, le corps – ophidien
telle une route couverte d’écailles
sur lesquelles chuchotent les lèvres des autos

Parfois je cueille dans l’herbe
des morceaux méconnus de lumière :
il faut savoir les voir et leur parler surtout, avec les mains,
sinon, les yeux – ces balles de glace – ne peuvent plus regarder
que par la mort

Personne discerne alors à travers eux,
comme à travers des lunettes,
une sorte de fantôme du Pôle Nord –
autant que nous rêvions, l’être même
n’est que doute transpercé par la fleur,
doute plein de syllabes mais dépourvu de sens,
tel un pubis insatisfait de soi-même,
peut-être justement parce qu’il a su
tout ce qu’il ne pouvait plus celer

 

 

 

 

La tangente invisible

Une tangente invisible entre deux formes du zéro,
pur effrangement des échos de l’odyssée de personne –
une séquence du vent ou peut-être l’anneau sans fin
de tous les chemins,
un point d’interrogation peint sur la toile d’un bateau,
la fontaine des syllabes, le chant où je me perds,
ou encore l’anneau rempli du labyrinthe de la dissipation

« La chanson du crépuscule des sirènes – dit personne –
me recherche au-delà des portes de cire
au-delà des portes d’oubli des paroles,
les autres se perdent dans l’ouïe tels des fantômes,
moi seulement, je grandis en connaissance, relié à l’oubli » –
des pages peut-être trop près du rouge
pour ne pas se confondre avec le sang,
un passeport vers le néant, ou un passe-partout
pour la porte en écaille du silence

Personne pourchasse l’image de la clef
par laquelle la contemplation règne sur le passé,
rien cache les secrets du tout,
l’espoir s’échoue toujours au cœur du mirage,
des pingouins de verre se lavent au crépuscule,
le brouillard est l’ubiquité de la révélation –
noir et jaune est le scaphandre amer des fruits,
le scaphandre rayé de colère,
méconnus sont les mystères des cannibales,
des larmes étranges s’écoulent sur les paris du paradoxe –
je m’endormais parfois le peigne des ondes à la main
en rêvant du lointain,
du lointain que j’atteindrais en me séparant de moi-même,
des anxiétés en si mineur aux cordes de ténèbres

Personne flotte sur la face des eaux avec son aérostat de diamant
pensant l’ascension qui se remplit d’échelles,
la mélancolie est un comptoir sur lequel j’étale
les entrailles fictives de ma solitude

Ô ! c’est moi, bien sûr, c’est moi la tangente invisible
entre les deux formes du zéro,
et tous les autres fantasmes des syllabes,
dons du néant, survivant, peut-être,
dans les cendres

 

 

 

La blessure du trésor

Verre potable en or amer –
toits fanés des maisons pleurant au crépuscule
« la mélancolie seule m’est couronne » – chante
le nostalgique personne dans le lotus du vide,
il portait des paris somptueux, des lambeaux hasardeux
de l’aléatoire

Ô ! qui avait de si nombreuses touches – mais les cordes
étaient inconnues dans le piano d’absence,
quelque part un coin de dentelle
raconte à travers la prophétie des araignées
l’arsenic aérien –
il n’y a plus rien de respirable, et nous n’avons plus droit
qu’à de misérables découpes de suffocation –
le crâne oblong nous rappelle encore,
pareil à une larme de sphinx,
son étrange énigme planante
contemplant sa flottaison insoluble –
on dirait, la clef de neige d’un fantôme,
excitation de glace et tsunami de frissons
au-dessus duquel lévite l’écume des migraines –
j’arrache du mystère les fibres inconnues qui tissent leur illusion
et les donne à ruminer aux paisibles chimères

J’ai parsemé de signes le crépuscule
pour me rappeler la blessure du trésor
et les pas disséminés sur la lune de craie,
l’autre meurt comme un dessin sur un mur,
sa solitude crachée sur l’aboiement idolâtre des chiens,
un fragment de néant brise le hasard des choses,
troue les secondes
avec son silence d’une rondeur parfumée et noire
qui emplit ma bouche d’abîme –
incompréhensible apparaissait, disparaissant, cette anti-étincelle,
sa couleur toxique m’aurait empoisonné – aurait empoisonné
celui qui porte mon nom – si moi, non-moi, personne,
n’étais pas déjà un fragment de néant souriant et inconnu
irisé par le crépuscule, buvant lentement
le verre potable dans l’or amer

 

 

 

Trop d’âme

L’obscurité comme un conte des étoiles
les poètes – simples rayons lunaires,
paroles lissées par la nuit
portées par le subtil souffle du vide –
peut-être, des eaux à la densité des naufrages
peut-être, des ports habités par la vacuité des départs
peut-être, des marins de syllabes portant en eux
les ombres de la mort –
et ces mains aux doigts trop fins pour autre ouvrage
que les agonies de l’hystérie,
des nerfs sortis à l’air libre de leurs fentes ophidiennes –
car les poètes cachent en eux des finesses filées d’infinis trous noirs
et des tissus somptueux respirés par les arbres

issu de l’inconscient hostile, il se rapproche de nous avec des lointains miraculeux
dirige vers nous les regards des joyaux douloureux dont il est fait

du point de vue du mésonge l’ange est un abîme
volant avec les pétales de la rose,
un scaphandre des méconnues étincelant d’immortalité écrasée –
les pas ont parfois quelque chose de la clarté des miroirs
et pourtant souvent le génie halète – parce qu’il mélange trop d’âme
dans son cristal liquide,
parce qu’il confond hélas trop facilement
le moi et le soi,
parce qu’il veut quelque chose de sa solitude altérée –
le sourire supprime l’automne tel un rythme effrayant de l’ordre,
les pas de la mort ensemencent le rivage de gigantesques cierges –
des arbres spectraux veillant le décès des vagues,
étrange colonnade pour les funérailles du ciel,
armes bizarres stylisées par les stores des signes
dans les stocks transparents de l’obscur –
peut-être les résidus d’une écriture invraisemblable
d’avant les Atlantes –
fragments d’un labyrinthe des extraterrestres

le maître catoptrique de la flamme met en scène les shows de la nuit
sacrifie et scarifie encore la spirale qu’il remonte
dévoile sur l’autel de pénombre le fantôme inversé de la victime,
la solitude de la chair et sa cendre froide sous le déluge de lune perdue,
trop attentif à l’anxiété pour discerner encore  la  nitescence du néant

je me promène à travers ce musée de carreaux
trop opaque pour l’image – trop transparent pour l’ombre,
je me promène, en m’efforçant toujours – oh oui, toujours, toujours –
à disparaître

 

 

 

Une soif sans fin

je regarde mes mains telles des pages
les ailes – telles des pétales ensanglantés,
l’abîme a fleuri en moi, l’écorché,
le mésonge m’a embauché aux presses de l’invisible

le silence sort de la mer tel un dieu en coquillages
les vagues pleurent aux gouttes d’écume
flottant sur les joues de l’air
jusqu’à ce que la suspension invente leur néant,
la lune, ancêtre du hurlement –
sur la cime du cielscintillent les scissions –
où est le médicament qui me rassasie de la maladie
où – la miette de pain
qui me rassasie de tous les événements de la faim
trop de blanc dans la contemplation sans fin de l’échec
trop d’ancres dans ces amarrages sans ports
trop d’anges disparaissant au-delà de la digue
tels des flocons labyrinthiques
la neige de trop d’hivers neige ma douleur
les drapeaux de la vieillesse presque squelettiques
s’approchent de leur terme, le livide en broussaille,
les drapeaux de la vieillesse s’approchent de moi
le pâle transpercé du gri des crocs et des griffes,
la disparition avec sa mantille somptueuse – monstrueuse –
d’accidents imprévisibles,et pourtant,
quelque chose nous attend quelque part
entre fantasme et glace méconnue,
dans la pause entre nous-mêmes et l’erreur androgyne
je contemple, comme une espèce en voie de disparition,
ma lointaine naïveté assoiffée
se déversant en bouillonnements de générosité absurde
transpercée telle un Saint Sébastien par la ferveur de la vérité
et la panique étrange de ne pas rater mon martyre
oui, la fièvre du témoignage
déceptions contondantes à répétition,
le froid infini du mépris – du mépris transcendant –
c’est la conclusion inévitable de la dernière lettre qui vous est adressée,
cicatrice écrite des syllabes
habitées par le sourire exterminateur
et la soif, oui, la soif sans fin
des méconnues

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

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Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions ((Ascension et hypostases initiatiques de l'âme, Actes du Colloque International d'histoire des religions "Psychanodia", 2006)) mais aussi de 14 volumes de poèmes((Des poèmes d'Ara Alexandre Shishmanian sont parus en français sur le site de Francopolis, dans la Gazette de la Lucarne des écrivains (n°15), sur le site Poésie pour tous de Pedro Vianna, et récemment, dans l'anthologie L'éveil du myosotis éditée par Jean-Piere Béchu et Marguerite Chamon.)) parus en Roumanie depuis 1997.

L'auteur, opposant persécuté du régime communiste dans son pays, choisit en 1983 de s'exiler avec son épouse, la poète Dana Shishmanian, pour s'installer en France, d'où il publie un grand nombre d’articles politiques dans la presse roumaine d’après 1989. Le présent recueil présente une sélection de poèmes ((Ils proviennent d'un volume original, paru en Roumanie, en 2012, sous le titre Nestiute I, soit en français Méconnues I, aux éditions Ramuri.)) choisis et traduits du roumain par Dana Shishmanian, dont on salue l'ampleur du travail, et la fluide beauté du texte français. On comprendra à la lecture qu'on ne pouvait parler de Fenêtre avec Esseulement sans évoquer au préalable, même brièvement, ce parcours de vie. Le lecteur retrouvera en effet dans ce dense recueil le vibrant esprit de révolte contre les totalitarismes dont l'auteur déclare qu'il "portai(t) la corde au cou" :

toutes les choses s'inversent en ce monde
toutes les choses sont des inversions

Jésus a marché sur les eaux
moi je marche sur l'inversion et la haine
sur la dictature et le totalitarisme
partout j'ai senti avec la plante de mes pieds nus

la liberté strangulée dans toutes les créatures (...) (p.67).

Ara Alexandre SHISHMANIAN, Fenêtre avec esseulement, éditions L'Harmattan, collection Accent tonique – Poésie, 2014, 115 pages, 13,50 euros.

Ara Alexandre SHISHMANIAN, Fenêtre avec esseulement, éditions L'Harmattan, collection Accent tonique – Poésie, 2014, 115 pages, 13,50 euros.

Une grande partie des poèmes présente un amer constat de l'état de déréliction du monde - "Toute société moderne est un esclavagisme travesti" (p.51) - et une virulente critique politique et sociale, qu'une magnifique allégorie du grain de raisin écrasé (comme le grain de la raison disparue peut-être de ce monde?) hausse à une dimension cosmique et christique :

le grain de raisin est un grain spécial, plein des mystères
de la transparence et de la transpiration de l'effroi

où l'autre ne peut être rien qu'une terreur écrasée -

(...)

telle la crucifixion généralisée de l'espace-temps

(...)

*

La fenêtre m'a appris la solitude
et la séparation du corps du temps qui passe de soi à non soi
(p. 42)

Mais par-delà l'évocation de la solitude acceptée, attitude morale et stoïcienne née de la contemplation du passage et de la perte, que "raconte" Fenêtre avec Esseulement ? Car il s'agit bien (quoique de façon parcellaire et fragmentée pour nous, lecteurs d'un choix de textes) d'une sorte de récit. On ne pourra, hélas, proposer que de sommaires pistes pour aborder ce recueil où se déploie, sous la luxuriante fulgurance des images, la riche et complexe réflexion philosophique et métaphysique de l'auteur – à travers les méandres du labyrinthe plein de surprises qu'il y dessine. A la façon de tous les grands ensembles culturels et religieux (mythes, rituels d’initiation, récits eschatologiques, ou pratiques mystiques...), ce livre parle du voyage ultime et ineffable en quoi consiste l’ascension de l’âme. Comme dans le Livre des Morts Tibétains, le Bardo Thödol, à travers un parcours semé d'épreuves, une âme s'arrache à l'obscurité de la matière, se dépouillant des tuniques qui la couvraient, pour se retrouver nue dans le noir sonore où mène le dédale des catacombes (p. 15), dans un parcours où tout évoque une vision métaphysique, ainsi que l'annonce le poème de "La Pierre Noire"(p.17), où se tressent la plupart des thèmes du recueil et qui décrit avec une précision aussi anatomique que métaphysique la progression du corps matériel vers son corps astral :

Aujourd'hui personne s'est vêtu de rien
à son tour, aujourd'hui s'est vêtu d'aujourd'hui

aujourd'hui danse, il a des pieds de sons et de syllabes
le noir est rempli de visions sonores
auxquelles l'œil trop habitué aux choses renonce
l'œil, en fait, est une chose – mais l'ouïe
est la nuit d'un manteau chamanique
les tympans lèvent le rideau – voilà tout le spectacle -
lèvent encore et toujours le rideau
tout n'est pas dans l'événement mais dans le dévoilement
tout est dans les orifices des sons qui jouent sous ma peau
je me déshabille de la peau comme d'une inutile mélodie
et je reste dans la nudité écorchée du corps
flûte ou crayon
les crayons sortent de mes muscles ou de ma fontanelle
et écrivent sur moi des sons
des sons que je n'entends pas mais fais vibrer,
les orifices des sons dansent – vibrent – se promènent
comme des cafards sur tout mon corps
passent à travers lui tels de mystérieux signaux inversés
(...)

le cœur seulement se referme en lui-même tel un œil aveugle
le cœur seulement tombe de mon corps tel une pierre noire

le cœur seulement – fruit obscur, incomestible,
un masque sans ressort, une bombe désamorcée -
la pierre noire traverse tous les rites du refus
traverse tous les rites de la répulsion extatique
s'ouvre comme un œil écorché de regards
pour toutes les pages des livres inconnus
tellement solitaire et crue – aux caillots de solitude
coagulés autour de l'obscur
tant d'obscurité dépecée dans l'abattoir du monde

... mais quel est ce hurlement qui jaillit de ma bouche
telle une crinière infinie

*

Je regarde personne et personne me scrute
avec l'œil de réponse du cyclope (p. 23)

"Personne" (en italiques dans le texte) est un masque sans visage – comme la "personna" étymologique. Récurrent et énigmatique, il est une sorte d'Ulysse accomplissant l'Odyssée de l'âme vers le néant, tandis qu'il déambule

Personne collectionnait les pages de ses pas
cela quand il s'ennuyait de simuler un timbre...
Des pages de ses pas, il composait un livre aléatoire
un livre sur les méconnues
une somme des égarements et des simulations
une somme parfaitement inutile
mais au moins sans prétention (p.94)

Il est aussi, on le voit, le double au miroir du poète, double d'un "soi" qui ne serait plus déjà qu'un reflet de "l'autre", dans cet état où le sujet disparaissant peut écrire :

Oh, personne est le visage de la mort collé à l'horizon
aux poumons traversant le temps titan au crépuscule
(p.23)

Nombreuses et signifiantes sont ces apparitions de l'œil rond du miroir – "pari avec le néant" - et de l'inversion qu'il procure. Objet-titre désiré de "Zéro-miroir", on comprend qu'il est la porte métaphorique vers la perte absolue, la dissolution/"délocalisation" dont il propose l'image, et que contemple le poète, méditant fasciné (p. 97-98) par l'évocation de sa propre mort, car

C'est par le miroir que la nouvelle arrive
avec son ange improbable - code expédié par le néant -
dans le lissage profond du miroir la nitescence devient illisible

elle s'élance comme si elle se dissolvait

Indissolublement liée à ce dernier, et au labyrinthe de "nulle part", l'errance fait de cet "être traversé de néant et de rien" la figure mythique du "dernier des prophètes/ le dernier homme même - / car après personne, personne seulement pourrait suivre..." (p.75) – dans un ensemble que traversent Pan, le Sphinx ou "l'Endymionne... les seins nus exorbités", autant que le minotaure, Ariane, un Dionysos - vampire du "sans"... et Enkidu déçu en clôture du recueil : l'imaginaire de l'auteur est pétri de ces références culturelles, particulièrement vivaces et productives.

*

Les cernes monstrueux sont les ailes de nuit du poète
l'œil aveugle est sa bouche méconnue (p.25)

Poésie métaphysique, poésie "cognitive", la poésie d'A.A Shishmanian est aussi très profondément une poétique de l'incarnation et de l'espoir de délivrance ("j'ai sorti mes mains écorces sur la fenêtre / et je me suis cueilli en fruit /ange de fumée à l'index de mystère cendreux "(p. 24) Le corps "larvaire" qu'on abandonne se rappelle à nous dans toute sa matérialité sanglante et douloureuse, ses orifices et ses glaires, dans son existence de chair dans un monde où "la mort se promène entre deux digestions / elle continue de manger par compensation". Mais le poète-narrateur, qui apprend la maîtrise de l'inversion, écrit : "toutes ces aspirations subtiles dont je tâche de nourrir mon néant / je m'y enfonce et m'y décompose – je fleuris / dans une putréfaction souriante (...)" (p.40).

Le parcours christique du sujet-âme-personne, annoncé dès la métaphore du grain de raisin écrasé (p.13) et les métaphores déjà citées de "La Pierre Noire", se confirme dans un poème comme "Eucharistie". C'est bien de ce corps de souffrance dans le labyrinthe crucifié d'un monde abandonné à la dévoration, de ce corps voué à la putréfaction et la déchéance, que peut s'élancer la pensée pure, vers le néant, le "mé-connu" que le poète, en quête de connaissance, cherche à atteindre par la contemplation poétique (est-ce déjà ce que l'auteur nomme "mésonge", proposant, dans le poème "La lyre d'Orphée" une sorte de méthode pour atteindre le méconnu par-delà les "fantasmes" du réel ?) :

je m'empoisonne avec du temps
je bois la ciguë du temps
et le froid du temps et du visible et de l'invisible du temps
je tâche de voir les secondes comme si je voyais des oiseaux
et les clefs – comme d'étranges objets
morts et vivants
je tâche de voir tout ce qui pourrait me guérir
de tout ce qui me contient et de tout ce qui me perd
je tâche de supprimer toutes les vitesses

qui font de moi un aveugle voyant (p.62)

*

un blanc nébuleux dans lequel tu te dissous ou te perds
fou et immaculé
telle une page blanche (p. 111)

Déliant le corps et l'âme, la décomposition préalable à l'ascension, n'est pas sans rappeler le Grand Œuvre hermétique - solve-coagula – auquel ramènent les opérations dans "Le rouge et le noir" (p.55) où "le rouge se broie dans le noir et le mange" et cet autre poème, le "Le sel du soir", et ses étranges images :

En me couchant, j'ai mis mon diamant vivant
en hiver d'herbe devant le serpent noir
et l'ai enseveli dans le sel du soir -

le diamant de la connaissance extatique et de la vie

L'opération alchimique de dissolution est l'exact pendant dans la Tradition chrétienne, du "pouvoir des clefs", qui délient. Or ces objets abondent dans ce recueil, dont un poème porte le titre de "Cadavres de clefs" (p.91). Objets sacrés et morts abandonnés, elles ajoutent le mystère à l'énigme :

la clef nous aide à découvrir un nombre étrange -
le nombre qui précède zéro (non pas moins un
mais peut-être même un ou un autre nombre sans nom)
de là nous pouvons écarter (et non ouvrir)
la porte tel un hymen – membrane démentiellement fine -
et déposer dans le zéro
le degré zéro de notre évanescence
(de l'évanescence, à savoir de la transcendance),
le pas que nous portions en nous longtemps avant de naître -
depuis le premier clin où le néant a cligné

(...)

Clés pour rejoindre nulle part, clés pour disparaître et renaître, elles permettent d'accéder à une autre dimension, immatérielle, à laquelle prépare la méditation poétique, conçue comme une expérience de pensée, explorant – apprivoisant - à travers la liberté du flux des images, l'ultime et inconnaissable voyage :

Il y a quelque chose d'archaïque et d'anarchique
dans cette ultime disparition

une douleur de toutes les nuits -
un cri de l'essence du nocturne
le zéro lui-même pâlissant – écho de l'extinction -

rien ensuite – uniquement le néant – l'homme restitué

Dans un monde devenu "théâtre d'ombres" (titre du poème p.47) celles-ci se libèrent des corps enfin transparents, elles se libèrent dans un monde d'asphalte (la matière noire de l'œuvre au noir?) où il reste au poète-Personne , qui n'a vécu le voyage qu'en pensée, à écrire des livres de séparation :

Personne se cherchait dans le labyrinthe -
il n'avait pas d'ombre
il ne pouvait pas devenir transparent – et les anges
de la mort de cristal ne le connaissaient pas
pour l'instant rien ne collait dans sa chevelure de pensées
c'était là toute sa science : la nuit, se remplir d'encre
et écrire des livres d'asphalte – à savoir,

bien entendu, des livres de séparation,
des livres de séparation qui ressemblaient beaucoup
à des films de sable,
maintenant que le jeu était terminé

et tous les subterfuges avaient enfin été décollés

*

Qu'à la lecture de ces notes, on ne se méprenne pas sur cette poésie : rien d'aride, ou de docte – l'humour et la dérision même ont aussi ont leur part dans cette très moderne et complexe méditation, qui par exemple décrit ainsi le monde :

je ne comprends pas ce que je fais encore ici et là
ici ou là toutes les choses souffrent de caries -

toutes les solitudes sont cariées
mais les dentistes, hélas!

sont cariés eux aussi (p. 66)

Pour peu qu'il accepte de poser que "l'inconscient chargé d'un guet tragique est plus vrai /que le conscient creusé par des lois /le conscient n'est après tout qu'une convention", la hardiesse et la force des images entraîneront le lecteur à partager l'expérience paradoxale de ces métamorphoses jaillissantes : intrépide et inspiré, il se peut qu'il avance aussi à la rencontre d'une idéale fleur de poésie, comme celle de Novalis :

Je tiens dans la main un pissenlit bleu – inconnu -
qui me regarde lentement et pensif

(...)

Le pissenlit bleu est un navire sur lequel
je navigue – empereur d'un empire de pensées -
porté par la brise au crépuscule,
je me change en dieu aux pas d'automne
enveloppé de déception

(...)

tenant à la main mon sceptre bleu et magique
le sceptre qui me regarde et me pense
alors qu'à mon tour, le regardant, je ne peux me résoudre :

lequel de nous deux rêve de l'autre ? (p.45)

 

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s'agit, à première vue, d'un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke... Ce d'autant que nous sommes face à [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la [...]