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Tristan Felix, Grimoire des foudres

Devenu chardon, il entra dans la gueule de la chèvre. Il connut là le chant profond de la meule et le craquement de l’os … (P.46)

Les Surréalistes le savaient, Jacques Hérold, Hans Bellmer, Max Ernst, René Magritte, Oscar Dominguez et tous les autres, nous portons - tels un remords, un regret, un espoir, une promesse - des formes inédites, des monstres délectables, des chimères fugaces, fragiles, inéluctables et pourtant inquiètes d’avoir été si peu de chose dans l’évanescence de nos rêves.

Le Grimoire des foudres de Tristan Felix est dans la lignée de ces grands découvreurs d’altérités. Comme tous les vrais chercheurs, celles et ceux qui partent errer hors des sentiers battus, sur des terres que rien, sauf le battement de leur cœur ne balise, le poète en appelle, tout d’abord, à des chiffres :

« 36 contes magiques », « 21 poèmes composés de trois tercets d’ennéasyllabes », et enfin un « grimoire en 21 passes, chacune structurée en trois parties : « un cauchemar », suivi d’une « formule magique en italiques », et enfin d’un « miracle » … Le chiffre trois est essentiel puisque l’ouvrage est composé comme un triptyque, mais le neuf (trois fois trois ou trois plus six) l’est également peut-être parce que tous les chiffres, au fond, sont « neuf(s) », pourvu qu’on leur prête une âme ? Comme le dit le poète, à condition qu’ils aident à « délivrer l’ombre farouche », ils ne sont plus seulement « contraintes obsessionnelles » mais deviennent promesses de formes nouvelles. Bien entendu, comme tout organiste est appelé à le faire avec les basses chiffrées, cette numérologie est là afin d’être elle-même « dé-chiffrée » au sens très précis de ce verbe et, in fine, « réalisée » en pure musique. Et puis, il faut bien qu’il y ait, au départ, de la mesure pour mieux se mesurer, ensuite, au démesuré.

Voilà pourquoi ce « Grimoire », si hanté par la mort, est tout de même habité par un à venir. Il élabore un univers imaginaire qui serait très proche d’un retour à une enfance adulte, assumant de tourner le dos à la réalité maussade par une créativité tous azimuts. 

Tristan Felix, Grimoire des foudres, PhB éditions 10 euros ISBN 979-10-93732-72-5.

Renoncer à sa forme afin d’en essayer bien d’autres ? Les « 36 contes magiques » sont autant d’extraits, sensiblement de même taille, de « fragments sans queue ni tête qui donnaient soif de mort » et dans lesquels prévaut « l’inquiétante étrangeté. »

Foin de la grise raison raisonnante, on célèbre la sensation pure, la sensorialité, la sensualité impérieuse de l’enfance, dans les « 21 nocturnes » suivants :

(…) l’âme s’en revient dévitrifiée
rendue aux dunes mouvantes pâles
lors, qu’on y abandonne ses mains !

et son grain de peau au cœur du quartz
ses grains de folie aux trous de l’orgue
épars et noués en rubans d’algues (…) 

Et qu’il me soit permis d’évoquer le « petit miracle » que fut pour moi la découverte du court-métrage onirique Sortilèges (à retrouver sur le site tristanfelix.fr), lequel reprend certains textes du deuxième volet du Grimoire intitulé « L’orgue de Dominique Preschez » et dans lequel l’on peut entendre la musique improvisée de cet organiste (et je serais bien curieux de connaître le nom de l’instrument qui a été touché). Pour moi, l’orgue fut et reste non seulement un prodigieux instrument de musique, mais encore, une incomparable boîte à rêves. Que mon imaginaire se fane un tant soit peu, il suffit que je pense à un orgue, que j’écoute de l’orgue, que je monte à un orgue, pour que, tout soudain, mon intérieur, de nouveau, bourgeonne. Alors, d’avoir rencontré à la lecture de cet ouvrage « une sœur » en « organité », voilà un cadeau bien inattendu de la vie.

Quoi qu’il en soit, ce « pervers polymorphe » qu’est l’enfant à venir, joue avec toutes les formes possibles. A cet égard, on voit bien que Tristan Felix n’est pas seulement poète avec les mots, mais qu’elle crée en dessinant (l’ouvrage présente quatre gravures de l’auteur), en réalisant des films (comme ce court-métrage dont nous venons de parler), et par bien d’autres biais. Et si j’ai donné les noms, au début de cette recension, de grands plasticiens surréalistes, c’est que les œuvres visuelles de Tristan Felix m’ont fait penser à eux.

de l’haleine retrouvée du chant
s’en viennent de drôles d’oiseaux verts
acides aux ailes épineuses »
(…)
jusques aux trompes de Saint-Eustache 

Les synesthésies se mêlant aux jeux sur les mots, elles bousculent nos sensations et leur font dire du neuf. Et nous en trébuchons de rire. Même si nous sommes toujours dans la problématique surréaliste.

Il est certain qu’un ouvrage si haut perché (et en même temps si proche de nos fragilités), voit au-delà des limites humaines. Il y est donc question de mort, bien entendu, d’os, de squelettes, de « camarde en rade ». Pour que des métamorphoses adviennent, il faut que les formes révolues périssent : « l’ancienne cendre de vies cramées »

Mais

des fissures de touches s’extirpe
un insecte blanc presque invisible
comme un voleur il se sauve intact »

Les mots en fusion ouvrent la voie à ces créatures à venir, peut-être tout simplement à un regard nouveau sur l’étrange beauté de la vie ? Il me semble que tout ce bel univers poétique est à relier à cet INEXPLORÉ dont parle Baptiste Morizot, un regard « neuf » sur le petit peuple des êtres, insectes, herbes, cette humilité grouillante des choses qui permet à nos existences de s’épanouir. Comment apprendre à aimer l’inhabituel, « d’autres grands debout qui n’auraient pas l’habitude de l’habitude » ? L’ouvrage de Tristan Felix a le mérite de suggérer quelques réponses, mais surtout de poser la question.

Présentation de l’auteur

Tristan Felix

Tristan Felix est née au Sénégal et demeure à Saint-Denis. Poète polyphrène et polymorphe, elle décline la poésie sur tous les fronts. Elle publie en vers comme en prose, chronique et, pendant douze ans, a codirigé avec Philippe Blondeau La Passe, une revue des langues poétiques. Elle est aussi dessinatrice, photographe, marionnettiste (Le Petit Théâtre des Pendus), conteuse en langues imaginaires et clown trash (Gove de Crustace). Elle donne des spectacles dans des théâtres, des galeries-musées, des médiathèques, salons, instituts culturels ou scolaires, festivals. Elle expose ses dessins et photographies. Elle organise des lectures-prouesses sur scène ou à la radio, des Troquets Sauvages, des ateliers de calligraphie et des conférences animées sur la manipulation, à Paris comme en province. Elle enseigne parallèlement les lettres, à sa façon, au pied de la Goutte d’Or, à Paris.

En 2008, elle fonde avec le musicien compositeur Laurent Noël L’Usine à Muses, pour la promotion des arts vifs et de la poésie, et fabrique des courts-métrages avec son complice nicAmy, cameraman. Elle cultive l’échange, l’étrange, le brut et le ciselé. Ses créatures venues d’ailleurs tentent de guérir qui s’y frotte. Son univers onirique est inquiétant et jubilatoire, entre théâtre de rue intérieure, cabinet de curiosités et cirque poétique.

© photo Isabelle Poinloup

 

Recueils

Heurs, Dumerchez, 2002.
Franchises, avec Philippe Blondeau, L’Arbre, 2005.
À l’Ombre des Animaux (poèmes et photographies), L’Arbre, 2006.
Coup Double, (poèmes et photographies), avec Ph. Blondeau, Corps Puce,  2009.
Ovaine (contelets et dessins), Hermaphrodite, 2009.
Gravure, V.Rougier éd. 2011 (pour Pile de Proverbes de C. Kaïteris)
Journal d’Ovaine, L’Atelier de l’Agneau, 2011.
Triptyque des Abysses (dessins) ; Quatuor à fils (dessins/poèmes), L’Atelier de l’Agneau, 2011.
Volée de Plumes (dessins à 2 plumes avec Gabrielle B. Peslier), L’Atelier de l’Agneau, 2013.
Trois ouvrages collectifs chez Corps Puce.
Aphonismes et Avis de Recherche, Flammarion, 2013, 2015 (collectifs).
Les Farces du Squelette (textes et dessins), Venus d’Ailleurs, 2014.L’Ivre de Bords (textes de M. Mourier, dessins de T. Felix), Caractères, 2014.
Sorts, poèmes, Henry, 2014.
Bruts de Volière (textes et dessins, avec M. Mourier), L’Improviste, 2015.
Zinzin de Zen (textes et photographies), Corps Puce, 2016.
Pensée en herbe du XXIe siècle (aphorismes de collégiens), Corps Puce, 2016.
Observatoire des extrémités du vivant (textes et photographies), Tinbad, 2017.
Alphabête, (dessins, poèmes et collages, avec Laure Missir), Les deux Corps, 2017.
Aphonismes (textes et dessins), Venus d’Ailleurs, 2017.
Tarots Tarés (mini livre-boite d’artiste, 18 tarots dessinés et écrits), Venus d’Ailleurs, 2018.
Ovaine, La Saga (contelets) Tinbad, 2019.
Laissés pour contes (chronique d’un quartier populaire), Tarmac, 2020.
Faut une Faille (fabrique de création), Z4 éd, 2020.
Tangor (poèmes et dessins), PhB éd, 2020.
Rêve ou crève (poèmes et photographies) Tinbad, 2022.
Les Hauts du Bouc (nouvelles), Aéthalidès, 2022.
La Forêt, une Pensée Brûlante (dessins et aphorismes d’élèves de 12 ans), PhB éd., 2022.
Testicul (parodies et dessins), Tinbad, 2023.
Grimoire des Foudres (poésie, dessins), PhB éd. 2023

Revues

La Passe, Diasporiques, Diérèse, Dissonances, Sarrazine, Traction-Brabant, Comme en Poésie, Poésie Première, Contre-allée, Décharge, Le Grognard, Empreintes, L’Igloo, L’Intranquille, Ecrits du Nord, Arcane 18, L’Ampoule, Cahiers Tinbad, Journal de mes Paysages, La Moitié du Fourbi, le FPM, TK-21, Chroniques du çà et là, Apulée, Diasporiques, LPB, EaN…

CD 

- Je, îl(e) déserte, prod. L’Usine à Muses, 2011 : 16, rue des Ursulines, 93200 Saint-Denis. Itv oniriques de six poètes (Jude Stéfan, Maurice Mourier, Samy Abdelazim, Dismas Clapier, Philippe Blondeau, Ivar Ch’Vavar). Musique originale de Laurent Noël.

- La Mort se fait la belle, avec Arsène Tryphon, des et aux éd. Venus d’ailleurs, 2021.




Joël-Claude Meffre, Ma vie animalière suivi de Homme-père/homme de pluie et Souvenir du feu

J’ai fait ce songe. Il nous a consumés sans reliques 

St-John Perse Éloges

Une fois n’est pas coutume, commençons par la fin. Dans « Souvenir du feu », dernière section de ce recueil saisissant, nous pénétrons au cœur d’une image angoissante, celle de ce chariot qui semble aller seul, portant en lui un feu insatiable.

L’image est puissante, presque surréaliste, c’est un œil d’enfant qui l’observe, la symbolique en est fulgurante et terrible.

Il brûle par lui-même,
sans rien qui le nourrisse.
C’est le feu avivé
de mon rêve
ressurgissant dans mes nuits. 
(…)

j’ai peur que le même feu
ne consume le rêve 

Joël-Claude Meffre, Ma vie animalière suivi de Homme-père/homme de pluie et Souvenir du feu, éditions propos DEUX, 2023.

C’est que Joël-Claude Meffre, comme rarement auparavant, nous accueille chez lui, dans l’intimité de son imaginaire, mais encore dans sa famille. Son frère, son père, deux figures complexes, tutélaires et énigmatiques, deux fantômes n’ayant laissé nulle trace sauf dans le cœur de celui qui se les rappelle. Comme le dit fort justement Marilyne Bertoncini dans sa belle Préface, « Les quatre parties débordent, les souvenirs abondent -et l’organisation élémentaire se fissure laissant transparaître des éléments épars d’une biographie liée à la ruralité, aux activités mystérieuses et paradoxales, dans le monde du « comme si » de l’enfance, confrontée à la mort infligée par les adultes (…) » Ainsi, dans la section « Grives » est-il question des oiseaux, certes, mais surtout, du Grand Frère, l’oiseleur, tantôt évoqué à la troisième personne et tantôt à la deuxième, comme pour tenter un dialogue. Celui-ci a lieu, bien sûr, mais il demeure éphémère et, bientôt, s’interrompt.

L’homme-oiseau, l’oiseleur, regarde parfois
ce vide-là,
qui a le visage d’une absence (…)

Reste le chant.

Quelque part, ailleurs,
                 les hommes continuent à chanter
                 un langage de chants
                 sans qu’aucun mot ne se forme dans leur bouche (…)

Mais où est le pays de Joël-Claude Meffre ? Sans doute « Aux alentours d’un monde » comprenant le Ventoux, certes, mais, surtout, en ce chant qui « est un fleuve où les paroles communiquent avec leurs sources » selon la très belle citation de Jean Monod, insérée dans l’un des poèmes de « Grives » … D’ailleurs, dans « HOMME-PERE/HOMME DE PLUIE », il est question de « l’aval » et de « l’amont » de la « rivière », l’Ouvèze, jamais nommée. Le pays où nous nous trouvons n’en est ni la source :

dans la montagne
de la Chamouse 

ni l'embouchure

La rivière, à elle-même, elle est son propre chemin qui va
par-delà la plaine,
jusqu’au fleuve qu’elle vient rejoindre. 

Et cet entre-deux convient à l’évocation de ces figures absentes et singulièrement, celle du père :

Je pourrais peut-être retrouver l’image
                        de son visage,
                        celui de l’homme qui fait front à l’aval (…)
Je ne saurais imaginer
                        quel a pu être l’amont de sa vie,
                        l’amont le plus en amont de lui-même (…) 

Il y a, chez Joël-Claude Meffre, comme une frontière infranchissable, un au-delà, lequel pourrait bien être un en-deçà, en même temps suggéré et inaccessible. Mais n’est-ce pas le propre de la condition humaine que de nous retrouver perdus entre un amont et un aval inatteignables ?

Il faudrait beaucoup d’attention
                     pour réveiller en nous quelque mémoire
                      du chuintement de ces sources.

Cela même ne peut se dire
                    ni même sens doute se penser.

Les oiseaux seuls s’en souviennent peut-être. 

Présentation de l’auteur

Joël-Claude Meffre

Né en 1951, il est issu d’une famille de viticulteurs comtadins, il a passé son enfance en milieu rural et réside aujourd’hui près de Vaison-la-Romaine. Archéologue. Retraité. Ayant étudié la littérature et la philologie, il a aussi milité pour la reconnaissance de la langue et de la littérature occitanes. En 1978, les rencontres avec le poète Bernard Vargaftig puis, plus tard, avec Philippe Jaccottet, ont été déterminantes dans le développement de son travail d'écriture poétique.

Au début des années 1990, il découvre l'enseignement du soufisme. Il s'initie alors à la culture et la spiritualité du monde arabo-musulman. Puis il publie trois essais  : 1) sur l’enseignement  du soufisme aujourd'hui ;  2) sur le calligraphe irakien Ghani Alani ; 3) sur le saint soufi Mansur al-Hallaj. Cet engagement le conduit à des collaborations artistiques (avec Faouzi Skali), littéraires (avec Pierre Lory ) et spirituelles (avec l’islamologue Eric Geoffroy).

Il publie ses premiers livres aux Éditions Fata Morgana. Dans les années 2000, il noue des liens étroits avec des poètes et écrivains, tels que Antoine Emaz, James Sacré, Emmanuel Laugier, Hubert Haddad, Joël Vernet, Claude Louis-Combet, Jean-Baptiste Para, Michaël La Chance. Il écrit des notes de lecture pour la revue littéraire Europe. Sa démarche à la fois spirituelle et poétique le conduit à dialoguer avec les poètes tels que Jeanine Baude, Pierre-Yves Soucy, le philosophe Laurent Bove, le physicien cosmologiste Renaud Parentani, et les compositeurs suisses Christian Henking et Gérard Zinsstag.

Joël-Claude Meffre s’intéresse à la peinture et les artistes : ses complicités avec les peintres tels que Albert Woda, Michel Steiner, Jean-Gilles Badaire, Anne Slacik, Jacques Clauzel, Youl Criner, Alberto Zamboni, Catherine Bolle, Bénédicte Plumey, Sylvie Deparis, Hervé Bordas, etc..., lui ont donné l’occasion de réaliser des livres d’artistes. À ces tirages limités, accompagnés d’estampes, il faut ajouter les productions monographiques de livres manuscrits à exemplaire unique ou tirages limités avec des inclusions de métal, de verre, de fibres2.

Joël-Claude Meffre est membre de la Maison des écrivains et de la littérature (Paris) ; il contribue régulièrement dans des revues : Détours d’écriture (dirigée par Patrick Hutchinson), Europe, Revue de littérature alsacienne, N4728 (cf. les no 9, 11, 18, 19), Revue de Belles Lettres Suisses, Propos de Campagne, Revue Sorgue, Moriturus (no. 5, 2005), Autre SUD, Conférence (no. 25, automne 2007), Nunc, L'Étrangère, La revue Nu(e), Triage, L’Animal, Faire part, Le Frisson Esthétique, Lieux d’Être, Osiris.

Outre ses lectures de poésies, il manifeste un intérêt pour les groupes Protocole Meta avec Jean-Paul Thibeau.

Il est consultant pour les éditions Les Alpes de Lumière.

Directeur de publication de la revue de photographie en ligne TERRITOIRES VISUELS https://emav.fr/revue-territoires-visuels/ 

Autres lectures

Joël-Claude Meffre, Aux alentours d’un monde

« Je ne demeure dans aucun pays propice à la salvation ou à la sauvegarde » Divagations Les vingt-sept « Proses » que contient Aux alentours d’un monde approfondissent l’énigme d’une relation à soi-même et à [...]




Pierre Perrin, Des jours de pleine terre — Poésie, 1969–2022

Le journal intime d’un homme en colère.

Difficile de donner une vision d’ensemble d’un massif poétique s’érigeant de 1969 jusqu’en 2022. De multiples sujets y sont abordés, pour certains intimes, et qui connaît Pierre Perrin reconnaîtra facilement des épisodes racontés sous un autre angle dans son ouvrage autobiographique Une mère Le cri retenu, pour d’autres appartenant à l’actualité la plus contemporaine, comme la guerre en Ukraine, ou « sur un cliché qui a ému le monde », le corps de cet enfant migrant gisant sur une grève.

Mais ce qui unifie le tout, c’est un regard, une révolte, une façon de dire « non » à l’ordre des choses et du monde, et en cela, ce texte est « poétique » au sens étymologique du mot, parce qu’il crée, non pas un monde, mais ce désir d’un monde autre.

Une poésie non pas tout à fait sans musique mais sans mélodie, une poésie percussive. Un peu comme Nietzsche philosophait à coups de marteau. On y chercherait en vain la rythmique classique des vers, même si elle se présente versifiée de façon apparemment classique, la plupart du temps

À Jean-Jacques aussi, précoce à ce point attardé que,
Lisant Horace à cinq ans dans le texte, à cinquante,
Embarrassé de sa pisse, il reste le copiste qui s’interdit
De mendier une pension. Moi non plus. (P.119)

Alain Nouvel Pierre Perrin Des jours de pleine terre Poésie 1969-2022 Publié aux éditions Al Manar ISBN 978-2-36426-306-2.

Les mots-valises, comme « Occidécadentaux » ou « islamopithèques » entraînent très explicitement vers la satire et il y a, de fait, quelque chose de profondément satirique dans cette poésie, même si aucune opinion politique n’y est clairement affirmée. Une peur de la décadence, peut-être celle de la mort, après Paul Valéry qui a dit « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles » ?...

Pierre Perrin pose des questions brutales rugueuses, polémiques : « Quelle consolation apporte à un cadavre l’âme ? » ou encore, parlant de Facebook qu’il connaît bien :

                             (…)Qui outrepasserait l’écran ? 
Chacun est facebooking, harassé. Éteignez l’écran, il
Se rallume. Toujours ailleurs, chacun gère son complot,
Son ragot, son garrot, son fagot, son rigoletto, ses totaux
Rauques. Totaux de clics ? Un cliquetis de dents, dehors (…) (p. 118)

A ces critiques acerbes répondent « trois épures une fresque », dédiées à René Guy Cadou, Jacques Réda et Jean Pérol. Trois presque sonnets pour des maître vénérés. Plus tard, « Gisant debout », un hommage à René Char, « « sans doute dernier grand poète français du XXème siècle » … Il y a, par ailleurs, tant de faux prophètes et de faux poètes !

Mais la colère de Pierre Perrin vient de plus loin que ces impostures contemporaines,

Entre naître et n’être rien, le cri, le silence
(…) Rien, qu’est-ce que vivre, sinon s’approprier seul
L’infini particulier d’une éclipse de mort ?
(…) Écrire à la craie devrait suffire sur une ardoise où lire
La tendresse (P. 129)

Cette colère, de façon très étonnante, peut se métamorphoser en tendresse comme on vient de le voir, ou encore en appel désespéré « Au vainqueur » : « S’il te plaît, n’achève pas qui s’enfonce dans la nuit. » ou en cette résignation devant la force des choses : « Nature reste reine chez elle, qui tout emporte. » ou en cet amour pour l’Enfant : « Je me coucherai pour le bonheur de te savoir rester debout. »

Dans cette somme poétique, on retrouve un goût certain pour la parataxe, un style qui se veut classique, sans gras, à l’os. « Sur le chemin des syllabes, rocailleux, abrupt », un usage surabondant du présent de vérité générale, celui même des Maximes et Proverbes des Moralistes français : « En sacrifiant à la réussite, aux sournois exercices du pouvoir, chacun écrase les idées de traverse. La raison châtre les illusions. Des remords restent dans la gorge. Les nouveaux prêtres d’aujourd’hui ne délivrent personne. Le consumérisme pollue. La poésie n’est pas remboursée. ».

Mais derrière cet apparent classicisme, le baroque de métaphores parfois provocantes, étranges, hyperboliques :

                                                chaque séparation
Pire que si chacun s’était dépecé vivant sans un mot
                                                        ∗
                                                qui regrette
D’avoir battu ses paupières mieux qu’un briquet
Sur cet envol des jours
                                                        ∗
L’église fermée, la morale reste ouverte pire qu’un rasoir
                                                        ∗
Le blé qui tire vers le soleil
Éjacule sous la dent 

Et derrière cette apparente dureté, une générosité qui se réserverait pour d’autres causes. « L’Équilibre », par exemple : « un jour le vent se lève, la voix chante et le poète se découvre aussi à l’aise dans sa langue que l’on peut l’être dans sa peau. (…) Le poète à maturité ne se demande pas d’où lui arrive la voix ; il travaille de son mieux la merveille et l’épouvante, le dégradé entre les deux et il respire ; il fend l’air de son existence. »

Présentation de l’auteur

Pierre Perrin

Pierre Perrin de Chassagne est un poète, romancier et critique littéraire français.

Il a participé en tant que critique au magazine "Poésie/Vagabondages" en 1997 et participe toujours en tant que critique à "La Nouvelle Revue française" et à une douzaine d'autres revues et périodiques.

Il a été rédacteur en chef de la revue "La Bartavelle" 2e série publiée par La Bartavelle Éditeur de 1994 à 1997. Il dirige depuis 2015 la revue numérique "Possibles" et écrit régulièrement des articles de recension pour "La Cause Littéraire".

En 1996, Pierre Perrin est lauréat du prix Kowalski de la ville de Lyon, pour son recueil "La Vie crépusculaire".

Bibliographie

Poésie :

Pleine Marge (La Presse de Gray, 1972),
Le Temps c’est aujourd’hui (éditions Saint Germain-des-Prés, 1974)
Dans l’ordre des hommes (éditions Possibles, 1977)
Chroniques d’absence (éditions Possibles, 1979)
Manque à vivre, poèmes 1969-1984, postface d’Yves Martin, (éditions Possibles, 1985)
Le Temps gagné, (La Bartavelle éditeur, 1988)
La Bartavelle présente Pierre Perrin (La Bartavelle éditeur, 1989)
Lumière et poésie, avec 42 reproductions couleur de Michel Lescoffit, (Galerie St-Laurent éditeur, 1990)
Un cœur sans amertume (La Bartavelle éd., 1992)
La Naissance recommencée, poème accompagné de cinq gravures de Philippe Debiève, (La Truite qui Trotte éditeur, 1994)
La Vie crépusculaire, prix Kowalski de la ville de Lyon, (Cheyne éditeur, 1996)
Offrandes jumelles, poème accompagné de huit gravures de Philippe Debiève, (les Runes de l'Oréade éditions, 1998)
La Paix au large, poème en sept jours, sur sept gravures de Florence Crinquand, (2005)

Proses :

Lycée-passions, récit, (1986)
Un voyage sédentaire, notes, (éditions Possibles, 1986)
Toccata en rêve, roman, (éditions Possibles, 1987)
L’Enfant de la terre, roman, (éditions de la Vallée, 1991)
Les Caresses de l’absence chez Françoise Lefèvre, essai, (éditions du Rocher, 1998)
Franche-Comté, avec cent photographies de Marc Paygnard, (Castor & Pollux, 1999)
Au cœur de la vallée de la Loue, avec Jean-Louis Clade, (éditions Cabédita, 2000)
Une Mère – Le Cri retenu, récit, (Le Cherche Midi éditeur, 2001)
Histoire de famille, avec quarante photographies d’Éric Toulot, (éditions du Parasol, 2001)

Anthologies :

Les cent plus beaux poèmes de Victor Hugo, préface et choix, (Club France Loisirs, 1987)
Choses vues (de Victor Hugo), préface et choix, (éditions de la Vallée, 1990)
La Poésie romantique II, Victor Hugo, (in La Bibliothèque de Poésie en 16 vol.), préface et choix, (Club France Loisirs, 1992)

Poèmes choisis

Autres lectures




Danielle Bassez, Contre-chant

« Il y a des livres qui fabriquent leur propre forme. Proses poétiques, fragments, récits auto-fictifs, explorations imaginaires ou essais non académiques : la collection Grands fonds récolte ces textes uniques en leur genre, qui ont en commun la puissance de la langue, la liberté de leur voix. »

(Quatrième de couverture)

 J’ai posé la main sur toi 
(...)
Je lis en toi à livre ouvert 

Tu t’appelles Elvire, ton nom (un prénom de théâtre) n’est prononcé qu’une fois, dans une réplique de A., ton amant, à celui qui fut ton mari, le père de tes enfants : « J’ai couché avec Elvire ». Sinon, tu es « tu ».

Ta vie ? Inachevée, sans œuvre, et pourtant accomplie. Et voici que A., Alex, l’Amant, le fidèle et le dévoué, l’enfant grâce à qui tu as osé « trahir » ta famille (et pourtant, l’ersatz, le succédané, l’Infidèle - c’est qu’il a 22 ans de moins que toi, « J’ai vingt-six ans, tu en as quarante-huit. » (P.21)), lit tes carnets après ta mort. Il croyait te connaître et te découvre autre, se découvre tout autre dans ton regard. Et voici qu’il fait de cette souffrance une œuvre, un récit qui chante, - mieux que toi-même ?... contre-chante plutôt, celle que tu fus, lumière et ombre.

Danielle Bassez, Contre-chant, Cheyne éditeur, 2022, 192 pages, 23 €.

Car tu es un personnage tragique, comme Phèdre, t’étant mariée par dépit avec un homme que tu n’aimais pas, après avoir vécu une passion impossible, être tombée enceinte de cet homme de l’Est que le rideau de fer t’empêcha de rejoindre. Tu te laisses enfermer dans cette vie familiale : « Dans cette affaire, tu es l’acolyte. Indispensable. Secondaire. Encensée. Accessoire. A côté (…) Tu regardes devant, très loin, quelque chose en toi. » Tu cherches ailleurs. Enfermée dans ta solitude, tes souffrances, tes passions, tes amours impossibles, la mort de tes enfants. Ces douleurs, tu ne peux les partager avec personne. Même pas avec A. Surtout pas avec A. Avec toi-même, seule, dans tes carnets. Pourtant, A. c’est ton Hippolyte « Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après [soi] » (P.27) Tu l’aimes ainsi, d’abord, avant de déchanter.

« Et toi-même (comme) tu t’es perçue, équivoque, contradictoire, comme cette Pasajera, qui a envie de tous les hommes, de toutes les femmes qui croisent son chemin. Femme-delta. Mais après tout, as-tu conclu, les gens qui m’aiment, c’est cela qu’ils aiment. » (P.113)

Tu es bien une « Femme delta », une femme du Sud, tu viens d’Algérie, tu es cette étrangère qui portes « sur toutes les questions débattues un regard inhabituel. » (P.21) Pour A, tu es la mer et, aussi, la mère.

Récit à la fois simple, sobre, rempli de révélations et plein d’ellipses, où se côtoient prosaïsme et mystère. La si simple complexité d’une vie, les ambivalences si naturelles d’une âme. Le récit de détails et d’anecdotes qui complexifient. Comment la vie se mêle à la mort. Vous vivez avec A. une relation amoureuse non sans trahisons ni ambivalences, non sans mauvaise conscience ni intermittences du cœur.

Je t’aime, cela me suffit, te dis-je.
Je t’aime, cela ne me suffit pas, répliques-tu. 

Ce déséquilibre presque métaphysique entre « tu » et « je », leurs deux façons de vivre leur relation, nourrit l’ensemble du récit. Vérité et mensonges de la tendresse, cruauté, intensité de la passion, des rencontres, infidélités, absolues mais éphémères, poésie des souvenirs, parfois délicieux, parfois terribles. Et A., ce témoin avide de tout comprendre de l’Incompréhensible qui se déroule sous son regard. Cet amoureux sans condition qui t’aura accompagnée jusqu’à la fin. Qui t’aura observée, entendue plus qu’aucun(e) autre. Pourtant, chacun dans vos solitudes. T’a-t-il comprise, t’a-t-il trahie ? Pourquoi cherche-t-il tant à te comprendre ? À te cerner ? Phrases sèches et incisives, comme des lames de rasoir.

Tes amants sont des amants de rêve, de nuages, et dans les faits, ils sont peu nombreux. Dès qu’ils prennent chair et os, ils te déçoivent. En quelque sorte, tu mènes une double vie, dont les niveaux se superposent : celui de l’imaginaire, où poussent les fleurs de l’amour idéal, et l’autre que tu nommeras, sachant de quoi tu parles, la réalité rugueuse. (P.27)

Un récit naît de la douleur, un poème d’évidence et de mystère celui d’une vie qui n’est pas arrivée à se dire, ni à s’écrire. Qui finit par se dire et s’écrire, pourtant, grâce à un(e) autre. Un poème comme une tragédie est un poème. Toi, tu resteras pour toujours silencieuse, désormais. Tragique de ce qui se dit, de ce qui ne peut se dire, de comment on le dit ou ne le dit pas.

Tu élabores des plans, cherche (sic) un ordre. Classes des brouillons qui s’empilent. Y reviens, les transformes. Tu n’arrives pas à coudre ensemble toutes les pièces de ce roman. Tu te fatigues. Tu traînes derrière toi cette œuvre inaccomplie, comme un remords. (P. 136-137)

Il faut attendre ta mort

Tes carnets, il m’était interdit de les lire (…). Tu te méfiais de moi, à juste titre. J’étais curieux de ta vie, je voulais tout savoir (…), je les lis.

J’encaisse les coups. J’apprends d’abord que tu écris la nuit (…) Ainsi, je dors, et je n’ai rien senti. Je n’ai pas senti que tu ne dormais pas, que tu te levais, que tu t’installais à la table de la cuisine, à trois heures du matin, pour t’y délivrer de choses que tu ne pouvais dire en plein jour. (P.13-14)

Mais A. accomplit-il cette œuvre que ta vie porta sans pouvoir la réaliser, ou la trahit-il avec Contre-chant ? Qu’il ait lu ces carnets intimes et qu’il en ait révélé le contenu, qu’il en ait « compris » la portée, est-ce un accomplissement ? Il écrit moins pour toi que pour lui. Post mortem, il a dû se déshabiller de celui qu’il avait cru être, accepter cette douleur que tu lui avais cachée : qu’il ait pu te décevoir, que tu aies pu regretter d’avoir tout aban-donné de ta vie pour lui. « Je lis. Il me faut des jours pour m’en remettre. J’écris pour donner forme au torrent qui m’étouffe » (P.14)

Néanmoins, A. fait ton éloge, conte dans ses nombreux méandres ton histoire, qui est aussi celle, tragique, de l’Europe, une histoire pleine de bruit et de fureur, de rideau de fer et de liberté. Tu as vécu la guerre et la Résistance au Nazisme, les débuts des purges tchèques du communisme naissant, ton premier fils vient de là. Et tu deviens, avec ce Contre-chant, grâce à l’amour de A., un personnage, un symbole, un emblème, un mythe moderne ?

Un récit brûlant, haletant, puissant et sans complaisance, d’amour adulte.

Présentation de l’auteur

Danielle Bassez

Danielle Bassez est née à Châteauroux  en 1946. Après des études à l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses et à la Sorbonne, elle fait la rencontre du professeur Yvon Belaval qui lui prodigue conseils et encouragements pour ses premiers essais littéraires. Agrégée de philosophie, elle enseigne actuellement dans la région de Grenoble.

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Bibliographie

En 1992, Cheyne éditeur publie un premier texte, Tombeau, dans sa collection de proses inclassables : Grands fonds. Cette parution permet à l'auteur de recevoir une bourse d'aide à l'écriture de l'Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation.
En 1995, publication par Cheyne éditeur de Vieilles, et bourse d'encouragement du Centre national du livre. Cette publication est bientôt suivie de la parution d'un court texte hors-commerce : La Jeune Fille qui dansait devant sa fenêtre.
Les Contes et légendes du Berry paraissent en 1997 chez Nathan.
Puis en 1998, toujours dans la collection Grands fonds de Cheyne éditeur, publication de L'Égarée.
Depuis, Danielle Bassez a publié Ecrits dans les marges en 2006 et Meurs encore en 2007 chez Cheyne éditeur ainsi que Le Chant du Klefte chez Castells éditions, et Contre-chant, chez Cheyne éditeur..

Poèmes choisis

Autres lectures

Danielle Bassez, Contre-chant

« Il y a des livres qui fabriquent leur propre forme. Proses poétiques, fragments, récits auto-fictifs, explorations imaginaires ou essais non académiques : la collection Grands fonds récolte ces textes uniques en leur genre, qui [...]




Tristan Felix, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles

« Que sait-on du mystère animal à travers la terre ? »

Il est facile de parler pour parler. Mais laisser se balbutier la vie, dans sa naïveté et selon ses méandres, laisser dire le moins disert, c’est à la fois délicat, passionnant, singulier et … d’une urgence absolue quand on y pense. Comment faire en sorte qu’un chien, la foudre, un chêne, sept canetons, une abeille, puissent prendre la parole ?

Comme on prendrait la Bastille, ou la mer ? Eh bien, il se trouve que cette parole, d’avoir été prise dans et par le végétal ou l’animal, n’en ressort pas indemne. Et c’est tant mieux. Il est vrai que ce livre n’est pas d’un abord facile, mais une fois qu’on en a apprivoisé l’écriture, on en redemande. Comment,  après avoir lu ce livre, après avoir bégayé, voyagé immobile à la vitesse de la lumière, dans un autre univers, pourrait-on sans honte revenir au bavardage, à « l’inférieur clapotis quelconque » qui bruite si uniment, si platement nos vies d’individus parlants ? Quelque chose nous happe, pourvu qu’on se laisse faire, dès le début de la lecture de cet ouvrage, sans qu’on sache bien quoi. Ce n’est pas seulement un style, c’est une façon d’être, étonnante, attentive, singulière, nécessaire. Une attention au petit, une parole pour ce qui n’en a pas. Nous passons en d’autres dimensions que celles fréquentées à hauteur d’homme.

Ainsi, dans la nouvelle « Transport d’ange » :

Une abeille.

Oui, une abeille toute menue, fraîchement issue de sa ruche et sans doute d’un trop court sommeil d’hiver. 

Alain Nouvel, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles, de Tristan Felix éditions Æthalidès, avril 2022, 122 pages, 17 €.

Or, nous voici, ici, parmi des hommes et des femmes ordinaires, mais pour qui la vie de ces insectes importe : « Il découpe dans un vieux carton de salades enfoui sous son fatras arrière la surface d’une langue de bœuf. Puis il s’en sert comme d’un tapis volant sur lequel il essaie de faire atterrir l’abeille. » (…) « Une feuille de hêtre au bout d’une main tendue glisse sous le corps de l’insecte pour le haler jusqu’à la rive. »

D’une abeille à l’autre d’une rive à l’autre, deux abeilles dans une mémoire. Deux sauvetages de vivants éphémères. Sollicitudes.

C’est que les personnages de ces nouvelles ne sont pas seulement humains, ou plutôt, leur humanité dépasse l’homme. « Au bord du laminoir écarlate, que sait-on de la stupeur animale ? » (…) Ainsi, la nouvelle intitulée « Le gland » raconte-t-elle comment un chien foudroyé donne naissance à un chêne et comment l’un et l’autre cohabitent dans un même espace durant la vie de l’un, la mort de l’autre, la mort des deux.

« Il y a des figures sur la terre qu’il faut rencontrer à la fin de l’été, au bout du jour quand la lumière de la mer a enfin largué ses cinq paquets de vérité : l’éternité, la liberté, la solitude, Dieu et les épaves. » Peut-être cette injonction résume-t-elle à elle seule l’un des desseins profonds de ce recueil ?

Peu à peu, au fur et à mesure de la lecture des nouvelles, nous pénétrons l’infiniment petit, l’infiniment énigmatique, les arcanes silencieux et pourtant familiers de la vie et nous voici, avec les dernières nouvelles : « FIN DE LA TERRE » sur les rivages de Bretagne et de Normandie, non loin de l’océan et de sa sensorialité. Infiniment petit et infiniment grand, indissociables.

Mais ce qui fait la grande originalité de ce texte c’est la façon dont nos représentations y sont décentrées : des temporalités sans rapport avec les durées humaines, des espaces oniriques, étranges, énigmatiques, selon des mesures autres. Un bouc prend la parole pour se plaindre d’une étrange malédiction. La narratrice lui répond, par devers elle, et se parlant à elle-même : « Tu aurais pu être une chèvre, une de ces anciennes qui empêchent de tomber au bas de la falaise mais, derrière les ajoncs, une autre pente t’attire qui se détache du territoire. »

Et on se laisse déstabiliser avec bonheur. Plus de séparations entre les diverses formes de vie et de pensée. Forcément solitaires, mais solidaires.

Présentation de l’auteur

Tristan Felix

Tristan Felix est née au Sénégal et demeure à Saint-Denis. Poète polyphrène et polymorphe, elle décline la poésie sur tous les fronts. Elle publie en vers comme en prose, chronique et, pendant douze ans, a codirigé avec Philippe Blondeau La Passe, une revue des langues poétiques. Elle est aussi dessinatrice, photographe, marionnettiste (Le Petit Théâtre des Pendus), conteuse en langues imaginaires et clown trash (Gove de Crustace). Elle donne des spectacles dans des théâtres, des galeries-musées, des médiathèques, salons, instituts culturels ou scolaires, festivals. Elle expose ses dessins et photographies. Elle organise des lectures-prouesses sur scène ou à la radio, des Troquets Sauvages, des ateliers de calligraphie et des conférences animées sur la manipulation, à Paris comme en province. Elle enseigne parallèlement les lettres, à sa façon, au pied de la Goutte d’Or, à Paris.

En 2008, elle fonde avec le musicien compositeur Laurent Noël L’Usine à Muses, pour la promotion des arts vifs et de la poésie, et fabrique des courts-métrages avec son complice nicAmy, cameraman. Elle cultive l’échange, l’étrange, le brut et le ciselé. Ses créatures venues d’ailleurs tentent de guérir qui s’y frotte. Son univers onirique est inquiétant et jubilatoire, entre théâtre de rue intérieure, cabinet de curiosités et cirque poétique.

© photo Isabelle Poinloup

 

Recueils

Heurs, Dumerchez, 2002.
Franchises, avec Philippe Blondeau, L’Arbre, 2005.
À l’Ombre des Animaux (poèmes et photographies), L’Arbre, 2006.
Coup Double, (poèmes et photographies), avec Ph. Blondeau, Corps Puce,  2009.
Ovaine (contelets et dessins), Hermaphrodite, 2009.
Gravure, V.Rougier éd. 2011 (pour Pile de Proverbes de C. Kaïteris)
Journal d’Ovaine, L’Atelier de l’Agneau, 2011.
Triptyque des Abysses (dessins) ; Quatuor à fils (dessins/poèmes), L’Atelier de l’Agneau, 2011.
Volée de Plumes (dessins à 2 plumes avec Gabrielle B. Peslier), L’Atelier de l’Agneau, 2013.
Trois ouvrages collectifs chez Corps Puce.
Aphonismes et Avis de Recherche, Flammarion, 2013, 2015 (collectifs).
Les Farces du Squelette (textes et dessins), Venus d’Ailleurs, 2014.L’Ivre de Bords (textes de M. Mourier, dessins de T. Felix), Caractères, 2014.
Sorts, poèmes, Henry, 2014.
Bruts de Volière (textes et dessins, avec M. Mourier), L’Improviste, 2015.
Zinzin de Zen (textes et photographies), Corps Puce, 2016.
Pensée en herbe du XXIe siècle (aphorismes de collégiens), Corps Puce, 2016.
Observatoire des extrémités du vivant (textes et photographies), Tinbad, 2017.
Alphabête, (dessins, poèmes et collages, avec Laure Missir), Les deux Corps, 2017.
Aphonismes (textes et dessins), Venus d’Ailleurs, 2017.
Tarots Tarés (mini livre-boite d’artiste, 18 tarots dessinés et écrits), Venus d’Ailleurs, 2018.
Ovaine, La Saga (contelets) Tinbad, 2019.
Laissés pour contes (chronique d’un quartier populaire), Tarmac, 2020.
Faut une Faille (fabrique de création), Z4 éd, 2020.
Tangor (poèmes et dessins), PhB éd, 2020.
Rêve ou crève (poèmes et photographies) Tinbad, 2022.
Les Hauts du Bouc (nouvelles), Aéthalidès, 2022.
La Forêt, une Pensée Brûlante (dessins et aphorismes d’élèves de 12 ans), PhB éd., 2022.
Testicul (parodies et dessins), Tinbad, 2023.
Grimoire des Foudres (poésie, dessins), PhB éd. 2023

Revues

La Passe, Diasporiques, Diérèse, Dissonances, Sarrazine, Traction-Brabant, Comme en Poésie, Poésie Première, Contre-allée, Décharge, Le Grognard, Empreintes, L’Igloo, L’Intranquille, Ecrits du Nord, Arcane 18, L’Ampoule, Cahiers Tinbad, Journal de mes Paysages, La Moitié du Fourbi, le FPM, TK-21, Chroniques du çà et là, Apulée, Diasporiques, LPB, EaN…

CD 

- Je, îl(e) déserte, prod. L’Usine à Muses, 2011 : 16, rue des Ursulines, 93200 Saint-Denis. Itv oniriques de six poètes (Jude Stéfan, Maurice Mourier, Samy Abdelazim, Dismas Clapier, Philippe Blondeau, Ivar Ch’Vavar). Musique originale de Laurent Noël.

- La Mort se fait la belle, avec Arsène Tryphon, des et aux éd. Venus d’ailleurs, 2021.




Nouveaux délits, Revue de poésie vive, Numéro 72

Cathy Garcia Canalès, la « Coupable responsable » de cette revue se voulant délibérément « délictueuse » nous prévient dès la première page, elle se trouve du côté des « poètes voyants, des poètes pythies, des poètes monstres. » Elle le reconnaît, néanmoins, « ce genre d’écriture n’est pas à la mode » quant au poète !

« Pauvre poète (…) s’il se tait, il devient fou ; s’il parle, on le prend pour un fou. Ce poète est excessif et peu vendeur (…) Il sait et il ne sait rien. Il est l’ignorant qui ne peut jouir de son ignorance (…) il est un vivant mort autant de fois qu’il aura fallu pour se dépouiller jusqu’à l’os (…) Il partage ses visions, se fait conteur, éclaireur, compagnon. » Car « Il s’agit de guérir » et de « briser les maléfices », de dénoncer ce qui nous fait du mal. C’est dire à quel point le ou la poète renversent la table du monde, permettant une « transvaluation des valeurs » pour parler comme Nietzsche. S’ils semblent excessifs dans leurs cris c’est qu’ils s’affrontent à un monde qui l’est, de fait, dans le mal.

Nouveaux Délits n°72,
Avril 2022, 7 €.

On ne sera donc pas étonné que la revue se termine par la recension d’un ouvrage d’Anouk Grinberg sur l’Art Brut, valorisé enfin par Jean Dubuffet et les poètes surréalistes : « Alors que la vie elle-même est démente, qui de nous peut dire où se trouve la folie ? » cette citation de Cervantès clôturant la revue comme les « poètes voyants » l’avaient ouverte.

Une mention particulière pour les textes de Michel Woelffle, inspirés par « la mort d’Isabelle », un parcours, une méditation autour de tout ce que peut inspirer l’absence, le silence, la présence, peut-être, d’une âme sans le corps. Et une très belle image, au terme de ce voyage intérieur, celle d’un nid contenant quatre oisillons dans la bouche ouverte d’un mort, lequel devient, peu à peu un arbre. J’ai rarement autant ressenti cette impression de liberté subjective qu’en lisant cette suite de textes, tantôt en vers, tantôt en prose, mais toujours tournés vers cette « autre » vie qu’est la mort. La poésie seule peut tenter non pas de percer, mais d’approcher ses mystères. Et dans la « bio » qu’il tente, Michel Woelffle avoue préférer « le silence propice à l’inspiration et écrire quand la paresse le (lui) permet. »

Cette revue appelle à la « justesse » d’une parole, moins à l’engagement pour de justes causes comme le sort des migrants que la mer engloutit, par exemple, même si Anne Marie Bernad en fait le thème central de sa contribution, qu’à ce dégagement du prosaïque quotidien pour cerner et dire l’Étranger essentiel. « Quotidien d’une étoile / Ma tâche accomplie / Je rentre chez moi / Le corps criblé de météores » (Jérémy Semet). Ou bien encore, cette vanité de la poésie, devant l’univers :

Défaite du poème

Il te faudra admettre finalement

que le poème n’est rien face à la Mer

(Vincent Calvet)

J’ai particulièrement aimé, dans cette revue, les « commentaires » au bas de chaque page, prolongeant, contredisant parfois le texte disposé en leur centre :

En voici un exemple :

« Maléfice

Aux portes des granges

Les chouettes clouées

Ailes écartées (…) »

(Odile Steffan-Guillaume)

Auquel répond en bas de page :

« Elle a décloué le hibou qui était sur la porte,

Remis en place ses os brisés

Lissé ses plumes,

Lui a fait reprendre son chant »

(Sandrine Davin)

J’aime la modestie du format, ainsi que celle des intervenants, comme Stéphane Mongellaz qui avoue « Aujourd’hui, à 42 ans, je commence à confronter le possible intérêt de mes textes à la réalité du lecteur ». Il y a toujours, dans ces textes, des moments d’intensité poétique étonnants :

Demain le raisin

jugulaires pleines

mordra son propre jus.

Moi

(…)

Lassé des cycles

que répète l’ivresse

j’assècherai ma gorge

d’un caillot de sang. 

∗∗

Dehors existe, je l’ai vu 

(Perle Vallens)




Revue Mot à Maux Numéro 19

Dès son éditorial, Daniel Brochard prévient le lecteur, « on ne croit plus au changement, qui d’ailleurs nous fait peur » (…)

« Il ne nous reste plus que la vie à porter les bras tendus vers le ciel » (…) « Nous sommes condamnés à mourir, ignorés, méprisés … Créer une revue est l’acte le plus désespéré qui soit ». Le poète ne changera rien, il ne sauvera personne, il ne croit pas à sa propre « éternité », il reste marginal et ignoré, pourtant, « chacun dans son coin » « organise sa riposte ». Riposte à quoi ? Au monde tel qu’il croit aller ? La poésie questionne tout d’abord celui qui l’écrit. D’ailleurs, ce même Daniel Brochard, dans son beau plaidoyer pour l’autoédition, plus loin dans la revue, dénonce les « faux éditeurs sur Internet » et termine son argumentaire en affirmant : « Halte au compte d’auteur abusif ! Autoéditez-vous ! » Être poète serait avouer son peu d’importance tout en dénonçant les impostures de celles et ceux qui « s’approprient la misère des plus pauvres » ainsi que leurs rêves.

La revue est riche de voix très différentes, de sujets très divers, justifiant l’éditorial : harcèlement physique ou moral dans le monde du travail, réchauffement climatique, etc.

Revue Mot à Maux Numéro 19, décembre 2021, 4 euros, directeur de la publication Daniel Brochard, 9, avenue des Taconnettes 85440 Talmont-Saint-Hilaire ISSN : 1773-9098

Parmi ces voix singulières, toutes intéressantes, je retiendrais en particulier celle de Catherine Andrieu qui parle de son « vieux Paname », un « chat de gouttière », dont elle a déposé les cendres dans le ventre de son piano, et qui fait un détour par son père : « Non, papa, tu n’as pas cogné un ange ». En quelques pages, fleurit tout un jardin d’imaginaire autour du chat, du père et du piano … Ou encore, Lithopedion, à la poésie-malaise, qui évoque l’énigme d’une conscience : « MA LANGUE ME GÈNE ». On y entend des choses qu’on n’ose pas toujours s’avouer. 

Ma langue me gêne
Elle m’étouffe
Elle est de trop.
Si je pouvais la laisser dégorger
Tiède
Sur un support propre (…) 

 

Ou encore le « Dies irae » de Michel Lamart, type même d’une poésie anti poétique, à propos de l’urgence climatique.

J’ai beaucoup aimé, dans cette revue, la variété des tons ainsi que leur simplicité, laquelle s’allie fort bien à la sobriété de sa maquette. Chaque poète porte avec lui un monde modeste mais irremplaçable. Merci de l’avoir si bien souligné.




Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir

« Nous sommes sans protection, et la mort nous contraint à la parole inachevée comme au pas de la séparation. »

Sous le signe du « Nous », Sylvie Fabre G. dédie à des enfants et à leurs Pourquoi, ce recueil de poèmes ou plutôt de « dizains », puisque tous ces textes ont chacun dix vers. Trois parties le composent, la première « Nous, sommes un seul commencement » contenant 19 dizains, la deuxième « Le lien reste un vœu inaccompli » en contenant 20, la troisième, elle, « Nos voix allument des feux » en contenant 19, comme la première.

J’ai été tout d’abord intrigué par l’arythmie apparente des vers, le plus souvent impairs, tournant beaucoup autour de 15 syllabes ; on trouve parfois quelques alexandrins, mais ils sont rares et tellement perdus dans un ensemble de vers atypiques, qu’ils s’y confondent. Il n’est pas indifférent, du reste, que Giacomo Leopardi et Dante soient convoqués l’un et l’autre, il y a dans ces vers quelque chose de l’endécasyllabe. A coup sûr, une métrique entre le vers et le verset, originale et expressive quoique déroutante à première vue. Peut-être la volonté de rester « hors des basses métaphysiques des cadences patriarcales » ?

La poésie ainsi développée ressemblerait assez à la poésie didactique d’un Lucrèce, la poète s’adresse à un « tu » et elle lui enseigne un « nous », ses pouvoirs et ses limites. Une enseignante aimante, prodiguant constats, conseils et mises en garde.

Sous l’ascendance des astres et le sceau de l’espèce,
tu subis l’emprise d’une chair -terrestre,
et tu endosses un genre : nos baisers nos sanglots
ne trouvent pas même incarnation (…) 

Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir, L’herbe qui tremble, 2021, 100 pages, 15 €.

La deuxième partie du recueil semble parler, tout d’abord, à une jeune fille, des dangers et des risques du « lien » avec « le père le mari ou le fils »

des hommes ignorants humiliés s’exténuent
à exister en exténuant plus faibles qu’eux. 

Mais la condition féminine rejoint celle de tous les dominés, et la poète, se tournant vers sa protégée lui demande :

n’aurons-nous droit qu’à l’imposture ou inventeras-tu
l’aube claire sans esclaves ni tambours et trompettes ? 

Les dizains évoquent donc tous les malheurs de notre monde, les exilés, les « pandémies », la condition animale, le réchauffement climatique :

(…) tempêtes canicules gelées
ne changent-elles pas tous tes espaces intérieurs ? 

La dernière partie du recueil, quant à elle, célèbre les feux que nos voix persistent à allumer.

« Enfant qui cherches ma main sur les sentiers ». La poète est toujours accompagnée de cette présence juvénile qui ne l’a jamais quittée et à laquelle elle s’adresse. Peut-être cette élève est-elle, au fond, une part d’elle-même ? A la « volonté de domination débridée » évoquée en deuxième partie s’opposent « les trois syllabes du mot/ensemble (…) trois syllabes chrysalides d’où surgit le nous ». La poète enseigne à l’enfant, son semblable son frère la force et la fragilité de ce nous « fini sachant l’infini », elle lui apprend les doutes, les ambivalences dont la poésie rend compte.

Quand la ligne de partage entre humain et inhumain
s’embrume, le phare du poème devient balise. 

Un texte sensible et plein d’espoir, au fond, puisque la poésie se transmet et « persiste ».

 

Présentation de l’auteur

Sylvie Fabre G.

Sylvie Fabre G. est née à Grenoble en 1951. Longtemps professeur de lettres, elle se consacre désormais à la création.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

  • Pays perdu d’avance, Éditions L’Herbe qui tremble, 2019.
  • La maison sans vitres, Éditions La Passe du Vent, 2018.
  • Ce que tu nommes ta maison, Éditions Le Pré carré, 2018.
  • Nos feux persistent dans le noir (encres de Patrick Navaï), Éditions Le Verbe et L’Empreinte, 2017.
  • Tombées des lèvres, Éditions L’Escampette, 2015.
  • L’intouchable, Éditions Le Pré Carré, 2016.
  • Absolue jeunesse de la littérature, Éditions La Porte, 2015.
  • De petite fille, d’oiseau et de voix, Éditions Le Pré Carré, 2013.
  • Neiges (gravures Marc Pessin), Éditions Éditions Le Verbe et L’Empreinte, 2012.
  • Frère humain, suivi de L’autre lumière en réédition, Éditions L’Amourier, 2012. Prix Louise Labé 2013.
  • L’inflexion du vivant,Éditions Le Pré Carré, 2011.
  • Corps Subtil, Éditions L’Escampette, 2009.
  • Le passage (aquarelle Thémis), Éditions L’Atelier des grames, 2008.
  • Quelque chose, quelqu’un , Éditions L’Amourier, 2006.
  • Pays de peintres, Éditions La Porte, 2006.
  • D’un mot, d’un trait (accompagné de poème de François Cheng et de gravures de Marc Pessin) Éditions Le Verbe et L’Empreinte, 2005.
  • Le Génie des rencontres, Éditions L’Amourier, 2003.
  • Les Yeux levés, Éditions L’Escampette, 2005.
  • Deux Terres, un jardin, Éditions Le Pré Carré, 2002.
  • Lettre horizontale, Éditions La Porte, 2002.
  • L’Approche infinie , Éditions Le Dé Bleu, 2002.
  • L’Entre-deux, Éditions La Porte, 2001.
  • Le Livre du visage (lavis de Colette Deblé), Éditions Voix d’encre, 2001.
  • Lettre de la mémoire (photographie S.Bertrand), Éditions Le Verbe et L’Empreinte, 2000.
  • Le Livre, Éditions La Porte, 1999.
  • Dans La Lenteur , Éditions Unes, 1998.
  • Le Bleu , Éditions Unes, 1997.
  • L’Heureuse Défaite (gravures M. Pessin), Éditions Le Verbe et L’Empreinte, 1997.
  • L’Isère , Éditions Félin, collection P. Lebaud- Kiron, 1999.
  • La Vie secrète, Éditions Unes, 1996.
  • Première Éternité , Éditions Paroles d’Aube, 1996, Réédité en numérique aux éditions Recours au poème (Nouvelle version 2015).
  • L’Autre Lumière , Éditions Unes, 1995.

Livres d’artistes

  • Le poème, comme l’amour, encre d’Anne-Marie Donaint-Bonave, 2019.
  • Ensemble, collages de Max Partezana, Collections « le singulier imprévisible », Sophie Chambard, 2018.
  • Nos feux persistent dans le noir, encres de Patrick Navaï, Éditions Le Verbe et l’empreinte, 2018.
  • Le mois divin, in Les yeux levés, pastels et craies de Raymonde Godin, collection Livres pauvres, Éditions Maison de la poésie Rhône-Alpes, 2017.
  • Sur l’atelier du ciel et A l’ombre du temps, photographies d’Isabelle Lévesque, 2017.
  • 7 Litanies de la vieille enfant, encres et peinture sur tissu de Patricia Pinzuti-Gintz, 2017.
  • Ton geste, pur élan, peintures d’Aaron Clarke, Collection Jamais, Livres pauvres de Daniel Leuwers, 2016.
  • Dans la bibliothèque de ma mère, peintures de Fabrice Rebeyrolle, Éditions Mains soleil, 2016.
  • Ailes du regard, poèmes de Claude Margat, photographies de Sylvie Fabre G., Éditions Les Cahiers du museur, 2015.
  • A mesure d’enfance, encres de Colette Deblé, Éditions Les Cahiers de L’Adour, 2014.
  • D’une neige, l’autre et Un accord dans l’inachevé, livres de verre et encres de Lô, Éditions Laurence Bourgeois, 2014.
  • Piero, l’arbre, peintures d’Anne Slacik, Éditions Æncrages and Co, 2014.
  • L’Enfance est un balbutiement, peintures de Colette Deblé, Éditions Les Cahiers du museur, 2013.
  • Les portes de la transparence, peintures de Jean-Gilles Badaire, Éditions Les Cahiers du museur, 2013.
  • Feuille à feuille, encres de Guerryam, Éditions Atelier de l’artiste, 2012.
  • Voix d’extinction, photographies d’Eole, 2011.
  • Neiges, gravures de Marc Pessin, Éditions Le Verbe et l’Empreinte, 2011.
  • L’envol, c’est un pays, calligraphies de Claude Margat, Éditions Les Cahiers du museur, 2011.
  • Enfant mon inconnu, livre-objet de Mariette, 2009.
  • Ce qui se passe en nous, peintures de Fabrice Rebeyrolle, Éditions Mains-soleil, 2007.
  • Les yeux levés, livre peint de Fabrice Rebeyrolle, 2006.
  • Carnets, encres d’Isabelle Raviolo, 2006.
  • Les hirondelles, encres et peintures de Guerryam, Éditions Atelier de l’artiste, 2006.
  • Lettre du geste, avec des poèmes de François Cheng et des gravures de Marc Pessin, 2005.
  • Sur le front pur de la toile, livre manuscrit peint d’Anne Slacik, 2005.
  • Gran Corpas, peintures de Fabrice Rebeyrolle, collages peints de Leon Ronda-Diaz, Éditions Mains-soleil, 2004.
  • Quelque chose, quelqu’un, 4 gravures de Frédéric Benrath, Éditions Urdla, 2004.
  • Nous avons ce destin d’être appelés, gravures Marc Pessin, Éditions Le Verbe et l’Empreinte, 2003.
  • Les Excès du présent, photographies de S. Fabre G., accompagnées de poèmes de Maurice Benhamou, 2003
  • La mesure, l’infini, livre-objet avec dessins, encres et collages de Juan Frutos, 2003.
  • Lettre du bleu, livre manuscrit peint d’Anne Slacik, 2002.
  • Le Scribe, gravures et estampages Marc Pessin, Éditions Le Verbe et l’Empreinte, 2001.
  • Lettre horizontale pour Bernard Noël, aquarelle Frédéric Benrath, Éditions Atelier de l’artiste, 2000.
  • Dans La Lenteur, (exemplaires de tête), peintures de Solange Triger, Éditions Unes, 1998.
  • Icône de la femme, dessins de Colette Deblé, Éditions Cahiers de L’Adour, 1998.
  • Le Visage, collages Sylvie Planche, Éditions Atelier de l’artiste, 1997.
  • Le Bleu, aquarelles Maurice Rey, Éditions Unes, 1997.
  • L’île, manuscrit peint d’Anne Slacik, 1997.
  • La Fugitive, gravures de Mariette, Éditions La maison de Mariette, 1996.
  • La Vie secrète, (exemplaires de tête), photographies de Léopold Trouillas, Éditions Unes, 1996.
  • L’Autre Lumière, (exemplaires de tête), peintures de Solange Triger, Éditions Unes, 1995.
  • Monographie Jean-Claude Bligny, Poèmes de Sylvie Fabre G., 1995.

Catalogues :

  • La Persistance des traces, Fabienne Burdet-Ichtchenko, 2016.
  • Entre stèles et ciels, Odile de Frayssinet, Fabrice Rebeyrolle, 2015.
  • Un peintre, gardien du feu, peinture de Fabrice Rebeyrolle, 2014.
  • La source et les souffles, peinture d’Anne Slacik, 2014.
  • Encore un jour à regarder le ciel, pour Fabrice Rebeyrolle, 2013.
  • Anne la sourcière, Anne Slacik, site Terres de femmes, 2012.
  • Pays perdu d’avance, Fabrice Rebeyrolle, 2011.
  • Tout ce que je peins c’est moi, Berthe, 2009.
  • Lettre de la traversée, Frédéric Benrath, 2007.
  • Le chant fragile, Isabelle Raviolo, 2007.
  • Gran Corpas, pour Fabrice Rebeyrolle et Leon Ronda-Diaz, 2006.
  • Ta peau d’homme, pour Fabrice Rebeyrolle, 2003.
  • L’habité, pour Francis Helgorsky, 2003.
  • Un seul voyage, pour Anne slacik 2002.
  • La Maison de Mariette, pour Mariette 2002.
  • Lettre du regard, pour Anne Slacik 2001.

Anthologies :

  • Le lieu exact, anthologie Faire part, revue littéraire, 2019.
  • Apparaître, Anthologie Terre à ciel, 2019.
  • Un soir j’ai assis la beauté sur mes genoux, anthologie Rimbaud, Éditions La Passe du vent, 2018.
  • Poètes, une anthologie particulière, de Lydia Padellec, Éditions Henry, 2016.
  • Voix intermédiaires, anthologie de poésie contemporaine de François Rannou, Éditions Publie.net, 2016.
  • Rivages, Éditions de l’Aigrette, 2015.
  • Il n’y a pas de meilleur ami qu’un livre, Éditions Voix d’encre, 2015.
  • Sur la guerre et la paix, 86 poètes d’aujourd’hui, Éditions Maison de la poésie Rhône-Alpes, 2014.
  • Voix de la Méditerranée, Éditions La Passe du vent, 2013.
  • Pas d’ici, pas d’ailleurs, anthologie de la poésie féminine francophone, Éditions Voix d’encre, 2012.
  • Eros émerveillé, Éditions Poésie Gallimard, 2012.
  • Rousseau au fil des mots, Éditions La Passe du vent, 2012.
  • Nuovi poeti francesi, Éditions Einaudi, Italie, 2011.
  • Das Fest des Lebens, Éditions Verlag Im Wald, Allemagne, 2011.
  • Couleurs femmes, Éditions Le Castor astral, 2010.
  • Au nom de la fragilité, Éditions Erès, 2010.
  • Pays perdu d’avance, Éditions Voix d’encre, 2010.
  • L’année poétique, Éditions Seghers, 2009.
  • Anthologie émotiviste de la poésie francophone, Éditions Le Nouvel Athanor, 2009.
  • Voix du Basilic, entretiens avec Alain Freixe, Éditions L’Amourier, 2008
  • Rêver Québec, Éditions L’Arbre à paroles, Belgique et Canada, 2008
  • Calendriers de la poésie francophone, 2007, 2008, 2009, 2010, 2011, Éditions Alhambra Publications, Belgique.
  • Dans le privilège du soleil et du vent, pour saluer R. Char, Éditions La passe du vent, 2007.
  • Mémoires d’eau, Éditions Bacchanales, Maison de la poésie Rhône-Alpes, 2006.
  • 111 Poètes en Rhône-Alpes, Éditions Maison de la poésie- Le Temps des cerises, 2005.
  • Rumeurs de ville, Éditions Le Certu, Lyon, 2005.
  • Le jardin de l’éditeur, Éditions L’Amourier, 2005.
  • La coupure du parc, Éditions Tarabuste, 2004.
  • Ce que disent les mots, P. Maubé, Éditions Eclats d’encre, 2004.
  • Sept écrits de femmes, Éditions CIDELE, revue de Sémaphore, 2003.
  • Écriture de femmes, Éditions Poésie rencontre, 2003.
  • Chartreuse, corps mystique, Guide Gallimard, 2002.
  • Une saison en poésie A Dhôtel, Éditions BM Charleville-Mézières, 2001.
  • Anthologie S. Stétié, Éditions Blanc Silex, 2001.
  • Poétri, Éditions Autrement, 2000.
  • Samizdat, Éditions Le Pré carré, 1999.
  • Anthologie amoureuse, Éditions Parole d’aube, 1989.
  • Paroles de poètes, Éditions Le Dé bleu, 1985.
  • Anthologie 80, Éditions Le Castor astral, 1980.

Travaux sur sites :

Anthologies, notes de lecture, chroniques et critique picturale in Terres de femmes, Poezibao, Recours au poème, Terre à ciel, Ce qui reste (…).

Traductions

Poèmes extraits de :

  • Quell’andarsene nel buio dei cortili, Milo De Angelis (Éditions Mondadori), S’en aller dans le noir des cours, 2011, Thauma et Europe.
  • Incontri e agguati, Milo de Angelis (Éditions Mondadori), Rencontres et guet-apens, 2016, Anthologie du festival de Sète.
  • La Grecia è morte, Fabio Scotto, éd Passigli, La Grèce est morte, 2014, Europe.
  • La rosa del mattino, Fabio Scotto, Éditions NEM, La rose du matin, 2016, Voix d’encre
  • La Nudità del vestito, Fabio Scotto, Éditions NEM, La nudité du vêtement, 2018, Terres de femmes et Voix d’encre.

Livres traduits

  • Milo De Angelis, Incontri e aguatti, Rencontres et guet-apens, Éditions Cheyne, 2019, recueil traduit en collaboration avec Angèle Paoli.
  • Sylvie Fabre G., L’approche infinie, L’infinito approssimarsi, traduction de Gabriella Serrona, Éditions Macabor, 2019, Italie.

Distinctions :

  • Bourse d’encouragement du Centre national du livre (1997).
  • Bourse de création du Centre national du livre (2003).
  • Prix Louise Labé, Frère humain, 2013.

Publications en revues depuis 1977 :

Diptyque N°2, Belgique 2014/ Europe 993 et 995, 2011, 2012, 2013/ Thauma « Patience » 2013/ Diérèse N. Diéterlé, 2013/ Coup de soleil, 2013/Nunc, 2013, Enfances/ Europe n°1012-1013/ Thauma « Couleurs, lumière », 2013/ Arpa N°108, 2013/ Ecrits du Nord N°23-24/ Thauma « L’air » 2012/ Diérèse, inédits, 2009 / Le corps 2008 /Nunc, 2005, 2009/Estuaire, 2006, Le chant des villes ( Québec)/Lieux d’être 2006/Thauma, Eros, 2007/Le corps 2008/La joie 2009 / Serta ( Espagne)/Une tâche terrestre 2007/Il Segnale (Italie, Milan) Les yeux levés traduction F Scotto 2008/Lieux d’être, la solitude 2008/L’arbre à paroles ( Belgique)/ Rêver Québec 2008/Les Cahiers de la danse / Lyon capitale / Coup de soleil 58, 60 / Le Nouveau Recueil / Estuaire, 2006 / Nunc, 2005 / Le chant des villes ( Québec) / Lieux d’être / Thauma, Eros / La joie 2009 / Serta ( Espagne) / Une tâche terrestre 2007/ Il Segnale (Italie, Milan) Les yeux levés traduction F Scotto 2008 / Lieux d’être, la solitude 2008 / Le Croquant / Poésie en voyage : Le livre, L’entre-deux, Lettre horizontale / Sémaphore 2002,2003, 2004 / Midi 2000-2OO3, 2004, 2005 / Verso 2003 / Cahiers de la Mapra, Lyon 2003 / Liberté ( Québec) / Versodove ( Italie) / Hablar, Falar de poesia ( Espagne, Portugal) Sorcières / Aube-Magazine / Le Journal des poètes / Aires / Poésie-Rencontre : 98, 02 / Lieux d’être / Poésie 98 / Voix d’encre / Bacchanales : numéro 6 / Arpa : numéro 60, 69, 75 / L’Arbre à paroles

Poèmes choisis

Autres lectures




Marc Nagels, Sauvages

Le beau recueil Sauvages, de Marc Nagels, pose de passionnantes questions et la première et non la moindre est celle-ci : que faire de Saint-John Perse ?

Marc Nagels, en effet, s’inscrit sans fard dans la continuité de ce poète des grands espaces épiques et cela est réjouissant et interroge. Il serait fastidieux de relever presque à chaque page les multiples souvenirs et emprunts à ce poète et ce serait faire injure à Marc Nagels, qui use moins de clichés persiens qu’il ne profite d’une musique bien connue pour y faire consciemment référence. Et comme, dès le début, il est question d’un « nous », voici la deuxième difficulté : autour de quels dieux nous rassembler, quel est ce « nous » dont il est question ?

En effet, se mettre dans le sillage de Saint-John Perse, c’est adopter, forcément, une certaine hauteur de ton et il en découle une certaine hauteur de vue. Mais point trop, juste à l’étage très païen des vents et des forêts, ce qui n’empêche pas « Sur nos lèvres arrondies, une syllabe mystique. » Le poète le fait remarquer dès le début, Sauvages désigne par son étymologie ce(ux) qui vien(nen)t des forêts. S’il s’agit de marcher : « Nous marchons. Cela commence comme ça. », notre au-delà est horizon, horizontal. Suivons tout d’abord le Chaman ébloui, première partie du recueil. Comme chez Saint-John Perse, des refrains rythment et ponctuent les poèmes, identiques ou subissant de légères variations, des mots aux sonorités proches se faisant écho de l’un à l’autre : « l’entrave », « l’étrave », « l’épave » et ces répétitions imparfaites rappellent la transe.

Marc Nagels, Sauvages, Phloème, 2021, 68 pages, 15 €.

Mais de quel « nous » s’agit-il ? « Nous avons marché, c’était le voyage d’un peuple d’ombres » dit tout d’abord le poète et nous imaginons le Chaman guidant sa tribu, mais peu à peu se précise une troisième personne : « J’ai vu dans ses yeux (…) Son corps était d’ambre (…) J’ai reçu le bouquet délicat de ses doigts (…) J’ai vécu l’étroit instant de son sang » et le « nous » semble devenir celui d’un couple, laissant « sur l’écaille d’un sol couleur de peau, la folie des ombres échouées. » Tout peuple semble d’ombre, le Chaman est « ébloui », laissons à cet adjectif toute la palette de ses sens. Toutes les ambiguïtés de cette première partie sont riches et fécondes et déroutent autant qu’elles dépaysent. Tant mieux. Qui le chaman guide-t-il ? Est-ce lui seul ? Est-ce lui l’autre ?

Marc Nagels, par ailleurs compositeur et musicien, se sert avec bonheur des temps verbaux, surtout le passé composé, qui évoque, nous le verrons celui de Rimbaud dans « Le Bateau ivre » … De façon très musicale, jouant de trouées temporelles grâce à l’emploi, parfois, du passé simple, passé historique dans cet ensemble au passé proche : « Il y eut l’été d’une chaleur sans égal » (…) « Il y eut, à l’été d’une chaleur charnelle (…) ». Néanmoins, sa deuxième partie introduit très largement le présent, surtout à son début, tandis que restent, sous-jacentes, et reviennent vers la fin, les précédentes dimensions du passé composé et du passé simple. « Quand vient l’aube, souvent j’ai aimé. » 

La troisième partie du recueil Le fou des bois, introduit quant à elle, dès les premiers mots, la dernière dimension, absente des deux premières parties, le futur : « J’établirai » (…) « J’entendrai » (…) « ils diront » tout en laissant une large part au passé composé. Revenons un peu sur la saveur épique très particulière de ce temps verbal, utilisé tout d’abord par le Rimbaud du « Bateau ivre » : « Mais vrai j’ai trop pleuré », fréquenté ensuite par Saint-John Perse et repris très abondamment ici, dans la première partie, la fin de la deuxième partie et la dernière partie de ce recueil. « J’ai pu » « J’ai voulu » « J’ai vu » « J’ai reconduit » « J’ai erré » « J’ai guetté » « J’ai fait œuvre » « Alors, je suis resté » « J’ai bu » « J’ai lu » « J’ai rêvé » « J’ai veillé » « J’ai épié » (…). Le fou des bois comme Chaman ébloui a bien l’extra-lucidité d’un poète à qui quelque chose d’inouï se révèle tandis qu’il accomplit quelque rite singulier et nécessaire. Héros d’une épopée intime du même ordre que celle qu’a su inaugurer Arthur Rimbaud avec son « Bateau ivre », il se nourrit de sève vivante.

Bien ancré dans une tradition poétique, ce texte ouvre néanmoins sur des problématiques très contemporaines. Le poète est un chaman à la fois enraciné dans un sol et en appelant aux puissances de l’air : « perché sur un arbre et balancé sur ses hautes ramures telle une nef ». « Un son de tambour ancré dans le sol profond et tout ce froissement d’ailes comme l’épais frôlement d’un flot de fougères. » Nos dieux sont ici-bas semble-t-il nous dire, ces arbres nourriciers. Une épopée secrète, sans transcendance, un retour salutaire à la forêt.

L’objet livre mérite quelques remarques, lui aussi, à la fois simple, souple et constitué d’un très beau papier ivoire, très agréable à manier, il est relié « à la chinoise » avec un fil de chanvre, ciré à l’amidon de pomme de terre. Léger et robuste, il annonce par sa qualité et son originalité celles des poètes et des textes qu’il met en œuvre. Et il rappelle les belles éditions Moundarren. 




Louis Adran, Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin

Il est des textes qui résistent… Entre les règles qui s'appliquent à tous et la liberté grande de l'intime, ce choix de privilégier l'espace et les manières les moins courues. Des textes dont il serait hasardeux de tenter de mesurer la portée.

Dès le titre de l’ensemble, les paradoxes sont de mise et ils parlent fort, déjà : le recueil qui viendra en second est annoncé dès l’abord et celui qui le précède voit son titre présenté ensuite ; de plus, ce dernier est légèrement amoindri par le mot « précédé de », comme s’il ne s’agissait que d’un hors-d’œuvre. Tout cela joue déjà sur le futur lecteur et lui suggère comment le poète a considéré ses textes, leur hiérarchie, du moins leur mise en relation.

Pour Suzanne et Au tombeur, voici les deux dédicataires de ces deux recueils réunis ; Pour Suzanne « Traquée comme jardin » et Au tombeur, « Nu l'été sous les fleurs ». La première dédicace présente un prénom féminin et le second, un type d’homme qui se définirait par son pouvoir de séduction voire sa force physique. Dès l'abord, ces deux dédicaces peuvent permettre un éclairage, une élucidation du moins, peut-être un chemin, lequel s'ouvrirait d’une part sur cette quête du féminin, deux femmes apparaissant dans « Traquée comme jardin », « toi » (Suzanne ?) et « elle », sans qu'on sache très bien s'il s'agit d'un même personnage vu sous deux angles différents ou deux entités indépendantes, alors que, d’autre part, « Nu l'été sous les fleurs » évoque la complicité entre trois hommes l'ami de l'oncle (le tombeur ?), l'oncle et le narrateur poète.

Louis Adran Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin, Cheyne éditeur, 2021, 96 pages, 17 €.

Ces jeux sont fort subtils puisque les deux titres semblent être, de ce point de vue, en miroir, le premier commençant par un participe au féminin « traquée » pour se terminer par un nom masculin : « jardin », le second commençant par un groupe de mots (au) masculin « nu l’été » et se finissant par un nom féminin « fleurs ». Ce chiasme semblant annoncer l’une des problématiques du recueil, ces faux-semblants, ces faux-fuyants, ces ambiguïtés de genre.

Quoi qu'il en soit, les deux textes se présentent comme deux récits, deux épopées du quotidien, exploitant tous deux l'ouverture infinie que permet le temps verbal de l'imparfait avec une généreuse abondance (on en redemande), « tu gagnais les chambres » … « tu rêvais peindre » … « tu disais revenir » … des récits où n'ont lieu que des non-événements ne dérangeant presque rien à la continuité des jours. Le continuum que permet l’imparfait fait passer le lecteur d’un poème à l’autre avec fluidité, les verbes « Verbes surtout avait dit l'homme » marquant les successions d'états, les actes imperceptibles, les pas de danse se succédant en une continuité temporelle harmonieuse. Comme le dit la citation de Jean Genet, au début de « Traquée comme jardin », « une chorégraphie qui transformait sa vie en ballet perpétuel » … (Jean Genet Notre-Dame-des-Fleurs)

On entend bien que ces deux recueils doivent se lire ainsi, comme une succession de pas de danse, transformant la vie, ses imperceptibles événements, en un ballet. Ainsi doit s’entendre, peut-être, la dislocation de la syntaxe, comme le déhanchement d’un corps en mouvement ? On a soudain ce désir, à la lecture de ce bel ouvrage, de faire de même et poser « des actes nécessités non par l'acte mais par une chorégraphie ». Et que la beauté du geste (et la parole ici en est un) préside aux choix de vie faisant même « de la pauvreté des couleurs une danse ». Ainsi, de secrètes mais rythmiques parentés viennent se faire écho dans le texte, comme par exemple l'adjectif « cuivré », dès la première page de l'ouvrage « Fut le jardin cuivré » puis au début de la seconde partie « de vieux objets cuivrés » et vers la fin « certaines bêtes au dos cuivré ». Il y a d'ailleurs une unité de temps dans ce recueil, ses deux parties parlant de l'été, la seconde se terminant « début septembre ».

« Traquée comme jardin » célèbre une femme, à la deuxième personne « Belle trempée de nuit » et la souplesse énigmatique de la syntaxe rend infiniment bien le mystère cru d'une présence : « toi collée bleue dans l'ombre, nue terriblement, longue et lente, à reprendre sans cesse les jambes fines de douleurs endormies » (...) « Et ta jambe nouvelle après août, au-devant des sous-bois des allées, recousue comme une lèvre de prière, ronde, saine et faite très blanche » ; celle-ci est parfois appelée « ma sœur », mais encore « l'épousée, la voyeuse, la diseuse solitaire de draps perdus »... Néanmoins, à ce « tu » se rajoute parfois une « elle » sans qu'on sache très bien s'il s'agit d'un même personnage, vu sous un autre angle, d'une rivale ou d'une entité abstraite, telle une Madone « en sa robe claire terminée d'églises » ... En tout cas, ce trio mystérieux porte avec lui beaucoup de sens possibles, fécondant de multiples hypothèses de lecture. Mais qu’il nous soit permis d’en privilégier une, celle qui nous parut la plus touchante sinon la plus évidente, une sœur malade (le champ lexical de la maladie surabonde), décédée peut-être, et dont il est fait l’éloge :

 

Et se parant d’une dernière
nuit, du carré trouble des feuilles
comme une robe

elle. 

 

Il en va de même du second recueil « Nu l'été sous les fleurs » qui, lui, suggère, à travers un second trio, des amours plutôt homosexuelles entre « ton oncle » « le visage de ton oncle », « l'ami de ton oncle » et le narrateur poète, qui rejoint le couple. « Quelqu'un -dont on avait vu le bras enserrant la taille de ton oncle sur une photo » ... La sensualité est discrète mais présente « sa main gauche lâchait la taille de ton oncle » (...) « le corps de l'ami de ton oncle passait, repassait, viril » surtout dans l'évocation du couple, peut-être travesti : « Je les revois en juillet sans un faux pli, dans deux costumes légers deux robes peut-être, et leurs visages très lisses encore très beaux, et leurs nuques leur patience ». Là encore, on peut se demander à quel passé appartiennent ces deux hommes, s’ils sont encore vivants ou non, s’il ne s’agit pas d’un éloge funèbre. L’insistance obsédante de l’imparfait laisse la question sans réponse.

Mais ce qui unifie surtout les deux recueils, c'est la question qu’il s'y pose, de façon lancinante. Que signifie parler, que signifie écrire ? « Parler avait été la nuit depuis toujours » « Quelle nuit s'était tue en nous » « je reprenais sans cesse dans ma tête Terrain vague ou Cinq lèvres couchées noires » « Je rêvais de phrases aux visages précieux (...) je rentrais toujours noir au matin, sans que rien jamais ne fût écrit » « J'écrivais Gravats ou Mur nord... » « Je n'écrivais pas Pavillon noir » « j'ai vu, sans oser l'écrire pourtant » « Vestiges des cahiers noirs, avais-je pensé très vite, délaissés un à un et les mots, lentement par la nuit d'été sous les arbres, à dire voir, dire toucher les jardins ou les corps barrés de feuilles, ébahis »

Que font la parole, l'écriture ? Enferment-elles la vie ? La réduisent-elles au silence ? Parlent-elles, au contraire, fort bien de la douleur qu’elle provoque ? Ici, tout reste ouvert. On pense parfois, tout de même, à la poésie de Saint John-Perse, même si l'écriture se fait apparemment modeste et surtout singulière, afin de mieux s'effacer, peut-être, devant la splendeur tragique du jardin des êtres. « me suis mis à ne plus jamais écrire » dit le poète à l’extrême fin de son texte. La seule écriture qui vaille serait-elle celle qui n'imprime pas ? Surtout, devant l’énigmatique beauté d’un tel texte et devant celle du monde, se garder d'en rien conclure. À relire, néanmoins, sans modération.

Présentation de l’auteur

Louis Adran

Louis Adran est né à Beyrouth, en 1984. Il vit actuellement en Belgique. Cinq lèvres couchées noires est son premier ouvrage publié.

Poèmes choisis

Autres lectures

Louis Adran, Cinq lèvres couchées noires

Le recueil de Louis Adran narre le périple de cinq soldats regroupés comme un troupeau de « bétail » sous la forme du pronom « nous ». Les lieux dans lesquels évoluent les soldats demeurent imprécis. [...]