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Chronique du veilleur (21) – Alain Suied, Le Visage secret

L’œuvre d’Alain Suied est d’une très rare intégrité. Elle a commencé, alors qu’il n’avait que 16 ans, par un poème envoyé à André du Bouchet et publié par la revue L’Ephémère en 1968.  Elle s’est poursuivie par deux livres publiés au Mercure de France, puis sa publication s’est interrompue pendant une douzaine d’années, reprise en 1985. Alain Suied, né dans l’ancienne communauté juive de Tunis, s’est trouvé déraciné  à l’âge de 8 ans. Il n’a cessé durant toute sa vie, achevée en 2008 à Paris, d’interroger la vie, ses profondeurs obscures, ses origines, sa transmission. Très marqué par l’étude des grands psychanalystes contemporains, lui-même entré en analyse, il choisit les titres de ses recueils en parfait miroir de ses hantises et de ses recherches : « L’être dans la nuit du monde », « Ce qui écoute en nous », « La lumière de l’origine », « Rester humain »… Ses essais consacrés à Paul Celan et au « corps juif » ressassent d’une autre manière « la vérité de l’enracinement » et « la commune blessure de vivre et de partir. »

Alain Suied Le Visage secret, Arfuyen, 13 euros

Alain Suied, Le Visage secret, Arfuyen, 13 euros

Le Visage secret, qui paraît chez Arfuyen, son éditeur très fidèle, qui a publié une dizaine de ses manuscrits et qui en publiera d’autres encore restés inédits, nous fait retrouver Alain Suied habité par « le mirage de l’absence » :

L’absence n’existe que pour les vivants.
Les disparus tremblent dans nos mains
leur souffle dans nos cris
leur effroi dans nos fièvres.
Nous nous tenons debout
dans la lumière du jour
pourtant c’est l’ombre
qui nous porte.

C’est toute l’aventure humaine qui circule dans ces pages, avec ses souffrances, son passé « de cris / de combats/ qui ne peut revenir ». Pourtant, le cœur de l’homme a des pouvoirs immenses et le poète peut les saisir dans ses créations, qui tiennent bon face à  la poussière de l’éphémère et aux ténèbres de la mort :

ton cœur est une étoile de sang
et sa lumière secrète
brille au fond de la nuit intime.

Alain Suied parvient à donner à chaque vers, à chaque mot, un poids et une lumière qui touchent l’âme au plus profond. Il dit à la fois, dans un même poème, le « feu originel » et l’air si léger qui donne à l’existence humaine fragilité et beauté. Le tutoiement qu’il emploie souvent pour sonder son être nous appelle à le suivre dans ses paroles « de chair » :

Cette vie que tu construis
vient du non-être, de l’Impossible
elle vient du feu originel.
Mais elle repose sur un rire
d’enfant, sur le cri mourant
d’un inconnu, sur la soif d’une étoile.

De magnifiques poèmes parlent de l’enfant et de sa connaissance innée de la « douleur de la disparition », de cette intuition du « miracle familier de la présence », que le poète quelquefois partage avec lui. Le « visage secret » lui apparaît en pleine clarté, ce visage de vérité que l’homme a tant de mal à retrouver dans le tréfonds de son cœur.

Et il sait d’emblée
reconnaître l’ami et le fantôme
la fiancée du cœur
et la force maternelle.
Et il sait, dans la clarté, le nom oublié.

« Sous nos différences », un « cri unique » cherche à se faire entendre. La poésie d’Alain Suied capte ce cri, souvent assombri de ténèbres, immémorial, continu. Elle le fait avec une sincérité et une exigence incomparables.

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




Chronique du veilleur (6) – Alain Suied, Sur le seuil invisible

  Alain Suied nous a quittés en juillet 2008, à l’âge de 57 ans. Son œuvre de poète, d’essayiste, de traducteur est d’une très grande force, son parcours commencé dès l’adolescence par une publication dans L’Ephémère a une originalité au moins aussi remarquable que ce dernier livre, Sur le seuil invisible, paru comme les précédents aux éditions Arfuyen. Se sachant condamné par la maladie, Alain Suied a écrit les poèmes de ce livre au fil des jours de sa dernière année et les a fait connaître au fur et à mesure sur un blog jusqu’au 16 juillet 2008, huit jours avant sa disparition.

   Toutes les grandes inspirations d’Alain Suied se retrouvent là, dans cette lumière particulière de la solitude d’avant la mort : d’abord celle de la naissance (le poète avait beaucoup étudié la psychanalyse), souvent liée au thème de la douleur et du désir, mais aussi à la parole :

La parole viendra.
Pure ? Non, dans les sangs
et les souffles de la naissance.

Sur le seuil invisible, Alain Suied, Arfuyen, 2013

Sur le seuil invisible, Alain Suied, Arfuyen, 2013

La parole du poème dévoile « l’évidence du mystère », c’est ce prodige que le poète n’aura cessé de dire et d’explorer.

A chaque instant
la parole nous éveille
à la secrète Présence.

Pour que nous puissions l’approcher, il nous faut sortir de l’étau quasi totalitaire de la « modernité », de cette modernité qui « veut détruire l’Allégorie, comme elle nia le rêve et la vérité « Génésiaques ». Alain Suied, qui savait ce que c’est que se battre quotidiennement pour gagner sa vie, nous confie qu’il écrit le soir, après une dure journée de travail, « à la dérobée », la seule façon de « devenir humain ». Sous la froideur des techniques et des règles, le poète retrouve la chaleur du sang :

Masques ! Sous vos armatures
de froid métal, le visage
le pur visage saigne.

Cette chaleur, il veut la communiquer aux autres, car la poésie est d’abord pour lui « écoute et partage ». Il le fait avec une énergie, une conviction qui emportent et enflamment. Malgré toutes les épreuves, il garde l’espérance pour l’humanité en marche et en lutte.

Il ne faut pas craindre les gouffres.
Il faut craindre
notre hésitation à les affronter.
Le Poème lutte.
Il sait que toute ténèbre
porte une clarté nouvelle.

  Dans une adresse aux jeunes poètes en décembre 2007, il les appelle à se défaire de ces aliénations froides dans lesquelles la société nouvelle les emprisonne : la poésie a sans doute cette mission de vérité à remplir, peut-être son ultime mission, « face aux machineries du Social, aux cruautés répétitives de l’Économie, aux manipulations des propagandes, aux risques planétaires de vacillement global vers la violence. »

Alain Suied a ainsi témoigné hautement de son engagement d’homme et de poète, fervent missionnaire de la poésie, le regard pur tourné toujours vers l’horizon de l’avenir.

Le vent ne sait pas
qu’il porte les graines

d’une autre mémoire.

 

Le ciel ne sait pas
qu’il transporte les rêves

d’un autre oubli

 

La chair ne sait pas
qu’elle emporte tout le passé

dans un seul avenir.

Chronique du veilleur

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