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Cécile Guivarch, Cent ans au printemps

Se souvenir nous met au monde

Pour Cécile Guivarch

Comment garder ceux qui partent à jamais, si ce n’est en voyageant encore avec eux, les invisibles, dans « la barque » des souvenirs qui vont et viennent au gré d’émotions plus fortes que nous et qui nous appellent à chercher les mots ? Dans ce court recueil, de Cécile Guivarch, Cent ans au printemps, paru aux éditions Les Lieux Dits, les passagers sont deux, un mort aimé qui « aurait eu cent ans au printemps » et  sa petite-fille adulte qui cherche à « faire revenir » la vie en les réunissant dans l’enfance de l’écriture.

Le poème ne serait-il pas notre seul recours à l’heure de la séparation, nous souffle la poète dans ces vers, en nous invitant à revivre le très peu immense d’un quotidien et d’une relation de tendresse vécue dans l’enfance et par-delà : «elle courait et court encore / (là où elle est ) ». Comme si au fond la mort permettait d’ouvrir au présent un vécu remonté du puits du temps, et de le revisiter. Sourcière d’images, de sensations et de sentiments, Cécile Guivarch nous entraîne dans cette revisitation.

Cécile Guivach, Cent ans au printemps, Les Lieux-Dits, collection Les Cahiers du loup bleu.

Et sa peine, grâce à l’écriture, se transforme en succédané des bonheurs, puisque la langue lui permet de ressaisir la douceur d’un réel enfui et de lui donner un prolongement dans la parole habitée de la poésie.         

La mémoire qui dure donne ainsi une nouvelle naissance à l’être. Les vingt-deux poèmes du recueil égrènent les souvenirs de la narratrice dans des strophes ordonnées en deux parties séparées par un astérisque. La première partie, construite en deux distiques et un tercet, télescope les époques en décrivant un retour vers une campagne ancienne, à la fois même et autre : «  Les champs le bruit du tracteur », la couleur vespérale des blés, la texture de la terre « sous les ongles » sont décrits sous le ciel bleu d’un hiver désormais « sans feuilles », il n’y aura pas de printemps pour le disparu. Dans la douleur de l’adieu, le cœur  a besoin de revivifier les scènes familières de l’enfance, de retrouver les bruits, les odeurs, les gestes qui l’ont faite. La poète peut ainsi dessiner le portrait de celui avec qui elle a habité cet univers aujourd’hui déserté par lui - après elle. Elle nous rend sa présence à travers une histoire de vie que content les objets qui lui ont appartenu : «  le blaireau »,  « le tabac à rouler » et  « les médailles » d’ancien combattant deviennent des témoins muets.  Les lieux partagés ensemble, la maison avec «  le carillon de la salle à manger », comme « le jardin étendu plus loin que le jardin », sont à nouveau foulés. Malgré « le vide » laissé par l’absence,  tous retrouvent leur place sensible dans le regard de la narratrice.  Nostalgique, elle observe aussi les changements du paysage, tels  « les arbres » désormais « alignés sur la crête ».

Les strophes qui se succèdent sans ponctuation donnent à voir, à entendre et à sentir tout ce qui assaille la poète au bord du tombeau. A travers l’évocation de ce grand-père disparu, c’est la fin d’une enfance et d’un monde dont il s’agit. Mais ce qui en demeure se nomme lien – d’amour. De l’homme attentif mais taiseux, loup de mer  «  en bleu de travail », Cécile Guivarch veut « toucher la présence », et ressusciter son mode de vie simple, son courage sa tendresse retenue et l’ancrage de la relation qui les unissait. Comme l’écolière de jadis écrivant sa rédaction, elle tente « d’écrire ses yeux », leur couleur si particulière, «  leur transparence d’eau » désormais « invisible ». Dans la deuxième partie des poèmes, un autre distique aux vers plus brefs, souligne le va-et-vient de la pensée de la narratrice entre ce passé perdu et le présent en train de vivre l’adieu. Le deuxième vers des distiques toujours en italiques exprime le monologue intérieur de la poète : « (c’est rapide de mourir) », constate-t-elle mais il est possible de « redonner une deuxième vie », car écrire comme «  se souvenir nous met au monde ».

Cette « deuxième vie »  battante, celle de l’écriture, mêle le plus intime au plus universel. Dans ces vers écrits à la première personne, Cécile Guivarch choisit l’ellipse et un lyrisme discret qui nous invitent à poursuivre avec elle un voyage intérieur personnel. Ne traduit-elle pas en effet ce qui traverse chacun de nous, corps, pensée et âme, à la mort d’un être cher, aussi âgé soit-il ? Et quand celui-ci appartient à la geste familiale, le poème qui en vient accomplit le retour inévitable vers l’enfance qui nous fonde et nous habite interminablement. Grâce au flux des souvenirs et à l’intensité des perceptions suscitées par les lieux et les choses revisités, nous la suivons dans ce passage qui est descente et remontée. Cécile Guivarch en ce petit recueil construit une maison de mémoire où tout ce qui revient de l’oubli va trouver sa voix sur la page. Certes le poème n’effacera pas la séparation ni l’absence mais, en nous apprenant à parler la mort, il nous apprend aussi à parler la vie. Ces poèmes de l’adieu sont aussi poèmes de l’amour qui unit les vivants aux morts par-delà toute séparation.

                                         

Présentation de l’auteur

Cécile Guivarch

Cécile Guivarch est franco-espagnole, née près de Rouen en 1976. Elle vit actuellement à Nantes où elle anime le site de poésie contemporaine Terre à Ciel.

Bibliographie

Prix Yves Cosson 2017 pour l’ensemble de l’œuvre

  • Terre à ciels, Les Carnets du Dessert de Lune, 2006
  • Planche en bois, Contre-Allées, Poètes au potager, 2007
  • Te visite le monde, Les Carnets du Dessert de Lune, 2009
  • Coups portés, Publie.net, 2009
  • La petite qu’ils disaient, Contre-Allées, Collection Lampe de poche, 2011
  • Le cri des mères, La Porte, 2012
  • Un petit peu d’herbes et des bruits d’amour, L’Arbre à paroles, 2013
  • Vous êtes mes aïeux, éditions Henry, 2014
  • Du soleil dans les orteils, La Porte, 2013
  • Regarde comme elle est belle, Le petit flou, 2014
  • Le bruit des abeilles, La Porte, 2014 (avec Valérie Canat de Chizy)
  • Gestes printaniers / Xestos primaverais, Amastra-n-gallar, 2014 (traduction Emilio Araúxo)
  • Felos au galop / Felos ao galop, Amastra-n-gallar, 2014 (traduction Emilio Araúxo)
  • Renée, en elle, éditions Henry, 2015
  • S’il existe des fleurs, L’Arbre à paroles, 2015, prix des collégiens Poesyvelynes 2017
  • Sans Abuelo Petite, Les Carnets du Dessert de Lune, 2017
  • Cent au printemps, Les cahiers du loup bleu, Les lieux dits éditions, 2021
  • C’est tout pour aujourd’hui, La tête à l’envers, 2021, Sélection Prix francophone international du Festival de la poésie de Montréal 2022
  • Tourner rond, Petit Va !, Centre culturel de la poésie jeunesse Tinqueux, 2023
  • Sa mémoire m’aime, Les carnets du dessert de lune, 2023
  • Partir, L'atelier des Noyers, 2023

Participation à des anthologies et recueils collectifs :

  • Avec tes yeux, éditions en forêt, em verlag
  • La fête de la vie n°5, éditions en forêt, em verlag
  • Creuser les voix, éditions Samizdat, 2012
  • Métissage, L’arbre à paroles, 2012
  • Momento nudo, L’arbre à paroles, 2013
  • DUOS – 118 jeunes poètes de langue française né.e.s à partir du 1970,
    Anthologie dirigée par Lydia PADELLEC, Bacchanales, 2018
  • Sidérer le silence – poésie en exil, dirigée par Laurent Grison, éditions Henry, 2018
  • La Beauté - Éphéméride poétique pour chanter la vie, Editions Bruno Doucey, 2019
  • Le Système poétique des éléments, 118 poètes, éditions invenit, 2019
  • Polyphonie pour Antoine Emaz, Hors série 2019 N 47 Revue de poésie, 2019
  • Nous, avec le poème comme seul courage – 84 poètes d’aujourd’hui, éditions Le Castor Astral, 2020
  • Le désir en nous comme un défi au monde – 94 poètes d’aujourd’hui, éditions Le Castor Astral, 2021
  • Quelque part, le feu, éditions Henry, 2023

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