« Renée, mon aïeule », ce sont les pre­miers mots du réc­it boulever­sant que nous livre Cécile Guiv­arch et déjà avec ce titre Renée, en elle, toute la présence puis­sante de cette aïeule dans le corps de l’au­teur. C’est une aïeule, c’est toute une généalo­gie qui est rap­pelée avec elle, avec dates et lieux, celle d’un début XIXe siè­cle, « une époque où l’on mour­rait facile­ment de mal­adie, de dysen­terie, de froid ou de faim » et où la mort, sur laque­lle on ne devait pas s’at­tarder, était banalisé.

Depuis les vis­ites noc­turnes répéti­tives de son aïeule, Cécile Guiv­arch va recom­pos­er les plaintes, les mur­mures, les san­glots, la vie de cette aïeule qui pour­rait être aus­si la nôtre.

« De sa bouche s’é­coule la riv­ière de son corps, de ses peines, de ses souffrances ».

Renée lui par­le dans son patois bre­ton que Cécile ne con­nait pas, toutes les nuits elle l’ex­horte de s’ap­puy­er sur sa langue à elle, le français et de l’aider à déchiffr­er ce qu’elle a à dire.

Elle va refaire le chemin jusqu’à elle, recon­stru­ire, réin­ven­ter une vie au plus près de celle qu’a du être celle de Renée, lui don­ner l’é­pais­seur qu’elle n’a pas eu, et que du fond des âges elle est venue réclamer.

Peu à peu dans l’om­bre vont se dessin­er toutes les « couleurs de Renée », du rose qui lui col­orait les joues, au rouge et noir du sang qu’elle a sac­ri­fié, à cha­cune de ces naissances.

Plusieurs enfants sont nés de Renée, beau­coup  n’ont pas eu cette chance, et « ont dévalé les riv­ières de son sang ». Inscrits au régistre « Anonyme G ». Dans cette époque où se sont suc­cèdées les nais­sances, d’un enfant à l’autre, par­fois por­tant le même prénom pour « rem­plac­er » celui qui n’avait eu le temps de voir le jour, il fal­lait oubli­er et si pos­si­ble oubli­er vite, ces enfants morts-nés qui n’avaient pas même droit au reg­istre civ­il. (Faut-il rap­pel­er que c’é­tait encore val­able jusqu’en 2001!)

Les femmes ont tou­jours per­du des enfants, les femmes ont tou­jours eu peur de per­dre leurs enfants.

Cécile Guiv­arch décrit ici la douleur de ces pertes dont les mères restent incon­solables. « Je me sou­viens de ces vis­ites où elle ne me par­lait que de la page « funérailles » du jour­nal local. Je ne com­pre­nais pas pourquoi ma grand-mère par­lait unique­ment de ceux qui étaient morts ou de de ceux qui se mourraient. »

Les mères restent incon­solables, c’est surtout parce qu’en banal­isant ces morts à peine nés, en forçant à oubli­er, oubli­er ces morts, et qu’on nous apprenne à oubli­er,  en ne don­nant pas une légitim­ité à ces nais­sances, les mères savent, elles, que les hommes qui ont accom­pli de tels actes, niaient jusqu’au sacré de la vie.

Cécile Guiv­arch va don­ner au lecteur dans un réc­it hal­lu­ciné et détail­lé, la douleur de ces nais­sances avortées : « C’est sa couche d’un rouge vif que j’en­trevois par­fois. Elle con­traste avec l’om­bre de sa demeure. Cela fait un peu comme un film en noir et blanc où le rouge est la seule couleur ».

Renée en elle, c’est l’his­toire de toutes les femmes qui ont tra­ver­sé le temps, des femmes dures au labeur et courageuses dans leurs mater­nités mul­ti­ples, encore plus quand elles étaient vouées à don­ner la mort plutôt que la vie.

Renée en elle, c’est toute la ten­dresse de l’au­teur pour cette aïeule qui san­glote la nuit dans son som­meil, blot­tie tout con­tre elle.

Renée en elle, c’est un envoûte­ment, et une volon­té de ne pas mourir, un désir de croire que quelqu’un quelque part un jour vous fera exis­ter à nouveau.

Ces frag­ments de mémoire posés sur la page dis­ent cha­cun un bout de l’his­toire de Renée, cette aïeule qui habite tou­jours le cœur de Cécile Guivarch.

« Ce qu’il y a avec Renée c’es qu’elle me vient toute en morceaux, tes­sons de mosaïques »

et ce qui est trou­blant dans cette mosaïque recon­sti­tuée par petits bouts d’hu­man­ité déchi­quetée, c’est le regard de la jeune femme sur celle qui devient une fig­ure héroïque. Quand elle la décrit, penchée sur elle au milieu de la nuit ou «  de dos, qui se soulève au milieu des san­glots ». « D’où je suis je ne vois que son dos » pré­cise Cécile et ces images super­posées sont d’une réal­ité prég­nante et très émouvante.

On s’at­tache à la fig­ure de cette mater dolorosa qui « pas­sait ses nuits à se cogn­er la tête con­tre le mur, à la fin son front était devenu dur comme de la pierre », dur comme ce ven­tre qui don­nait la vie et la mort une fois sur deux.

Cécile fait revivre son aïeule dans le corps du texte et toutes ces larmes qu’elle ne peut plus retenir à la perte de l’u­nique fille morte dans son berceau  « elle dit que c’est elle qui aurait dû mourir et pas l’enfant ».

A deux siè­cles de dis­tance, elle est la fille de cette aïeule qui a pleuré toute sa vie la perte de ses enfants et est dev­enue folle de cha­grin à la perte de son unique fille, dans le berceau.

Le deuil est une répa­ra­tion quand il ouvre sur une rédemp­tion, Renée a vécu en crim­inelle ses pertes, elle a cher­ché une jus­tice par­mi les hommes, qui ne l’ont pas cru quand elle a dit qu’elle n’avait pas volé et l’ont jeté en prison, elle a telle­ment absorbé sa cul­pa­bil­ité que les hommes se sont chargés de l’ac­cuser à tort.

Les toutes dernières pages, Cécile a ce trait de génie de faire par­ler son aïeule, elle lui rend sa voix deux fois, celle-ci au bout de sa quête est dev­enue audi­ble. Ces pages diront tout le drame ter­ri­ble de sa vie et ce qu’elle a lais­sé der­rière elle comme souf­france trans­mise de généra­tion en généra­tion. Dans la vio­lence des dernières pages nous restons comme tétanisés face à tant d’accablement.

Le texte de Cécile Guiv­arch devient le suaire de ce corps douloureux, un endroit où inscrire celle qu’on a voulu oublier. 

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Laurent Maindon

Lau­rent Main­don est met­teur en scène et auteur par pas­sion, fils de pein­tre en bâti­ment et de cais­sière, plutôt vian­des que légumes, et durable­ment hédon­iste. Il a fondé et dirige le Théâtre du Ric­tus, com­pag­nie de théâtre con­ven­tion­née, depuis 1996 et défend tout par­ti­c­ulière­ment les écri­t­ures dra­ma­tiques con­tem­po­raines (Syl­vain Lev­ey, William Pel­li­er, András Forgách, Hein­er Müller, Edward Bond…).

En tant qu’auteur, il a pub­lié plusieurs ouvrages de poésie (récem­ment Chroniques berli­nois­es, Soudain les saisons s’affolent, La Mélan­col­ie des Carpathes…) et quelques nou­velles et réc­its (récem­ment La col­lec­tion, Voivo­d­i­na Tour, Par delà les collines…). Il col­la­bore avec les édi­tions E‑Fractions et le Zaporogue et pub­lie égale­ment dans dif­férentes revues (Le Zaporogue, Terre à ciel, Revue des Ressources, Recours au poème)