Nous sommes en présence d’un réc­it en cinq par­ties, sans véri­ta­ble rup­ture mal­gré le décousu des phras­es, une fic­tion morcelée où le lan­gage achoppe et draine son apor­ie à ren­dre exacte­ment ce que sont ces frag­ments de mémoire, une fic­tion qui dit l’ob­ses­sion défor­mée des sou­venirs, l’al­ié­na­tion qui leur est rat­tachée et débor­de la mémoire, posant sur l’e­sprit le fil­tre des émo­tions et des sen­sa­tions. La mémoire devient ce lieu où se for­ment en cer­cles con­cen­triques qui empris­on­nent les images, des motifs obsé­dants, les débor­dent et même peu­vent les annuler.

« Toutes choses creuses, méconnaissables,
par cer­cles ouverts sous l’ac­tion du vent »

 

Mag­nifique par­ti­tion qui avance à la recherche de ces choses impal­pa­bles, inat­teignables, assuré­ment frag­men­taires et dis­parates, dis­per­sés en mille morceaux, éclatés, elles obstru­ent l’e­space de la con­science sans jamais dis­paraître com­plète­ment, empêchant même de respir­er : « Dis­ent à qui les porte : nous sommes ce cri hors cir­con­stances ».

 

Aucun ordre dans cette pro­fu­sion d’im­ages mais une pro­gres­sion douce vers le but, aucune matéri­al­i­sa­tion pos­si­ble, sauf à chercher une ten­ta­tive de retran­scrip­tion peut-être de l’é­mo­tion, la per­cep­tion sen­si­ble d’une douceur que l’on caresse dans l’écri­t­ure : « Elle pose sa main ».
Il fau­dra tach­er de percer le mys­tère der­rière le miroir, ouvrir la porte, partager ce monde, con­naître la musique de « toutes choses vivantes », “sou­venirs des sons – ne voulaient cess­er de brûler poitrine dos. »
Hal­lu­ci­na­tion des vis­ages, chair, yeux fix­es, tout bouge et s’anime dans une géométrie fan­tas­mée, un réel réin­ven­té comme si la mémoire cher­chait à faire sur­gir chaque instant col­lé au fond de l’âme. Ce qui avait été amour peut-être « elle ne pou­vait peut-être se lever les bras ten­dus et dire ».
S’ou­bli­er dans ce fouil­lis qui inonde l’e­space « sauf hab­it­able » et porter l’in­sai­siss­able au dehors.
Dans la tran­scrip­tion frag­ile des mots cher­chant à dire en s’é­car­tant tou­jours plus d’un dire à retran­scrire, au milieu d’une syn­taxe hachée, incom­plète qui se cherche une issue aus­si, trou­ver une langue avec les mots les plus sim­ples, les plus justes.
« Elle » est omniprésente et indéchiffrable. « il avance hors cours au milieu des arbustes figés qui dansent à leurs pointes ».
Enten­dre son écho, celui qu’il porte en lui, goûter à sa voix, au sou­venir de sa voix encore, oubli­er jusqu’au nom mais l’en­ten­dre encore. « Elle répète : les images filmées ou la mer »
Dans la perte, lorsque l’im­age chavire et qu’il croit la tenir, « Lorsqu’il décou­vre. Qu’il ne voit plus ce que voient ses yeux. S’ar­rête, dehors là il s’effondre. »
C’est une écri­t­ure déroutante, jalon­née de rup­tures brusques au milieu de la phrase « comme met­tre », de dis­tor­sions de la syn­taxe, « s’elle – ne me faites pas dire. », d’omis­sions de sujets récur­rentes, et une ponc­tu­a­tion inat­ten­due « Emarge. De dire il y a dimen­sion ».… , qui tend un miroir au chem­ine­ment dif­fi­cile de la parole pour s’in­scrire dans la frag­men­ta­tion de la mémoire.
Le titre lui même « Voire » laisse pass­er une insis­tance comme une évi­dence, une asser­tion à la langue en même temps qu’un doute de par son emploi isolé ou ini­tiant ce qui vient ensuite. Que ren­ferme ce réc­it aux allures hal­lu­ci­na­toires qui délivre une nar­ra­tion douce et sim­ple sans jamais dire pré­cisé­ment ce que sont ces morceaux éclatés que l’on cherche à recon­stituer dans le puz­zle de la mémoire ? On va suiv­re lente­ment le déroule­ment de ces images/partition musi­cale, se laiss­er porter et chercher à voir dans le recours aux sen­sa­tions, ce qui se tient dans le feu de l’âme, en ape­san­teur tou­jours, sen­tir le froid « oublie, la mort vient tou­jours. Du dehors. »
Rester immo­bile dans le brouil­lard et la peur, dans l’opac­ité des mots, leurs fan­tômes, les mots des autres, de l’autre, « vous m’avez par­cou­ru. Je vous reconnais ».
Descen­dre encore au puits des images « où le feu retourne bâtit planche à planche ».
Là où le sang affleure, une mise en demeure de trou­ver soudain le bleu apaisant d’une recon­nais­sance, où l’on entend comme un mur­mure «Dis-moi où les choses n’ont pour ailleurs que leur envers ».
Elle. Sa remon­tée docile au miroir des sou­venirs, « en elle », mais sans corps elle le voit.
Sa présence est silence même dans la pièce noire de la mémoire. Le bruit est extérieur, étranger à soi, « sor­tons. Il n’y a pas de refuge, pas de sou­venirs con­nus. Sor­tons de tes bras- le sol. Jamais ne recommence. »
Omniprésence d’une fig­ure fémi­nine remon­tée de l’en­fance dont il n’a plus que l’om­bre et les gestes, la voix, mais exis­tent-ils vrai­ment, ont-ils existé ? Quelques sou­venirs encore s’ac­crochent comme cette robe per­due au bord de.

 

“Le monde se lit dans l’eau ».
« Son corps est froid mal­gré l’été – il y a
Peut-être vingt-qua­tre images à l’in­térieur de lui »

 

« Juste avant ton départ », tout a dis­paru, pour­tant, pas de flux en ces lieux, il demeur­era tou­jours toutes ces choses qui dor­ment et bougent de temps en temps.
Elle revit peu à peu dans l’évo­ca­tion frag­men­taire et recom­posée d’une mémoire en dérélic­tion, on la voit bouger, hurler, s’asseoir. On le voit, lui avancer, pren­dre sa main, « marcher avec elle ».

 

« Nos régions dites fan­tômes jamais ne se présentent.
Et cela doit suf­fire puisque le vent a lieu.

Il se tait. Habite qui en dessous. Tient nos gestes
Sous la ligne, les plus arrachés – qui nous ont précédés ailleurs. Un silence peut-être calme.

Par­tant d’elles puisqu’elles vien­nent, et de ce qui les voit. »

 

 

 

Maël Gues­don est né en 1983, à Paris. Il est actuelle­ment doc­tor­ant au sein du Cen­tre de Recherche sur les Arts et le Lan­gage, à l’École des Hautes Études en Sci­ences Sociales. Il a pub­lié dans de nom­breuses revues. Voire est son pre­mier recueil publié.

 

 

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Laurent Maindon

Lau­rent Main­don est met­teur en scène et auteur par pas­sion, fils de pein­tre en bâti­ment et de cais­sière, plutôt vian­des que légumes, et durable­ment hédon­iste. Il a fondé et dirige le Théâtre du Ric­tus, com­pag­nie de théâtre con­ven­tion­née, depuis 1996 et défend tout par­ti­c­ulière­ment les écri­t­ures dra­ma­tiques con­tem­po­raines (Syl­vain Lev­ey, William Pel­li­er, András Forgách, Hein­er Müller, Edward Bond…).

En tant qu’auteur, il a pub­lié plusieurs ouvrages de poésie (récem­ment Chroniques berli­nois­es, Soudain les saisons s’affolent, La Mélan­col­ie des Carpathes…) et quelques nou­velles et réc­its (récem­ment La col­lec­tion, Voivo­d­i­na Tour, Par delà les collines…). Il col­la­bore avec les édi­tions E‑Fractions et le Zaporogue et pub­lie égale­ment dans dif­férentes revues (Le Zaporogue, Terre à ciel, Revue des Ressources, Recours au poème)