Entr­er dans un livre de Claude Cham­bard c’est d’emblée, plonger en apnée dans les fonds som­bres de l’anam­nèse et du sou­venir d’en­fance, ceux de la trace qu’ils lais­sent dans le corps.

C’est à une prom­e­nade dans ses fonds, en marcheur soli­taire le long d’une riv­ière que le nar­ra­teur de Car­net des morts, 4e d’une longue série auto­bi­ographique nous entraîne.

Le livre s’ou­vre sur la mort du père, et l’im­age du Bas­tar­do de Klee, sur la fig­ure des ancêtres, fan­tômes des orig­ines. D’emblée, la mort, le cer­cueil, les mains jointes, le sang la cul­pa­bil­ité et une tristesse sans fond seront les via­tiques d’un réc­it qua­si onirique, dans lequel le lecteur flotte entre rêve et réal­ité, typ­ique d’une écri­t­ure à laque­lle l’au­teur nous a habitués depuis le pre­mier tome de la série Un néces­saire malentendu .

Il s’ag­it de vivre ou de sur­vivre, mourir aus­si et si pos­si­ble, comme ce tem­pli­er dans l’Eglise de Cordes, « être enter­ré debout ».

Au milieu des fan­tômes de la mémoire, quelques por­traits se détachent, prég­nants et si vio­lem­ment incrustés qu’on ne peut les déloger.

Le por­trait du grand-père, ce « taiseux »  si présent (quand l’autre grand-père, il ne l’a pas con­nu), tou­jours splen­dide et si lumineux s’op­pose rad­i­cale­ment à celui de la grand-mère, cette femme « laide et qui sent la cocotte, la poudre de riz Nog­a­ra et les dessous-de-bras rances ». Et vien­nent ces pages ter­ri­bles où la grand-mère, cette sor­cière, méchante qui fou­ette et frotte les corps, hurle, sale et nuis­i­ble, « tru­ie », « chi­enne », frappe, frappe, frappe encore lui tirant « ses cheveux de fille »... Des pages vio­lentes et rageuses lui sont con­sacrées  à celle-ci, là où sans doute la mémoire voudrait plutôt l’effacer.

 

« Elle c’est : mouche ton nez et dis bon­jour à la dame,
Lui c’est : ne pleure pas ça fait de la peine à Jean Jaurès. »

 

Il fait doux ce jour-là au bord de l’Ar­mançon, cette riv­ière qui prend sa source dans l’Aux­ois en Côte-d’Or et vient se jeter dans l’Y­onne, à Migennes (Yonne) où se déroule le réc­it, doux dans la mémoire, face aux fan­tômes, mais pas toujours.

C’est à un voy­age dans la langue avec le livre, le car­net et le cray­on comme armes soli­taires pour ce nar­ra­teur qui par­fois n’a guère plus de huit ans, ou qui les retrou­ve ne les ayant jamais quitté.

« J’ai envie de m’al­longer [dans l’herbe] et de dormir, mal­gré les mouch­es les vipères, les sor­cières et les loups ». Tour à tour dés­espéré et ten­dre, le nar­ra­teur avance dans les mots et la nuit, la sienne. Car il faut marcher…, « il faut tomber » aus­si, « faire droit à sa naissance ».

 

« Par où espères-tu t’échapper ?
Ton nom est gravé sur la pierre.
Tu vas mourir de froid au pied de l’ar­bre cou­vert de givre.
Per­son­ne ne pour­ra démen­tir que tu sois mort.
Ta douleur n’est rien. Comme ce qui fut avant ciel & terre était
n’é­tant pas.
Sou­viens-toi, tout est dans le livre que tu as lais­sé en haut des
Couardes, dans l’herbe haute »

 

Lié aux ancêtres par de très nom­breuses his­toires, il avance le long de cette riv­ière lais­sant remon­ter avec elle le char­roi des larmes amères, celles de la mal­adie et du mal­heur, de l’a­ban­don dans lequel on l’a lais­sé, por­tant dans son sac si lourd, le poids des regrets, celui des ans, il longe la riv­ière, « marche dans la boue, marche, marche, marche dans la boue, toi, marche dans la boue, marche marche marche. »

Ecrire demeure alors la seule rai­son d’a­vancer, la seule con­so­la­tion. « Marcher écrire/marcher écrire/marcher./écrire/dormir ».

Et il entend encore la voix des grands-pères, il imag­ine ce qu’ils se seraient dit, par­lant de la guerre, de Jau­rès, du Maréchal qu’ils n’aimaient pas, et du Général qui a envoyé les gamins en Algérie…

 

« Ils ne me par­lent pas.
Ils par­lent devant moi.
C’est l’ex­ode d’après moi.

L’ex­ode
Pas de rivage, pas d’ar­rivée possible
& la nuit sans trêve
pas de nuit pour le repos
pas de repos
qui sépare
par­fois réunis
… »

 

 

Claude Cham­bard,

Né en 1950, lecteur, écrivain, typographe, édi­teur, traducteur
Créa­teur et imprimeur-typographe des édi­tions À Pas­sage / Le Coupable, à Bor­deaux (en 1979).
Un néces­saire malen­ten­du, pro­jet au long cours, paru aux édi­tions Le bleu du ciel :

–        La vie de famille, I (2002),
–        Ce qui arrive, II (2003),
–         Le chemin vers la cabane, III (2008),
–        Car­net des morts, IV (2011),
–        Tout dort en paix, sauf l’amour, V (2013),
« entrevoir ce que la langue, la poésie, la prose peu­vent trans­former dans l’his­toire la plus banale, la vie, l’amour, la famille, les amis, la lit­téra­ture, la mort.… »

 

 

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Laurent Maindon

Lau­rent Main­don est met­teur en scène et auteur par pas­sion, fils de pein­tre en bâti­ment et de cais­sière, plutôt vian­des que légumes, et durable­ment hédon­iste. Il a fondé et dirige le Théâtre du Ric­tus, com­pag­nie de théâtre con­ven­tion­née, depuis 1996 et défend tout par­ti­c­ulière­ment les écri­t­ures dra­ma­tiques con­tem­po­raines (Syl­vain Lev­ey, William Pel­li­er, András Forgách, Hein­er Müller, Edward Bond…).

En tant qu’auteur, il a pub­lié plusieurs ouvrages de poésie (récem­ment Chroniques berli­nois­es, Soudain les saisons s’affolent, La Mélan­col­ie des Carpathes…) et quelques nou­velles et réc­its (récem­ment La col­lec­tion, Voivo­d­i­na Tour, Par delà les collines…). Il col­la­bore avec les édi­tions E‑Fractions et le Zaporogue et pub­lie égale­ment dans dif­férentes revues (Le Zaporogue, Terre à ciel, Revue des Ressources, Recours au poème)