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Estelle Fenzy, Gueule noire

Gueule noire nous tient sous le charme du conte.

On connaît l’attirance et la proximité de l’écriture d’Estelle Fenzy pour ce genre si proche où la poésie éclate dans le fantastique et s’en nourrit.

Le conte dit ce qui effraie, fascine, enchante, rassure. Il initie l’enfant au monde et à la vie : c’est l’un des choix d’écriture qu’a fait l’autrice pour nous entraîner dans son retour en enfance.

L’artiste Colette Reydet accompagne de ses monotypes le travail d’Estelle Fenzy, développant par l’image tout ce qui apparente le texte à cet univers. Le monotype de la couverture donne le ton : le colosse et l’enfant, à la lisière d’une forêt archétypale.

L’histoire est instructive: le texte d’Estelle Fenzy a donné à Antoine Gallardo l’idée d’une nouvelle collection de la Boucherie Littéraire, « Sur le billot pour tous » (Le billot étant la collection de La Boucherie où « on ne peut pas se défiler »), collection où vont trouver place « des textes à lire à tous les âges et à tous les moments de la vie », chaque publication étant accompagnée du travail visuel d’un artiste (plasticien, auteur BD, photographe, illustrateur).

 

Estelle Fenzy, Gueule noire, monotypes Colette Reydet, Editions La Boucherie littéraire, 2019.

 

 

 

Lisant Gueule noire, on parcourt ce qui pourrait être aussi bien un album pour enfants, au double niveau de lecture tapi sous l’apparente simplicité.

Usant du vers court souvent assonancé, sur un rythme de comptine, Gueule noire nous fait donc entrer dans un conte d’enfance, le titre en situant le contexte et en désignant le héros.

Surgit d’abord la figure fière, héroïque, du mineur de fond, celle qui est associée aux grandes luttes sociales, au travail dangereux, physique. Gueule noire : dans la crudité de cette expression, il y a la noblesse de ce labeur, la fierté des métiers de la mine.

Le grand-père était « gueule noire », c’était son métier, le livre fait de « gueule noire » un personnage, au centre de la légende familiale.

Gueule noire, le colosse mineur de fond, est le premier personnage du conte, l’ogre bienveillant.

D’une grande densité, l’écriture « croque » les scènes avec une saisissante efficacité évocatoire, inspirante pour Colette Reydet :

 

Alors tu surgissais
les bras levés en arc
dans de grands rugissements
L’assaut était terrible
mêlait rires et cris

Nous avions l’avantage
du nombre
Mais tu restais debout
solide comme un chêne

un enfant suspendu à chacun
de tes poings

 

A cet homme, mineur hors de la mine, le poème rend hommage, avec respect et affection, dessinant les éléments d’un portrait à hauteur d’enfant, à qui rien n’échappe :

 

Je revois
du siège pliant
la toile tendu
la bourriche
presque immergée
ton large dos penché
comme en prière
sur l’eau

De la berge
montagne qui pense
tu prenais soin des heures
du silence à défendre

peut-être
d’une sorte d’éternité

 

Le poème Super 8 nous avertit ; il y a un léger tremblé dans la mémoire, qui brasse passé réel et passé fantasmé :

 

Dans ma mémoire
Ça fait comme ces
films
Noir et blanc
Qui sautillent un peu

 

Une histoire familiale est évoquée, dans une série de scènes reliées par la figure du grand-père, un journal de souvenirs peuplé de personnages à la fois archétypaux et uniques : Man’za, Mémé Gaby…

 

Man’za
Avait toujours été vieille
Sa main droite appuyée
Sur ses reins courbés

 

…un journal de moments de vacances collectés par la mémoire sociale et familiale (la pêche, le jardin, la fête foraine, le Tour de France, les cabanes avec les cousins). On feuillette l’album photo ouvert dès le premier texte :

 

Un portrait de soleil

L’été au jardin

Je ne me souviens plus
de ton visage animé vraiment

mais de cette photo

 

Et, au fil des textes, on va penser aux photographes du temps de l’argentique, qui ont su révéler la profondeur des scènes de la vie quotidienne. Pouvoirs de la photographie, mémoire collective, inconscient collectif…

Cette enfance est datée par des « marqueurs d’époque », pour lui faire rejoindre un temps universel : le caractère révolu du temps d’où l’on vient est commun à toutes les enfances ; quelque chose de ce temps-là, avec certains être aimés, a disparu, et lui donne son prix.

 

Au chaud
de la lessiveuse
nous écrivions
nos prénoms
sur les carreaux
pleins de buée

-------------

Tu soignais
une Panhard sublime
qui faisait ta fierté

------------------

Ta maison ressemblait
à toutes les autres

Trois pièces en enfilade
les cabinets loi
au fond de la cour
(….)

Et
la gueule
la gueule noire
profonde
le trou béant imaginé
cerné de crocs sanglants

 

Le pays d’enfance est parcouru, c’est un espace-temps de bonheur simple et fort, dans le climat d’affection d’une famille unie. Sans linéarité, une histoire se construit, faite d’instants dissociés, de ressentis puissants, partagés par la grâce de la poésie :

 

Dans tes yeux
les terrils
ce n’étaient pas ces déchets
montés du fond
ces débris en colline
plus tristes que le ciel


C’étaient
des seins d’ébène
de la poudre de volcan
soufflée d’un sablier brisé

 

Le très beau texte La première à mourir, dans un dialogue émouvant, évoque en quelques vers la condition de mineur et son histoire, un temps où planent le risque et la tragédie. On sait ce que faisait un pinson dans une cage à la mine. Sa mort alertait sur la présence de grisou ; son rôle terrible était, par cette mort, de sauver. L’ogre ému de la fragilité donne dans ce rapprochement la mesure de son affection.

 

Dis Pépé
si t’avais encore travaillé
si t’étais pas silicosé
tu m’aurais emmenée

Je serais descendue
galibot à la fosse
comme tu l’as été
puis remontée le soir
le visage plein de suie
de fatigue

Oh ma douce
si petite
fragile et fille
Tu n’aurais pas
été  galibot
Tu aurais été
le pinson dans la cage

Tu aurais été la première à mourir

 

La matière de l’enfance est délicatement travaillée par le conte, la comptine, la berceuse, où l’écriture cisèle l’émotion dans la simplicité :

 

Jardin sandalettes
tendre petit frère
tribu de cousins
Maman belle

Papa vivant

 

Cette évocation pudique des « souvenirs lumineux d’une enfance en pays noir », qui se termine avec la maladie et la mort du colosse,

 

en trois semaines

balayé

Une herbe sèche
vaincue par le vent

 

a la puissance poétique des chansons

 

que les enfants chantent
lorsqu’ils sont heureux.

 

Merci à Estelle Fenzy et Colette Reydet pour cette escapade en pays d’enfance, territoire partagé, pays qui n’est jamais perdu, temps retrouvé.

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Estelle Fenzy

 Estelle Fenzy est née en 1969. Après avoir vécu près de Lille puis à Brest, elle habite Arles où elle enseigne. Elle écrit depuis 2013, des poèmes et des textes courts.

Publications en revues : Europe, Secousse, Remue.net, Ce qui Reste, Écrits du Nord (éditions Henry), Microbe, Les Carnets d’Eucharis, Terre à Ciel, Recours au Poème, Décharge, Possibles, FPM, Revu, Teste.

Publications

  • CHUT (le monstre dort) aux éditions La Part Commune (2015)
  • SANS aux éditions La Porte (2015)
  • ROUGE VIVE aux éditions Al Manar (2016)
  • JUSTE APRÈS aux éditions La Porte (2016)
  • L’ENTAILLE et LA COUTURE aux éditions Henry (2016)
  • PAPILLON aux éditions Le Petit Flou (2017)
  • MÈRE aux éditions La Boucherie Littéraire (2017)
© photo Isabelle Poinloup

Anthologies

  • SAXIFRAGE, dans Terre à Ciel, initiée par Sabine Huynh
  • MARLÈNE TISSOT & CO, éditions mgv2>publishing
  • DEHORS, éditions Janus (juin 2016)
  • LESSIVES ÉTENDUES, dans Terre à Ciel, initiée par Roselyne Sibille

Livre d’artiste

  • PETITE MANHATTAN, dans Le Monde des Villes, Brest 2, avec André Jolivet, éditions Voltije

Revue d’artiste

  • CONNIVENCES 6, éditions de La Margeride, avec aussi des poèmes d’Alain Freixe, des photographies de Rémy Fenzy et des peintures de Robert Lobet

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