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Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet : Correspondance, 1946–2009

Ils étaient tous les deux originaires de Suisse, mais ils auraient pu ne jamais se lier d’amitié ni engager de correspondance. Il a suffi, pour les réunir, d’un livre de poésie, Verdures de la nuit de Maurice Chappaz, un recueil  qui a ébloui le jeune Philippe Jaccottet. Il en fera une présentation élogieuse dans une revue de Lausanne. Les deux auteurs ne se perdront plus de vue,  pourtant si différents mais vivant tous les deux dans l’ombre tutélaire du grand Gustave Roud.




Lire une correspondance entre deux grands poètes, c’est d’abord pénétrer dans une tranche d’histoire littéraire, ici celle de la Suisse romande du 20e siècle, avec ses écrivains et aussi ses artistes (d’où émerge la figure du peintre Gérard de Palezieu). C’est aussi mieux appréhender la vision que peuvent avoir deux auteurs sur la création littéraire, sur la poésie en particulier, mais aussi sur leur approche du monde et de la vie qui les entoure. C’est enfin entrer dans leur intimité, celle d’êtres de chair et de sang que taraude une forme d’angoisse ou pour le moins un questionnement sur la vie et la mort, mais à des degrés divers (d’une façon plus marquée, sans doute, chez Jaccottet)

Car tout différencie au départ ces deux auteurs. Maurice Chappaz (1916-2009) est plus l’homme de convictions sociales profondes et affirmées - notamment sur l’environnement - qui l’amènent à fustiger cette prospérité éloignant l’homme de la nature. N’est-il pas, en particulier, l’auteur d’un livre polémique, Les maquereaux des cimes blanches, sur le développement anarchique de l’industrie de la neige ? N’est-il pas aussi l’homme d’un attachement sans failles à ce Valais natal dont il fait une véritable patrie ? Installé au Châble près de Martigny, il a un chalet aux Vernys et exploite des vignes. Mais cet enracinement n’empêche pas, chez lui, une forme de nomadisme et son attrait pour des terres lointaines. Il voyagera, surtout vers l’Orient, et affichera (lui le « catholique païen ») son attrait pour les spiritualités orientales.

   




Correspondance, 1946-2009, Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, Gallimard, les cahiers de la nrf, Gallimard, 297 pages, 23 euros.

Philippe Jaccottet (1925-2021), lui, vit plus dans le retrait. Né à Moudon en Suisse, il a vécu un moment à Paris avant de s’installer à Grignan dans le Drôme. Mais jamais il ne perdra le contact avec sa Suisse natale. S’il approuve les engagements et les coups de sang de Chappaz, il est plus enclin à «intérioriser » (sa formation rigoriste protestante y est sans doute pour quelque chose) et il parle volontiers d’un monde suscitant de sa part « dégoût » ou « désespoir ». Dans une lettre du 13 juin 1986 il écrit à Maurice Chappaz : « Je vous envie cette foi dont je me sens bien incapable, moi qui cours le plus grand risque de me rabougrir ». Dans une autre lettre, le 5 juillet 2003, il souligne « la richesse d’expérience », « l’énergie » et « la vitalité » de son ami. 

Malgré ces différences, les deux hommes conviennent qu’ils sont « du même temps, du même lieu » (Chappaz, dans une lettre du 1er juillet 2001) pour dénoncer « la confusion régnante ou, aussi bien, l’uniformité dans la surdité à ce que nous aimons » (Jaccottet dans une lettre du 6 novembre 2001). Les deux hommes ne vont donc pas cesser d’accueillir avec bienveillance leurs œuvres respectives et, surtout, d’en faire part au plus grand nombre. Jaccottet, notamment, ne manquera jamais d’évoquer les livres de Chappaz dans les revues auxquelles il collabore (La NRF, La Gazette de Lausanne, notamment). 

C’est Jaccottet qui fera l’éloge de Chappaz en octobre 1997 à Sion lors de la remise du Grand prix Schiller à l’écrivain suisse. Il sera en 2006 présent à la soirée d’hommage organisée à Martigny à l’occasion des 90 ans de Maurice Chappaz et publiera aux éditions Fata Morgana, pour marquer cet anniversaire, toutes les chroniques qu’il avait rédigées sur l’œuvre de Chappaz. Leur correspondance évoque en détail, tous ces événements littéraires. Quarante-cinq avant, en 1961 (c’est dire la constance de leurs relations), c’est Chappaz qui s’était rendu à Grignan et il rappelle dans une lettre, le plaisir qu’il en avait retiré dans « la petite société des amis, les appels des hiboux, les rossignols le soir ».

Leurs rencontres, néanmoins, furent restreintes. La correspondance, par contre, demeurera un fil rouge. Tout comme le fut ce lien indéfectible qui les reliait au poète Gustave Roud (1897-1976) dont la figure est évoquée, par les deux hommes dans de très nombreuses lettres. Jaccottet et Chappaz, de concert, veillèrent à ce que l’œuvre de Roud « ne tombe pas entre des mains médiocres » et « soit ancrée comme un beau bateau sur des eaux un peu plus vastes que le lac Léman » (Jaccottet).

L’ultime lettre de leur correspondance est signée de Jaccottet le 5 avril 2008. Le poète réagit à la lecture de La pipe qui prie et fume, dernier ouvrage de Chappaz qui décèdera le 15 janvier 2009. Comme le souligne José-Flore Tappy, qui a magnifiquement présenté et annoté cette correspondance, ces deux grands auteurs ont entretenu une relation épistolaire qui posait « la question très exigeante du rapport entre la poésie et l’existence ».




Présentation de l’auteur

Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet est un écrivain, poète, critique littéraire et traducteur suisse vaudois, né à Moudon le 30 juin 1925 et décédé à Grignan le 24 février 2021.  Il est l'époux de l'illustratrice et peintre Anne-Marie Jaccottet, née Haesler.Après des études de lettres à l'université de Lausanne, il a habité paris où il a été le correspondantde l'éditeur vaudois Mermod. En 1953, il s'est établi à Grignan, dans la Drôme (Provence), où il a vécu.
Il a traduit du grec, de l'allemand, de l'italien et de l'espagnol - les poètes Hölderlin, Rilke, Mandelstam, Novalis, Thomas Mann ("La Mort à Venise"), Musil, et de son ami Giuseppe Ungaretti.
Il noue des relations d'amitié avec de nombreux poètes et auteurs comme Francis Ponge, Jean Paulhan, Yves Bonnefoy, Pierre Leyris, André Dhôtel. Il a également collaboré à "La Nouvelle Revue française".
Il a reçu de nombreuses distinctions prestigieuses, comme la pris Goncourt de la poésie en 2013, et a été publié dans la collection La Pléiade en 2014. Un nombre considérable d'essais ont été consacrés à son oeuvre. Ainsi, "Creazione e traduzione in Philippe Jaccottet", sous la direction de F. Melzi d'Eril Kaucisvili (1998) ; de Mattia Cavadini, "Il poeta ammutolito. Letteratura senza io: un aspetto della postmodernità poetica. Philippe Jaccottet e Fabio Pusterla (2004).

Œuvres poétiques  

Requiem, Mermod, 1947. L’Effraie et autres poésies, Gallimard, 1953 dans la collection «Métamorphoses» ; 1979 dans la collection «Blanche». L’Ignorant, Gallimard, 1958. L’Obscurité, Gallimard, 1961. La Semaison, Lausanne, Payot, 1963. Airs, Gallimard, 1967. Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1970 et 1976. Chants d'en bas, Lausanne, Payot, 1974. À la lumière d'hiver, Gallimard, 1974. À travers un Verger, illustrations de Pierre Tal Coat, Fata Morgana, 1975. Les Cormorans, gravures de Denise Esteban, Idumée, Marseille, 1980. Des histoires de passage. Prose 1948-1978, Lausanne, Roth & Sauter, 1983. Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983. La Semaison, Carnets 1954-1967, Gallimard, 1984. Cahier de verdure, Gallimard, 1990. Libretto, La Dogana, 1990. Poésie, 1946-1967, Poésie/Gallimard, Paris, (1971) 1990. Requiem (1946) ; suivi de Remarques (1990), Fata Morgana, 1991. Cristal et fumée, Fata Morgana, 1993. À la lumière d'hiver ; précédé de Leçons ; et de Chants d'en bas ; et suivi de Pensées sous les nuages, Gallimard, 1994. Après beaucoup d'années, Gallimard, 1994. Autriche, Éditions L'Âge d'homme, 1994. Eaux prodigues, Nasser Assar, lithographies, La Sétérée, J. Clerc, 1994. La Seconde Semaison : carnets 1980-1994, Gallimard, 1996. Beauregard, postface. d'Adrien Pasquali, Éditions Zoé, 1997. Paysages avec figures absentes, Gallimard, (1976) 1997, coll. « Poésie ». Observations et autres notes anciennes : 1947-1962, Gallimard, 1998. À travers un verger ; suivi de Les cormorans ; et de Beauregard, Gallimard, 2000. Carnets 1995-1998 : la semaison III, Gallimard, 2001. Notes du ravin, Fata Morgana, 2001. Et, néanmoins : proses et poésies, Gallimard, 2001. Nuages, Philippe Jaccottet, Alexandre Hollan, Fata Morgana, 2002. Cahier de verdure ; suivi de Après beaucoup d'années, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2003. Truinas / le 21 avril 2001, Genève, La Dogana, 2004. Israël, cahier bleu, Fata Morgana, 2004. Un calme feu, Fata Morgana, 2007. Ce peu de bruits, Gallimard, 2008. Le Cours de la Broye : suite moudonnoise, Moudon, Empreintes, 2008. Couleur de terre, par Anne-Marie et Philippe Jaccottet, Fata Morgana, 2009. La promenade sous les arbres, Éditions La Bibliothèque des Arts, 1er octobre 2009 (1re édition : 1988). Le retour des troupeaux et Le combat inégal dans En un combat inégal, La Dogana, 2010. L'encre serait de l'ombre, Notes, proses et poèmes choisis par l'auteur, 1946-2008, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2011.

Essais

L'Entretien des muses, Paris, Gallimard, 1968, Rilke par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, 1971., Adieu à Gustave Roudavec Maurice Chappaz et Jacques Chessex, Vevey, Bertil Galland, 1977, Une transaction secrète. Lectures de poésie, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1987, Écrits pour papier journal : chroniques 1951–1970, textes réunis et présentés par Jean Pierre Vidal, Paris, Gallimard, 1994, Tout n'est pas dit. Billets pour la Béroche : 1956–1964, Cognac, Le temps qu'il fait, 1994. Réédition en 2015, Le Bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2001, À partir du mot Russie, Montpellier, Fata Morgana, 2002, Gustave Roud, présentation et choix de textes par Philippe Jaccottet, Paris, Seghers, 2002, De la poésie, entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2005, et 2007 en format poche-Arléa ; nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Arléa, 2020, Remarques sur Palézieux, Montpellier, Fata Morgana, 2005, Dans l'eau du jour, Gérard de Palézieux, Éditions de la revue conférence, 2009, Avec Henri Thomas, Montpellier, Fata Morgana, 2018.

Correspondances

André Dhôtel, A tort et à travers, catalogue de l'exposition de la Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières avec des lettres de Jaccottet, 2000, Correspondance, 1942 - 1976 / Philippe Jaccottet, Gustave Roud ; éd. établie, annotée et présentée par José-Flore Tappy, Paris, Gallimard, 2002, Philippe Jaccottet, Giuseppe Ungaretti Correspondance (1946–1970) - Jaccottet traducteur d'Ungaretti, Édition de José-Flore Tappy, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 21-11-2008, 256 p, Pépiement des ombres. Philippe Jaccottet & Henri Thomas, édition établie par Philippe Blanc, postface d'Hervé Ferrage, dessins d'Anne-Marie Jaccottet, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2018, 248 p.

Traductions

La Mort à Venise, Thomas Mann, Mermod, Lausanne, 1947 ; La Bibliothèque des Arts, Lausanne, 1994, Le Vaisseau des morts, B. Traven, Paris, Calmann-Lévy, 1954, L'Odyssée, Homère, Paris, Club français du Livre, 1955 ; rééd. Paris, La Découverte, 2016, L'œuvre de Robert Musil, de 1957 (L'Homme sans qualités) à 1989 (Proses éparses), Paris, Éditions du Seuil, Un cœur aride, Carlo Cassola, Paris, Éditions du Seuil, 1964, Une liaison, Carlo Cassola, Paris, Éditions du Seuil, 1971, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, Friedrich Hölderlin, Mermod, Lausanne, 1957 ; rééd. Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1973, Œuvres, Friedrich Hölderlin, sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, L'œuvre de Rainer Maria Rilke, de 1972 à 2008 (avec Les Élégies de Duino chez La Dogana, Malina, Ingeborg Bachmann, Paris, Éditions du Seuil, 1973, Vie d'un homme, Poésie 1914-1970, Giuseppe Ungaretti, traduction de Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin, Paris, Gallimard et Minuit, 1973, Haïku présentés et transcrits par Philippe Jaccottet, Montpellier, Fata Morgana, 1996, D'une lyre à cinq cordes, traductions de Philippe Jaccottet 1946-1995, Paris, Gallimard, 1997.

Anthologies

Une constellation, tout près, Genève, La Dogana, 2002, D'autres astres, plus loin, épars. Poètes européens du xxe siècle, Genève, La Dogana, 2005.

Préfaces

À vos marques de Jean-Michel Frank, Obsidiane, 1989, Œuvre poétique, peintures et dessins de Béatrice Douvre, Montélimar, Voix d’encre, 2000, Les Marges du jour de Jean-Pierre Lemaire, Genève, La Dogana, 2011, L'éternité dans l'instant. Poèmes 1944-1999 de Remo Fasani, traduits de l'italien par Christian Viredaz, Genève, Samizdat, 2008.

Exposition

« Philippe Jaccottet et les peintres : François de Asis, Nasser Assar, Claude Garache, Alberto Giacometti, Jean-Claude Hesselbarth, Alexandre Hollan, Anne-Marie Jaccottet et Gérard de Palézieux », Aix-en-Provence, galerie Alain Paire, au .

Poèmes choisis

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