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Chronique du veilleur (31) – Mireille Gansel, Comme une lettre

Une liasse de lettres aux douces teintes d’aurore, fleuries, pleines de rêves et de souvenirs, d’instants glanés au hasard des rues et des paysages, c’est ce que le lecteur reçoit avec bonheur, en ce volume de poèmes de Mireille Gansel, Comme une lettre.

Et l’émerveillement suit,  il répond à la fraîcheur de ces vers qui semblent pousser à la margelle d’une source discrète et mouvante, s’offrir comme « deux mains de lumière / ouvertes devant les fenêtres de la nuit. »

Le poète sait « prendre la part de lumière » qui est en toute chose et en tout être, il la recueille et nous la tend comme une coupe d’eau limpide, comme un pain fleurant bon le soleil. « La source / des choses simples » est la plus abondante et la plus pure. Elle jaillit ici à petit bruit, elle ne demande qu’à faire demeure dans le secret de notre cœur. Il suffit d’écouter :

ne passe pas ton chemin
écoute le silence des fleurs
dans le creux des heures

Mireille Gansel, Comme une lettre, Éditions La Coopérative, 16 euros.

En ce modeste tercet, Mireille Gansel a tout dit : il faut goûter le temps, accueillir la beauté, qu’elle se tienne dans la rue Saint-Antoine, dans les hautes Alpes, au bord du Rhône ou dans la gare de Karlsruhe. Une lueur vient souvent opérer magiquement une métamorphose

et au soir
quand le soleil
brille à travers les nuages
la maison devient un vitrail
tu disais que c’est la plus belle heure
et c’était déjà au bord d’un fleuve
qui traverse des pays
en amont d’une île
aux grands arbres d’enfance

Ainsi le poème, comme la maison au bord du fleuve, s’illumine et nous invite à entrer.

Il va devenir en nous demeure secrète, familière, dont nous pourrons peut-être posséder pour notre propre vie la chaleur douce, la paix véritable :

il y a des maisons
qui sont un havre

une manière de poser une pomme
sur une assiette avec un couteau

quelques fleurs au bord de la nuit

offrir un verre d’eau

ne pas poser de question

franchir le seuil
ne pas être un étranger

Rares sont les livres de poésie qui permettent cette entrée aussi généreuse et apaisante dans un univers de beauté silencieuse. Celui de Mireille Gansel en fait éminemment partie et nous lui en sommes très reconnaissants.

 

Chronique du veilleur

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Chronique du veilleur (30) – Pierre Dhainaut, Un art des passages

Pierre Dhainaut s’est toujours tenu sur un seuil. De là, il regarde vers le ciel, le grand large, l’infini. « Nulle part notre lieu, mais un poème en est la porte. »  Un art des passages, qui rassemble articles de critique parus en revues et poèmes, nous dit, d’une voix forte et généreuse, la confiance que la poésie instaure entre l’écrivain et son lecteur, l’air pur qu’il lui offre de respirer : « C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. »  L’idée centrale de sa pensée est que « les poèmes sont des avancées, ils n’ont de valeur que s’ils nous incitent, auteurs et lecteurs, à poursuivre. » Pierre Dhainaut suscite et accompagne la plus belle des aventures, celle du poème en allé, toujours en train de naître :

Aurait-il atteint le bord, un poème
persiste à chercher la syllabe
qui le fera retentir, irradier :
il s’apprête à rejoindre
ce lieu où les mouettes sont plus blanches,
où il pourra parmi tant d’autres
exalter la parole,
parfaire une naissance…

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L'herbe qui tremble

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L'herbe qui tremble, 19 euros.

C’est ainsi qu’il n’y a jamais de chute dans un poème, car rien ne retombe, rien ne se ferme. Les poèmes, nous dit Pierre Dhainaut, sont « ascensionnels », « ils nous redressent, nous regardons par les fenêtres. » Quel sera  leur destin ? Qui peut savoir ? Le poète n’en est que le transmetteur, celui qui délivre ces messages, en partie secrets, que d’autres auront à transmettre à leur tour, dans le bonheur partagé d’une contemplation de beauté. L’œuvre n’est donc pas très différente de la vie même, elle est appelée à avancer, à vibrer, à suivre une route d’air et de souffle.

La suite intitulée, comme ce livre, « un art des passages » semble, à la fin du volume, inscrire une manière de testament au soir d’une existence tout entière vouée à la poésie, « dans la lumière inachevée » :

Tant que s’éclairent, d’accord,
un poème, un visage,
la mort n’a rien à dire.

Ne transmets qu’une esquisse,
laisse au poème
le soin d’aller plus loin.

Comme un parfum une âme,
d’un poème à l’autre
notre haleine est libre.

Les admirations esthétiques et littéraires de Pierre Dhainaut sont multiples et paraissent toutes se compléter, en allant dans une même direction, celle de la beauté et de l’absolu. Je ne citerai que cette phrase d’un article consacré au tableau d’Alfred Manessier, Blés après l’averse, contemplé dans le Musée d’art contemporain de Dunkerque, la ville où habite Pierre Dhainaut :

La beauté n’est pas ce refuge où nous nous arrêterions pour savourer nos traces, apaiser nos peurs, nous retrancher du monde, elle est ce qui, ne s’accommodant d’aucune trace, surmonte la peur, mobilise le meilleur de nous-mêmes, en permanence aux limites de nous-mêmes.

Le meilleur du grand poète Pierre Dhainaut se trouve, n’en doutons pas, dans Un art des passages, et nous lui en sommes très reconnaissants.

Chronique du veilleur

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Chronique du veilleur (29) – Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles

« La parole qui fait halte / veille sur le mur », écrit Jean-Marie Corbusier dans un poème de ce livre qui interroge sans cesse le sol, le mur et l’écriture dans des confrontations nues, exigeantes, sans aucune concession. La parole poétique « fait halte » : elle ne saurait jamais être en repos définitivement, elle qui doit sans fin se reprendre, se relever, comme dans une marche franchissant un à un les obstacles et les retrouvant devant elle comme autant de questions et de mises à l’épreuve.

 Sur une pierre fixe
l’air autour de moi
                    le souffle est court

au bout du mur
la parole tombe

parole
comme un bagage dispersé

       le mur remue
       au coin du jour

Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles, Ed. Le taillis Pré

Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles, Ed. Le taillis Pré

C’est bien la condition humaine qui est en jeu ici, dans une tonalité tragique qui n’est pas sans rappeler celle des grands livres de Pierre Reverdy. L’horizontale de l’homme, souvent au ras du sol qu’il faut pourtant ne pas perdre (« je parle pour toucher terre »), regarde la verticale du mur qui semble narguer ses efforts pour aller  vers le bleu. C’est aussi l’horizontale des vers brefs, ajourés et comme en goutte à goutte, que le silence aussitôt vient combler.

Sitôt levé
le silence des mots
prolifère

Chaque poème apparaît comme un « sursis », un peu de temps vaincu, un peu d’espace conquis. Dans un univers mat, la « parole de l’oubli / sans visage/ oubliée » se dissipe, s’efface à mesure qu’elle s’écrit. Un mot « comme à crédit » jette un peu d’éclat avant de sombrer.

Le poète se devine sous la lampe, tâchant de recueillir quelques braises pour se réchauffer : « je reste sous la lampe / comme un amas glacé. », il  s’appuie sur le vent, pour un instant, avec quelques bribes de mots qui lui semblent encore pouvoir agir. Faible et éphémère victoire !

un instant
ce mur
je l’aurai brisé
d’un mot à froid

tiré du mur

Le bilan est amer : « rien n’aura eu lieu », « j’aurai marché  / en pure perte. »  Mais ces ressassements au long des veilles nous auront fait entendre la respiration profonde d’un poète témoin du plus âpre des désirs, celui de l’absolu. Nous sentons cette respiration intérieure bien proche de la nôtre, bien proche de l’essentiel indicible, et nous en sommes intimement touchés :

à plat je respire
épaisseur ou buée

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Chronique du veilleur (28) – Stéphane Bataillon, Où nos ombres s’épousent, Vivre l’absence

« Bientôt dix ans qu’elle est partie. Par pudeur ou pour sublimer sa lumière persistante, je ne l’ai jamais nommée dans les pages du livre. » Tout est presque dit dans ces phrases d’aujourd’hui, faisant suite à ce livre de 2010, livre de douleur et de silence, d’un lyrisme retenu, qui marqua l’entrée de Stéphane Bataillon en poésie. Le poète y parle de ce deuil cruel, de la perte de sa bien aimée, mais s’y interroge aussi sur l’indicible qu’il faut pourtant exprimer. Sa jeunesse se confronte déjà à toutes les grandes questions de l’écriture poétique :

       Conserver seulement
       ce qui est nécessaire

                      Ne garder que les mots
                      et puis les écouter.

Stéphane Bataillon, Où nos ombres s'épousent, éd. Bruno Doucey, nov. 2016, 112 p., 13 euros

Stéphane Bataillon, Où nos ombres s'épousent, éd. Bruno Doucey, nov. 2016, 112 p., 13 euros

« Une force vibrante », selon sa belle expression, porte toutes les pages de ce livre, les soutient comme un fardeau miraculeusement suspendu dans les airs. « Et puis il y a cette source, cette source de larmes chaudes qui ne s’arrête jamais malgré les embellies. » Ces larmes rejoignent les éléments, les sensations, « l’eau de la rivière », « l’herbe nouvelle », le sel qui « pique la peau », l’île et la forêt. Elles semblent les irriguer d’une sève étrange, qui les régénère et les purifie. Stéphane Bataillon relie le plus humble au plus grand, comme il tente de relier la mort et la vie.

Il ne reste de nous
que les mots les plus simples
ceux qu’on refuse de lire
sûr de les retrouver

Le parfum de la cendre
qui envahit l’auberge
annonce enfin la course
dans la grande forêt

L’espérance reste cachée, comme une eau pure sous la mousse. On la sent battre au cœur des poèmes qui, finalement, n’en forment plus qu’un, souvent à l’infinitif, mode d’une résolution à prendre, d’un sursaut à produire :

Laisser monter le chant
pour rester au plus proche
de notre découverte

Espérer qu’un matin
on saura le reprendre.

L’impersonnel permet aussi de prendre une certaine distance avec le tragique, il tend déjà à signifier un « nous » où tout humain éprouvé par la souffrance se retrouve et s’arme avec le poète pour continuer à vivre :

On rassemble les fils

éparpillés au sol
pour tresser une étoffe

On sent qu’elle peut tenir.

Cette « étoffe » du poème de Stéphane Bataillon est belle et réchauffe son lecteur qui se laisse envelopper par elle. Elle devient rempart au bord du vide, tissé de fragilité et de force. On n’a qu’envie de la conserver contre soi, à même le cœur.

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Chronique du veilleur (27) – Jean-Claude Martin, Que n’ai-je

« Il y a de la neige entre les maisons, de la brume entre les paroles », écrit Jean-Claude Martin dans ce beau livre de poèmes en prose. Une brume, en effet, circule entre les mots, les pages, les images. Elle est teintée des couleurs mélancoliques de l’automne et de l’hiver, émue d’accords musicaux feutrés, assourdis. Beaucoup reste à deviner dans les silences cernés de signes modestes, mesurés. Une atmosphère se dégage doucement et sûrement, accompagnée de renoncements, de capitulations de l’esprit parfois.

Un frêle soleil d’automne. Lointain comme un amour perdu. Nous appelle dans sa fuite. Douceur à caresser les joues frileuses, les prés brumeux. J’ai rajouté un pull pour t’oublier. A midi, le théâtre sera rempli.

Jean-Claude Martin, Que n’ai-je, Tarabuste éditeur, 13 euros

Jean-Claude Martin, Que n’ai-je, Tarabuste éditeur, 13 euros

Une poésie de l’extinction développe toutes sortes de charmes. Jean-Claude Martin les connaît bien pour les maîtriser avec beaucoup d’art et de sensibilité. On a l’impression qu’il suffit de quelques notations reliant l’état du ciel à la vie intérieure pour que quelque chose de précieusement invisible rejoigne alors ce qui ne sera jamais tout à fait dit.

Le soleil va finir. Ce ciel qu’on crut transparent va tourner à l’ombre, à l’invisible. C’est la vie usée par les heures, les attentes. Trop d’encre maintenant, et l’on perd la face et la douceur du lavis. Seul le bord du lac est tiède encore des soleils perdus…

Le poète nous dit l’espèce particulière de bonheur à « regarder s’enfuir les choses. » Cela peut se faire notamment « par la vitre arrière d’une automobile. »  Plaisir de voir des « visages apparus et perdus dans le même instant »… Il ne s’agit pas de regrets, mais d’une manière « de ne pas désirer savoir où l’on pourrait aller. » Jean-Claude Martin nous invite ainsi à « prendre l’air », à goûter notamment ces moments où terre et ciel se touchent, dans la lumière incomparable de la neige, à nous laisser happer par la magie d’une révélation qu’aucun poème ne pourra exprimer, mais que quelques belles paroles peuvent au moins suggérer, les paroles d’un vrai poète :

Dis que la neige est tombée. Que seules les branches des arbres apparaissent encore. Qu’il n’y a plus de limite entre terre et ciel –plus d’horizon d’où pourraient venir les oiseaux… Dis qu’il fait doux et froid –sombre et clair. Que nous allons dormir –et oublier la peine et l’espérance.

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Chronique du veilleur (26) – Michel Monnereau, Je suis passé parmi vous

Plus que les thèmes, les mots, les images, c’est d’abord la musique qui fait reconnaître immédiatement le vrai poète, cette musique secrète qui court de page en page comme un murmure, une voix intérieure très singulière. Celle de Michel Monnereau nous apparaît et nous touche particulièrement dans son dernier livre, Je suis passé parmi vous, dont le titre dit déjà la modestie et la nostalgie qui  l’imprègnent.

Adulte par inadvertance,
j’aurai vécu au bord de vivre,
là où on ne dérange personne.

Michel Monnereau, Je suis passé parmi vous La Table Ronde, 14 euros

Michel Monnereau, Je suis passé parmi vous, La Table Ronde, 14 euros

On pense au « calme orphelin » que chantait Verlaine et on n’est pas étonné de lire à la fin d’un poème de ce livre : « et je pensais à Verlaine sans savoir pourquoi. » La vie qui passe si vite, les douleurs des petits jours, « l’eau grise du ciel », tout ce qui fait l’univers poétique et spirituel de Michel Monnereau nous parle à voix basse  de

ce peu de nous que nous aurons laissé
comme on abandonne les écorchures de l’enfance
à d’autres destins.

Il nous en parle avec les réalités et les mots d’aujourd’hui et de toujours, « dans le vertige d’exister encore », sans « tirer de phrases en direction / de la postérité. » Le présent qui est le sien, dans la ville, sur les bords de Seine, prisonnier du « filet des horaires », s’écrit déjà au passé. Mais ce passé resplendit des couleurs mordorées du poème « et le silence déborde », tout frémissant des harmonies qui vibrent au long des pages.

« Que savons-nous de vivre ? », dit le titre d’un poème en prose, parmi les plus beaux et les plus émouvants du livre. La réponse est à la fois simple et secrète :

O mes morts, vous marchez près de moi dans la ville en silencieuse assemblée et personne ne nous voit passer sur les longs trottoirs qui mènent vers la nuit.

Vos ombres traversent les vivants que nous sommes encore et à peine si nous touche la pointe du soupçon.

Je vous sais avec moi et cela donne la force d’enjamber les jours.

Michel Monnereau est ainsi le poète d’un lyrisme rare, qui me semble bien nécessaire dans le monde poétique d’aujourd’hui. Lyrisme retenu et maîtrisé à la fois par une belle rigueur d’écriture et une pudeur à contre-courant de tous les tapages et de toutes les facilités actuels. Peu de poètes en ce début de siècle savent mieux chanter la

Rouille de l’âme , à l’heure craintive du crépuscule-
la fièvre du matin devenue cendre que l’on foule.

Mais Je suis passé parmi vous  sait aussi se tenir « du côté / où la vie se ment si bien à elle-même », l’amour, les amours en attestent. Et alors, « jusqu’au soir on est éternel. »

Chronique du veilleur

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Chronique du veilleur (25) – Marc Baron, Dans le chemin qui s’ouvre

Des miracles se glissent la nuit
dans les poèmes

écrit Marc Baron dans son beau livre, empli de souffles et de lumières. C’est déjà tout dire : sa confiance dans ce qui lui vient d’une force invisible, les visitations qu’il reçoit sans qu’il les ait cherchées, leur entrée silencieuse dans une nuit où tout est possible, l’écriture qui les imprime aussi légère et simple qu’il est possible. Il s’agit pour le poète croyant d’être disponible, de laisser venir en lui les plus beaux miracles du jour et de la nuit, d’ouvrir la fenêtre à ces oiseaux messagers pleins d’amour :

Naître ne suffit pas
ni le jour qui se lève

Ouvrir la fenêtre à l’inattendu

Au seul moment qui compte
quand l’oiseau se détache
de son poids d’amour sur la branche

Marc Baron, Dans le chemin qui s’ouvre, Editions Vagamundo, 18 euros

Marc Baron, Dans le chemin qui s’ouvre, Editions Vagamundo, 18 euros

Poèmes d’attente et d’espérance, les pages de Marc Baron sont autant de pas sur le chemin de grâce, chemin de pauvreté qui peut devenir soudain route du ciel. Pauvreté de l’oiseau et suprême richesse ! Le poète affirme sa parenté avec lui, sa vocation à s’élever comme lui vers le ciel, « avec la force douce de l’humilité. »  Cette humilité se marque dans la recherche de son moi profond, dans la quête de sa vérité essentielle :

Je ne me connais pas
je suis feuille parmi les feuilles

Feuille sur le chemin « qui s’ouvre », le poète se laisse saisir par le souffle. Ses poèmes brefs, aérés, pleins d’une précaution sensible qui touche immédiatement leur lecteur, disent patiemment son itinéraire spirituel et secret : « chaque mot est un pas. » Ce chemin n’est jamais sûr, il est « incertitude » mais il donne accès pourtant à la « vérité ».

La vérité de Marc Baron ne lui appartient pas, elle vaut pour tous les hommes en marche, elle porte le plus beau de tous les noms, elle suit la loi que Dieu par son fils a donnée au monde : l’amour. Ce livre n’est que cela : une « question d’amour », qui est déjà la seule réponse. C’est dire s’il est essentiel.

Aujourd’hui   qu’avons-nous fait de l’amour
pour adoucir les plaies cachées
et relever les roses battues par le vent

Qu’avons-nous fait du soleil rouge
qui peuplait notre sang
et des larmes venues de partout dans le monde

Qu’avons-nous fait pour l’amour
nous qui sommes aimés ?

Chronique du veilleur

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Chronique du veilleur (24) – Albert Py, Ultima Thulé

Albert Py  est né à Bienne, en Suisse, en 1923. Il a fait une carrière brillante de professeur à l’Université de Genève, a écrit une œuvre critique importante. Mais connaît-on bien l’œuvre poétique de cet homme, qui fut couronné par le célèbre prix Schiller ?

Ultima Thulé  est le fruit du pieux travail de sa fille Aude qui, après la mort de son père en 2013, a rassemblé les centaines de feuillets griffonnés au crayon pendant les 10 dernières années de vie de cet homme, qui avait confié à l’écriture poétique ses douleurs, ses angoisses, ses méditations de paralysé et de souffrant.

Albert Py Ultima Thulé Editions Eliane Vernay

Albert Py, Ultima Thulé, Éditions Eliane Vernay

Poèmes laconiques et litaniques, Ultima Thulé est un immense chant d’agonie qui touche dès la première page ce qui, en nous, est le plus profondément inscrit : la peur de la mort, des ténèbres, de la lente descente vers l’abîme. Mais il y a aussi toutes les pages où la sérénité tâche de vaincre les affres sans fin ressassées, et comme l’apprentissage de la vie éternelle. Cet apprentissage ne saurait se passer de mots : il semble les choisir délicatement, les polir, les ajuster parfaitement à ce qui se passe dans le plus intime. C’est alors que la simple inscription des vers se révèle déjà une victoire admirable de ce que peut l’homme qui sait qu’il meurt, comme le soulignait Pascal dans les Pensées.

A l’entrée de la mort
j’ai tendu des antennes
où j’entends que se prennent
encor les derniers mots

je les mets dans mes stances
plus proches du silence.

Dans ces « stances », c’est tout l’être qui se dresse. La « vallée basse » se découvre à sa vue, la vallée où tous les morts l’attendent. Albert Py se sent déjà de leur innombrable communauté, mais il reste encore un peu sur ce seuil où les mots du poème disent tout son courage d’écrire, toute sa grandeur de « roseau pensant ».

« La vie avait des mots très simples », écrit-il, « ma pauvreté les réapprend / pour une prière muette. » La prière, en effet, n’est-elle pas toujours présente, et sa récompense : la communion ?

J’aurai communié
sous l’espèce des mots,
la vie qui se retire
les remet au silence
qui était leur substance ;
me sera-t-il donné
humblement, à l’extrême,
d’en goûter l’onction ?

Ainsi, jour après jour, nuit après nuit, le poète égrène le rosaire très secret des prières-poèmes, écoute en lui ce souffle qui le maintient encore un peu en vie et qui déjà le relie à l’autre souffle, celui du bel invisible. Des lueurs lui parviennent, elles le réchauffent et lui parlent de ce royaume, si proche maintenant,  de la pleine lumière.

Intervalles de lumière
dans les trouées de mon corps
enfin je me reconnais
au miroir de la misère
et j’ai froid de ma vie.

De quel corps me dévêtir
pour que le sommeil me vienne
de quelle vie me revêtir
pour entrer dans ma vie

par la naissance nouvelle
dont elle doit me vêtir ?

Vers la fin, alors que les feuillets ne sont presque plus lisibles, Albert Py peut conclure :

Bienheureuse défaite
par qui je me refais
à chaque pas de ma chute
sur la ruine d’un corps

immensité du silence
et désert du temps.

Un mot suffit à la vie
ai-je su le dire
et le donner à entendre
au plein de l’absence ?

L’émotion qui nous étreint est la plus juste des réponses

Chronique du veilleur

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Chronique du veilleur (23) – Michael Edwards, L’infiniment proche

Il y a chez Michael Edwards la volonté toujours perceptible de ne pas s’égarer hors de son sujet, dans le détail ou le superflu. Et ce sujet est d’abord le poète lui-même, « poète de l’impossible réel », qui le surprend sans cesse, dans les plus ordinaires des circonstances, dans la veille ou l’entrée dans le sommeil. Il s’interroge : « Qui parle dans ma tête sans mots ? »  Une réponse parfois lui parvient de loin, d’un univers qu’il a du mal à délimiter :

J’entends, dans un autre ailleurs, mon nom

Qui, retentissant sous cette voûte,
Me met, en un tour de main, debout.

Michael Edwards L’infiniment proche Editions de Corlevour/ Revue Nunc 19 euros

Michael Edwards, L’infiniment proche, Editions de Corlevour/ Revue Nunc 19 euros

Il regarde, lui aussi, vers le ciel « miroitement d’origine et d’avenir ou bien / fenêtre aveugle », semblable à tous ces gens dans les rues de Paris, par un après-midi de juin, face à « l’infiniment proche. » Qui est-il ? Combien de moi « bizarres » s’agitent-ils en lui ?

Mais il arrive que Michael Edwards parvienne à isoler une sorte d’essence de l’homme, de ce qui constitue sa nature et sa condition. Dans le poème « Voir », les vers laconiques, la langue épurée, cernent une dimension à la fois tragique et mystique :

l’homme est si peu
seul dans l’univers
son haleine ne chauffe
aucune lune
son sang ne coule
sur nulle étoile
la mer le suffoque
la terre l’ignore
marées d’angoisses
crachins de faiblesses

L’idéal à atteindre serait « une ligne simple, droite », pour dire la nudité même ou, moins encore, le plus insaisissable, à la lisière de l’absence :

Je serai le rêve de l’ombre, 
Une ignorance au cœur de l’arbre.

Un immense fond de ténèbres, de puissants nocturnes, nourrissent cette poésie qui s’élève parfois jusqu’à la vision :

La Terre, tel un grain semé
Dans le champ profond de la nuit.

L’exigence si forte, si pressante de connaissance de soi semble alors abdiquer, laisser place à une espèce de fascination du vide. Le poète s’écrie :

On a perdu le souffle et on ne pense plus.
Faut-il ne plus être pour connaître ce moi ?

Le livre se termine cependant par « Benedicite », un cantique de louanges qui semble clore tout un parcours de questions ou d’errances et dont la lumière éclate en de magnifiques images :

Sel et sol, bénissez le Seigneur,
Louez-le, exaltez-le à jamais.

Dans le jardin d’hiver, les reines
Veillent sur l’étrange,
Sur les ombres bleues dans les plis
Du manteau d’étoiles de la neige.                                                                          

Chronique du veilleur

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Chronique du veilleur (22) – Béatrice Douvre

La réédition de l’œuvre poétique intégrale de Béatrice Douvre  est une chance pour les lecteurs qui, en ces temps d’imposture, pourraient douter de la possibilité d’une écriture.

Elle est et restera en effet « passante du péril », mettant le poids de toute son âme et de toutes ses forces humaines dans la balance des nuées et des ombres. Elle n’écrit que dans un danger que le lecteur ressent à chaque parole, à chaque élan de poème, danger au visage inconnu et altier, toujours aux lisières d’un ciel d’orages et d’éclairs. On croit la voir revenir d’une course vers les cimes, haletante, marquée de brûlures, toujours en proie à une soif d’absolu que rien n’a pu étancher. En certains aveux à la résonance rimbaldienne, elle nous confie :

J’ai construit des vertiges interminablement, des feuillages, j’entrevoyais des mystiques, des anges boisés, des vitraux assiégés de saintes.

Béatrice Douvre, euvre poétique, peintures et dessins, Editions Voix d'encre

Béatrice Douvre, œuvre poétique, peintures et dessins, Éditions Voix d'encre

Tour à tour triomphante et vaincue, elle procède à d’étranges rites où la passion, la ferveur, la fascination de la beauté développent leurs charmes magiques et religieux, qu’il faut hélas quitter pour revenir à cette terre de soif et d’enfance perdue.

 Perdue
Les mains cherchant l’extase sous une herbe
Se  maintenaient plus belles que le matin où toi
Tu te cherchais encore et c’était les murailles
Qui enserraient ton nom, ta preuve, qui te chassaient

« Adieu enfances » s’écrie le poète, « un vent d’herbes / inconnu brûle / toute une enfance. »  Mais son chant brisé, nostalgique, renferme une pureté d’ange qui nous bouleverse, une musique qui nous atteint au plus secret.

On dressa des tréteaux
Devant le haut des neiges
Des rôles féeriques

(…)Puis l’enfance prit fin
Sous cette arche foraine
Les costumes pâlirent

O les rythmes d’hier
Parfois on se souvient
En tournoyant

Puis on s’accable

Comment définir cette musique, sinon en reprenant l’expression de « poésie elfique » que Philippe Jaccottet emploie avec bonheur dans sa préface ? Une poésie qui vibre par « inflexions de voix », qui fait entendre sans calcul ni construction savante une sorte de chant d’avant, d’un temps originel, que l’imparfait vient très souvent bercer.

Béatrice Douvre n’avait sa vraie demeure qu’en dehors de nous. Sa parole nous appellera toujours, irrésistiblement, à la suivre dans ce monde des « anges fous » qu’elle a si singulièrement évoqué :

Et c’est parole pure, ce sont d’enfants qui partent
Et c’est parole pure comme un rire

Et s’ils vont aux gravats
Comme par trébuchement de verre c’est rire
Qui se brise, ce sont d’enfants qui hâtent
Un peu leurs pas, effrayés d’espaces courts

Parmi des ossements de fleurs sur des sentes mortelles
On les dirait comme des braises
D’oiseaux de brume sans race beaux et rouges

Chronique du veilleur

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