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Georges Haldas, retour rayonnant à la source

 

La prose n'est qu'un prolongement de la poésie. Mais la poésie c'est le noyau, c'est tout, la source... C'est la disposition à l'Etat de Poésie qui compte, et même avant l'écriture des poèmes. Les poèmes ne m'intéressent pas en eux-mêmes ; c'est ce qui les fait écrire qui m'intéresse. (p.623)

 

Au détour d'une tout autre recherche, Pierre Smolik découvre en 2005 que Georges Haldas, humble poète et insatiable scribe genevois, avait été mis en fiche « comme des dizaines de milliers de citoyens suisses, à l'époque où les membres du parti communiste, ses sympathisants et ceux qui étaient en rapport de près ou de loin avec lui... » (P. Smolik, p.9). Le projet initial était de concocter un ouvrage d'entretiens basés « sur la fiche et les pièces qui s'y rapportent » (p.9). Le livre qui naît finalement devant nos yeux se compose de plus de sept cent pages d'un dialogue océanique dont le flux et le reflux débordent largement le cadre des interrogations premières. Il ne voit le jour que deux ans après le décès du poète et s'impose de lui-même dans la collection des Dossiers H habituellement constitués par les textes, hommages et analyses de plusieurs auteurs. Un final à l'image donc de ce discret écrivant qui aura publié un peu plus de 70 ouvrages depuis son premier recueil de poèmes, Cantique de l'Aube en 1942.

 

Né au cœur du mois d'août 1917 à Genève, d'une mère suisse et d'un père grec, Georges Haldas s'éteindra aux lueurs déclinantes de l'automne 2010. Obtenant à 24 ans le 1er prix Hentsch de littérature française, sa vie entière ne cessa de couler et de se transfigurer dans l'écriture. Chroniqueur, journaliste et correcteur au Journal de Genève de 1941 à 1947, il travailla pour différent éditeurs, Skira, La Baconnière, Marc Barraud, pour la revue et les éditions Rencontre, scénarisa trois téléfilms avec Claude Goretta, écrira et scénarisera, avec le même, le film La mort de Mario Ricci.

 

Le « scribe de la source », finement attentif aux graines intangibles du quotidien, aura au cours de sa vie, comme on dit du cours d'une rivière, pris le temps d'observer aussi bien extérieurement qu'intérieurement ces poussières lumineuses, ces invisibles petits rien de l'infini qui, pour celui qui les voit vraiment, finissent par se révéler les luminaires les plus purs et les plus somptueux. Révélateurs du tendre inachèvement de la beauté qui élève et rédime tout. Lire Haldas c'est suivre la lecture comme on suivrait le cours d'un ruisseau sans connaître sa destination.

Dieu merci l'inachèvement est notre condition. Qui est en même temps ouverture. (p.630)

 

Ardent client des cafés, patient gustateur des succulences lentes, des gestes modestes, un souffle léger passe dans toutes ses phrases à la minutieuse sculpture, son écriture soulève subrepticement le voile gris de l'apparente banalité pour vous laisser apercevoir ce que vous n'aviez pas encore conçu des merveilles du quotidien, comme en passant, sans vous l'indiquer d'un doigt aussi grossier qu'impératif. Lire Haldas c'est faire de la lecture un jeu de patience qui désaltère et apaise. Oserais-je dire « élève » ? Si tel est le cas, ce n'est jamais dans le monde idéal de l'abstrait, toujours dans celui du « supérieur » incarné  (2). Toujours dans l'écoulement incessant et la révélation inachevée  de l'écriture :

 

Vous ne serez jamais un retraité de l'écriture.

 

Non, jamais, à moins que je ne tombe malade, mais c'est autre chose. Je ne ressens pas de fatigue à écrire. Au contraire, le fourmillement des idées, même la nuit, parfois je n'arrive pas à dormir tellement il y a une abondance de choses qui me viennent. (p.629)

 

Il aura, entre autres, écrit sept volumes de chroniques sous le titre Confession d'un graine. « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meure... ». Cette graine de poète mise en terre aujourd'hui, nul doute qu'elle révélera à de très nombreux lecteurs encore sa force de germination. Nul doute qu'ils ne deviendront eux aussi des suiveurs de ruisseau. L'admirable travail de Pierre Smolik est un porche, beau et impressionnant. Il ne faut pas en avoir peur, au fil de ces presque 700 pages, c'est un jardin modeste mais vibrant et chatoyant qui se dessine sous nos yeux. On y entend le chant ténu mais persistant, sûr de lui, du ruisseau argenté de la « fraternité obscure des vivants »

 

Par contrecoup ce fichage absurde conduisit l'interlocuteur insensiblement à se nourrir d'éléments bien plus essentiels, abordés dans ses conversations avec Haldas. Une eau précieuse irrigua le désert des lignes fixées dans les classeurs fédéraux. Elle portait la voix d'un écrivain habité par la graine qui illumine sa vie quotidienne, cherchant à créer un pont entre le dedans et le dehors des êtres rencontrés en transcrivant le plus fidèlement possible leurs résonances en lui. (P. Smolik, quatrième de couverture).

 

Georges Haldas : En Etat de poésie

 

« La charité est cette clef », Arthur Rimbaud.

 

 

Rimbaud, le premier parmi les modernes semble fixer à la poésie un horizon tout autre que celui de la littérature. Sans doute Baudelaire le fit-il aussi.

 

Mais, comme tous les modernes qui ne peuvent avoir honte de ce terme ils ne font, finalement, que recouvrer la « vue », une certaine « vue ». Tel Arthur qui, s'étant « reconnu » poète, voulait se faire voyant. Sans doute ils furent au nombre des bourreaux et des victimes, chantres de l'ultime révélation poétique ils ne purent s'adapter à l'idée de son reflux nécessaire.

 

Eh quoi, donc !

 

Oui, si, précisément, la poésie surpassait une certaine forme de sacro-sainte littérature faites d'œuvres majeures et mineures et de carrière, par cela qu'elle est l'humble cœur oblatif de toute écriture, acceptant toujours/déjà son inévitable kénose, son « abaissement », son retrait ? (1) S'il n'y avait rien entre la danse oscillante des silencieuses et invisibles voyelles et toutes les res impitoyablement rationalisées qui s'achètent et se vendent à l'encan ?

 

C'est cette idée qui m'a saisie par les yeux en plongeant dans ce texte essentiel de Georges Haldas Les Sept piliers de l'état de poésie, et qui depuis lors ne m'aura plus lâchée au cours de mes lectures de ce poète subtil et généreux, en particulier en m'esbaudissant des féconds dévoilements de Le Christ à ciel ouvert, de Marie de Magdala ou du Livre des trois déserts.

 

Georges Haldas prend le chemin inverse. Loin des grandes orgues des épectases poétiques il regarde minutieusement ce qui tombe sous le sens et qui comble le sens. Du terrain de foot à la salle arrière ou à la terrasse d'un café, les habitudes « naturelles », les instants intangibles suspendus dans le vide. Dans cette contemplation contraire à toute extase, s'ouvre l'union infinie du dehors et du dedans propre à l'émotion poétique, à l'état de poésie :

 

Mais par quoi alors, direz-vous, se caractérise cette émotion poétique [...] ? Eh bien, tout simplement - mais tout est là - parce qu'elle demande impérativement, cette émotion, à êtres dite. Transmise par des mots. Mieux : par une parole appropriée, seule capable d'y parvenir : poème ou prose inspirée. Or, cette particularité de l'émotion dite poétique constitue un phénomène d'une importance primordiale. A savoir que cette émotion poétique peut être causée par la vue d'une réalité extérieure à nous - [...] - ou par la remontée : la brusque remontée en nous d'un souvenir par exemple - relevant de la réalité intérieure. Dans le premier cas, l'émotion poétique jaillit de la soudaine et inattendue rencontre du dehors - [...]- et du dedans : notre psychisme. Ce que pour ma part [...],  je ne peux désigner que par "les noces du dehors et du dedans". Qui nous permettent de mieux cerner encore la nature spécifique de cette émotion poétique, laquelle est à l'origine de ce que depuis longtemps nous avons appelé « l'Etat de Poésie ».

Georges Haldas, Les Sept piliers de la poésie, L'Age d'Homme, 2009, Lausanne.

 

Je me dois d'en dire plus pourtant.

 

Ces lectures ne sont pas seulement d'épars luminaires sur un trop obscur sentier, non plus que simplement de faibles rais de lumière sur les tracés sinueux d'un processus vital et spirituel, mais de véritables inclusions, des organes de perception s'intégrant dans un corps en cours de vivification. Des lectures qui sont les constituants d'un esprit informant l'âme naissante d'un corps vivant qui vient au monde. Qui vient pour défaire et faire le monde : « Nous participons à la création du monde en nous dé-créant nous-mêmes », disait Simone Weil.

 

Lorsque l'on découvre Haldas, on découvre Haldas. Par-delà les livres et les textes. L'être, la personne... le poète, le poète qui est l'icône de la personne. Le poète qui fait que devient possible l'iconisation du texte, la transhumanisation de celui qui corps-et-âme se livre à l'écrire. Le poète qui est la présence invisible de la personne...

 

La part de la poésie « en tant que telle », sous forme de « poèmes » n'est pas la plus importante de l'œuvre d'Haldas. Comment définir le « reste » ? Chroniques ? Carnets ? Croquis. Choses vues, choses sues ? Des livres, oui pour sûr, mais surtout des textes, avant tout des textes ; de ces textes qui nous rendent présent autre chose que notre moi-confit !

 

En s'ouvrant à ce qu'il appelle l'émotion poétique Haldas retrouve le sens de la poïétique qui transcende ce qu'on nous a habitués à nommer poésie. Une intuition  fécondante enracinée dans une humilité extrêmement profonde. Georges Haldas thésaurise sans théoriser. Et pourtant. Et pourtant il refait le chemin. Parmi les obscures frondaisons des mots il pénètre la clairière radieuse et paisible de l'Etat de poésie. C'est une vision, une theoria, une contemplation vraie, et la langue, l'écriture, son écriture est cette theoria, ses phrases lui sont tout autant révélations que révélateurs, double mouvement continu. Dans son écriture, écriture sereine, baignée d'une joie paisible autant que solaire ; sachant que la lumière solaire est autant le pâle ruissellement de l'aube que le trait ardent et pointu du midi, dans son écriture il découvre...

 

Il découvre, il invente, comme on le dit de celui qui met au jour un trésor, un espace qui n'est pas un lieu, qui n'est pas même un espace mais un pur non-où. Il in-vente, il invite le vent de l'Esprit à balayer l'intérieur.

 

Il découvre l'instant, qui en lui-même n'est plus même un instant. L'instant d'éternité perpétuelle qui gît en chacun de nous. De « nous », oui, car Haldas, sans bâtir de système (et pourtant le système philosophique de Levinas sur l'altérité - qui n'est pas sans écho avec la poésie d'Haldas-  est très beau...), sans philosopher, sans enclore les mots, au contraire, révèle à tous ceux qui veulent bien le lire que, loin de retrancher le poète du « reste » de l'humanité, l'Etat de poésie inclut tous ceux que la littérature ou la poésie « instituée » pourraient (ou voudraient) exclure, les ceux-là qu'elles souhaiteraient poser, en tant « qu'autres » de l'autre côté de la barrière, celle qui « fait » les ceux qui écrivent et les ceux qui lisent... Et ce miracle advient, précisément parce que ce poète révèle ce qui se révèle à lui sans en passer par le prisme d'une idéologie, d'un système, d'une « grille de lecture » x ou y...

 

Impossible d'évoquer une « expérience » car il s'agit d'un processus vivant insécable, non analysable extérieurement. Il nous est fait invitation à entrer « dans » le poète, « dans » son écriture, ce qui en l'occurrence, revient au même !

 

Attentif aux ondes des choses, le poète, humble quoique toujours vigilant et d'une intransigeante précision, retrouve en lui la voix et la voie de la mémoire. Et, pour cela, et par cela, la vocation résurrectionnelle d'icelle. Parcourant sereinement le paysage intérieur il découvre, parmi les vaporeux objets qui le composent, une « disposition intime soustraite à l'espace/temps »... une graine d'éternité en nous, gouttelette de cela qu'il nomme la Source.

 

En fait, une petite graine en creux et non compacte et pleine comme une graine ordinaire, pour mieux être reliée par son petit vide primordial à l'instance originelle du « Royaume des cieux. (Les Sept piliers de l'Etat de poésie)

 

Toute la découverte de Georges Haldas passe par les mots et surtout les mots au quotidien. Pas tant les « mots du quotidien », non, qu'au quotidien. Une fréquentation amoureuse et journalière des « petites choses » vécues. Vécues, oui, mais non dans la fréquente indifférence. Dans la fréquentation luminescente d'une claire présence. Dans un art très particulier de l'attention, de la relation. Révélation altière de l'autre en soi, de soi en tant que tout autre. Attention révélatrice, dé-vélatrice, à une jonction unifiante : le corps, soumis au régime de l'espace-temps, par lequel passe l'émotion, la sensation et la relation, le corps qui est aussi la possibilité de l'expression écrite et poétique nous est déjà un autre et il nous permet, donc, la rencontre avec l'autre. Mais, pour aller au-delà de la façade, attrayante ou effrayante, de la relation, il y a aussi le « corps intime » :

 

 ... en nous cette graine -cette étincelle- d'éternité vivante logée au coeur du temps, où évolue le corps terrestre. (Le Livre des trois déserts)

 

Cet invisible qui fonde le visible se fait jour dans l'écriture au long cours du poète. La lumière n'est jamais criarde. Elle apparaît avec plus d'intensité petit à petit dans une constante humilité. Dans une patience palpable. Cette lumière éclate avec une violente douceur par le poème qui prend corps à partir de ce non-lieu invisible.

 

La poésie devient, redevient, une anthropologie intime, insaisissable, pas tant secrète que non décelable par les seuls mots, si ce n'est que ceux-ci peuvent donc devenir (par une sorte de quotidienne lutte sereine pour le sens) le fondement d'une attitude méta-logique.

 

Mais, évidemment, si l'état de poésie est un état non-commun, un « état d'exception », c'est que l'état commun, général, quotidien est autre et porte un autre nom. Et Haldas, vrai poète, le nomme : c'est l'état de meurtre... Par la plongée vécue en état de poésie Haldas a découvert (« inventé ») ce que, par ses études patientes et minutieuses, avait vu René Girard... La voie qui en vérité suit le Christ n'est pas une autre et énième « version » de la religion mais la libération de celle-ci et de l'état de meurtre qui est celui de l'homme chuté, cet inventeur du dédain et de la vulgarité du quotidien.

 

Haldas, trouvère-trouveur de la Source (comme origine de l'état de poésie) n'identifiait pas totalement cette dernière au Dieu-Père de la Triadologie chrétienne. Toutefois, il aura creusé un sillon qui prolonge lumineusement la sentence rimbaldienne : la charité est cette clef. Saisissant, presque sans le vouloir, par la force paradoxale de l'humilité, l'essence nécessairement kénotique de la poésie moderne. Loin de « l'épique » épuisant et épuisé, ce Grec d'origine nous renvoie, par l'irradiante charité interne du verbe, à la richissime pauvreté du tout-dire (3) de la contemplation adamique. 

 

(1) : « La littérature est l'empire du mal parce qu'il peut se dire. Toute littérature qui ne parle que du bien est foncièrement ennuyeuse, personne ne s'y intéresse parce que le bien n'est pas fait pour être dit mais pour être fait. » (Dossier H, Georges Haldas, p. 191)

(2) : « L'homme de tous les jours vit dans le concret, c'est par le concret qu'il accède aux réalités supérieures. » (Dossier H, Georges Haldas, p. 151)

(3) : ce pan-rethos qu'Adam aurait perdu dans la chute selon saint Jean Damascène

 

 

 




Georges Haldas

Des notices :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Haldas

http://poezibao.typepad.com/poezibao/2010/10/la-mort-de-georges-haldas.html




Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Proseries, Le murmure du monde / 9

Flux puissant et amer, humoristique et tragique. Chaque poème, compact, une seule phrase, un seul paragraphe clos sur lui-même. Des histoires s’y ébauchent, des événements, des personnages y passent.

Un incendie a eu lieu qui a anéanti la bibliothèque et la maison. Loula, tant aimée, n’aime plus, « elle n’est plus dans ces sentimentalités-là », elle voudrait que le poète lui non plus ne l’aime plus. Les encres, violettes ou sépia, vertes ou rouges, « J’ai une très forte connivence tactile, gestuelle, presque sensuelle avec mes plumes » les plumes, les blattes, le « cagibi » (p.183), les autres poètes ou écrivains, « les Gracq, les Haldas, les Jaccottet », « les Amiel »(p.176) les « savants » (p.168)… Tout ce quotidien (fait d’objets modestes et d’absents prestigieux ou désirés) d’un solitaire docte qui se défend d’être érudit, hanté par la mort qui vient … Un quotidien, cependant, transfiguré par un style, à la fois répétitif, en boucle, enfantin, obsédant, drôle, inquiétant, adéquat à tout un « petit » univers domestique « petites cuillers »(p.146), tasses à café, bols, « boîtes à chaussures » (p.165), et surtout, livres, ouvrages rares, précieux, raffinés.

 Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Proseries, Le murmure du monde / 9 , éditions Tinbad 2019

 

 

Et de cette pathologie souriante et légère, apaisée par des rituels complexes et essentiels, naît une mythologie, comme celle d’un Dante qui n’aurait pas rencontré Virgile, un Dante sans Béatrice ni Dieu, « et ceux qui viennent nous parler de résurrection & d’immortalité sont des fripiers et des fripons » (p.155). Et, au lieu des trois bêtes fauves de la forêt, il y aurait la punaise d’hiver (p.63), la chrysope (p.62), des présences énigmatiques. La vieillesse, certes, est un lent naufrage mais, au fond, passionnant à vivre, on s’allège de tout le superflu, en parlant du tabac : « toutes ces voluptés-là plus jamais n’en parlons plus » (p.37) et on glisse de l’ibis à l’hôtel Ibis, du Pont-Euxin et Tomis où vécut Ovide en exil qui y écrivit ses Tristes à Feodossia en Crimée. Tout autour de cette Mer Noire … Cette mer d’encre noire, sépia, violette, selon le temps, selon l’humeur.

Ces poèmes en prose ou plutôt ces « proseries », mot forgé exprès, sont comme autant d’échos à des lectures, à des événements microscopiques, à des rêves, des impressions, des velléités ; des poèmes comme des réponses venues depuis dedans à un dehors. Des poèmes qui ont, souvent, très souvent, un avant eux qu’ils suggèrent ou précisent. Il s’agit d’un « capharnaüm », de choses et d’autres, « hétéroclites ». « Dans ma tête c’est hétéroclite » (p.24). Et il y a ces événements minuscules et d’autres majuscules, qui parfois reviennent, deviennent des personnages, comme Loula, ou bien « tu », tout cela dans l’impermanence puisque la vie ne peut se saisir que par fragments.

Des fragments, des brisures, des éclats. Et pourtant, cette puissance, chaque « proserie » n’étant qu’une seule phrase, un « élan »(p.63), une vague, parfois douce, parfois scélérate, un trop plein d’énergie qui renverse, révolutionne, remet à l’endroit, bouleverse. « (…) quand la mélancolie déferle, on laisse faire » (p.66) Parfois l’écriture n’a conduit à rien et cela restera un non texte sur un papier brouillon et parfois, le plus souvent, elle devient ce « Versus » qui revient sur lui-même. Par définition, tous les fragments qui se lisent ici sont devenus cette phrase, ce vers. Chaque poème est, en effet, une très longue phrase, sinueuse, oblique, parfois louche, hésitante, mais toujours fatalement incisive, implacable et plaquant le lecteur comme la vague le nageur et lui ôtant, un instant, le souffle.

Un livre hanté par la mort, par la fuite et l’abandon, un livre où se tissent des rêveries étranges, comment on passe de la maison en feu à la Terre de feu par le biais d’une femme aimée, partie en Patagonie parce que son homme était désormais trop vieux. Et les mots jouent, de Patagonie en agonie… (p.136) Rêves érotiques (p.138, p 176) Un livre hanté par les jeux d’un vieil enfant aimant toujours la transgression : « Comment ils négocient ça, les Amiel et les Jaccottet, les fringales et les moments de rut »(p.176) ou les jeux avec les niveaux de langue « Plus bleu que ça tu expires il n’y a donc aucune raison d’expirer sous ce pimpant parasol », mais surtout, un livre où se rencontrent et dialoguent en permanence d’autres livres : « je feuillette dans les trésors de mes livres et maintes choses dont je m’instruis, j’en transvase des bribes dans mes écrits où cela se mêle aux plaintes sur tant de livres dont le feu m’a privé. » (p.168). Mais surtout, cette causerie avec les vivants et les morts, grâce aux textes, nourrit un dialogue permanent avec soi-même, entre ces « on » et ce « je », entre « il » et « tu », ces langues qui se croisent, français, italien, anglais, allemand, latin, chinois… « clin d’œil entre moi et moi » (p.30) « Parfois je ne fais plus la différence entre les lignes que j’écris et les lignes que je lis »(p.38) « j’ai tout dilapidé dans l’ébriété de mon allègre mélancolie » (p.38) « Tout ce travail d’administration de soi » « ou écrire un livre qui ne serait composé que de ces bribes » (p.42)

 

 

On ne saurait trop recommander la lecture de ces proseries à ceux qui recherchent une poésie débarrassée de tout lyrisme mais qui, comme celle des Surréalistes, viserait « l’inquiétante étrangeté », ou même, « l’épanchement du rêve dans la vie réelle » pour reprendre les mots de Gérard de Nerval. L’existence mérite d’être vécue jusqu’au bout, de toutes les façons possibles, la vieillesse a aussi son charme pourvu qu’on la prenne avec humour et détachement. Une très belle leçon d’écriture et de vie. Cela n’est pas si fréquent.

Présentation de l’auteur

Lambert Schlechter

Lambert Schlechter, né en 1941 à Luxembourg, est un écrivain luxembourgeois de langue française qui a publié une trentaine de livres, à Luxembourg, en Belgique, au Québec et surtout en France. Son œuvre comprend des ouvrages de poésie, d’essais, de récits, de chroniques, de nouvelles. Il a contribué à de nombreuses revues et anthologies. Il a participé, en tant que poète, à une centaine de rencontres et festivals internationaux. Depuis 2006 il travaille sur le projet « Le Murmure du monde », une vaste collection de fragments littéraires, philosophiques et autobiographiques ; six volumes ont paru (voir bibliographie), d’autres sont annoncés.

 

Lambert Schlechter

LE MURMURE DU MONDE

Le Murmure du monde, Le Castor astral, 2006
La Trame des jours, Les Vanneaux, 2010
Le Fracas des nuages, Le Castor astral, 2013
Inévitables Bifurcations, Les Doigts dans la prose, 2016
Le Ressac du temps, Les Vanneaux, 2016
6 Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, phi, 2017
7 Une mite sous la semelle du Titien, proseries, Tinbad (à paraître en avril 2018)

PIEDS DE MOUCHE

Pieds de mouche, petites proses, Phi, 1990
Le Silence inutile, petites proses, Phi, 1991 / La Table ronde, 1996
Ruine de parole, roman schématique et sentimental, Phi / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1993

PROSE

Angle mort, récit, Phi, 1988 / L’Escampette, 2005
Partances, nouvelles, L’Escampette, 2003
Smoky, chroniques, Le Temps qu’il fait, 2003
Petits travaux dans la maison, Phi / Écrits des Forges, 2008
Pourquoi le merle de Breughel n’est peut-être qu’un corbeau, Estuaires, 2008
La Robe de nudité, petites proses, Vanneaux, coll. Amorosa, 2008
Lettres à Chen Fou, et autres proseries, L’Escampette, 2011
La pivoine de Cervantès, et autres proseries, La Part commune, 2011

POÉSIE

Das grosse Rasenstück, Lyrik, Guy Binsfeld, 1982
La Muse démuselée, Phi, 1982
Honda rouge et cent pigeons, Phi, coll. graphiti / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1994
Le Papillon de Solutré, quatrains, Phi, coll. graphiti, 2003
L’Envers de tous les endroits, Phi, coll. graphiti, 2010
Les Repentirs de Froberger, quatrains, La Part des anges, 2011
Piéton sur la voie lactée, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2012
Enculer la camarde, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2013
Je est un pronom sans conséquence, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2014
La Théorie de l’univers, distiques décasyllabiques, Phi, coll. graphiti, 2015
Milliards de manières de mourir, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2016

 




Estelle Fenzy, La minute bleue de l’aube

Pensées, aphorismes, fragments, poèmes courts : il y a de tout cela dans la poésie d’Estelle Fenzy. Elle a l’art de capter à l’aube des instants minuscules pour en tirer des leçons de vie.

Lisant La minute bleue de l’aube d’Estelle Fenzy, comment ne pas d’abord penser à Georges Haldas, autre écrivain de l’aube pour qui il fallait – quoi qu’il en coûte – savoir « témoigner des minutes noires comme des minutes heureuses ».C’est cet état particulier de poésie que Estelle Fenzy partage en réalité avec le poète suisse, dans cette façon, comme il le disait lui-même, « d’être le plus présent à soi-même » et de témoigner du « prodigieux mystère de la vie » (Pollen du temps, éditions L’Age d’homme, 1999).

Estelle Fenzy, donc, maintient ses sens en éveil. Même la nuit. Elle nous parle d’un pays qui n’est pas nommé même si l’on repère ici une vigne et si, ailleurs, on entend souffler le mistral.

 

Estelle Fenzy, La minute bleue de l’aube,
La Part Commune, 120 pages, 13 euros.

Nous sommes dans le sud, mais l’important est ailleurs. Car la nuit et l’aube ont, au fond, partout la même couleur « Au mitan de la nuit / même les oiseaux dorment // Seuls les chats savent /où est caché le ciel ». Mais, note ailleurs le poète : « Le jour tarde à se lever / il a dû passer une nuit blanche ».

Les micro-poèmes d’Estelle Fenzy nous font aussi penser à ces poèmes courts coréens « écrits au creux de la main ». Elle le dit explicitement elle-même : « Souvent / mes poèmes / tiennent dans une main / humanité / de paume ouverte  // un fruit et son noyau ». Pas étonnant, donc, que ses poèmes puissent flirter avec le haïku. « Deviner / sur quelle fleur / le papillon se posera ». Ou encore ceci : « Le vent tourne / les pages du livre / à l’envers ». Sans oublier les traits d’humour : « Avec mon mètre / à peine soixante / je  ne serai jamais / une grande personne ». 

Pointe aussi, souvent, sous un apparent détachement, une forme de douleur. « Le plus difficile / ce n’est pas la solitude // le plus difficile / c’est l’absence ». Douleur avivée par la vision, à distance, des malheurs du monde : « Alep // Il est terrible le regard de l’enfant / il sait qu’il sera le premier // à mourir ». Alors, nous dit Estelle Fenzy, il faut « écrire / pour empêcher / que tout tombe » et « alerter le jardin » car « le soleil est parfois cruel ». Pour l’auteur, dans ces conditions, « un seul pays natal / une seule langue maternelle / le poème ».

 

Présentation de l’auteur

Estelle Fenzy

 Estelle Fenzy est née en 1969. Après avoir vécu près de Lille puis à Brest, elle habite Arles où elle enseigne. Elle écrit depuis 2013, des poèmes et des textes courts.

Publications en revues : Europe, Secousse, Remue.net, Ce qui Reste, Écrits du Nord (éditions Henry), Microbe, Les Carnets d’Eucharis, Terre à Ciel, Recours au Poème, Décharge, Possibles, FPM, Revu, Teste.

Publications

  • CHUT (le monstre dort) aux éditions La Part Commune (2015)
  • SANS aux éditions La Porte (2015)
  • ROUGE VIVE aux éditions Al Manar (2016)
  • JUSTE APRÈS aux éditions La Porte (2016)
  • L’ENTAILLE et LA COUTURE aux éditions Henry (2016)
  • PAPILLON aux éditions Le Petit Flou (2017)
  • MÈRE aux éditions La Boucherie Littéraire (2017)
© photo Isabelle Poinloup

Anthologies

  • SAXIFRAGE, dans Terre à Ciel, initiée par Sabine Huynh
  • MARLÈNE TISSOT & CO, éditions mgv2>publishing
  • DEHORS, éditions Janus (juin 2016)
  • LESSIVES ÉTENDUES, dans Terre à Ciel, initiée par Roselyne Sibille

Livre d’artiste

  • PETITE MANHATTAN, dans Le Monde des Villes, Brest 2, avec André Jolivet, éditions Voltije

Revue d’artiste

  • CONNIVENCES 6, éditions de La Margeride, avec aussi des poèmes d’Alain Freixe, des photographies de Rémy Fenzy et des peintures de Robert Lobet

Autres lectures

 

Feuilletons : Ecritures Féminines (1)

  Y a-t-un genre à l'écriture du poème ? Question sans doute aussi vaine que les polémiques passées autour du sexe des anges ! Il y a évidemment des thèmes, des points de vue qui ne peuvent [...]

Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube

J’aime les premiers émois de l’aurore : les trèfles se tournent vers la lumière, les feuilles déploient un subtil verso ombré, les pétales des pâquerettes s’entrouvrent avec discrétion,  le rossignol lance une première trille glorieuse. L’aurore appartient [...]

Estelle Fenzy, La minute bleue de l’aube

Pensées, aphorismes, fragments, poèmes courts : il y a de tout cela dans la poésie d’Estelle Fenzy. Elle a l’art de capter à l’aube des instants minuscules pour en tirer des leçons de vie. [...]

Estelle Fenzy, Gueule noire

Gueule noire nous tient sous le charme du conte. On connaît l’attirance et la proximité de l’écriture d’Estelle Fenzy pour ce genre si proche où la poésie éclate dans le fantastique et s’en nourrit. [...]

Estelle Fenzy, Coda (Ostinato)

Le titre dit assez la composition musicale de cet ensemble de 45 courts poèmes, où tout est reprise, mouvement entre deux mots qui ouvrent et ferment chaque fragment : « fin » et « monde », répétés obstinément, rythmiquement. [...]

Estelle Fenzy, Le Chant de la femme source

Il manquait une hirondelle pour écrire notre histoire   C'était ça donc ! Grisé j'étais, sur le dos de l'hirondelle depuis le début de ma lecture ! J'avais bien senti le vent [...]

Estelle Fenzy, Boîtes noires

Les lecteurs d’Estelle Fenzy, qui ont l’habitude d’être surpris, le sont dès les premiers mots du recueil et plus qu’avant : « Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures » ! S’agit-il d’un véritable vol ou [...]

Estelle Fenzy, Une saison fragile

Quel beau titre ! Inspiré, inspirant et suggérant d’emblée le sens de la nuance, de la vulnérabilité, de tout ce qui risque de défaillir. Avant même d’ouvrir le recueil, on sent une délicatesse à la japonaise à [...]




Fil autour de Jean-Claude Caër, François de Cornière, Jean-Pierre Boulic

 Quand on est poète, que dire d’un voyage qu’on a fait au Japon ? « Je n’ai rien à raconter », nous dit Jean-Claude Caër, retour du Pays du soleil levant. « Pas d’histoires, pas d’anecdotes/Seulement des sensations diffuses, des malaises,/Une solitude appuyée ». Car son nouveau livre, en effet, est un récit fragmenté (on se gardera bien de parler de carnet de voyage) à la manière des grands maîtres de la poésie japonaise. Jean-Claude Caër se met dans leurs pas, visite à leur manière les campagnes comme les villes et n’hésite pas à se rendre sur la tombe des plus illustres d’entre eux (Saigyô, Sôseki…). 

Jean-Claude Caër, Devant la mer d’Okhotsk,
Le Bruit du temps, 96 pages, 18 euros.

 

Et, au bout du compte, appréhende le monde comme ils le faisaient. Avec distance. Dans la contemplation des êtres et des choses. 

En allant à« l’étang du bas », au « jardin des mousses », au« mont Koya », « dans une barque », « à la petite cabane »… Mais, toujours, sans trop se faire d’illusion sur un monde qui est aussi, nous dit Jean-Claude Caër, « un enfer ». Et nous reviennent en mémoire ces vers de Kobayashi Issa : « Nous marchons en ce monde/sur le toit de l’enfer/en regardant les fleurs ».

Dans la lignée de cette « impermanence » soulignée par le bouddhisme,  Jean-Claude Caër nous dit encore que « tout nous échappe/Et file entre nos mains ». Et quand « la montagne fume après la pluie de la nuit », on a le sentiment d’entrevoir une estampe japonaise. L’esprit du haïku est là, aussi, quand il écrit : « 27°/Au bord de la rivière Kamo/On joue de l’éventail » ou encore ceci : « Une croix/sur un bâtiment gris/perdue dans Tokyo »

Mais au-delà de cette profonde imprégnation de la culture japonaise par l’auteur, il y a, ponctuellement, dans ce livre, un subtil va et vient entre deux mondes. Celui de l’Extrême-Orient où Jean-Claude Caër pérégrine et celui de cet Extrême-Occident où il est né (sur la côte sauvage du Nord-Finistère). Devant cette mer d’Okhotsk, au nord du Japon entre Sakhaline et Kamtchatka, à quoi pense-t-il ? A« la plage de Keremma/Couverte d’algues brunes en septembre ». Et quand il se rend aux « jardins de sable » du Daitoku-ji à Kyôto, « dans ce désert miniature à taille humaine »,  il pense à nouveau à cette plage de Keremma « quand la mer se retire à l’infini du sable ». A Keremma, comme devant la mer d’Okhotsk, une même sensation d’infini, de puissance brute de la nature et des éléments.

Ailleurs, voici l’auteur dans un temple où « dès l’aube quatre moines récitent  les sûtras » et « où les tambours résonnent dans le monastère » ? A quoi pense-t-il ? « A ces années de collège, où nous allions à la messe avant le petit-déjeuner ». Ici, dans ce monastère, la langue lui est « inconnue » comme l’était « le latin d’Eglise ».

Ce retour par la pensée à la « terre natale » le rattache à sa mère dont il évoque la figure à plusieurs reprises et qu’il croit découvrir un jour sous les traits  d’une paysanne japonaise au travail. « Je t’ai peut-être vue, penchée vers la terre,/Travailler ce matin dans les champs/Près d’Abashiri ou de Obihiro/Sous ton grand chelgenn/Dans la campagne paisible sous le soleil de mai » (ndlr : Chelgenndésigne une coiffe du Haut-Léon). Universalité du labeur paysan que l’on soit d’Abashiri ou de Plounévez-Lochrist, commune de naissance de Jean-Claude Caër.

« Mère, j’ai traversé des cercles de douleur/L’écriture et la vue de la mer me calment ». Devant la plage de Keremma comme devant la Mer d’Okhotsk

 

François de Cornière : Ça tient à quoi ? 

 « Mon émotion est toujours là./Je me demande/ça tient à quoi ?/ça tient à quoi ? » François de Cornière écrit comme il vit et vit comme il écrit. Dans la lumière des jours et parfois leur noirceur. Ses poèmes sont abonnés à la simplicité, à l’absence d’éloquence. Le poète dit « je » pour nous faire partager sa vie, mais il dit aussi « l’homme ».

 

Ce qui donne leur piment à ses textes, c’est cet inattendu et ce merveilleux qui se glissent dans l’ordinaire des jours et dont sait témoigner le poète. A partir d’un point minuscule, François de Cornière ouvre toujours des perspectives. Voici que, dans une salle de cinéma, il imagine (non pas la possibilité d’une île) mais la possibilité d’un poème qui serait « d’art et essai ». A un autre moment, c’est un feuillet qui glisse d’un livre de sa bibliothèque et le voici embarqué – nous avec – dans la découverte de son auteur (le poète Jean Rousselot). Comme François de Cornière le dit lui-même, il accorde sa bienveillance « à tout ce qui peut échouer dans un poème un jour » : sur une terrasse en Crête, lors d’un lever matinal, pendant une promenade nocturne, à l’écoute d’un disque de jazz… « Je poursuis ici, confie le poète,  le parcours qui a été toujours le mien : celui de la vie, traversée par des instants notés au vol parce qu’ils m’ont touché ».

François de Cornière, Ça tient à quoi ?,
préface de Jacques Morin, Le Castor
astral, 198 pages, 13 euros.

 

Mais voilà un poète aux allures de diariste ou de nouvelliste. A tel point qu’après une lecture de ses poèmes, une femme s’est approchée de lui pour lui dire : « Pendant que vous lisiez vos textes/je me suis plusieurs fois demandé/si c’étaient des poèmes/ou de très courtes nouvelles/vous voyez ce que je veux dire ? ». François ne sait plus ce qu’il a répondu mais il se dit sûr que ses poèmes ne sont pas « de vrais beaux/ou modernes comme il faut ». On n’y trouve pas, en effet, ces images poétiques (métaphores, métonymie, analogies… ) que l’on rencontre chez la majorité des auteurs. François de Cornière en apporte la démonstration à l’écoute enthousiaste de la bande son d’un film. « C’était formidable/sans les images j’avais tout vu/tout ressenti./Je m’étais dit qu’écrire ainsi de la poésie/sans ce qui fait la poésie/serait un sacré beau défi ». Beau défi qu’il relève depuis des années, nous faisant penser à cette belle remarque du poète palestinien Mahmud Darwich : « La prose est la voisine de la poésie et la promenade du poète. Le poète est perplexe entre prose et poésie » (Présente absence, Actes Sud)

Sans rechigner, partons donc  dans le sillage de ce Nageur du petit matin (La Castor Astral, 2015) qu’est François de Cornière, poète des sens en éveil, à l’écoute des battements de son cœur (surtout quand la mer est fraîche). Il témoigne, sans faillir, des « minutes noires comme des minutes heureuses », fidèle en cela à l’injonction du poète suisse Georges Haldas qu’il a eu le bonheur de rencontrer à Genève et donc il évoque, dans ce livre, la mémoire.

Avec François de Cornière, les questions, les remarques, les confidences ou les exclamations - celles qui ponctuent son livre et qui sont celles de tous les jours - ont une étonnante densité dans leur simplicité. C’est pour cela qu’elles nous touchent et peuvent, mine de rien, nous mener très loin. « Tu as vu la lune ? », « Il y a combien d’années déjà ? », « Je t’aime bien sur celle-là », « Tu crois que c’était où ? », « J’ai pas été trop longue ? », « Lui, tu le reconnais ? », « A ton avis, on a fait combien de kilomètres ? » « Cette nuit tu as parlé en dormant », « ça a passé vite », « Tu veux que je prenne le volant ?», « A quoi Tu penses ?… Eh ! Oui, tout cela « ça tient à quoi ? »

   

Jean-Pierre Boulic : Laisser entrer en présence 

 

Faire advenir, accueillir, se mettre à l’écoute : il y a dans la poésie de Jean-Pierre Boulic cette inlassable « quête de signes au cœur d’un monde qui  ne demande qu’à répondre » (Philippe Jaccottet). Le poète breton le manifeste dans un nouveau recueil où « joie » et « souffrance » se répondent, dans une tonalité parfois sombre quand sont évoqués l’hôpital, la maladie, la mort. Chaque fois qu’il voit « une âme livrée à la douleur ».

Mais on retrouve aussi dans ce recueil la toile de fond géographique – disons plutôt « cosmographique » - de l’œuvre de Jean-Pierre Boulic : ce pays d’Iroise, au bout du bout du Finistère, avec « le vaste grondement de l’océan », « l’haleine du large » et « les goélands parés de blanc ». Le poète est un homme du rivage, un homme du seuil, dans la lumière des saisons. Voici « l’automne écorché », « la fraîcheur d’avril », « l’été déchiré ». Et il nous dit : « Entre en présence/De ce silence/Où palpite la source/De l’inépuisable printemps ».

C’est sous ces cieux-là qu’il importe, nous dit-il,  de «Converser avec/les humbles choses muettes/Bleuets capucines ». De déceler « signes » et « traces » d’un autre monde dans le monde qui nous enveloppe.

Jean-Pierre Boulic, Laisser entrer en présence, 
La Part Commune, 107 pages, 13 euros

Et de se mettre à l’écoute de l’oiseau qui « grisolle »  comme de la voix qui « brasille ». Jean-Pierre Boulic aime les mots qui chantent pour mieux enchanter le monde. « Tu lèves les yeux/Vers un pays irrigué » et « Ce grand ciel est d’étoiles/Miettes sans tourments ».

Le malheur peut venir écorcher cette félicité. « Il tombe des cordes depuis des heures/On enterre la jeune morte/Au bout du chemin d’herbes et de pierres ». Ailleurs le poète nous parle d’une mère « qui vacille/De laisser partir l’enfant » ou de l’hôpital « où s’entend la souffrance ». Ce qui sauve ? « La salvatrice parole de l’amitié/ Plus incisive que celle d’un bistouri ».

Jean-Pierre Boulic nous laisse alors « entrer en présence » de figures charismatiques. Celles qui ont cultivé cette amitié féconde appelée fraternité. Voici la « sœur du réconfort/Parmi les chiffons de la ville immense ». Voici Thérèse, « Inépuisable auréole/Au cœur du présent ». Voici « Tibhirine/Cet étonnant visage/D’homme aux regards sans prises/Et le cœur sans entraves ».

Rapprochant en définitive l’écriture poétique de l’exercice spirituel (ainsi que l’a défini Gérard Bocholier), Jean-Pierre Boulic peut affirmer au bout du compte : ton poème « n’est point de toi/Il est ce que dit l’indicible/Du verbe créateur ».




FIL DE LECTURES DE PIERRE TANGUY : Cheng,Christien,Guillevic, Sampiero, Boulic, Jigmé Thrinlé Gyatso

 

                  François Cheng et François d’Assise

 

      Saint François « interpelle » les poètes. On se souvient de la lecture qu’a fait Christian Bobin du Poverello d’Assise dans son livre à succès Le Très-Bas (Gallimard, 1992). C’est aujourd’hui François Cheng qui aborde le saint italien, non pas en partant de ses « œuvres », mais en le situant dans sa ville d’Assise. Et, par le fait même, proposant au lecteur une véritable « géopoétique » de la sainteté.

     L’académicien français d’origine chinoise est allé à Assise en 1961, par des temps de vaches maigres, peu de temps après son arrivée en France. Il en reviendra ébloui. « Fulgurante rencontre », écrit-il. Faisant d’emblée le lien avec la tradition chinoise, il ajoute : « La vue de ce haut lieu réveilla en moi la réminiscence de la tradition du feng shui, la géomancie chinoise : un site exceptionnel est censé avoir le pouvoir de propulser l’homme vers le règne supérieur de l’esprit ».

     Assise, selon François Cheng, fait partie de ces sites exceptionnels. « Cette ville (…) a atteint un degré d’équilibre miraculeusement juste. Attiré sans doute par cet équilibre, le souffle vital qui circule entre terre et ciel y séjourne volontiers, y épandant ses clartés favorables ».

     Le lieu primordial - pour celui qui deviendra saint François - est l’église Saint Damien où, devant le crucifix, « il entendit la voix du Christ lui enjoindre de relever l’Eglise ». Afin de se vouer à la prière, François choisit une grotte (le Carceri) près du sommet du mont Subasio. Pour se dévouer corps et âmes aux déshérités, il fit de la Portioncule son « camp de base », au pied de la colline d’Assise. De ces deux sites, François en fait sa lecture franco-chinoise.

     Carceri ? « Au sein de cet univers de grottes, je le vois, à la manière de tant d’ermites taoïstes, dormir au creux des rochers avec, en guise d’oreiller, un gros caillou à la surface lisse »

     Portioncule ? « C’est ici qu’il est allé à la rencontre des blessés de la vie (…) Les souffrances de chacun et de tous ne peuvent être surmontées que dans l’abandon confiant à la marche de la Voie qui seule ne trahit pas ».

     Cette double expérience fait de François d’Assise le « Grand Vivant ». Comme l’écrit François Cheng, « Pour le Grand Vivant, tout est rencontre, tout est interaction, tout est occasion d’une possible transformation ».

      C’est parce qu’il admirait tant ce Grand Vivant que François Cheng décida, en 1971, de prendre le prénom de François.

                                                                                                                     

Assise, une rencontre inattendue, suivi du Cantique des créatures de François d’Assise,  par François Cheng de l’Académie française, Albin Michel, 55 pages, 9,50 euros. 

 

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                   Marie-Josée Christien sonde la nuit

 

     Pour la part de mystère et de secret qu’elle recèle, la nuit n’en finit pas d’inspirer les poètes. On le sait surtout depuis les Romantiques et les poèmes de Lamartine, Hugo ou Musset appris sur les bancs de l’école. Mais il y a aussi, plus près de nous, ce beau poème de Claude Roy qui revient à la mémoire : « Elle est venue la nuit de plus loin que la nuit/A pas de vent de loup de fougère et de menthe ».  En publiant un recueil sur la nuit (pour enfants et grands enfants) Marie-Josée Christien se met plutôt dans les pas de Claude Roy que dans celui des Romantiques.

     En exergue, le poète convoque d’autres auteurs fameux qui ont parlé de la nuit: Appolinaire, Saint-Exupéry, Valéry, Blanchot, mais aussi Maître Eckhart et le Brahmana indien. C’est même plutôt à ces deux dernières traditions qu’elle se rattache car ses poèmes brefs (magnifiquement accompagnés par des photographies en noir et blanc de Yann Champeau)  relèvent avant tout de la méditation, de l’exercice d’admiration, voire de la notation d’ordre philosophique ou spirituel. « Il n’est pas de nuit qui n’ait de lumière », écrit Maître Eckhart sous le ciel de Erfurt. « Sans la nuit/que serait le miracle/de l’aube/l’apparition du jour/derrière les paupières », écrit Marie-Josée Christien sous le ciel de Quimper.

     Tout le livre est à l’avenant, marqué par une expérience existentielle, sensorielle de la nuit, espace du sommeil ou du rêve éveillé. Espace de l’attente du jour et de l’émerveillement, où la nuit se révèle, d’une certaine manière, être la face cachée du jour. « Lumières éteintes/regarde la nuit/les étoiles/contre ton cœur ».

      Il y a aussi – parcourant le livre – ce sentiment puissant d’habiter profondément le cosmos, d’être (à la manière des auteurs d’Extrême-Orient) partie intégrante d’un univers où l’on cohabite harmonieusement avec la nature et les astres. « Pendant que la maison dort/sous sa carapace d’ardoises/le noir est là/sur la vitre/et dessine les hiéroglyphes/des étoiles ».

      Les Celtes aiment la nuit. Marie-Josée Christien le dit aussi  à sa manière. « En la souhaitant/rends la nuit souhaitable/En la vénérant/rends-la vénérable/En la désirant/rends-là désirable ». A longueur de pages, elle nous distille ainsi quelques leçons de sagesse pour apprivoiser la nuit. L’apprivoiser comme un  Petit prince qui chercherait à apprivoiser un renard.

                                                                                                

Quand la nuit voit le jour, Marie-Josée Christien, photographies de Yann Champeau, Tertium éditions, 85 pages, 12,50 euros.

 

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Guillevic : « Possibles futurs »

 

     Lire et relire Eugène Guillevic. C’est la cas avec ces Possibles futurs du poète breton, ouvrage publié en 1996 (le dernier publié de son vivant) et aujourd’hui disponible en poche.

On y trouve des poèmes rédigés entre 1986 et 1995 ayant fait l’objet de publications à tirage limité en collaboration avec des peintres. Ce qui explique la variété des thèmes abordés (la plaine, le matin, l’innocent…).

     Et, pourtant, comment ne pas sentir, à leur lecture, qu’un même frisson parcourt tous ces textes et que l’on a affaire (ainsi que l’affirme l’auteur lui-même) à « un vieux poète toujours en révolte contre les à quoi bon ». Car Guillevic n’a pas renoncé au « royaume ». Non pas au Royaume qu’envisage le christianisme, mais ce royaume qui n’a pas d’autre messie que « l’être qui advient à soi-même », ainsi que le souligne justement Michaël Brophy dans la préface du recueil.

   

     Ce royaume Guillevic l’associe souvent au silence.

   

    « Mon royaume de silence
    A la forme d’une sphère

    Je ne suis pas au centre
    Mais quelque part en haut.

    Là où je me tiens
    Tout me revient, tout m’arrive.

    J’ausculte
    Un présent sans frontière ».

 

     Dans ce « présent sans frontière », Guillevic associe aussi  l’innocence et le beau, donne une âme au matin et au soir, accueille les nuages comme des messagers. De l’oiseau, il dit ce qu’il est vraiment en disant ce qu’il n’est pas.

 

    « Je ne vois pas l’oiseau
    Refusant de chanter
    Pour ne pas
    Déranger la haie. »

 

     Dans ces conditions, le bonheur peut rester une idée neuve.

 

    « Le bonheur
    Dans mon royaume de silence

    C’est de communier
    Avec soi-même
    En toute chose ».

Avec soi-même. Et aussi avec les autres, à commencer par Elle.

 

   «  Porteuse
    D’assez de douceur
    Pour pouvoir la cacher ».

 

Superbe déclaration d’amour à celle dont les cils « sont le souvenir/des forêts originelles » et dont les seins « gardent le silence » car « ils sont ce qu’elle a/ de plus planétaire ».

     Oui, de bout en bout, « Il demeure/ L’appel du royaume », parce que Guillevic n’a jamais renoncé à être un vrai puisatier. « En vérité/tu es à la recherche de la source ». Comme, sous d’autres cieux, l’était aussi Georges Haldas rédigeant ses carnets sur l’Etat de poésie. Les deux poètes, en effet, creusent profond vers le noyau de l’être, cherchent une lumière (d’essence divine pour Haldas) et font advenir le poème. Guillevic n’en finit pas, ainsi, de nous tenir en éveil.

                                                                                                         

Guillevic, Possibles futurs, Poésie/Gallimard, 199 pages.

 

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Dominique Sampiero au pays des « taiseux »

 

     Besoin de silence. Besoin de l’abri. Besoin d’ici. En trois chapitres, Dominique Sampiero nous entretient, dans son nouveau livre (en prose poétique), d’une enfance ouvrière au pays des taiseux. « Se taire, écrit-il, est une parole invisible, de neige et de soupir, qui m’a servi d’amour dans la horde, quand père et mère gorgés de blessures inconsolées occupaient leurs mains et leurs vigueurs à faire surgir du jardin de leurs corvées les dieux de nos assiettes ».

     Le jeune garçon  trouve un premier appui dans des livres qui lui parlent. « J’apprenais à disperser ma tristesse et mon ennui dans le fruité sec des phrases. A rebondir avec les mots et à être moins seul ». Puis c’est l’école qui s’offre à lui. Il parle, il s’exprime, lui le fils de taiseux. « Mes maîtres s’enthousiasmaient sur mes phrases et mes prouesses scolaires ». Enfin, il y a la découverte de la page blanche et les premiers pas dans l’écriture. « Je biffais, raturais, recouvrais de signes des pages entières jusque tard dans la pénombre m’affalant telle une neige tombée du toit dans mon premier sommeil ».

     Le futur poète s’installe dans une « trinité silencieuse », celles des « mains », du « regard » et du « papier ». Une vocation s’affirme mais l’écorché vif a besoin de se protéger. Il cherche un abri dans la page blanche mais aussi dans le pays d’où il vient et qu’il ne renie pas. « Ma chair est faite de collines, de forêts. De lieux innombrables en forme de broussaille ». Nous sommes dans le nord de la France. « Ici la nuit est plus grande que le jour et le mange parfois ».

     Dominique Sampiero nous entraîne à sa suite dans le maquis de ce passé et de ce pays. Son propos est parfois complexe et énigmatique,  à l’image du mystère que le poète ne cesse de sonder. Il témoigne d’un auteur toujours en quête et en perpétuelle tension. « Je ne me résigne pas à m’enfuir dans l’air où s’exaspère l’absence du dieu lointain ».

    Puis il y a la mort. Celle du père, qui ouvre de nouvelles portes et, finalement, libère plus que jamais la parole. « Quand il est mort, j’ai su que quelque chose de lui serait à moi » et « j’ai su parler aux arbres depuis mon aubier d’enfant végétal ». Dominique Sampiero en arrive même à parler de cet  « éblouissement » qui « n’est pas une brûlure du regard mais une neige tombée en flocons derrière le visage que nos proches reconnaissent comme l’envers de notre joie ».

     Un « carnet de lecteurs » vient s’adosser à ce livre fiévreux. Une dizaine d’hommes et de femmes témoignent à leur manière du silence, de la lecture et de l’écriture en prenant appui, ou non, sur les pages du poète. C’est la volonté de l’éditeur « d’offrir en partage la résonance du poème ». Fidèle en cela à sa vocation de « passeur ».

                                                                                                          

Avant la chair, Dominique Sampiero, Le Passeur éditeur,  110 pages, 15 euros.

 

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                       « Cette simple joie » de Jean- Pierre Boulic

 

     Du poète Jean-Pierre Boulic on dit volontiers qu’il est un veilleur, à la proue de son cher Pays d’Iroise dans le Nord-Finistère, un pays « dans la douce étoffe des nuages », « royaume de varechs et de roseaux ».Veilleur, donc,  face à la mer, à l’écoute du chant du monde dans une attitude de recueillement et de gratitude.

     De son nouveau recueil, Cette simple joie, on peut pourtant dire que le fond de l’air y est moins marin que terrien. Moins  tendu vers les larges horizons qu’aspiré vers l’intériorité (confirmant ainsi une inclination amorcée dans ses précédents recueils). Et que le veilleur peut aussi devenir sourcier. D’où, précisément, l’attirance du poète pour les sources dont on entend le bruissement au fil des pages. Sous la plume de Jean-Pierre Boulic, en effet, les sources « exultent », « s’ébruitent ». Il arrive même qu’elles « parlent » dans les herbes. Plus merveilleux encore : leur « résurgence ». Comme si un cœur nouveau, soudain, venait habiter la nature. « L’eau passante/Converse avec la lumière/Au pied d’un saint taillé dans le granit ». Aussi, ajoute-t-il,, « L’âme ne se lasse de voir/Et sentir et toucher entendre/Mots et souffle de l’univers ».

 

     Le poète est le médiateur de ce souffle. Son poème devient incantation et plain-chant (« La transparence des heures/Où germe la louange ») et, pour tout dire, véritable exercice spirituel, tel que le définit Gérard Bocholier dans son essai sur la poésie.  Car Jean-Pierre Boulic s’efface devant quelque chose – ou quelqu’un – de plus grand et de plus fort que lui. Une Parole se murmure, une Présence rôde. Le poète accueille l’invisible, l’indicible. Il devient le réceptacle du merveilleux. « Sans bruit l’œuvre de ton cœur/Ce chant sur tes lèvres/Irait le jour sans pénombre/Bénir l’invisible ». Car, insiste le poète, « Tout nous est donné/A portée de cœur »    

     Les oiseaux sont souvent les messagers de cette « bonne nouvelle ». « De son chant l’oiseau illumine/Le silence des branches/où l’invisible se recueille ». Ils sont nombreux, donc, à apparaître au fil des pages : rouge-gorge, passereau, mésange, hirondelle, alouette, moineau, aigrette… Sans oublier « la liesse des mouettes ». Si les oiseaux du ciel « ne sèment ni ne moissonnent » (Mathieu, 6,26 ), on en voit chez Jean-Pierre Boulic dans des  « blés gorgés d’été » qui « pépient dans l’or ». A la manière de Jean Grosjean, le poète réveille en effet  des saveurs d’Evangile quand il convoque, ailleurs, la Samaritaine (« Une femme survient/Portant la cruche ») parce qu’alors « L’espace luit/De l’eau vivante/D’une parole sans retour ».                                                                     

     En publiant ce nouveau recueil, Jean-Pierre Boulic confirme donc – plus que jamais – son inscription dans un mouvement poétique aux références chrétiennes affirmées, aux côtés notamment de Philippe Mac Léod, Gérard Bocholier, Gilles Baudry et, bien sûr, de Jean-Pierre Lemaire, à qui il dédie son livre.

     On ne dira non plus jamais assez l’amour de la langue qui transpire dans ses poèmes courts et ciselés, ainsi que  leur profonde musicalité. Sans parler de sa gourmandise pour des mots oubliés qu’il ressuscite sous nos yeux. Il en est ainsi des « sépales », des « épiaires », des « glumes », des « éteules » ou des « cenelliers ». Car, nous dit aussi Jean-Pierre Boulic, « la musaraigne brasille » et « la brise trémule ».

                                                                                                                                                                                                            

Cette simple joie, Jean-Pierre Boulic, La Part Commune, 125 pages, 13 euros.

 

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Les « vibrants arpèges » d’un moine bouddhiste

 

     Moine bouddhiste et poète. Jigmé Thrinlé Gyatso (de son vrai nom Yves Boudero) médite, enseigne, dialogue et pérégrine. Il vit aujourd’hui en ermite en Savoie. Ses poèmes sont des vibrations à l’image de ces arpèges qu’il décline dans trois recueils successifs : Silencieux arpèges, Lumineux arpèges et, aujourd’hui, Vibrants arpèges. Une trilogie en forme d’exercice spirituel  où le poète multiplie les citations « comme cela se fait en musique », ponctuant le texte « comme autant de pauses hors-temps ». Place, donc, à  Jean de la Croix,  Henry-David Thoreau, Kenneth White, Andrée Chedid, et, bien sûr, Milarépa, le grand inspirateur. « Il faut, écrit Jigmé Thrinlé Gyatso,  de grands espaces/dans le ventre/et la cage thoracique/et la gorge/et l’esprit/pour que la voix se libère/en de vibrants arpèges ».    

     Jetsun Milarépa est au cœur du Jardin de Mila que le poète publie par ailleurs. Cent onze tercets « pour chanter la présence éveillée » que le moine poète ouvre par des citations d’Adonis, Mandelstam, Supervielle, Darwich… C’est dire assez sa volonté d’ouverture à toutes les formes d’expression poétique et à toutes les cultures. Morceaux choisis :

 

« Dans le jardin de Mila
s’épanouissent en silence
les anémones discrètes de la persévérance »

 

« Dans le jardin de Mila
comme à la source du Gange
nuit et jour tremble la terre des concepts »

 

       Il y a même ce tercet aux allures de haïku :

 

« Cette nuit tombe la neige
et au matin
tout est blanc et arrondi »

 

     Quittant le jardin de Mila, l’auteur poursuit une  quête poétique originale autour de la lettre y. Car le y, dit-il, « ponctue » sa vie. N’est-il pas né à La Roche-sur-Yon ? Son frère ne s’appelle-t-il pas Guy ? N’a-t-il pas reçu, lui-même, le prénom de Yves ? Alors, cette fois, il peut dédier à Yvon Le Men son poème sur le Y. Car « Y est ouverture/triple ouverture d’un point/dans l’espace infini ».

     Dans un dernier ensemble poétique intitulé Empreintes, au ton engagé, le poète règle son compte à toutes ces « empreintes » qui défigurent l’homme et la vie : « Empreintes du marché, de l’offre et de la demande », « Empreintes mortelles des marchands d’armes »… Il lance un appel « pour aller /vers la simplicité de l’humilité/vers la spontanéité/et la sobriété ».

     Jigmé Thrinlé Gyatso poursuit ainsi une œuvre d’écriture inscrite dans la tradition bouddiste du mantra. Pourvu, explique-t-il, « que la motivation soit juste et que la justesse soit celle de la spontanéité du cœur et du partage sincère ». Dans son cas, cela ne fait aucun doute.

                                                                                               

Vibrants arpèges,  par Jigmé Thrinlé Gyatso, préface de Françoise Bonardel, éditions de l’Astronome, 96 pages, 9 euros.
Le jardin de Mila, suivi de Y et de Empreintes, par Jigmé Thrinlé Gyatso, préface de Nicolas Brard, illustrations de Y par l’artiste plasticienne Sophie Esteulle, éditions de l’Astronome, 96 pages, 12 euros.

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France.

 

  1. Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (nous vous « autorisons » à ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

 

Il me semble tout d’abord, puisque vous m’y « autorisez » aimablement, que mon accord diamétralement opposé tient en ceci qu’idée et poésie ne font pas bon ménage. Oscar Wilde disait, à peu près ceci : qu’une idée qui n’est pas dangereuse ne mérite pas d’être appelée une idée. Il avait diablement raison. Mais, Wilde étant d’une grande légèreté, j’aimerais l’alourdir d’une salutaire mesure de Leontiev : « Toute grande idée, portée avec esprit de suite et partialité jusqu'à ses ultimes conséquences, non seulement peut devenir meurtrière, mais même suicidaire. »

C'est ce que Mikhail Boulgakov souligne si bien dans son admirable pièce Adam et Eve, la meilleure des idées (moralement) trouvera tôt ou tard son savant qui, pour la mettre en pratique, y ajoutera son arsenic...

C’est au nom des idées que Platon chasse les poètes de sa cité « idéale ». Comme le disait si justement Christian Gabriel/le Guez Ricord, le risque du poète c’est d’être nommé poète par ce monde, que le grand ON anonyme et politique dise : celui-ci est un poète, il parle aux oiseaux, il rêve, il divague, ça ne nous concerne pas…

En paraphrasant T.S. Eliot et en le complétant, très humblement, je dirais que : le poète de premier ordre à pour souci l’existence, le poète de deuxième ordre s’en détourne pour la littérature et la politique.

L’action poétique doit faire percer la « voix méconnue du réel » pour reprendre le titre de l’excellent livre de René Girard car, comme l’écrivait Malcolm de Chazal dans La Vie filtrée : « le poète est un réaliste dans le plus haut sens spirituel du terme »… Quand politique et littérature sont deux modes compatibles de fictions, les deux mamelles des civilisations qui s’élèvent sur le corps moribond de la « vie vivante » (le grand poète que fut saint Jean Chrysostome aimait à répéter cette apparente  tautologie: « la vie vit » !). Elles forment, selon moi, ce que précisément, vous nommez le « simulacre », en prétendant former le corps ultime et vivant, insurpassable, de la « réalité ». En visite à Paris Anna Akhmatova écrivait alors qu'à l'époque : « la peinture avait écrasée la littérature ». Une large partie de ce qu’on nomme aujourd’hui art contemporain à depuis largement écrasé la peinture. Comme les hommes en politiques ces forfaitures s’écrasent dans une avancée perpétuelle pour s’emparer de la première place et des honneurs. Ce qu’ON nomme le progrès… Or : « si le progrès est la mort de la poésie, quel est donc le poète qui ne se rendrait pas coupable de réaction ? ». Telle est la très pertinente question de Vladimir Weidle dans Les Abeilles d’Aristée.

La poésie écrasée la première continue de vivre, car elle est (a toujours été) la plus proche de la source vive. Et dans les ultimes renversements elle sera à nouveau première, avec tous les derniers. Sans action politique…

Pour ne parler que de quelques uns de ceux pour qui j’ai une grande affection, qu’ont donc gagné ses poètes à leurs rêveries ou actions politiques, Alexandre Blok, Maïakovski, Khlebnikov, Alexandre Wat, Pier Paolo Pasolini… ? Sinon gagner pour certains un supplément d’âme à travers la souffrance…

Et Pound ? Magnifique, poète absolu… Il a choisi un camp, s’est affilié, affidé à une idéologie. Certes pour combattre des idées qui n’était pas moins laides que celles du totalitarisme italien de l’époque mais, ce faisant, il a déchu de « l’état de poésie » qui est réfractaire à tout arraisonnement.

Hölderlin écrivait : « La philosophie est un hôpital pour poète malade ! », littérature et politique en sont d’autres et de nombreux corridors obscurs les relient entre eux…

Et qu’ON ne me dise pas qu’une autre politique est possible ! Parole fausse ! Parole gONflée d’illusions, de couardise et d’hypocrisie.

Le politique gère les nécessités et les contraintes, rien qui concerne la poésie. Là où il y a nécessité il ne saurait y avoir vertu disait saint Jean Damascène. Et, bien sûr, pour le poète il ne peut s’agir de la vertu au sens platement et communément moral. Vertu au sens héroïque d’une métanoïa, d’une discipline ascétique de rédemption :

Garde le grand secret des poètes mon fils : hais la littérature. Ecris pour expier. Ecris pour éclairer. Ecris pour espérer. Ecris pour corriger ta vie. N'aie aucune indulgence littéraire pour tes péchés. Au lieu de pécher, écris. (Lanza del Vasto)

La langue politique est toujours une trahison de la poésie… Les poètes conséquents le savent, la tâche essentielle de la poésie c’est, comme le dit encore de nos jours la poétesse Nadia Tuéni, « à chaque fois recréer le langage ». Non la langue ou une langue mais le langage, le commun langage des hommes ; le divin langage unificateur, une langue universelle pacificatrice, ardemment désirée et recherchée par Khlebnikov, « alphabet de l’esprit », langue stellaire, langage exempt de tout soupçon, le langage qui nous rouvrira à la joie d’une « terre à surréel » (A. Robin) dont nous sommes exilés. Le langage usuel est une mer gelée. La poésie peut être l’art de manier la hache afin de briser cette glace !

Quand au pendant démoniaque du langage édénique ce serait le verbiage dégradé et autoritaire analysé par Zinoviev dans Les Hauteurs béantes : la langue générale universalisée… La parole fausse décryptée par Armand Robin.

Propagande, publicité, communication tous ces langages de la contrainte ont détourné les méthodes poétiques (meta-hodos, haute voie : parabole, oxymore) pour en faire des techniques, des techniques politiques. Nommer ce n’est plus dès lors faire jaillir l’étincelle de l’intelligence sensible, de l’esprit, ce n’est plus illuminer le cœur c’est, au contraire, vampiriser, épuiser la sève, le sang, la moelle… C’est bien ce que Daumal désignait comme « poésie noire ».

Révolutionnaires et contre-révolutionnaires se tiennent aux coins opposés du même mouchoir de poche. Des historiens de la Révolution française ont analysé ce qu’ils nomment les « mots masquant » de la Terreur, une des idées des Lumières étaient de créer à partir d’une langue « épurée » un langage spécifique et technique quand Joseph de Maistre dans Du Pape théorisait, lui, cette idée qui fera florès : avec les mots on peut tordre les faits afin de les conformer à une pensée spécifique… C’est aussi de cette période que date l’idée de littérature au sens moderne. Pierre Michon relève qu’avec les Lumières naît la volonté des écrivains de devenir des « abbés » laïques. C’est là la racine de cette prétention à être « auteur », c’est-à-dire a accaparer une autorité auto-proclamée. C’est un retour à une forme de sacralité, d’intouchabilité supérieure, celle des scribes et des docteurs de la loi qui étaient scandalisés par Jésus, l’analphabète qui « parlait comme ayant autorité ». Ceux-là sont, selon Denys l’Aréopagite, pathologiquement influencés par les lettres de l’alphabet, les lignes et les syllabes sans substance. Or (encore une paraphrase) : « il est vraiment insensé et inqualifiable de vouloir poétiser en prêtant son attention aux seuls mots et non à l’essence et à l’objet des termes» (saint Denys). La poésie est une écriture inspirée, fulgurance et jaillissement qui percent la croûte des récits fictifs et mensongers, elle n’est pas une « langue sacrée » mais elle n’est pas, non plus, une langue « utilitaire ». « Les lettres » ne sont ni du monde des dieux ni du monde des hommes disait encore Guez-Ricord. L’essence des mots se tient dans le monde intermédiaire, « imaginal », ‘alam al-mithâl. C'est aussi ce que la mystique juive nous apprend, le monde angélique est un immense corpus dont les divers organes sont lettres ET anges... Entre le pur alphabet des incorporels célestes (ultrastellaire) et l’alphabet des corps terrestres. Ils sont de nature angélique… Comme les anges ils sont des miroirs noétiques. Ils arpentent dans un circuit spiroïdal les espaces autour du climax divin, ils dansent un ballet de lumière quintessentielle autour du nom primordial (tel que révélé par Dante) : I

« Au pire », si vous voulez, pour être en harmonieux désaccord avec Recours au poème, je dirais que la poésie est une contrévolution angélique ! Ce n’est pas une « idée » c’est une vision (theoria) !

 

  1. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Oui. Et plus qu’actuelle perpétuellement vraie. Le poète russe Apollon Maïkov l’exprimait ainsi (et ces vers sont ceux que Dostoïevski, autre connaisseur cordial des ténèbres où luit la lumière, aimait à dire et méditer souvent) :

Ne vois pas à l’entour que malheurs et désastres,
N’adresse pas au sort d’inutiles reproches.
Plus profonde est la nuit, plus brillants sont les astres ;
Plus forte est la douleur, et plus Dieu nous est proche. 

 

Au désert est le plus grand danger, y demeurer est le plus court moyen d’être sauvé…

C’est avec des mots et des idées que le père du mensonge tente le Christ. Idées et mots de désir, de pouvoir, de subjugation, de magie, de domination… Regardons bien ce dialogue, le meurtrier depuis le commencement fait œuvre de sophiste et de publicitaire, il vante ses camelotes avec des mots luisants, il donne dans le discours, dans la logique. Les réponses cinglantes de celui qui jeûne dans le silence depuis quarante jours (et qui est LE Logos !!) sont des aphorismes, des mots cinglants, des mots d’humilité et de fidélité, des phrases d’éveil !

Pendant longtemps, pour de nombreux gnostiques, le Christ fut le Christos Angelos, le premier des anges, l’Ange du Grand Conseil, l’Ange de la Face… Alors dans cet épisode biblique nous nous trouvons face à la lutte de l’Ange de Dieu devenu homme avec l’Ange de Dieu devenu diable… Symbolos versus diabolos.

La poésie est un contact avec le cœur d’or des mots, et son expression, si tant est que cela soit possible… Et ceci à tout à voir avec le cœur de l’homme. Car, souvenons-nous bien que ce n’est pas ce qui entre par la bouche de l’homme qui le souille mais toute parole qui monte de son cœur et sort de sa bouche …

Au Ve siècle saint Macaire d’Egypte nous donne la description la plus complète et la plus juste et définitive qui soit de ce champs de bataille internel qu’est le cœur de l’homme : « officine de la justice et de l'iniquité », vase qui contient tous les vices mais aussi « Dieu, les anges, la vie, le royaume, la lumière... »

 

Les mots, eux, sont des toxiques…

Je connais le pouvoir des mots,
Je sais la toxine des mots.

Maïakovski

 

Comme tant de toxiques, leur pure essence est salvatrice !

 

  1. « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

 

Je vous renvoie, si je puis me permettre à l’épisode du désert mentionné dans ma réponse précédente… et affirmer que je la place même Au-delà !

Dans la très belle églogue qu’il m’a fait l’honneur d’écrire pour mon premier recueil de poème, Alain Santacreu écrit ceci:

« La poïesis est une pratique d’extraction de la pensée. Son but, l’apathéia, la pureté du cœur, ouvre la voie à la contemplation spirituelle, la theoria. Le poème porte au plus haut avènement de la prière, l’art de se déprendre de cette partie passionnelle de notre âme qui nous empêche de devenir des anges. » 

Ceux qui « ne se connaissent pas », les « sages », les philosophes ratiocineurs platement rationalistes nous rétorquerons sûrement par le vieil adage de « ce monde » : « qui veut faire l’ange fait la bête. » Retournons l’un des leurs pour leur affirmer qu’il vaut mieux être « un ange insatisfait qu’un porc satisfait » ! Et leur rappeler qu’ils ont choisi eux aussi l’une des légions « angéliques » puisque, selon la perspicace analyse du père Paul Florensky, Lucifer est « entendement pur »…

Pourtant, il faut l’affirmer avec José Lezama Lima : « Personne, jamais, ne peut se consacrer à la poésie. La poésie est quelque chose de plus mystérieux qu’un métier auquel on se consacre. » Et, ajoutons, plus même qu’un « sacerdoce ». Car, ainsi que le note avec une grande justesse Pacôme Thiellement dans un essai à propos de Lezama Lima : « il y a une poéticité qui dépasse de loin le seul exercice de la poésie, un état pléromatique de la poésie… que l’on ne peut atteindre que dans une rare et précieuse ascèse. En retour cette ascèse ne produit pas du vide, mais une profusion d’images vives et surprenantes. »

 

  1. Dans L'école de la poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

 

Il y a là, à mon sens, un terrible mésusage des mots… Mais, que faire ? Déjà L’Ecclésiaste statut sur le fait qu’il est des domaines où les mots sont usés… Ferré parle ici le langage de l’individu. Or, comme le disait l’excellent Jean Carteret : « l’individu n’est que la constipation de l’être ». T.S. Eliot lui disait, en substance, ceci : la poésie n’a rien à voir avec l’émotion ou la personnalité, elle est un échappement hors de l’émotion et de la personnalité. Aussi n’est-il donné de la connaître qu’à ceux qui savent ce que sont l’émotion et la personnalité et ce que signifie s’en échapper. Aucun lien avec l’individu si ce n’est à l’image du lien entre une matière livrée aux flammes et la fumée qui monte au ciel.

Qu’est-ce donc que la poésie contemporaine ? Contemporaine de qui et de quoi ? Du grand « manie - tout » globalisé, du doux commerce et de son sabir anglo-technique, des guerres « propres » et des alibis écolo-nomiques ? « Le temps ricane entre nos mots, toutes nos paroles s’affolent » disait Armand Robin. Le poète conséquent est bien plus contemporain de Bertran de Born, de Pound ou de Nerval que de « son » époque. Ossip Mandelstam questionnant Dante. Suarès évoquant l’expérience de sa « rencontre » avec Dostoïevski… En « état de poésie » il n’y a ni passé ni avenir mais une éternelle hémorragie de présent pour le dire avec les mots de Christian Bobin.

« Je en suis pas « avant », je ne suis pas « pendant », je ne suis pas « après ». Je suis nomade et non-contemporain. Je suis avec vous tous, mais en nuée » (A. Robin) dit le poète… Et Léon Bloy d’ajouter : « je ne suis pas un contemporain et je n’ai jamais été chez moi. Alors… Zut ! »

Le poète engagé, donc contemporain lui, est déjà littéraire (enragé). Anecdote révélatrice : Sovriémiennik, « Le Contemporain », journal fondé par Nekrassov est sans doute le premier à porter ce titre… En son sein, les poètes engagés ont semé tous les germes de l’alchimie totalitaire, ces trichines microscopiques d’une espèce inconnue jusque là et qui étaient « des esprits doués d’intelligence et de volontés », ainsi que l’intuition le révélait à Dostoïevski. C’est ce mode de contamination qui est également suggéré dans le texte d’une belle et crépusculaire sauvagerie poétique de Witkievitcz, L’Inassouvissement.

Je pourrais renvoyer encore à T.S. Eliot cité plus haut ou bien le dire avec Daumal : « Ici petit poète, évoquant, libéré selon le rythme, là Grand Poète, provoquant, libre selon le Mot Total. »

Il y aurait une « poésie de combat » ? Je crois, malheureusement, qu’il en est alors comme de tous ces ridicules « gouvernements de combat » qui se succèdent et qui, en définitive, ne combattent qu’une seule chose : la vérité.

Et « l’école de la poésie » ? Sise à quelle adresse ? Et contre qui devrions-nous donc nous battre ? Qui désignera l’ennemi à abattre ? Les vertueux professeurs professant doctement ? S’il faut, tout de même, filer la métaphore guerrière suivons donc Daumal, encore :

« Et moi qui n’ai pas d’autre arme, dans le monde de César, que la parole, moi qui n’ai pas d’autre monnaie dans le monde de César, que des mots, parlerai-je ? Je parlerai pour m’appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j’ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions, jusqu’au jour où une paix cuirassée de tonnerre régnera dans la chambre de l’éternel vainqueur. » (La Guerre sainte)

Le même écrivait (et incidemment professait qu’il n’y a pas en poésie d’enseignement, si ce n’est intérieur):

 

« Je ne suis pas venu au monde
Pour combattre mon ombre,
Ni pour trouver un jour mes poings
Becquetés par les faisans. »

(La Nausée d’être)

 

C’est ce que je poétise personnellement en « bataille internelle » et que j’illustre par les paroles de Carlo Michaelstaeter : « guerre aux mots par les mots » !

Ramper ou se battre ? Y-a-t-il jamais eu poème plus renversant, plus saisissant que la prière de la victime pour son bourreau ? Poème basé sur cet unique modèle : « Père, pardonne leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font »… Ce chant psalmique est celui de l’eso-anthropos dans le cœur. L’individu en est incapable.

Là, ça rampe ou ça se bat ?
Sont-ce bien les termes du « débat » ?

Si, en état de poésie le poète se bat, c’est alors, et seulement, le combat avec l’ange…

 

 

  1. Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

Il semblerait qu'avançant en terme de connaissances et de savoirs purement rationnels et factuels nous ayons perdu de vue le sens de ce qu'est ontologiquement la poésie, aussi subtilement intelligent soyons-nous.

Que la première partie de la question émane d’un philosophe (poète malade selon Hölderlin, « de la peste » selon Haldas) qui s’est accommodé de régimes politiques fort variés tout au long de sa carrière ne me surprend pas et éclaire, partiellement, ce que je tentais d’exposer dans ma première réponse. En forme de boutade je pourrais répondre : « pour désosser les philosophes » (R. Daumal) et retourner la question : désormais, pourquoi des philosophes ? Pour servir d’alibi aux émoluments d’universitaires (populaires, ou pas…) en mal d’audience et pour fourbir les mots ensorcelés de concepts mortifères aux politiques et publicitaires de tout poil ?

Laissons la question s’évaporer dans l’air délétère des vaines cogitations et, sans laisser advenir nulle oiseuse réponse, poursuivons…

Le grec poïesis signifie faire. La poésie est faire, mais un faire qui ne se limite pas à l'acte, qui le précède et l'excède. Le poète est celui qui échappe à l'idolâtrie du faire (comme produire-reproduire), de l'acte, de l'événement. La poésie n’est pas téléologique mais eschatologique. Et l’eschaton est là. Le « changement c’est maintenant » ? Non. Pitoyable ! C’est un retournement ridicule et maléfique de la réalité inscrite dans l’Evangile de saint Jacques : « Le jugement est maintenant. »

La Création appartient à Dieu, qui est le seul « auteur », étymologiquement celui qui à l'autorité. Les scribes et les docteurs, « ceux de la lettre », usurpateurs de l'autorité, sont saisis par la puissance véridique du Verbe de Dieu incarné en un homme qui devait, selon les déterminismes de « ce monde » être un ignorant. Or, il parlait « comme ayant autorité ». Le poète est celui qui remonte à l'arkhei non pour concurrencer Dieu et se faire « dieu » ayant autorité mais pour seconder l'oeuvre, il est, ainsi que l'affirmait Tolkien, « créateur en second ». Le poète est l’ignorant… Le voyant-aveugle, aveugle comme l’est l’amour puisque amor ipse intellectus. Une poésie « révolutionnaire », réellement, c’est celle qui peut faire retour au langage originel, à l’or pur des mots, au dire-de-Dieu. « Le silence est la demeure du verbe. Le silence donne de la force et du fruit au verbe. Nous pouvons même dire que les mots sont faits pour découvrir le mystère du silence d’où ils viennent. » (Henri Nouwen).

Il faut enjamber et Babel et la Chute, échapper à l’épée flamboyante de l’ange et conquérir l’état d’avant le bois de la connaissance… « Le monde défait par le verbe sera aussi sauvé par le Verbe » (Merejkovsky). Il s’agit bien de « salut » : « Dès qu’un mot se révèle cadavre, les hommes qui ne dorment pas doivent se sauver de lui. » (A. Robin), de désenvoûtement, d’échapper au pouvoir ensorcelant de la langue (Wittgenstein). 




MARC DUGARDIN

 

Bonjour Marc Dugardin. Vous avez publié votre premier livre de poèmes en 1982, il y a de cela 32 ans. Depuis, une quinzaine de livres est venue nourrir votre œuvre. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous êtes entré en poésie ?

 

Non, cher Gwen, je ne peux pas vous dire « pourquoi »… Mais, rassurez-vous, je ne vais pas entamer notre dialogue avec une dérobade. Le mot « pourquoi » suscite ma résistance, mais il me tend peut-être aussi un élément de réponse. Car chez beaucoup de ceux qui sont touchés par la poésie (elle entre en eux avant qu’ils n’y entrent…), il se peut que l’on trouve précisément une intuition de cette sorte : l’essentiel de ce qui nous fait vivre est dans ce qui échappe aux explications.

Au fond de chacun de nous, il y a cette part pour laquelle les mots ne suffiront jamais, mais c’est elle, paradoxalement, qui nous pousse vers le poème, nous met à l’écoute de ce qui, à travers le poème, nous surprend, nous déborde.

Cela dit, je peux aussi répondre à la question plus simplement, plus concrètement. En disant que, dès l’enfance, la poésie m’a retenu, que j’ai senti qu’en elle quelque chose, fortement, me concernait – les anthologies étaient, à chaque début d’année scolaire, les livres sur lesquels je me jetais.  J’ai donc lu très tôt de la poésie, mais sans beaucoup de repères d’abord, car ni l’école ni la famille ne m’en proposaient vraiment dans ce domaine. Ensuite – et trop vite, certainement – j’ai voulu écrire à mon tour.

Il se peut qu’aujourd’hui – et ceci est plus qu’une boutade -  je devienne enfin un vrai débutant…

 

 

 

"Au fond de chacun de nous, il y a cette part pour laquelle les mots ne suffiront jamais", dites-vous. L'alphabet, et le nombre ; le langage en somme, serait-il une construction humaine nous permettant d'appréhender concrètement l'existence ? Prison et/ou liberté ? L'esprit humain peut-il envisager d'autres voies que celles du langage pour s'unir au vivant, ou se "dépatouiller" avec la vie, ou s'orienter, partant du principe que musique, architecture, mathématiques, silence, tout, en définitive, étant langage ? Cette interrogation me vient en lisant votre poème tiré de Fragments du jour, publié chez Rougerie en 2004, et notamment les 3 vers concernant l'étoile :

 

 


dans ce qui la première fois
a été entendu
dans cette nuit où l'étoile
a brillé
plus fort que son nom
dans ce qui depuis l'origine
ne cesse de se retirer
- afin que tout
ne soit pas perdu

 

 

Tout à fait d’accord, Gwen : le langage, la langue, la parole (termes que, bien sûr, il conviendrait  de préciser, de distinguer), c’est bien ce qui nous permet, humains solitaires et néanmoins reliés aux autres, de nous inscrire dans le mouvement de la vie. « Se dépatouiller » avec elle, comme vous l’écrivez et je veux garder cette expression directe, familière en mémoire pour la suite, comme une invitation à maintenir notre dialogue dans une certaine simplicité. Car le poème ne doit pas être réduit à un discours intellectuel.

Les trois vers que vous citez sont extraits d’une suite née à l’écoute d’une œuvre musicale (le concerto pour violoncelle d’Henri Dutilleux), et pour laquelle j’ai mis en exergue une citation d’Henry Bauchau : L’innocence de l’oreille / Se prosterne plus profond. C’est placer l’écoute (dégagée autant que possible de ce qui l’encombre) au cœur de l’écriture du poème. C’est ne pas vouloir prétendre maîtriser la parole, mais au contraire reconnaître ce qu’elle révèle en nous d’inconnu, de sauvage, de complexe, de redoutable, d’inexpliqué… Devant quoi il ne nous resterait plus qu’à nous incliner – à nous « prosterner »…

Ecouter de la musique – et inscrire le poème dans l’écoute de la musique – ce serait une façon d’être humble avec les mots qu’on utilise, lucide sur leur incapacité à tout dire, à tout saisir – à saisir le tout. C’est bien le prix à payer (si j’ose cette expression) pour une vie d’homme : ce désir en nous, ce manque qui le fonde, ce langage qui cherche à rejoindre et, en même temps, sépare (me vient ici un écho des élégies de Rilke, mais ce n’est qu’une référence parmi beaucoup d’autres que je pourrais rappeler).

Se dépatouiller avec cela !

Alors, cette étoile / (qui) a brillé / plus fort que son nom ?  Après coup, je remonte (comme, au réveil, on élabore le souvenir d’un rêve) vers les significations possibles de ces vers… l’étoile, dans sa réalité concrète et ses multiples significations symboliques, dans l’émotion qu’elle suscite en chacun de nous sans doute, depuis les images lointaines de l’enfance, avec leurs frayeurs et leurs émerveillements… l’étoile, dont l’éclat ne nous doit rien, mais dont le langage humain ne cesse de rappeler ce que l’humanité lui doit. Dans l’émerveillement. Mais aussi dans la terreur.

Je ne veux pas de l’étoile pour carte postale ou pour image pieuse. C’est pour cela sans doute que, dans un poème récent, j’ai parlé de son piétinement, comme pour la ramener au sol, là où nous l’avons fait descendre de la plus horrible des façons.

Le poème nous mène toujours plus loin, plus profond, il nous bouscule, il ne va pas forcément dans le sens de notre confort. C’est le risque que l’on prend, en l’écoutant, en l’écrivant… A chaque fois, et de plus en plus, comme un débutant.

 

 

 

 

Comme vous venez de le dire, le poème "mène" ; c'est lui qui conduit, pour peu qu'on se laisse agir par sa volonté insaisissable, si je comprends bien. Vous explorez, par le poème, des territoires peu courus me semble-t-il par les poètes. Je pense notamment au poème inaugural de votre recueil Fragments du jour :

 

 

quatuor - on entend les archets
se répondre comme si
une réponse infiniment
se cherchait un visage
- peut-être le tien sauvé
bien avant que tu naisses
peut-être sans nom celui
où d'autres auront à se reconnaître

 

 

Ces territoires envisagent l'invisible ou l'inconnaissable , qui demeure toutefois à dire ?

 

Autant que possible, oui, je crois qu’il s’agit de se laisser « mener » par le poème. Que son surgissement au moins nous soit une surprise (on peut songer au « vers donné » de Valéry, à la « dictée du poème » dont parle Bauchau, au poète «  pas maître chez lui » selon Michaux, etc.)   Que le travail du poème en nous précède notre travail sur le poème. Qu’il nous déstabilise. Cela ne va pas sans vertiges, sans risques, sans abimes parfois (je pense à Alejandra Pizarnik, entre autres, pour qui la poésie fut une question de vie ou de mort, littéralement).

Certes, cette remise en question du langage conventionnel, la poésie peut l’atteindre aussi dans la fantaisie, le jeu, la fête. Il suffit de penser à certaines comptines avec lesquelles les enfants, joyeusement, décalent les mots de toute logique pour le seul plaisir de leurs rythmes, de leurs sonorités, pour la jubilation partagée qu’ils y trouvent.

Mon propre registre est plus grave, mais je trouve important de ne pas oublier cet aspect ludique de la poésie.

Mais quoi qu’il en soit, celle-ci se trouve dans une situation paradoxale. Sans les mots, dont en quelque sorte elle nous demande de nous méfier, elle ne serait rien. Et eux, les mots, rien sans le silence où, en creux, ils se donnent à entendre. Et nous, rien sans cette langue avec laquelle, vaille que vaille, nous apprenons à vivre, cette langue avec laquelle, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes des humains.

C’est avec tout cela que je tâtonne - quelquefois en bredouillant, en me contredisant sans doute plus qu’à mon tour - depuis que j’écris des poèmes. En me jetant franchement dans la mêlée (aujourd’hui plus qu’hier je crois, quand une certaine idéalisation de la poésie me retenait encore ?)

Quant au poème que vous citez dans votre question, une fois de plus, il est né à l’écoute de la musique. Les mots sont venus comme une résonance. En suggérant, je l’espère, qu’il y aurait plus à dire encore, que dire n’aura décidément pas tout épuisé. Et que le silence peut revenir ensuite, un peu plus habité. Solitaire, et néanmoins un peu plus solidaire ?

Ce visage à « sauver » ? Le poème m’a entraîné jusque là, mais seulement « comme si », ou « peut-être ». Il ne répond pas vraiment aux questions qu’il soulève. Les questions sont possibles, c’est déjà beaucoup…

 

 

 

 

Ce visage à "sauver", mais aussi, et peut-être surtout "bien avant que tu naisses". Nous sommes ici dans la réversibilité du Temps cher à Léon Bloy, si mes souvenirs sont bons, réalité mystique congédiée par les héritages récents de la modernité, mais qui interroge aujourd'hui la science astrophysique depuis les insondables découvertes quantiques. L'imagination, bien sur, serait un réel pouvoir capable de créer la réalité, elle est aussi un langage qui attendrait des mots, et donc du poème, la solidarité que vous évoquez. Face à cela, après une vie passée à servir le poème, vous vous vivez comme un vrai débutant. La maturité du poète est-elle de se savoir de plus en plus débutant à mesure qu'il maîtrise la composition de son art ? Paradoxe physique, métaphysique ?

 

Les références que vous faites à Léon Bloy ou à « la réalité mystique congédiée par les héritages récents de la modernité » marquent sans doute, cher Gwen, une différence, et même peut-être une divergence, dans notre approche de la poésie et de ses « enjeux ». Différence qui ne nous empêche pas, bien sûr, de mener cet échange, que je trouve très stimulant (j’espère qu’il en ira de même pour celles et ceux qui nous liront ensuite).  

Il n’y a, derrière ma poésie et ma façon de vivre, ni théorie, ni credo. Des repères, oui, bien entendu, entre autres ceux que j’ai trouvés auprès des auteurs que j’ai lus, très divers, très opposés parfois (cela traduit sans doute à quel point ma démarche est faite d’interrogations – certains diront d’hésitations – plus que de certitudes). Référence à la psychanalyse aussi, non comme un dogme, mais tout au contraire comme un cheminement avec ce qu’il en est de l’inconnu, et d’abord en chacun de nous ; et aussi, paradoxalement, comme une forme d’ « espérance » (je tiens absolument aux guillemets), c’est-à-dire une ouverture à un « possible malgré tout », sans lequel vivre s’enfoncerait définitivement dans l’ornière des répétitions, des ressentiments, des refus. « Espérance » fragile donc, « espérance » de toute justesse, si je puis dire…

Mais j’assume, aussi simplement que possible, l’ambiguïté que peut susciter ce qu’il m’arrive d’écrire, les termes que parfois j’utilise, les allusions qu’il m’arrive de faire (y compris les allusions « religieuses », qui ne manquent pas). Je tente d’assumer aussi ce balancement qui me caractérise (mais suis-je en cela bien original ?) entre « la peur » et « la plénitude », pour reprendre le titre d’un livre que j’ai publié.

J’y avais placé en exergue cette phrase de Porchia (un auteur auquel je ne cesse de revenir, depuis bien des années déjà) : Tout ce que je porte attaché en moi se trouve libre quelque part (traduction de Roger Munier). C’est une proposition que l’on peut entendre dans différents registres. Par exemple du côté de la « mystique » (j’ai moi-même cité à plusieurs reprises la fameuse « rose sans pourquoi » de Silesius), même si je ne saurais dire précisément à quoi renvoie cette notion. Ou encore du côté du travail de l’analysant (comme il convient de dire pour celui qui « fait une psychanalyse »), expérience que l’on peut envisager comme un processus d’allègement, de décentration de soi.  

… et du côté de la poésie, surtout. C’est-à-dire, il me semble, comme une incitation, une invitation, pour moi écrivant, pour celles et ceux qui ensuite me lisent, à accepter cette part « d’autre » qui nous habite, à se laisser gagner par elle. Tandis que j’écris cela, des lectures me reviennent en mémoire (Levinas par exemple, mais je ne prétends pas pouvoir m’appuyer ici sur de telles références théoriques). Je songe aussi, tout simplement, à des rencontres vécues, à des liens d’affection et d’amitié, à des moments d’émerveillement (qui n’effacent pas les terreurs, mais qui ont bel et bien existé, qui le peuvent encore…), je me dis que c’est « pour cela » que j’écris.

Pour ce que la phrase de Porchia ouvre d’inexprimable (mais qu’il a tout de même tenté, avec ses mots, de nous suggérer), d’inépuisable, d’inatteignable sans doute, du fait même de notre condition d’homme : cela, libre, quelque part…

 

 

 

 

Aucun désaccord je pense, ni divergence ici entre nous cher Marc. J'envisageais vos vers cités plus haut à la mémoire d'une phrase célèbre de Bloy, dont je comprends que vous ne vouliez pas vous réclamer, mémoire personnelle et subjective qui n'engage ni ma conception du poème, si j'en ai une, ni n'entend piéger votre parole.

Désaccord peut-être maintenant, lorsque je suggère que nous pouvons faire une lecture métaphysique de votre poésie. C'est ainsi en tous cas que j'en aborde un versant. Vous semblez opposer au silence l'acte de naissance du poème. Avec cette nuance, quand vous dites :

 

 

du silence inviolé
personne ne serait
revenu

alors la main saisit
l'archet comme
on assume la naissance
comme on s'engage
jusqu'à l'extrême
du songe de vivre

 

 

Nuance qui établit que nous ne partons pas du silence mais que nous en revenons en ne le respectant pas. Serait-ce la fondation, à priori contradictoire, permettant le drame, ou le miracle, de la vie ? Et l'entendement du "vivre" ne peut-il s'approcher que par le contradictoire que permet le poème ?

 

J’ai parlé de la rencontre de « l’autre » dans le poème, cher Gwen, il serait malvenu que je la refuse ici où, généreusement, elle m’est proposée… Souligner telle différence de point de vue qu’il me semble percevoir dans votre question, ce n’est en rien, en tout cas, vous soupçonner de vouloir me « piéger ».

Je trouve passionnant ce regain de vie (là est bien l’enjeu) que rend possible pour le poème l’échange avec un lecteur, que ce soit dans un dialogue comme le nôtre ou dans d’autres occasions (comme, par exemple, une présentation dans une librairie ou une bibliothèque – j’en profite pour dire ici ma reconnaissance à quelques amis libraires et bibliothécaires, de Bruxelles à Tulle, de Bellac ou Tournai à Namur…). Oui, le poème est vivant, il est donc bien dans un mouvement, ce qu’il va perdre, ce qui va l’enrichir, ce n’est pas de ma volonté que cela dépend. Dans toute écriture, on prend ce risque, et cela est peut-être encore plus vrai pour l’écriture du poème.

Votre question me ramène à nouveau vers cette suite publiée il y a dix ans déjà (et donc écrite il y a plus de dix ans), ma surprise est donc double : celle de découvrir votre manière de l’approcher, celle qui me vient en la relisant.

Nous sommes toujours à l’écoute de cette très belle œuvre d’Henri Dutilleux (inutile de dire, je crois, qu’écrire dans l’écoute d’une oeuvre musicale ne signifie pas que l’on cherche à la décrire ou à l’ « illustrer » / développer ce point nécessiterait une trop longue digression, mais je peux renvoyer aux réflexions très éclairantes de Lorand Gaspar, entre autres à ce sujet, dans un livre qui représente une véritable balise sur mon parcours d’écriture : Approche de la parole suivi de Apprentissage, publié chez Gallimard en 2004).

Comment ai-je entendu en moi, à cette époque, les résonances de cette composition, quels fils conducteurs m’ont conduit ensuite à leur donner un prolongement dans une suite de poèmes ? Qu’ai-je « voulu dire »… car, bien sûr, à partir de l’impulsion initiale (venue de la musique elle-même, des mots qu’elle a enclenchés d’une manière qui devait beaucoup, dans un premier temps, aux processus inconscients), il m’a fallu structurer l’écriture du texte autour de quelques axes dont, peu à peu, je prenais conscience. «Vouloir dire » est en l’occurrence une formulation plus que discutable, mais je n’ai pas voulu la gommer, car elle indique bien je pense, honnêtement, la difficulté de l’élaboration d’un poème. Etonnons-nous, après cela, que si peu de poèmes nous satisfassent vraiment !  Car on ne cesse d’y marcher sur un fil, on ne peut s’y tenir en équilibre bien longtemps, lorsqu’il s’agit, selon les termes si justes de Jean-Pierre Lemaire, de ne pas substituer un sens voulu à l’amorce du sens offert.

Alors, ce silence inviolé / (dont) personne ne serait / revenu ? Après coup, et en me saisissant des termes que vous me tendez comme de perches, j’y verrais bien un drame, en effet, un nœud de contradictions, une tension qu’à sa manière le poème tend à « résoudre » (non pour l’annuler, mais pour la rendre vivable). Il n’y a pas de silence « pur ». Ou alors celui qui précède ou suit la vie de chacun, le silence d’un néant ?

Pour que quelque chose ait lieu, pour qu’une vie apparaisse (ou renaisse), il faut qu’une déchirure se produise, plus ou moins violente (dans mon texte, le glissement vers le mot « viol » me semble particulièrement dur). Il faut donc saisir (l’archet sinon le couteau ?), assumer la naissance (son « traumatisme » ?), s’engager jusqu’à l’extrême… ?

Le mot « miracle » que vous avancez (c’est bien dans un questionnement que vous le faites), je ne le récuse pas, même si je l’entends sans aucune connotation « religieuse ». Il faut bien quelque chose de « miraculeux » pour que la vie (et le poème) l’emporte, et même pour qu’elle reprenne, à chaque fois que, individuellement et collectivement, de nouvelles blessures lui sont infligées.

Si je reviens si souvent à des auteurs comme Henry Bauchau (qui se reconnaissait membre de ce qu’il appelait « le peuple du désastre »), Alejandra Pizarnik (pour elle, le « je n’en peux plus » l’a finalement emporté, et elle s’est suicidée), János Pilinszky ou encore Juan Gelman, c’est bien parce que ce sont des poètes qui  refusent le mirage de l’embellissement, de l’enjolivement, qui nous mettent notre nez dans…

Si le poème peut « célébrer » (mais oui !) la beauté du monde, la bonté possible en ce monde (et ce sont là des mots que je ne peux prononcer sans penser aussitôt à Primo Levi ou à Robert Antelme, qui les ont utilisés en sachant très bien de quoi ils parlaient, à quoi surtout il leur a fallu les arracher), c’est seulement, de mon point de vue, à la condition de ne pas dénier les réalités les plus sordides, les plus inhumaines, les plus insoutenables. Il s’impose même – je parle toujours, bien entendu, à partir de mon propre « angle d’inclinaison » (Paul Celan) -  que le poème, avec obstination, rappelle ces réalités, s’y arc-boute en quelque sorte, sans quoi il ne serait plus qu’un camouflage, qu’une imposture.

Qu’un « chant » puisse naître dans de telles conditions, oui, cela tient du miracle ! Pas étonnant alors, qu’au chanteur il arrive bien souvent de balbutier, de bégayer. Qu’à la mélodie, il arrive fréquemment de venir buter sur un amoncellement de dissonances, d’être frappée par la violente irruption des timbales ou des cuivres criards. Je me permets de terminer cette réponse (pas trop embrouillée j’espère) par une auto- citation de Table simple, à paraître très prochainement chez Rougerie :

 

chantonner – bercer le
bercement qui manque

chanter par défaut

c’est chanter tout de même   

 

 

 

 

 

On croise, dans toute votre poésie, la récurrence des mots "silence", "rose", "givre", "étoile", "paume", "neige". Forment-ils des amers - comme des standards, vous pour qui la musique semble être consanguine au poème -  au travers desquels se tisse l'aventure exploratoire du poème ?

 

Oui, certainement, ma poésie se tisse autour de quelques standards, selon le terme que vous utilisez (et qu’on utilise en effet en musique, et surtout pour le jazz). D’autres listes de mots que j’emploie fréquemment pourraient s’y ajouter (je pense entre autres, précisément au vocabulaire lié à la musique, mais aussi à tout ce qui a rapport aux oiseaux, ou encore à ce qui concerne le thème « maternel »…), mais la récurrence des mots que vous utilisez est indéniable.

Ce sont évidemment des mots à forte charge symbolique et le danger existerait d’en abuser, dans la perspective d’une poésie idéalisée, idéalisante, dont je tiens – de plus en plus nettement sans doute – à me démarquer. Mais, bien entendu, la rose, le givre, la neige… pas question pour autant de les évacuer avec l’eau du bain, pour paraphraser une expression bien connue ! Et d’abord parce que j’ai, avec ce que ces mots « recouvrent » comme on dit, un rapport très « réel », très concret (sans cela, l’imposture ne serait pas loin). Ainsi ces roses que, lorsque j’avais un jardin, j’allais regarder, humer, le matin (l’herbe encore mouillée par le givre…), dont je cueillais souvent l’un ou l’autre bouton pour les déposer ensuite à l’intérieur (je faisais cela aussi pour le chèvrefeuille, dont j’aime tellement le parfum).

Dans la tradition poétique, les roses ne manquent pas non plus, évidemment, et pas uniquement d’une manière qui relèverait de la mièvrerie. Ainsi, dans la célèbre épitaphe de Rilke, à laquelle j’ai fait allusion plusieurs fois dans des poèmes (et encore récemment) : Rose, ô pure contradiction, volupté de n’être / le sommeil de personne sous tant de paupières (traduction de Maurice Betz). Rilke, rien que pour ces deux vers-là ! Mais pas vraiment rien que pour eux, bien entendu… Mais précisément, Rilke, c’est aussi ce lyrisme dont on sait comment l’après Auschwitz a été amené en quelque sorte à le déconstruire…  Plus question de pure célébration de la beauté, impossible de détourner les yeux des crachats (et c’est peu dire encore) qui dégoulinent de sa statue. On sait ce que Celan, rageusement, mais aussi dans l’intensité de la volonté de vivre en homme qui, malgré tout, était la sienne, ce que Celan donc a fait des jolies roses de Verlaine : Quand, / quand fleurissent, quand, / quand fleurissent les, / flhuerissentles, oui, les, / roses de septembre ? // Hue -  « on tue » - Mais quand ? (traduction de Martine Broda).

On pourrait parler longuement (et certains sont plus qualifiés que moi pour le développer de manière théorique) de la difficulté aujourd’hui de proposer une poésie (ou une musique ou une peinture) qui serait d’emblée harmonieuse, fluide, sans heurts. Non, de nos jours, c’est à partir des miettes, sinon des décombres, qu’il nous faut tenter quelque chose,  nous mettre en quête, encore, d’un possible (sans quoi c’est le désenchantement sans merci, l’effondrement irrémédiable et il me semble essentiel, vital, de résister aussi à cette pente-là).

Je prendrais bien, une fois encore, des exemples du côté de la musique. Dans cette manière dont Britten, dans son très beau Lachrymae pour alto et orchestre, laisse entendre, tout à la fin, le thème (emprunté à Dowland), que le début du morceau, tout en fragmentations, en éclats, laissait à peine deviner. Ou chez Berg, dans cet exemple auquel je ne me lasse pas de revenir, celui de l’air de Bach qui vient, miraculeusement, se déposer à la fin de son concerto pour violon, comme si ce thème, et toute l’œuvre avec lui, était gagné sur le chaos.

C’est alors le chant tout de même qui vient, qui advient, qui revient – et c’est comme si on en savait alors le prix, mieux que jamais. Un apaisement, provisoire, fragile, mais profond, comme une profonde respiration que l’on reprend.

Ma réponse devient un peu longue il me semble. Je ne peux pas développer chacun des mots que vous relevez. Mais la paume, tout de même (ou l’épaule, qui revient assez souvent aussi, je crois).

Pas seulement le symbole, ou l’idée, mais aussi sa réalité très sensible : ce toucher, cet effleurement d’un recevoir ou d’un donner sur la peau, ou alors cette main sur l’épaule, paternelle ou amicale ou encore, amoureuse, cette tête dans le creux du cou…

Une dernière chose encore. Certains mots, je les ai utilisés surtout en rapport avec les marches que je faisais, dans la campagne (et qu’il m’arrive encore de faire, mais plus rarement) ou à partir du travail dans mon jardin. Mais à présent, je suis revenu habiter en ville (même si c’est une ville, Namur, qui n’est heureusement pas trop grise ou terne, car elle a ses collines, sa rivière, son fleuve), comme mon enfance avait eu la ville (Bruxelles) pour cadre.

Mon vocabulaire poétique s’en trouve influencé. Mais pas seulement à cause de cet aspect personnel, anecdotique si l’on veut, de mon retour en ville. Mais aussi parce que la ville me confronte précisément à une situation plus mélangée, moins « pure », celle de la beauté et celle de la crasse, le chant du merle le matin et la violence des klaxons, et les palissades couvertes de tags (et une beauté peut s’en dégager aussi, même si parfois elle provoque, ou, carrément, saccage).

D’où ces rhapsodies que j’ai écrites (la première en 2007), fruits, notamment, de quelques voyages que j’ai eu la chance de faire (Mexique, Rwanda…) et de rencontres avec « l’étranger », grâce auquel, même si ce n’est pas toujours facile, nos standards sont, heureusement, bousculés, mis en question, remis à neuf…

 

 

 

 

Vous parlez de la statue lyrique de Rilke, déconstruite et couverte de crachats, de la défiguration des roses de Verlaine par Celan. Ces réactions poétiques violentes appartiennent à l'histoire du XXème siècle, et la réalité de pogroms, si elle fut sans précédent pour les juifs au niveau de l'ampleur par la machination nazie que permettait le progrès, ne fut pas sans précédent dans l'Histoire elle-même. Cela n'a jamais mis fin au lyrisme, ni à la pure célébration de la beauté. Tous les poètes qui prennent la parole ont en commun la condition humaine, même si la réalité concrète de cette condition ne s'incarne pas de même pour tout le monde, sur le chemin, même pour Rilke, même pour Verlaine, même pour les auteur d'églogues, il y eut la torture de la contemplation des abysses, il y eut, éprouvée dans leur chair spirituelle ou mentale, l'étreinte mortifère du Mal. Cela doit-il mettre un terme à la Joie, ou à sa quête, cela conduit-il à sa nécessaire mise en sourdine, et, si oui, ne serait-ce pas alors une victoire absolue du Mal sur le Verbe, sur la Vie ?

 

Cher Gwen, j’ai envie de vous répondre sans tarder, et, si possible, brièvement. Non parce que je veux écarter ou minimiser votre question, mais simplement parce que je crois que quelques nuances par rapport à ce que j’ai déjà dit, clarifieront la réponse (la tentative de réponse) qui est la mienne.

Nuance d’abord en ce qui concerne ce crachat sur la statue. Je pensais plutôt à la statue de la Beauté, une beauté avec un grand « b » (mais vous voyez que je le lui retire), et posée sur un socle qui la protégerait de la boue dans laquelle il nous arrive si souvent de patauger. Nuance aussi pour dire que,  en  parlant de l’ « après-Auschwitz » (allusion aux débats soulevés entre autres par Adorno), je ne veux en rien affirmer que la violence est seulement le fait de notre époque. Je vous rejoins : elle est inhérente à notre condition, à ce que nous sommes.

Si je me suis exprimé moi-même avec une certaine violence, c’est à moi d’abord que je l’adresse. Contre ce qui pourrait, dans une poésie qui se laisserait aller à poétiser,  chercher  à masquer un « vivre difficile » que je crois pourtant connaître – et que tant de gens, ici et ailleurs, connaissent bien plus dramatiquement que moi. Violence aussi d’une révolte, car rien à mes yeux ne peut « légitimer » l’injustice qui prévaut  dans la « répartition » du malheur.

Mais à partir de là, je ne prétends rien interdire (et surtout pas qu’il puisse exister, sinon une joie, du moins quelque chose comme des minutes heureuses, pour emprunter l’expression de Georges Haldas), rien proclamer de définitif (et surtout pas que seul le malheur est vrai).

J’ai même réhabilité, dans mon propre parcours de vie (et l’écriture essaie d’en témoigner), le mot « espérance », selon la « définition » que j’en ai donné précédemment… Et qui est bancale, évidemment. Mais juste, si le poème, sans se trahir, peut en répondre…

 

 

 

Dans Soupirail d'enfance, publié par les éditions Rougerie, vous parlez du poème en ces termes : " que sait-on du poème sinon / qu'il est ignorance."

Si le poème est ignorance, est-il un vecteur de connaissance du monde, vecteur... ignoré, particulièrement par cette époque qui est la notre ?

 

Le poème, Gwen, que vous citez, n’est lui-même qu’une suite de questions que je (me) pose. C’est le mois de novembre, mois de naissance (en ce qui me concerne) et de mort, qui a enclenché ce texte assez tendu, où je parle, entre autres, d’une douceur désirée en vain et d’un massacre dont il aurait fallu sauver « l’enfant » ; où « de quoi ?», « à qui ? » et « quel nom ? » sont des interrogations  laissées sans réponse. Alors, effectivement, le poète, l’homme ne sait pas, ne sait plus, le doute se fait oppressant.

Mais, paradoxalement, le poème affirme tout de même quelque chose : c’est qu’il est l’ignorance  et la fête de ce jour – et que ce jour n’en est qu’un parmi les autres. Comme s’il s’agissait d’accepter une ignorance mais, à partir de cette acceptation, de faire du présent vécu une fête – c’est-à-dire peut-être – « tout simplement » - un jour à vivre.

Je suis retourné aux deux poèmes qui précèdent celui que vous citez, puisqu’il s’agit d’une succession de trois textes portant le titre Ephéméride. Le premier évoque János Pilinszky, qui était né le 27 novembre 1921 et il y est fait appel à une migration dans le corps / de ce qui est. Le second rappelle l’enterrement du poète Marcel Hennart (novembre 2005) et il y est question de ce que le poème restitue aux vivants.

Ainsi, je suis frappé après coup, et grâce à vous qui me replongez dans mes poèmes… et dans mon ignorance, de voir qu’il s’y dégage tout de même une certaine (re)connaissance de la vie : ce qui est / ce que l’on restitue au vivant / la fête du jour.

Décidément, si vous me permettez cette petite allusion à un grand mystique (Juan de la Cruz), pour aller où il ne savait pas, le poème est allé par où il ne savait pas.

 

 

 

 

Le poème, pour le dire tel que je comprends votre réponse, vit sa propre vie à travers l'existence des êtres à son écoute, et de même qu'elle peut inspirer le poète, elle peut aussi en inspirer le lecteur. Evoquer des paysages insoupçonnés, lui permettre de participer à la beauté. Ouvrir aussi des gouffres à sa conscience. Dans Soupirail d'enfance, nous lisons ceci :

 

 

Oui ou non -
le reste :
mascarade
vomissure pour les tièdes !

oui ou non -
ceci n'est
pas une question
pas un poème

ceci est
l'immanence d'un corps
une musique
versée comme le sang

 

Si cette parole n'est pas poème, qu'est-elle alors ? Et quels sont les enjeux si elle n'est pas poème ?

 

« Le poème vit sa propre vie à travers l’existence des êtres à son écoute » - je n’ai rien à ajouter à cela, cher Gwen, sinon vous remercier pour votre propre écoute, pour cette reformulation dans laquelle je me retrouve parfaitement.

J’en viens à ce poème que vous citez entièrement et qui est extrait du cycle Pour voix de femmes écrit, entre autres, à la mémoire d’Alejandra Pizarnik. Quelque chose de très intime (mais pas seulement pour moi je pense…) est en jeu dans ces textes. Du côté de femmes en souffrance, de leurs cris, du côté de cette douceur qu’elles peuvent donner (qu’on me comprenne bien : je me situe ici loin de tout cliché), d’une douceur qu’elles ont (ou auraient eu) besoin de recevoir, aussi…

Tout cela, le poème l’a entendu comme un remuement dans le ventre, là où sont les cris, les peurs, là où les désirs se font brûlants, où ils se consument quelquefois.

Alors ce poème a jailli comme une rage contre tout « discours poétique » qui chercherait à entendre de telles voix sans en être (trop) dérangé, … qui ne serait finalement qu’une façon de les étouffer. Ce que j’ai écrit est violent, à la mesure des questions que j’ai à me poser moi-même sur ce que j’ai été capable d’entendre… et de ne pas entendre dans la souffrance des autres. Je me souviens qu’écrivant ces poèmes, j’avais été relire, très ému, des lettres que m’avait adressées Mimy Kinet (amie proche, décédée en 1996, poète publiée à l’époque par l’Arbres à Paroles), et aussi un long courrier de Fernand Verhesen à propos d’Alejandra Pizarnik (dont il avait traduit et publié des poèmes au Cormier, qu’il avait hésité à aller rencontrer lorsqu’elle séjournait à Paris – finalement cela ne s’était pas réalisé). Je retrouve ce courrier, j’y lis : (…) l’offre du poème se détruisait selon l’effet de son propre don. Rupture absolue, il ne laissait aucune chance à la blancheur de la page à jamais blessée. L’écriture ne pouvait miser  que sur le silence aveuglant d’une parole foudroyée.

Alors, il me semble que tout autre commentaire serait scandaleux, qu’il faut pouvoir entendre que rien  (pas même le poème…) n’a pu sauver cette femme de l’inexorable.

Oui ou non ? Question de vie ou de mort, on ne badine pas avec cette question lorsqu’elle est posée. Bien sûr tout poème, tout poète ne mettent pas devant des enjeux aussi dramatiques. Et il ne s’agirait pas de se complaire (cela aurait des relents un peu trop romantiques) dans une désespérance qui, seule, serait capable de donner de « beaux poèmes ».

Mais savoir écouter jusque là, oui, ces voix qui témoignent d’un effondrement personnel (ou collectif), être soi-même, simplement, modestement, à leur écoute, sans rien prétendre « expliquer » de ce qui rend possible que nous, nous soyons, malgré tout, des survivants.

 

 

En 2012 parait, chez Rougerie, Quelqu'un a déjà creusé le puits, recueil qui débute par les vers célèbres de Patrice de La Tour du Pin : "Tous les pays qui n'ont plus de légende/seront condamnés à mourir de froid...", vers "qui ne condamnent que leur propre imposture" dites-vous ensuite.

Leur propre imposture ?

 

Quelqu’un a déjà creusé le puits commence par une suite  intitulée Fragments d’un prélude inachevé et qui a été écrite sous le signe  - mais aussi en quelque sorte en réplique – des deux vers de Patrice de la Tour du Pin. Ces deux vers, je les ai en effet en mémoire depuis l’adolescence, je les sais « par cœur ». Ils sont naturellement venus comme le point de départ  - et même le seul possible sans doute – pour un texte que m’avait demandé notre ami Jean Maison, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du poète.

Car des certitudes de mon adolescence (de celles du moins que je croyais pouvoir proclamer pour esquiver ce qui me taraudait), de ce qui aurait pu m’accorder avec les convictions de Patrice de la Tour du Pin, il ne me restait autant dire rien. Rien, sauf que ces deux vers résonnaient toujours avec force en moi. Rien, sauf que relisant l’ensemble de ce Prélude à La quête de joie et d’autres de ses poèmes, je pouvais y entendre quelque chose, me sentir invité à cette écoute dont nous avons déjà parlé, sans devoir nier pour autant ce qui, dans le ton des poèmes ou l’idéologie qui les sous-tend, m’était devenu étranger.

Ecoute. C’est le mot qui convient, plus que jamais. Car, tournant (ou plutôt, laissant tourner) ces vers de du Pin, longuement, dans ma tête, je n’ai plus eu, un jour, qu’à jeter sur le papier les deux vers qui m’ont été « donnés » et qui ont enclenché, comme naturellement,  la suite (en prose) de mon propre poème. Et je suis resté stupéfait lorsque j’ai remarqué et vérifié (en comptant sur mes doigts, comme un débutant !) que ces deux vers initiaux comptaient dix pieds,  très exactement comme ceux de du Pin : tout ne tient que par ce qui le défait / et d’abord la légende de soi-même

La suite du poème pouvait s’écrire, dans une sorte de contrepoint avec celui de du Pin, comme un prélude, en ce qui me concerne, bien sûr inachevé et bien sûr en fragments. Les vers qui ne condamnent que leur propre imposture, ce sont donc les miens, non ceux de du Pin. Les miens, sans doute plus dans ce qu’ils contredisent que dans ce qu’ils disent, s’ils se prétendaient porteurs d’une affirmation, d’une vie qui se définirait comme sûre de son importance et de la trajectoire qu’elle se donne. Mais non s’ils se reconnaissent traversés par ce qui leur échappe, guidés (si l’on peut dire) par des forces contradictoires et cela jusqu’au naufrage. Non s’ils s’inscrivent dans la perspective ouverte par Porchia – voilà encore quelques mots que j’ai tellement laissé tourner en moi, que je les connais désormais par cœur : Comme je me suis fait, je ne me referais pas. Peut-être me referais-je comme je me défais.

Je pense qu’on peut l’entendre autrement que comme une défaite…

 

 

 

Dans votre livre Dans l'oreille profonde paru au Taillis Pré, vous écrivez - j'extrais d'un poème qui marie le vers et la prose ce fragment - "sur la table trônait quelque chose d'invérifiable et tout autour il n'était pas question du poème mais seulement de vivre, de la somme des malheurs et des bonheurs, d'un fait divers et du salut de son âme".

Je comprends votre utilisation du mot poème, ici, comme la chose écrite. Mais, le poème, que l'on pourrait écrire le Poème, comme nous l'entendons dans Recours au Poème, n'est-ce pas, justement, vivre, la somme des malheurs et bonheurs, le salut, mot que vous employez maintes fois au cours de ce beau livre, bref, non pas la littérature, mais le vivant ?

 

Ce à quoi le texte fait allusion ici, c’est à la discussion autour du poème plus qu’au poème proprement dit. Et ceci d’ailleurs, sans mépriser le moins du monde le fait de parler du poème, ce que nous sommes d’ailleurs en train de faire. Mais il faut à un moment pouvoir passer à autre chose, où le poème n’est pas / où on pourrait croire qu’il n’a pas sa place, mais où il la prend peut-être quand même…  Je vais expliciter mes propos, qui doivent paraître un peu énigmatiques.

Il faut remettre mon poème dans son contexte, celui d’un voyage au Mexique, en octobre 2006, dans le cadre de la Encuentreo de Poetas del Mundo latino. Je venais précisément, en compagnie du poète colombien Juan Manuel Roca, de vivre un très bel échange avec des étudiants, dans une Université, à San Luis Potosí. Après la rencontre, avec le chauffeur du minibus qui devait nous ramener au centre ville, avec Juan Manuel Roca et deux ou trois autres personnes, nous nous sommes arrêtés dans un petit bistrot, pour partager la tequila et écouter les disques de musique populaire que mes compagnons mettaient dans le vieux juke-box.

Je raconte ce moment, que j’avais trouvé particulièrement chaleureux, sur une des pages de ma rhapsodie (c’est-à-dire pour moi, une suite de poèmes où peuvent prendre place de la narration,  l’évocation d’événements de l’histoire ou de l’actualité, des anecdotes, dans un type d’écriture poétique assez libre, peu conventionnel). Et dans la composition de cette rhapsodie (je garde le mot qui m’est venu, composition, qui est musical aussi), ce récit s’est mêlé au souvenir d’une page de Pessoa, où il question d’un chanteur et d’une petite extase de coin de rue.

Ne parlant pas du poème, nous étions bien, dans ce bistrot, en train de vivre un de ces moments où le poème s’enracine… c’est pourquoi j’ai voulu en garder la trace dans un poème ! Ma formulation est un peu tarabiscotée, je le crains, alors qu’il s’agissait de la chose la plus simple.

Tout simples aussi, ces mots avec lesquels Pessoa, toujours dans ce passage du Livre de l’intranquillité, touche peut-être bien ce qui fait le cœur de la poésie : La chanson disait, d’après ses phrases voilées et sa mélodie, si humaine, des choses qui se trouvent dans l’âme de chacun de nous et que personne ne connaît.

 

 

Nous voici, cher Marc, au terme de notre entretien, où nous avons abordé le poème par vos propres poèmes, à travers certains de vos recueils, et par votre vision sur la poésie. Terminons par là où nous avons commencé. " Il se peut qu’aujourd’hui – et ceci est plus qu’une boutade -  je devienne enfin un vrai débutant…", c'est ainsi que vous acheviez votre première réponse à cet entretien. Vous publiez bientôt un nouveau recueil chez Rougerie. Qu'est-ce que le vrai débutant à appris, a à transmettre à travers ce nouveau livre ? Pouvez-vous nous le présenter ?

 

Merci, cher Gwen, de me permettre de terminer en « rebondissant », comme on dit aujourd’hui, sur ce qui était en effet, au début de notre entretien, plus qu’une boutade de ma part.

C’est vrai, je crois, et de plus en plus, que l’écriture, à chaque livre nouveau, à chaque poème nouveau, est une prise de risque, une aventure. Que, à chaque fois, on se lance dans cette aventure sans savoir où elle va nous mener, qu’on ne le découvrira, progressivement et jamais totalement, qu’après-coup. A travers notre propre regard rétrospectif sur ce qui s’est écrit, et, bien sûr, à travers le regard des autres, sans lequel le poème serait rapidement réduit à l’état de lettre morte…

C’est d’autant plus vrai sans doute pour ce prochain livre, Table simple, et je remercie très vivement Olivier Rougerie d’avoir accepté de partager avec moi cette aventure.

Ce que j’ai appris, ce serait peut-être de contrecarrer un peu moins cette traversée de l’incertitude qu’exige l’écriture. Que je pouvais, par exemple, écrire un ensemble comme la partie Thème et variations qui figurera dans ce prochain livre, oser ce travail sur les sonorités et les associations qu’elles provoquent, me laisser mener jusqu’à l’invention du mot sur lequel il se termine (et cette « chute » du texte m’a alors étonné et ému). C’est comme un débutant que j’en suis arrivé à écrire, directement sur place, à Kigali (merci encore, de tout cœur, à ceux qui m’y ont accueilli), à deux reprises, des textes à la fois simples dans leur énoncé et complexes dans ce que j’oserais appeler leur contrepoint. Que j’ai pris le risque de n’en dévoiler la portée (et d’abord pour moi-même, une fois de plus), qu’une fois l’écriture des poèmes terminée, au travers d’une note extraite de mes carnets personnels, rédigée à mon retour et publiée dans le livre, à la suite des poèmes (et non pas, ceci est délibéré, pour les introduire).

C’est ainsi encore, dans cette expérience, dans cet apprentissage toujours renouvelé, que je n’ai adopté  le titre et écrit la dernière partie du livre qu’après avoir été accueilli à …la table simple d’une amie et avoir partagé avec elle une balade d’automne dont on trouve les traces dans cette section appelée Insistances.  Comme si dans la récapitulation que cette suite mettait en œuvre, je déchiffrais un peu l’itinéraire que j’avais suivi, le retour où vivre s’invente.

Autrement dit, avec ses aspérités et ses inachèvements, ce livre a été écrit, peut-être  plus encore que les précédents, au beau milieu de ce que j’appelle le chantier de vivre. C’est peut-être pour cela qu’il m’a fait, à la fin, le don  de ce que je n’aurais osé espérer (vu la dureté tout de même de beaucoup de ses pages) : le mot possible. Il ne m’appartient pas. Il est écrit dans le livre, et le livre est déposé sur la table, notre table…

 

 

Merci cher Marc Dugardin.

 

 

 

 




Frédéric Boyer, Dans ma prairie

Frédéric Boyer a déjà publié des poèmes, des essais, des romans, une édition de la Bible, traduite par des exégètes et des écrivains complices, qu’il a réunis pour une publication mémorable chez Bayard. Le voici dans un long texte, sous-titré Western. Le voici dans une prairie de l’ouest, que nous connaissons tous, même et surtout si nous n’avons jamais quitté les lieux de la petite enfance et ses jardins. Le voici dans son instant d’ipséité (je m’en explique sous peu), dans l’éternel instant de l’appropriation pure de la vie même, le voici sur la frontière ouest de l’Eden, au bord de la grande aventure, au lieu des commencements : au western.

Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.

Chacun a dû connaitre cela, entre quatre et six ans, ce moment lumineux et douloureux où le « soi » émerge d’une relation fusionnelle avec la nature. Un jour, vous constatez que l’arbre n’est pas vous, que vous le regardez, que votre consistance s’affirme hors des fusions. Le plus étrange est que cette ipséité revient. Elle revient un matin à Georges Haldas, alors qu’il traverse, comme tous les jours, la petite place de Lausanne et s’en va écrire au café. Elle revient au Julien Green mûrissant, sur les bords de la Seine. Tout à coup la place suisse ou le fleuve parisien retrouvent une consistance extraordinaire. Ils existent pour que Green ou Haldas savourent leur propre existence. Pour le grand écrivain qu’est Boyer, l’affaire se joue dans la prairie.

Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.

La métaphore de la grande plaine herbeuse n’est pas neuve. Tant mieux. On y rencontrerait Walt Whitman : « Quand vous vous abattez sur moi, moments naturels, c’est tout de suite, c’est maintenant, / (…) /donnez-moi la vie à cru et saignante (Feuilles d’herbe). On y rencontrerait Cooper mais aussi les cow-boys. Plantés sur les chevaux qu’ils ont domestiqués, ils traversent la sauvagerie de la prairie. L’évangile de Marc le suggère : l’humain siège entre l’ange et la bête (Mc 1, 13b), mais ici, dans la chevauchée des mots, le poète traverse la prairie sauvage. C’est elle qui accouchera de l’ange et qui fera de lui un homme. Dans cette chevauchée, Boyer nous emporte.

Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.

Frédéric Boyer ne circonscrit pas son domaine intérieur. Il est aussi bien seul comme un petit scarabée noir, qu’agrandi et enivré d’espace, au point de disparaitre dans l’immense. Son livre est ample (quoique court), lumineux (quoique gorgé de mystère), superbement écrit (quoique voué à l’oralité). Sa prosodie de poète vous tient la main. Sa prairie devient vôtre et elle donne, sinon des raisons de vivre, au moins le sentiment intense d’être vivant.

 




Sergeï Essenine, Journal d’un poète

 

Dans son introduction-analyse à l’œuvre complète de Vélimir Khlebnikov, Youry Tynianov disait ceci : « Sa biographie ne doit pas écraser sa poésie. Il ne faut pas se débarrasser de l’homme au moyen de sa biographie. »

Dans un pays qui, malgré les violents soubresauts de l’histoire qu’il connaissait, adorait les poètes, Sergeï Essenine fut admiré, il connut la gloire, l’exaltation des succès. Par-delà ce vernis, cette croute, il faut revenir à la chair. A l’homme-poésie. A sa vie-poème.

 

Ne m’en veuillez pas, c’est ainsi !
Je ne barguignerai pas avec les mots :
Elle est alourdie, affaissée,
Ma jolie tête dorée.

(p. 91)

 

Ce qu’Essenine appelait son « journal » c’était ces poèmes. Quoi d’autre en fait serait-on tenté de dire ? Que pourrait bien écrire au jour le jour un poète en dehors de poèmes ? Pour ce faire il faudrait qu’il sorte de son « état de poésie », pour reprendre la belle expression de Georges Haldas. Exprimée dans un langage non usuel la vie du poète est entière, et plus véritable, dans le flot de son verbe.  Ni bio ni autobiographie, le poème est la lave bouillonnante, parfois obscure, insondable, de la vie sous la croute du temps évident, historique, chronologique.

 

Câliner et déchirer, c’est le lot du poète,
Un sceau fatidique qu’il porte en lui.
Moi j’ai voulu marier sur terre
Rose blanche et crapaud noir.

Inconciliables, irréalistes – mettons !
Ces ambitions des années roses.
Mais si en mon âme nichèrent tels démons,
Disons que les anges l’habitèrent aussi.

(p.121)

 

 

Il n’y aurait pas que convention facile et lieu commun dans ce présupposé que l’âme russe serait portée aux extrêmes. En vérité il paraît plus juste de dire qu’elle est constamment en équilibre entre deux extrêmes, prise dans les convulsions comme un funambule qui courrait sur un fil tranchant surplombant un abime. Ascèse et retrait du monde / folie-en-Christ et invective au monde, liberté insoumise, totale, rougeoyante et chaotique mais fraternelle / liberté soumise, humiliée, contrite assujettie à un pouvoir tout puissant, à la « botte souveraine de la réalité » (sic) dixit Trotsky… 

La torche poétique Essenine se sera consumée en un rien. 30 ans. Bouleversant le temps, son temps.
1895 – 1925. Incandescent, son verbe l’aura porté sur la flamme historique la plus incandescente de l’histoire de son pays.

 

Comme le phalène je vole droit au brasier
Et baise l’incandescence.

(S. Essenine)

 

Brûlé. Et pourtant, jusqu’à sa fin précoce il garda le beau visage lumineux qui lui valut tant de succès auprès des femmes. Consumé. Intérieurement. Dans l’âme.

Marié cinq fois, il épousa la célèbre danseuse Isadora Ducan, parti avec elle aux Etats-Unis mais refusa d’apprendre l’anglais, comme tout autre langue étrangère, pour ne pas prendre le risque de « polluer » la sienne, sa langue-de-vie poétique. Fuyant « l’occident de cauchemar », revenant dans sa chère Rus’ il se sentit « étranger en terre étrangère », sentiment si bien partagé par les poètes russes. C’est dans la langue qu’il se sentit toujours chez lui. Dans le slovo, le verbe russe, celui dont Ossip Mandelstam (avec qui Essenine partageait le même livre de chevet « La Geste du Prince Igor », légende du XIIe siècle) disait qu’il est la vraie patrie de l’homme russe. 

Essenine, Poète-paradoxe qui tout en « révolutionnant », ornait ses poèmes de mots populaires ou rares (slavon liturgique, références au légendes populaires, aux épopées mythico-historique).  Il fut parmi tant d’autres de son temps le chantre d’un renouveau qui serait total et pourtant relié à la vie la plus ancestrale. De ces modernes qui ne furent jamais ni modernistes ni contemporains, tel son ami  André Biély qui acclamait la victoire des Bolcheviks au cri improbable de : Hristos voskressié ! « Christ est ressuscité ! » Tous étaient persuadés, de tout cœur, que le verbe russe, jonction fulgurante entre Orient et Occident, avait, par-delà les violences, les larmes et la mort portés par les vents noirs de l’Histoire, un destin messianique de lumière et de paix :

 

L’heure de la transfiguration a sonné ;
Il descend, l’hôte lumineux,
De sa longanimité crucifiée
Arracher le clou rouillé.

Au matin et à mi-journée
Dans un roulement de tonnerre
Il remplira nos heures
A pleins seaux, de lait mousseux.

(Transfiguration, novembre 1917, p.173)

 

Essenine  venait du fond de ce que l’avant-garde éclairée d’alors pouvait considérer comme étant la part la plus arriérée  du peuple Russe. Né dans un village du Nord, dans ce qui fut la patrie des premiers grand-princes de la Rus’. Elevé par des grands-parents Vieux-croyants. Paradoxe, toujours. Ces schismatiques considérés comme d’effroyables rétrogrades conservateurs étaient aussi l’une des fractions les plus rebelles du peuple russe. C’est chez eux que se conservent les contes, les chants et les rites de la plus ancienne mémoire. Mais celle-ci côtoie la passion des plus pointilleux débats théologiques autant qu’un sens non réfréné de l’ivresse et de la joie festive. 

Passant de la foi des Vieux-croyants à l’athéisme tonitruant, la poésie d’Essenine garda toujours, néanmoins, un climat nostalgique qui prenait sa source dans cet écart, dans cet isthme béant de l’âme et de la langue russe.  En 30 courtes et fulgurantes années, bourlinguant, toujours en mouvement, combien de vies a-t-il vécu ? Et pourtant, l’unité  d’une seule vie poétique.

 

Il a beau écrire en 1923 :

 

Un beau gâchis en vérité !
Du gâchis, il y en a dans la vie.
Avoir cru en Dieu, j’en ai honte.
Ne plus croire m’est non moins amer.

    

En 1924 il s’afflige dans Retour au pays, de retrouver le village natal modifié par les nouveaux dogmes, les insoumis Vieux-croyants mis au pas, Lénine en calendrier à la place des icônes et ses sœurs ânonner Marx et Engels comme dans un vieux missel.  Lui qui, malgré les désaccords et les ruptures, considéra toujours comme un maître l’étrange Nicolas Kliouev, poète et pèlerin va-nu-pieds qui propageait, en guenilles, la vieille-foi et sa poésie cosmogonique sur les places et les marchés. Kliouev fut d’ailleurs l’un des derniers à qui Essenine rendra visite en 1925, peu de temps avant son suicide (prédit dans ce vers de 1916 : « en une verte soirée, sous la fenêtre à ma manche je me pendrai»).

 

 Jusqu’à l’extinction de sa flamme, les livres de chevets d’Essenine  furent la Bible (Isaïe en particulier)  La Geste du prince Igor et Le Livre de la Colombe (long poème cosmogonique d’Abraham de Smolensk inspiré d’une Apocalypse apocryphe très populaire). Enserré dans les cordes d’airain d’une époque violente où toute conviction, toute espérance était mise sens dessus dessous, l’enfant-poète de l’antique Russie kiévienne, paysanne et cosmique, s’est tôt essoufflé. Le poète-paradoxe finalement, se prend les pieds dans son propre tapis, tissé de rêves et d’orgueil, lorsqu’il dérive sans cadres à déborder, sans frein à ronger. Ne retenant de la Révolution et de ses contraintes politiques que l’irrationnel et le mystique, comment aurait-il pu s’insérer dans l’industrieuse mécanique de l’asservissement social et économique ? Le progrès avait pour lui le visage utopique de L’Inonie, le « pays d’ailleurs » non le mufle d’une contrée planétaire de technocrates uniformisés.  

 

Ne plus aimer ni la ville, ni mon village
Comment le souffrirais-je ?
Je largue tout. Me laisse pousser la barbe.
Et je vais bourlinguer en Russie. 

J’oublierai livres et poèmes,
J’irai le ballot sur l’épaule
Au noceur dans la steppe, on le sait
Le vent fait fête comme à nul autre.

(p. 91)

 

Vœu pieu. Sans perdre la vie, le poète ne peut abandonner la poésie qui est sa vie. C’est sans doute, dans ce moment de tension suspendue, dans ce doute suprême qu’Essenine retrouve le mieux les plus belles expressions de ces anciennes contemplations. 

Ainsi, tout est loin d’être également admirable parmi les vers d’Essenine et la critique de Gérard Conio à propos de sa poésie porte toujours : 

« Au fond, Essenine ne brillait ni par la nouveauté, ni par le modernisme, ni par l'originalité... Il brillait par le ton émotionnel de son lyrisme. Une émotion naïve, immémoriale, et c'est pourquoi extraordinairement vivante et spontanée, voilà sur quoi Essenine s'appuyait. Tout le travail poétique d'Essenine consistait à chercher sans cesse des ornements pour cette émotion pure.  La personnalité littéraire d'Essenine s'est dilatée jusqu'aux limites de l'illusion. Le lecteur se comporte envers ses poèmes comme envers des documents, comme envers une lettre qu'il recevrait d'Essenine par la poste. C'est certainement fort et nécessaire. Mais c'est aussi dangereux. Une désintégration peut se produire, la personnalité littéraire fuyant les vers pour vivre à côté d'eux, et les vers abandonnés avouant leur pauvreté. » (1)

On peut, toutefois, la trouver fort sévère au regard de la sincérité qui irrigue la poésie de Sergueï Essenine, sincérité la plus haute qui finalement surmonte et unifie ses apparentes contradictions, qui célèbre, dans une alchimie dont les incertitudes et les flottements font la force, les noces enfin consommée de la « rose blanche et du crapaud noir ».

 

 

 (1) Gérard Conio, Le futurisme et le formalisme russes devant le marxisme, pp. 84-85, L'Âge d'Homme, 1975