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Andrée Chédid, Rythmes

La jeunesse, les mouvements, l'exil, les voyages, la voix, les métamorphoses, la liberté, les rythmes : la vie. C'est bien une ode à la vie à laquelle nous convie Andrée Chédid, où l'horizon s'écarte en saisissant le temps à bras le corps.

Pourquoi parler quand on peut chanter, ce pourrait être le mot d'ordre de sa poésie, elle qui fut toujours au plus proche de l'hymne vital. 

Andrée Chedid, Rythmes, Gallimard, Poésie, décembre 2017.

 

Ici le cri et la tendresse ne sont plus contradictoires mais complémentaires, naviguant dans « l'estuaire des mots », même si nos rêves s'agrippent encore aux vieilles pierres, même si la vie sur Terre est aussi fragile qu'une herbe, même si nos mains ne savent plus retenir.

Notre cœur bat toujours au centre du soleil.

Cette réédition est augmentée de la préface de Jean-Pierre Siméon qui nous donne à voir, à sentir, à toucher plus qu'à analyser, exposant les nombreuses dimensions de l’œuvre d'Andrée Chédid, en rappelant « je suis multiple » qui, plus qu'une formule, pourrait être sa signature, faisant écho à la diversité humaine qui forme un kaléidoscope parfois magique, que notre époque simplificatrice a un peu trop oublié, nous éloignant ainsi de notre vérité profonde où la poésie, rivière souterraine, en est une des sources essentielles.

Le souffle d'Andrée Chédid est encore si doux et si puissant qu'il nous emporte sans que l'on puisse y résister, si loin et si près que c'est un voyage initiatique de toute une vie que nous parcourons, où la vieillesse est un ciel généreux qui côtoie la jeunesse.

Les fragments d’éternité que nous sommes nous poussent parfois au-delà du portail de notre finitude, nous faisant prendre conscience, par un retour au présent,  de la beauté de ce qui nous entoure. Ainsi l’ultime partie est celle de l’émerveillement, où le ruisseau du regard extérieur coule au milieu de l’envoûtement des astres, braises d’un feu primordial, quand les mots sont impuissants à capter la sensualité, la force et les rêves infinis, quand la lumière est matière et le silence le langage du temps. Être au présent pour voir l’aube qui éventre l’obscurité, se laisser éblouir par la vie et ses formes démultipliées, transgresser sans jamais dénaturer et caresser la grâce de l’eau, goûter la pulpe de l’innocence, ouvrir les sens et l’instinct aux sentiments les plus enfouis, en abandonnant les algorithmes mécaniques des grandes villes.

D’eau et d’étoiles, de terre et d’espace, au présent et à l’infini, fluide ou minéral, « à force de renaître, auréolé de rêve », c’est l’amour qui a le dernier mot.




Le mémorial des limules de Jacqueline Assaël. Sur FJ Temple

En novembre 2013, cette critique amorçait une collaboration fructueuse avec son auteur.

∗∗∗

 

Jacqueline Assaël publie un essai sur l'œuvre poétique de Frédéric Jacques Temple… Et je ne peux m'empêcher de penser, même lointainement, à la lecture que fit Paul Claudel d'Arthur Rimbaud (1). Il cite alors quelques passages de la lettre d'Isabelle Rimbaud à sa mère, décrivant les derniers moments d'Arthur Rimbaud à l'hôpital de la Conception à Marseille : "Tu vas voir, on va apporter les cierges et les dentelles, il faut mettre des linges blancs partout…" Et ça suffit à Claudel pour faire de Rimbaud un catholique envers et contre tout (ou presque tous).  Ce à quoi s'oppose violemment  Aragon dès 1930 dans sa préface (longtemps inédite) à Une Saison en Enfer (2) : "Le truquage est le fort de ces hommes rompus à la sophistique chrétienne, de ces hommes  qui parlent couramment des preuves de l'existence de Dieu. En attendant, il faut surtout subtiliser les pièces du procès qui pourraient infirmer la thèse catholique : il est certain que sur les conseils de Claudel, le couple Berrichon enterra deux poèmes blasphématoires… etc ". Mais en septembre 1943, Aragon et Claudel finiront par se rencontrer lors d'un déjeuner organisé à Lyon par René Tavernier, les temps n'étant plus les mêmes…

L'essai de Jacqueline Assaël comporte deux parties (dont la première me laisse sur l'expectative par ses partis-pris, alors que j'adhère à la seconde) suivies d'un entretien de l'auteur(e) avec le poète. Si ce dernier, avec son ouverture d'esprit habituelle ne remet pas en cause l'approche de Jacqueline Assaël, il ne manque pas de noter que toute œuvre donne naissance à des interprétations diverses : Frédéric Jacques Temple ne déclare-t-il pas : " Je crois que ce qui fait l'authenticité d'une œuvre littéraire, c'est justement que la multiplicité des interprétations, selon les personnes et les époques, ne l'épuise pas. Bien sûr, l'œuvre critique en apprend souvent davantage sur les obsessions de son auteur que sur son référent et quand elle est de qualité, eh bien, elle en apprend autant ! " (p 66).  Belle façon de botter en touche après avoir déclaré, en réponse à ce qu'affirme Jacqueline Assaël présentant son essai ("Cette réaction est sans doute caractéristique du zèle d'une néophyte qui n'envisage pas de prendre l'habitude de supporter, sans mot dire, les manifestations d'un mépris de la foi dans les productions intellectuelles et qui ne veut pas donner l'impression d'admettre comme une évidence et sans discussion le bien-fondé d'une idéologie matérialiste" [p 63]) : "J'étais effectivement très surpris que vous ayez privilégié ce dont les critiques ou les commentateurs ne se sont pas souciés jusqu'à aujourd'hui, c'est à dire mes rapports à Dieu. Mais je n'ai jamais nié son existence, ne serait-ce que par prudence ! " (p 64). Que penser de cette prudence ? Et que met-on sous le vocable de Dieu ?

Dans la première partie de son essai, Jacqueline Assaël pose comme un postulat l'existence de Dieu. Et partant de là, elle (re)lit l'œuvre de Frédéric Jacques Temple et force parfois le trait ou se fait violence (ah, le zèle du néophyte !) pour prouver que l'œuvre correspond à ses a priori. D'où cette impression de malaise que j'ai éprouvée à la lecture. En effet, nous dit-elle, l'aurochs "renvoie à l'image massive et animale d'une créature proche du taureau, sombre divinité des manades, et à celle du bœuf de la crèche (3), réchauffant du souffle de ses naseaux et de la proximité de son poids de chair la nouvelle étincelle de la vie" (p 21). Et pourquoi pas, au lieu du bœuf de la crèche, le taureau présent dans la pensée religieuse des Sumériens, des Babyloniens, de l'Inde aryenne et védique, de la Crète, de la Grèce et de Rome ? Comment comprendre cet archétype qui court de l'Antiquité (voire de la Préhistoire avec ses figures pariétales) jusqu'à Frédéric Jacques Temple ? Jacqueline Assaël ne répond pas à ces questions.

    Pour autant, la seconde partie (qui ne met pas en évidence ses préférences idéologiques) est une bonne introduction à l'œuvre de Frédéric Jacques Temple. J'ai ainsi, en particulier, apprécié l'approche du poète en collectionneur qui conserve (et préserve donc de l'oubli) les mots renvoyant à ce qui est en passe d'être oublié, comme les êtres vivants qui n'ont pour seules traces que des fossiles. On est alors en plein dans une option matérialiste, me semble-t-il… Mais que le dieu de Jacqueline Assaël me garde de lancer l'anathème sur son essai : ce dernier donne envie de lire les livres de Frédéric Jacques Temple !

Notes :

1. Paul Claudel, Préface aux Poèmes de Rimbaud. Le livre de poche n° 498, Gallimard, 1960. 

2. Aragon, in Une Saison en Enfer d'Arthur Rimbaud. Le Temps des Cerises (collection Les Lettres françaises), Paris, 2011. page 9. Voir mon article sur internet dans "revue-texture", janvier 2012. 

3. C'est nous qui soulignons… (NDLA).

Présentation de l’auteur

Frédéric Jacques Temple

Frédéric Jacques Temple est né en 1921 à Montpellier. c'est un écrivain et poète français. Son œuvre comprend des poèmes, des romans, des récits de voyage et des essais. On lui doit également des traductions de l'anglais.

Poèmes choisis

Autres lectures

Frédéric Jacques TEMPLE, Poèmes en Archipel

Vivre d’abord Belle initiative du poète et éditeur Habib Tengour de publier, dans la collection Poèmes du Monde qu’il dirige aux éditions APIC à Alger, une nouvelle anthologie de poèmes de Frédéric Jacques [...]




Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène

Dans ce livre qui est la réunion de plusieurs recueils, les âmes vagabondes nous attirent, leurs corps viennent se réchauffer contre le cœur des oiseaux. Au milieu des visages, des arbres, de la mémoire et du temps qui passe, c’est un voyage qui inaugure les poèmes, un voyage intérieur qui navigue entre les murs, les feuillages, les montagnes, les voix, et même si l’Europe est dérivante, les humains accoudés aux branches des étoiles ont encore soif d’inconnu et de bonheur.

Marquée par une grave maladie dans son enfance, Marie-Claire Bancquart oscille entre la peur de vivre et l’amour des êtres dans leur fragilité native et leur volonté existentielle. Cette âme errante a des lieux, dans des villes ouvertes ou des chambres closes, aussi dans le silence de la nuit qui est une porte de la terre où le monde matériel est omniprésent, où, « sur l’échine de cette terre », on sent les dents du vent qui nous mord, et bien que la mort nous accompagne souvent, ce sont des perles de vie que l’on retient précieusement dans ses mains.

Peut-être, au cœur de ce discours poétique, y-a-t-il un pessimisme viscéral, voire un désespoir profond, mais ce vide vers lequel on est poussé n’est-il pas le reflet de notre monde ? Heureusement, au centre de cette fragilité primitive persiste un élan vital, une forme de résistance : « vivre n’est jamais pauvre ». Et le cœur se soulève, pareil aux marées, et nous visitons les mystères de l’autre rive, pour sentir, au creux de nos mains pâles, le pollen d’un « outre-fleuve ». Maintenant que « les dieux parlent avec le regard » et que « le temps a pris ses distances ».

Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène, Poésie Gallimard, janvier 2019.

 

Sommes-nous en exil de nous-mêmes ? Le Christ, Antigone, Ulysse, Lazare, Icare, Isis et bien d’autres rôdent entre les lignes noires, nous trions et nous rangeons ces papiers anciens avec quelques photographies qui parlent de notre vie éphémère et des amitiés perdues qui s’effacent peu à peu de notre mémoire. Comment vaincre cette déperdition ? En émiettant les secondes, en prenant de longues vacances au fond d’une forêt originelle, alors que « nos mots sont comme des oiseaux lestés ».

La dernière partie, « Terre énergumène », commence par un « il » mystérieux, une île peut-être, celle de la solitude à la fin de la vie, avec une « pierre à bonheur » dans une poche, et la « nécrologie du journal » dans l’autre. Nous sommes devenus des « rois gris », sans cœur et sans idéal, en état de siège de la peur, et le monde physique domine, « les billets de banque sont frappés de mots inconnus », « l’histoire s’est déchiré ». Prenons à pleine main la minute qui coule comme un fruit mûr.

A l’intérieur de l’absence il y a une absence, dans le rêve un autre rêve, et le temps traverse le corps, et on tremble, voilà comment attendre la mort, en habit de cérémonie ! Sous le chêne centenaire, là où un petit oiseau fait encore une ombre, où une petite musique poétique brille de mille et un feux !   

Présentation de l’auteur

Marie-Claire Bancquart

1932-2019. Professeur émérite à la Sorbonne, auteur de nombreux essais critiques, plusieurs fois primée pour cette activité, romancière,  et poète. Une trentaine de recueils de poèmes publiés entre 1967 (Mais) et 2017 (Figures de la terre)  parmi lesquels :  Avec la mort, quartier d’orange entre les dents, Obsidiane, 2007 ; Terre Énergumène, Le Castor Astral, 2009 ; Explorer l’incertain, L’Amourier,2010. Une anthologie: Rituel d'emportement, le Temps qu’il fait/Obsidiane, 2002... et l'anthologie qui lui est consacrée dans la collection Poésie/Gallimard, en 2019 : Terre énergumène et autres poèmes (préface d'Aude Préta-de Beaufort).
Sur sa poésie , un essai de Pierre Brunel et Aude Préta-de Beaufort,  A la voix de Marie-Claire Bancquart Le Cherche-midi, 1996)un livre de Peter Broome, In the Flesh of the Text, The Poetry of Marie-Claire Bancquart, Rodopi,2008 ; un colloque à Cerisy-la-Salle, 3- 10 septembre 2011, Marie-Claire Bancquart, dans le feuillage de la terre,  sous la direction de Béatrice Bonhomme, Jacques Moulin et Aude Préta-de Beaufort, publié en 2012 (Berne,  Peter Lang),  

Autres lectures

Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène

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Salah Stétié, Le mendiant aux mains de neige

De quoi nous parle Salah Stétié ?

De tout, oserai-je dire, de l'amour, la mort, la naissance, le monde, les blessures, la poésie, les anges, la musique, le fixe et le fluide... Peut-être faut-il lire d'abord le poème « La clé est dans le vent », pour comprendre « les cordes de nerf » et le « chercheur de scarabées perdu dans la forêt des palmes et des rêves ». Il relie les aspects du monde et les situations de la vie, no attentes, nos désirs et nos rêves avec la réalité.

 

Salah Stétié, Le mendiant aux mains de neige, Fata Morgana, Septembre 2018

Quelles est la place de l'être humain ?

Des cendres vives jaillissent des mots multicolores.

Parfois il revient à la source, quand l'adn remonte feuille à feuille, quand la lenteur est un vertige, quand l'esprit est enraciné dans le désir.

Et, à partir de ces origines, il nous projette au fond des galaxies aveugles où les mots sont lumière, où la nuit éclaire nos interrogations et nos doutes. L'imagination est alors toujours présente, qui va chercher la huitième couleur de l'arc-en-ciel, côtoyant les princesses qui ont vendu leurs ombres avec un cœur plein d'eau claire.

Sur ce parcours, cette quête du tout, la violence n'est pas exclue, portée par un élan poétique qui garde la « sauvagerie des nids », l'univers ayant brisé ses miroirs, l'ange est en sang et l'insecte habite « la splendide mort ».

Pour tenter de comprendre l'être et son environnement, la nature est omniprésente, jusqu'au bout des branches, avec les mains qui fleurissent, les montagnes revêtues d'immortalité qui tremblent encore, dans cet air impalpable et indispensable où rêvent tant d'ailés, papillons dépeuplés, colombe absentée, chant d'abeilles,  et la terre qui saigne, et les rivières qui remontent leur cours, et les forêts en cortège...sous l’orgueil des nuages.

Et lui, immobile, cheminant à l'infini dans le labyrinthe de la vie, avec dans la bouche le goût du feu.

« Comme si le texte en était une vaste draperie couverte d'images peintes mais dans un vent qui le fait bouger... », nous dit de lui Yves Bonnefoy.

Et ce vent va mélanger les images, les télescoper, les transfigurer, les faire briller, les enlacer, les perdre, mouvements de la phrase, des syllabes et des allitérations qui animent les sens et les idées dans une unité disparate et foisonnante qui ressemble tant à la vie.

 

Présentation de l’auteur

Salah Stétié

Salah Stétié est un poète, essayiste et critique d'art. Il a fait ses études universitaires en France après avoir suivi, à l'Ecole Supérieure des Lettres de Beyrouth, les cours de Gabriel Bounoure à qui la langue et la culture françaises devront au Liban et dans tout le monde arabe une présence et un rayonnement durables.

Dès les années cinquante il est ami avec Jouve, Mandiargues, Ungaretti, Bonnefoy, André du Bouchet, David Gascoyne...

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

Salah Stétié, Le mendiant aux mains de neige

De quoi nous parle Salah Stétié ? De tout, oserai-je dire, de l'amour, la mort, la naissance, le monde, les blessures, la poésie, les anges, la musique, le fixe et le fluide... Peut-être faut-il [...]




Théo Sigognault, Chants

L’amour, l’amitié, les passantes, les rencontres, les nuits blanches, les jours noirs, ces lieux de l’innocence sont un retour à l’essentiel, à ce lieu simple de la vérité.

Ce jeune poète nous emmène sur des chemins sentimentaux au sens le plus noble du terme, où l’amour coule dans les fleuves tendres du soleil. Romantique ?

Pas vraiment, car le voyage est parfois difficile quand « on regarde l’Ange au fond des yeux », quand l’amour peut aussi bien égarer que protéger, même si la chair recherche l’extase dans un galop d’images qui se confondent.

 Ici, le monde est nu. L’homme costumé, masqué, ayant créé, pour son confort, des structures mentales artificielles à l’aide de langages simplifiées et de codes abstraits, n’est plus là.

Renaissent alors la sensualité et la fraîcheur de vivre, la peau de diamant, les mains qui caressent l’océan, avec un parfum poudreux sur « l’échine du vent », même si soudain peut surgir « un troupeau  d’ogres édentés ».

 Quand le corps de l’être humain est la maison du monde, l’âme s’envole au-dessus des jardins, des forêts et des rivières, car après avoir mis en poésie les rencontres avec Lola, Jeanne, Juliette, Jérémy, Mathias et bien d’autres, la nature avec ses paysages, ses vents, ses abeilles, ses nuages et ses rêves, peuplent la Terre sous le rire des étoiles.

 

Théo Sigognault, Chants, julien nègre éditeur, Juin 2018

L’amour n’est pas toujours simple, et une larme peut devenir un cristal de neige. Le labyrinthe des squelettes nous attend alors, l’arc-en-ciel aux sept parfums se désagrège, les images et les sensations prennent une dimension surréaliste, le corps va à la terre, l’âme part vers la mer, dans un éclatement de mots qui nous projette au milieu de territoires inexplorés.

Finalement après la délivrance d’un chaos qui nous guettait, la libération se résout en une seule équation, un seul terme : s’aimer.




Andrée Chédid, Rythmes

La jeunesse, les mouvements, l'exil, les voyages, la voix, les métamorphoses, la liberté, les rythmes : la vie. C'est bien une ode à la vie à laquelle nous convie Andrée Chédid, où l'horizon s'écarte en saisissant le temps à bras le corps.

Pourquoi parler quand on peut chanter, ce pourrait être le mot d'ordre de sa poésie, elle qui fut toujours au plus proche de l'hymne vital. 

Andrée Chedid, Rythmes, Gallimard, Poésie, décembre 2017.

 

Ici le cri et la tendresse ne sont plus contradictoires mais complémentaires, naviguant dans « l'estuaire des mots », même si nos rêves s'agrippent encore aux vieilles pierres, même si la vie sur Terre est aussi fragile qu'une herbe, même si nos mains ne savent plus retenir.

Notre cœur bat toujours au centre du soleil.

Cette réédition est augmentée de la préface de Jean-Pierre Siméon qui nous donne à voir, à sentir, à toucher plus qu'à analyser, exposant les nombreuses dimensions de l’œuvre d'Andrée Chédid, en rappelant « je suis multiple » qui, plus qu'une formule, pourrait être sa signature, faisant écho à la diversité humaine qui forme un kaléidoscope parfois magique, que notre époque simplificatrice a un peu trop oublié, nous éloignant ainsi de notre vérité profonde où la poésie, rivière souterraine, en est une des sources essentielles.

Le souffle d'Andrée Chédid est encore si doux et si puissant qu'il nous emporte sans que l'on puisse y résister, si loin et si près que c'est un voyage initiatique de toute une vie que nous parcourons, où la vieillesse est un ciel généreux qui côtoie la jeunesse.

Les fragments d’éternité que nous sommes nous poussent parfois au-delà du portail de notre finitude, nous faisant prendre conscience, par un retour au présent,  de la beauté de ce qui nous entoure. Ainsi l’ultime partie est celle de l’émerveillement, où le ruisseau du regard extérieur coule au milieu de l’envoûtement des astres, braises d’un feu primordial, quand les mots sont impuissants à capter la sensualité, la force et les rêves infinis, quand la lumière est matière et le silence le langage du temps. Être au présent pour voir l’aube qui éventre l’obscurité, se laisser éblouir par la vie et ses formes démultipliées, transgresser sans jamais dénaturer et caresser la grâce de l’eau, goûter la pulpe de l’innocence, ouvrir les sens et l’instinct aux sentiments les plus enfouis, en abandonnant les algorithmes mécaniques des grandes villes.

D’eau et d’étoiles, de terre et d’espace, au présent et à l’infini, fluide ou minéral, « à force de renaître, auréolé de rêve », c’est l’amour qui a le dernier mot.




Jean-Luc Steinmetz, Suites et fins

Une poésie à fleur d'instant

 

Comment retrouver le vrai lieu, celui de l'instant, de la présence et de la vie qui grouille de désir.
Nous sommes face à une poésie à fleur d'instant, entraînée dans un irrésistible courant sans fin, « parle, parle comme si longtemps tu pouvais le faire et que des siècles t'étaient donnés », même si nous naviguons sur l'océan de tous les doutes et de tous les possibles, même si nous nous mettons parfois à l'unisson de la souffrance.

 

Jean-Luc Steinmetz,Suites et fins, Le castor Astral, mai 2017, 160 p., 14 €.

Une phrase qui parle du sable qui s'écoule, comment n'aurait-elle pas raison ? 

Une phrase est le temps qui s'écoule, elle parle de la vie et de ses remous. Nous somme bien dans le livre du temps, d'un temps non linéaire, à l'image de l'écriture de l'auteur et de la feuille qui se replie, se chiffonne, où dans les plis le temps d'après peut alors côtoyer celui d'avant, où les rêves et le réel se regardent l'un en face de l'autre.
Et l'être humain, où est-il ?

A chacun sa théorie, que ce soit celle du Big Bang ou du Grand Rêve, toutes ces explications ne seront toujours que partielles. « Écoutons les buissons d'étoiles », qu'allons-nous trouver ? L'auteur nous donne plus à vivre qu'à voir, dans ce parcours multiple qui passe d'une branche à l'autre pour parcourir l'arbre infini de la vie. Ce livre est trop riche pour le résumer en quelques lignes, les rhizomes donnent naissance à d'autres rhizomes qui tissent une toile complexe parfois imprévisible, au-delà du monde du visible.

Que nous dit-il finalement ? Apprendre à voir et à entendre, à sentir et à penser, à étudier et à savoir...A vivre et à mourir : une des grandes missions de la poésie. Et à ouvrir les portes du château intérieur où à chaque pièce, une autre porte s'ouvre, indéfiniment jusqu'aux étoiles les plus lointaines.

Alors les souvenirs s'entrechoquent, souvenirs d'amour, de mort, d'enfance, de résilience, d'été et d'hiver, de métal et de chair, d'os et d'or, jusqu'à la dernière séance ! Nous faisons un grand voyage dans l'espace et dans le temps où des enfants « marchent sur l'enfer de la marelle, où on lisait sur le « tableau noir énonçant la morale », jusqu'aux premiers émois, « les souvenirs étendant d'est en ouest leurs ailes ». Nous sommes entraînes dans un labyrinthe de sensations et de réminiscence mais au lieu de chercher la sortie, nous goûtons au plaisir de se perdre, de déambuler dans un univers disparate et parfois déroutant, pour finir avec l'amour et la poésie, les deux poumons qui nous font vivre, pour mieux respirer, pour que le temps devienne moins lourd, soulevé par le vent.

Dans « la nuit qui nous mène plus loin que le sommeil », il faut tenir sur cette terre pour ne pas être éjecté trop tôt, savoir reconnaître un merle qui s'envole, la cloche qui tinte au milieu de nulle part, presque inhumaine, et les algorithmes des grandes villes.

 

Quelle est cette poésie, insaisissable, intransigeante, main de sable et visage de lumière ?


Qui n'accepte pas la soumission, les forces destructrices, la souffrance gratuite, peut-être un leurre, une utopie, à moins que ce soit le cœur même de l'humanité... La parole va-t-elle disparaître au profit de l'image ? La poésie c'est le verbe mais aussi des allégories, des symboles, des métaphores, dont il faut certes se méfier pour ne pas se perdre, reflets de l’inconscient, au plus profond de l'être, donc intraduisible en représentation, même si c'est la plus performante techniquement. La poésie ne part pas des yeux mais d'un monde souterrain qui remonte à la surface pour révéler les vérités profondes.

Fort d'une grande culture jamais apparente, Jean-Luc Steinmetz réussit, dans un creuset bouillonnant, à réunir mémoire et oubli, constituant un alliage d'une résistance inégalable, puisqu'il s'agit de l'écriture et de la vie.

A la fin, il tire le rideau, mais on attend qu'il se relève !

 




Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté

Que dire de plus à la préface de Jean-Pierre Siméon, sauf une question : la beauté peut-elle disparaître ?

On ne peut que constater son absence dans l’art officiel d’aujourd’hui, pourtant elle était là, elle a existé et ce manque nous fait peur, voire nous angoisse dans la mesure où elle est une réalité qui émerveille, un contrepoids existentiel, une sauvegarde qui permet de conserver un espoir quand on traverse le guet sans savoir où on va. La beauté se situe du côté de l’intuition, du désir, des émotions, du bonheur, de la vie qui évolue sans cesse, qui se recrée à chaque instant… Non pas que le raisonnement et la logique soient à éliminer, mais, comme en toute chose, quand une méthode devient un dictat, une unique façon de penser, il y a danger.

La beauté n’est pas une invention humaine, mais un élément primordial de la vie, les fleurs en sont le témoignage, agréments de séduction pour attirer les insectes, et les fruits doux et savoureux pour les oiseaux aussi, et les couleurs magnifiques chez les poissons exotiques, et le sourire chez l’être humain qui perdure encore mais souvent dépouillé de son innocence pour se parer d’une ironie soi-disant intelligente.

 

Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne éditeur, août 2017

Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne éditeur, août 2017

« L ‘envie nous prend de monter sur les épaules du vent », oui, pour goûter toutes les saveurs du monde, pour sentir le frôlement d’une aile, en se perdant dans l’infini beauté de notre planète où l’être n’a plus besoin de preuves pour exister. La beauté est une ouverture, c’est la liberté qui prend le pouvoir alors que la laideur est rétrécissement, enfermement, impasse, dont les rouages mortifères nous broient inexorablement ou nous fait fuir. Peut-être avons-nous peur de la beauté car elle nous rend immobile, subjugué et donc animalement vulnérable.

Dans la « Politique de la beauté », on devine le sens de la vie de la cité, du vivre ensemble dans un nous se retrouvant autour de cette beauté qui nous tient un instant hors de l’extrême solitude dans laquelle nous plonge notre monde technologique. L’air se réchauffe, la brume des visages se dissipe. « Regardez cette lumière au cou d’une colline », belle invitation à la nature, à sa présence, à reconnaître un cadeau que fait le ciel à la terre, à renaître dans notre environnement premier quand on découvre « sur ses mains le bleu du ciel ».

Aimer la beauté est un acte politique, une valeur en soi, contre le nihilisme, la vulgarité, la bêtise, elle tient la main d’un côté à l’humanisme et de l’autre à une certaine innocence dans une époque qui se croit tellement intelligente qu’elle en a perdu cette forme d’amour et de curiosité. La beauté n’est pas que dans le langage, elle est là, souvent invisible dans sa grâce quotidienne, dans un geste simple, enchanté.

Beauté je t’embrasse pour alléger ma langue des lourdeurs de la nécessite.




André GACHE : Dogons, Emme Wobo

 

A travers une étude ethnographique, l'auteur nous livre la « matière » parole, celle qui est souple, qui évolue, s'échange et se modifie en fonction des interlocuteurs et du temps, matière volatile, eut égard d'abord à la tradition orale africaine, formant un groupe, voire des sociétés qui partagent un univers commun.

Le tour de force est alors de figer à l'écrit ce qui est naturellement aérien, nuages qui évoluent, parfois se désagrègent pour se reformer ailleurs, et de réunir ainsi les différentes couches du langage où le sacré est la source profonde bien avant les mythes et les religions.

 

Alors il faut se laisser porter, peut-être dériver jusqu'aux « matins qui tiennent dans la main », puisque la « bonne parole est un repas délicieux pour l'oreille », même si la guerre, l'esclavage, les règles familiales très strictes sont aussi présents.

Par un triptyque, l'auteur nous invite d'abord dans le fleuve nourricier d'un poème multiforme, expérience initiatique pour mettre en avant les questions fondamentales.

 

 

La deuxième partie, photographique, nous plonge dans une réalité physique, aride, quotidienne, artistique parfois ou architecturale, pleine d'odeurs visuelles où la vie est à fleur de terre, avant de donner quelques clés théoriques ouvrant de mystérieuses portes.

Cette étude qui mêle poésie, sciences et ethnographie témoigne de la vérité multiple africaine dont l'art que nous connaissons en occident à travers la musique, la peinture et la sculpture mis en valeur par de grands artistes, ne sont que les embruns de civilisations élaborées, en particulier les Dogons du Mali dont l'histoire est marquée par la volonté de demeurer authentique.

 

Résumer ce livre est une gageure, tant il est riche, complexe sans être compliqué, analytique et poétique à la fois, où les rêves et la réalité se confondent dans un même creuset, celui de l'humanité




Jean-Luc PROULX : L’Autre est ta demeure

 

Le recueil nous parle de présence.

D'abord s'avancer vers le rideau noir avant de se voir, puis « s'abandonner au risque du lyrisme » et aller vers ses doutes, « inondées d'enfance » : c'est ainsi qu'on franchit des terres éventrées et des océans noyés, parfois en se perdant dans les dédales de l'être au monde, puis en se cherchant on tombe, on se relève et on court avec son ombre, et on retrouve son corps et son visage de l'autre côté des mirages... Ce monde est-il un théâtre ? La scène du théâtre est-elle la vie ?

L'auteur retrouve l'humain sur les planches, les « yeux dans le drapé du silence ».

Le recueil en deux parties, entre prologue et épilogue, est d'abord une quête de l'autre et de soi-même. Dans un second temps, le lecteur rencontre la diversité humaine où on échange des mots pour un peu plus de lumière, où la magie opère, où la poésie est arrachée au silence nu des pierres pour se « soûler de vérité », où l'excès est là pour la joie d'être, pour « exhiber le sublime », même si des rires déments et des ruses savantes sont sur le chemin, qu'il faut éviter pour voir « des vies à vivre immenses ».
 

extraits :

 

Je te vois arriver un cri en bouche
Où vas-tu entre tumulte et fureur ?
Je m'avançais je m'avançais
Broyant l'air des ruines...

 

Redonner
              bourrées d'ambition
Foi à la beauté
Ardeur renouvelée
Où me retrouver sinon où je suis ?

...

 

Nous revenons du combat
Sans avoir tué
La guerre
Quand même je m'enchante
D'apercevoir ici
L'oeil ouvert
Des soifs de sens à célébrer