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Angèle PAOLI, Marcher dans l’éphémère

Dans le voisinage de Canari, la poète marche et écrit, dans une double tension : retenir le subit, le bref, le caché, l’instantané, et prolonger dans la mémoire des lieux aimés le souvenir vif du conjoint disparu il y a peu.

Les poèmes, surgis de cette double instance d’écriture, disent le bonheur consenti à remettre les pieds là où le défunt a vu, vécu, marché.

De « l’angoisse de la mort », de celle qui est arrivée trop vite pour qu’on en perçoive la force et le chagrin, le poème dit le juste contraire : qu’il puisse, dans sa brièveté, offrir quelque apaisement à celle qui souffre.

Les poèmes d’un lyrisme contenu offrent des regards, de moments de partage, des découvertes issues de l’éphémère : « tu cherches des points/ d’eau/ dans la lumière » ou « c’est heureux que la terre encore/ persiste   sévère ».

La proximité de la mer, des rumeurs, des papillons « musardant », des « échancrures soudain/ moignons de branches », tout aide à ce que « passe la vie qui nous sépare ».

La description de la nature éloigne un temps les blessures, le chagrin.

Jonas un temps, par son récit, éloigne la poète des longs vers intenses de la fin, quand la mort venue soudain, est trauma puissant.

Angèle PAOLI, Marcher dans l’éphémère, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits, 2022, 48p. Loup de Caroline François-Rubino. 7 euros.

L’instant d’avant
il était là les yeux mi-clos
les voilà clos
sur une nuit définitive (p.36)

La beauté de ces poèmes réside tout à la fois dans leur juste appréhension de l’extérieur et dans l’intense écriture de l’intime pudique.

Angèle Paoli réussit à rendre universelle cette poignée de poèmes personnels, où lecteur et poème se rencontrent et « où le rejoindre ».

Présentation de l’auteur

Angèle Paoli

Angèle Paoli est née à Bastia. Elle a enseigné pendant de nombreuses années la littérature française et l’italien. Elle vit actuellement dans un village du Cap Corse, d’où elle anime la revue numérique de poésie & de critique Terres de femmes, créée en décembre 2004 avec l’éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca.

Elle a publié de nombreux ouvrages, mais aussi des poèmes et/ou des articles dans les revues Pas, Faire-Part, Poezibao, Francopolis, Europe, Siècle 21, La Revue des Archers, NU(e), Semicerchio, Thauma, Les Carnets d’Eucharis, DiptYque nos 1, 2 et 3, Le Quai des Lettres, Décharge, Mouvances, PLS (Place de la Sorbonne), Recours au poème, Diérèse, Terre à ciel, Paysages écrits, Secousse, Sarrazine, Mange Monde, Bacchanales, Le Pan poétique des Muses, Souffles, Ce Qui Reste, ... 

Lauréate du Prix européen de la critique poétique francophone Aristote 2013, attribué par le Cénacle européen francophone de Poésie, Art et Littérature. Membre du jury du Prix de poésie Léon-Gabriel Gros (revue Phœnix) pour l'année 2013. Invitée en tant que poète au 17e Festival de poésie «Voix de la Méditerranée» de Lodève (juillet 2014). Membre du comité de rédaction des revues Sarrazine et Les Carnets d'Eucharis. Poète invitée de «Ritratti di Poesia - Fondazione Roma» (février 2016). 

Bibliographie : 

▪ Noir écrin, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
▪ 
Manfarinu, l'âne de Noël, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
▪ 
A l'aplomb du mur blanc, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, 2008
▪ 
Lalla ou le chant des sables, récit-poème, éditions Terres de femmes, Canari (Haute-Corse), 2008. Préface de Cécile Oumhani 
▪ 
Corps y es-tu ?, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, mai 2009 
▪ 
Le Lion des Abruzzes, récit-poème, éditions Cousu Main, Avignon, décembre 2009. Photographies de Guidu Antonietti di Cinarca 
▪ 
Carnets de marche, éditions du Petit Pois, Béziers, juillet 2010 
▪ 
Camaïeux, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, septembre 2010 
▪ 
Solitude des seuils, livre d’artiste, gravure de Marc Pessin sur un dessin de Patrick Navaï, éditions Le Verbe et L'Empreinte [Marc Pessin], Saint-Laurent-du-Pont, octobre 2011 
▪ 
La Figue, livre d’artiste illustré et réalisé par Dom et Jean Paul Ruiz, avril 2012. Préface de Denise Le Dantec 
▪ 
Solitude des seuils, Colonna Édition, 20167 Alata, juin 2012. Liminaire de Jean-Louis Giovannoni 
▪ 
De l’autre côté, éditions du Petit Pois, Béziers, novembre 2013 
▪ 
La Montagne couronnée, éditions La Porte, Laon, mai 2014 
▪ 
Une fenêtre sur la mer/Anthologie de la poésie corse actuelle coordonnée par Angèle Paoli (anthologie bilingue corse/français), Recours au poème éditeurs, décembre 2014 
▪ 
Les Feuillets de la Minotaure, Revue Terres de femmes | éditions de Corlevour, collection Poésie, avril 2015 
▪ 
l’autre côté, livre de verre et papier, réalisé par Lô (Laurence Bourgeois) en 4 exemplaires au pays de Pézenas, juin 2015 
▪ 
Tramonti, éditions Henry, Collection La main aux poètes, septembre 2015 
▪ 
L’Isula, éditions Imprévues, Collection Accordéons, édition numérotée, novembre 2015
* Figure de l'eau, Al Manar, juin 2017
* La Maison sans vitre, La Passe du vent, mars 2018

Ouvrages en collaboration : 

▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), Aux portes de l'île, Editions Galéa, juillet 2011 
▪ Angèle Paoli et Paul-François Paoli, 
Les Romans de la Corse,éditions du Rocher, juin 2012 
▪ Anthologie 
Pas d’ici, pas d’ailleurs (anthologie francophone de voix féminines contemporaines)(poèmes réunis par Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire - en partenariat avec la revue Terres de femmes), éditions Voix d’encre, juillet 2012. 
▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), 
Fontaines de Corse, Editions Galéa, juin 2014. 

Collectif : 

▪ Calendrier de la poésie francophone 2008, 2009, 2010, 2011, Alhambra Publishing, Bertem, Belgique 
▪ 
Portrait de groupe en poésie, Le Scriptorium, Marseille, BoD, février 2010 
▪ 
Visages de poésie, Portraits crayons et poèmes dédicacés, Anthologie, tome 3 (dessins de Jacques Basse), éditions Rafael de Surtis, février 2010 
▪ 
Côté femmes, d'un poème l'autre. Anthologie voyageuse. Poèmes réunis par Zineb Laouedj et Cécile Oumhani. Editions Espace Libre, Alger-Paris, mars 2010 
▪ 
La poésie est grammairienne. Mélanges en l’honneur de Joëlle Gardes (responsables de publication : Claude Ber, Françoise Rullier), Éditions de l’Amandier, juin 2012 
▪ « 20 pages de poèmes », in 
Jokari, Nu(e) 52, enfances, 2012 
▪ Anthologie 
Instants de vertige Québec/France, coordonnée par Claudine Bertrand, Éditions Points de fuite, Montréal, 2012 
▪ Anthologie poétique 
Liberté de créer, liberté de crier,coordonnée par Françoise Coulmin pour le PEN Club français, Les Écrits du Nord, éditions Henry, 2014 
▪ 
Voix de la Méditerranée - Anthologie poétique 2014, éditions La passe du vent 
▪ 
Il n’y a pas de meilleur ami qu'un livre, éditions Voix d'encre, septembre 2015 
▪ (anthologie de voix poétiques françaises) Þór Stefánsson 
Frumdrög að draumi. Ljóð franskra skáldkvenna, Oddur, Reykjavik, 2016 
▪ “Rouge-forge, l’Éros de la création” in Rocio Durán-Barba, 
Regards croisés, peintres équatoriens et poètes français | Miradas cruzadas, pintores ecuatorianos y poetas franceses,Éditorial Allpamanda, Fundación Cultural Rocio Durán-Barba, 2016 
▪ « Éloge de la langue » 
in Pablo Poblète et Claudine Bertrand, Éloge et défense de la langue française, 137 poètes planétaires, 10 Lettres ouvertes, 5 peintres, Éditions Unicité, 2016 

Traductions : 

▪ Luigia Sorrentino, Olimpia/Olympia, Interlinea edizioni, Novara, 2013 | Recours au poème éditions, 2015 
▪ Luigia Sorrentino, 
Figura d’acqua/Figure de l’eau, aquarelles de Caroline François-Rubino (à paraître en juin 2017 aux éditions Al Manar) 

Préfaces/postfaces : 

▪ Préface de : Stéphane Guiraud, Le Cap Corse, Ghiro édition, février 2015 
▪ Préface de : Martine-Gabrielle Konorski, 
Une lumière s’accorde, éditions Le Nouvel Athanor, Collection Ivoire, 2016
▪ « Dans la ruche ouverte du poème, la parole traversière », postface de : Sylvie Fabre G., 
La Maison sans vitres, La Passe du vent éd. (à paraître au printemps 2017) 

Photo © Ph. Lisa Dest

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Cet ouvrage d’Angèle Paoli se consacre au peintre flamand Joachim Patinir (1483-1524) et à six de ses tableaux, conservés dans différents musées d’Europe. Paysage avec Saint Jérôme au Prado, Saint Jérôme dans le désert au Louvre, Le Passage du Styx au Prado, Paysage avec Saint Christophe à l’Escurial, au Paysage avec Saint Christophe portant l’Enfant Jésus peint avec son ami Quentin Metsys au musée de Flandres de Cassel, Paysage avec incendie de Sodome et Gomorrhe au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Le repos pendant la fuite en Égypte, au Prado. Il faut entrer lentement dans le livre à la fois simple et ardu. Le livre écrit tantôt en vers, tantôt dans une prose libre, étonne par l’originalité de son approche.

Il ne s’agit pas ici de mener des analyses savantes ou des commentaires spéculatifs mais bien de se situer au cœur de l’intériorité des personnages. L’ermite Jérôme, le saint porteur de l’Enfant, le peintre Patinir, Joseph parlent et rêvent – la dimension onirique, comme souvent chez Angèle Paoli, traverse tout le livre. Les personnages sont dotés d’une voix propre qui n’est pas sans entrer en profonde osmose avec celle de la poète elle-même. Et, plus que jamais le terme de recueil prend ici son double sens de recueillement sur fond de silence propice à la méditation, à la poésie.

La composition en dix chapitres est extrêmement travaillée. Nous partons dans le premier chapitre vers un lointain appelé « Chalchis », magie du « nom de désert ancien » où s’exile Jérôme pour « méditer ». Répété à plusieurs reprises, le mot pourrait concerner tous les personnages du recueil qui sont de vrais solitaires et qui, chacun à leur façon, pratiquent une forme d’exercice spirituel.

Chalchis ad belum
ainsi la nomme Pline
l’historien

Quelque part
avant de filer plein Sud
vers Palmyre
la majestueuse
ses oasis
légendaires.

Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir, éditions Henry, 120 pages, 10€.

Puis nous voici devant la hutte de Jérôme, au sein du paysage dans l’art duquel Patinir est passé maître. Rochers, falaises, ânes et chèvres sont là, imaginés par le peintre qui a peu voyagé et les peint d’après sa Flandre natale et la Meuse. « le désert rêvé / se fond en des paysages visionnaires/nimbés de bleu ».

Dans « Diptyque I », c’est la poète qui parle et évoque le paysage, le lion soigné par l’ermite Jérôme et sa vocation. Dépouillement, simplicité voulue et « dialogue avec le silence ». Ce silence est une dimension dans laquelle baigne tout le recueil. Jérôme, Christophe, Joseph, Patinir, la poète se parlent à eux-mêmes, non à autrui, et sur fond de silence. Dans une tessiture entre solitude et silence.

Puis, dans « Diptyque II », le peintre Patinir se livre à un monologue intérieur en prose autour de son œuvre Saint Jérôme dans le désert. Par-delà le paysage de montagne, c’est la tension entre la vie mondaine, dans le siècle, et la vie monastique qu’il livre ici : « Quel diable de dialogue se joue ici, sur les devants de la scène entre la dépouille cardinalice, évidée du corps auquel elle est destinée, et le modeste brun de bure qu’a revêtu l’ermite ? ». Patinir ne manque pas de mentionner la gamme chromatique de ses bleus qui est la marque originale de ses toiles.

Le chapitre « Styx » se consacre au thème de la traversée de l’âme, qui transite, emmenée par « Charon le nautonier de légende ». Est-ce la petite âme anonyme, la nôtre ou celle de la poète ? Ce chapitre en vers tient de l’examen de conscience sur la vie passée, ses illusions, ses amours, ses regrets. À l’heure de la mort la voix du poème se tourne vers la profondeur de l’être :

Longtemps tu t’es cru immortel
au-dessus de tout soupçon
indifférent au temps qui passe
à la maladie qui arrache des pleurs

Le Styx et l’Eden, la mythologie antique et l’Histoire sainte se fondent en des réseaux possibles d’images qui dessinent la quête spirituelle. Le chapitre « Christophe, Diptyque I » donne à entendre la voix du saint qui, en un flux de conscience en prose, fait retour sur lui-même. Sur sa laideur d’homme cynocéphale et sa stature de géant. Sur sa métamorphose qui le fait passer du Réprouvé au Christophore de la Légende dorée. L’évocation de son bâton et d’autres symboles projette la lueur sacrée du tableau conservé à l’Escurial. Dans le chapitre « Christophe, Diptyque II », consacré cette fois à une œuvre commune de Patinir avec Quentin Metsys, le saint poursuit son questionnement mystique à propos de ce Jésus enfant qu’il transporte :

« Suis-je son berger ou est-ce lui qui me conduit       jusqu’où ? ».

Avec le chapitre « Incendie », Angèle Paoli noue en une superbe surimpression l’incendie de Sodome et Gomorrhe et celui de la ville de Patinir, Dinant incendiée par Charles Le Téméraire. Vers et prose se mêlent dans ce poignant monologue de Patinir qui revient en pensée à sa ville, son enfance, à son père :

En huit jours le Téméraire
avait eu raison de la ville […] la ville fut rasée
mon père disparut
pour ne réapparaître
que bien des années
plus tard
plus muet qu’une tombe

Vient ensuite le chapitre « Intermède », Jérôme médite, rêve, explore, déchiffre, son lion paisible à ses côtés. Son rêve l’emporte vers la guerre et la folie meurtrière des hommes. Il est clair que l’on reconnaît ici, comme dans tout le recueil, l’aspiration au questionnement intérieur d’Angèle Paoli. Chez elle, également, les résonances s’orientent vers la spiritualité. Et son regard ne cesse de se mêler à celui du peintre dans le sentiment d’une proximité hors du temps. 

Le chapitre « Le rêve de Joseph », autour du tableau Le repos pendant la fuite en Égypte, ainsi que le dernier chapitre « Le dernier rêve de Patinir » laissent place au peintre qui rêve. Défilent ainsi l’exil en Égypte, le meurtre des enfants innocents sur ordre d’Hérode, la Vierge qui allaite « perdue dans ses songes », elle aussi. Un magnifique mouvement emporte ensemble le paysage de Bethléem et celui de « la Meuse originelle » cher à Patinir. Le recueil se clôt sur le songe de Patinir à l’agonie : « Où suis-je ? en Judée à Dinant à Anvers ? ». En ce puissant moment d’onirisme, Patinir convoque son portrait réalisé par Metsys, la Vierge, le désert de Syrie, la Meuse, les soldats romains, les bois des Flandres, « saint Jérôme quelque part sous les branchages », le géant Christophe. C’est la dimension de ce « paysage-monde à portée de pinceau » que requièrent les ultimes moments de la mort du peintre. Patinir entouré de ses créations, de ses créatures s’éteint dans un dernier souffle, se rappelant ce vers d’un poème latin, tiré de l’Histoire Auguste, écrit par l’empereur Hadrien au moment de mourir. « anima vagula blandula ». Le destin de cette « pauvre petite âme perdue », évoqué par Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien et qui nous renvoie à notre lot à tous, à « la forme entière de l’humaine condition ».

Au bout du compte de ce récit-poème, Angèle Paoli, contemplatrice passionnée, épouse au plus près les paysages et le « je » des personnages du maître flamand. Elle pénètre leurs pensées, leurs questionnements. Elle glisse de l’une à l’autre de ces incarnations avec qui elle est en grande connivence. Au point qu’à certains moments ne sachant plus qui parle, d’elle ou de l’un d’eux, nous retrouvons le merveilleux repère qu’est l’inoubliable bleu du peintre qui ponctue tout le recueil. Avec Le dernier rêve de Patinir, Angèle Paoli, gagnée par le chant intérieur que ses toiles font monter en elle, se laisse remarquablement habiter par le peintre.

Présentation de l’auteur

Angèle Paoli

Angèle Paoli est née à Bastia. Elle a enseigné pendant de nombreuses années la littérature française et l’italien. Elle vit actuellement dans un village du Cap Corse, d’où elle anime la revue numérique de poésie & de critique Terres de femmes, créée en décembre 2004 avec l’éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca.

Elle a publié de nombreux ouvrages, mais aussi des poèmes et/ou des articles dans les revues Pas, Faire-Part, Poezibao, Francopolis, Europe, Siècle 21, La Revue des Archers, NU(e), Semicerchio, Thauma, Les Carnets d’Eucharis, DiptYque nos 1, 2 et 3, Le Quai des Lettres, Décharge, Mouvances, PLS (Place de la Sorbonne), Recours au poème, Diérèse, Terre à ciel, Paysages écrits, Secousse, Sarrazine, Mange Monde, Bacchanales, Le Pan poétique des Muses, Souffles, Ce Qui Reste, ... 

Lauréate du Prix européen de la critique poétique francophone Aristote 2013, attribué par le Cénacle européen francophone de Poésie, Art et Littérature. Membre du jury du Prix de poésie Léon-Gabriel Gros (revue Phœnix) pour l'année 2013. Invitée en tant que poète au 17e Festival de poésie «Voix de la Méditerranée» de Lodève (juillet 2014). Membre du comité de rédaction des revues Sarrazine et Les Carnets d'Eucharis. Poète invitée de «Ritratti di Poesia - Fondazione Roma» (février 2016). 

Bibliographie : 

▪ Noir écrin, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
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Manfarinu, l'âne de Noël, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
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A l'aplomb du mur blanc, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, 2008
▪ 
Lalla ou le chant des sables, récit-poème, éditions Terres de femmes, Canari (Haute-Corse), 2008. Préface de Cécile Oumhani 
▪ 
Corps y es-tu ?, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, mai 2009 
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Le Lion des Abruzzes, récit-poème, éditions Cousu Main, Avignon, décembre 2009. Photographies de Guidu Antonietti di Cinarca 
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Carnets de marche, éditions du Petit Pois, Béziers, juillet 2010 
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Camaïeux, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, septembre 2010 
▪ 
Solitude des seuils, livre d’artiste, gravure de Marc Pessin sur un dessin de Patrick Navaï, éditions Le Verbe et L'Empreinte [Marc Pessin], Saint-Laurent-du-Pont, octobre 2011 
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La Figue, livre d’artiste illustré et réalisé par Dom et Jean Paul Ruiz, avril 2012. Préface de Denise Le Dantec 
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Solitude des seuils, Colonna Édition, 20167 Alata, juin 2012. Liminaire de Jean-Louis Giovannoni 
▪ 
De l’autre côté, éditions du Petit Pois, Béziers, novembre 2013 
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La Montagne couronnée, éditions La Porte, Laon, mai 2014 
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Une fenêtre sur la mer/Anthologie de la poésie corse actuelle coordonnée par Angèle Paoli (anthologie bilingue corse/français), Recours au poème éditeurs, décembre 2014 
▪ 
Les Feuillets de la Minotaure, Revue Terres de femmes | éditions de Corlevour, collection Poésie, avril 2015 
▪ 
l’autre côté, livre de verre et papier, réalisé par Lô (Laurence Bourgeois) en 4 exemplaires au pays de Pézenas, juin 2015 
▪ 
Tramonti, éditions Henry, Collection La main aux poètes, septembre 2015 
▪ 
L’Isula, éditions Imprévues, Collection Accordéons, édition numérotée, novembre 2015
* Figure de l'eau, Al Manar, juin 2017
* La Maison sans vitre, La Passe du vent, mars 2018

Ouvrages en collaboration : 

▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), Aux portes de l'île, Editions Galéa, juillet 2011 
▪ Angèle Paoli et Paul-François Paoli, 
Les Romans de la Corse,éditions du Rocher, juin 2012 
▪ Anthologie 
Pas d’ici, pas d’ailleurs (anthologie francophone de voix féminines contemporaines)(poèmes réunis par Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire - en partenariat avec la revue Terres de femmes), éditions Voix d’encre, juillet 2012. 
▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), 
Fontaines de Corse, Editions Galéa, juin 2014. 

Collectif : 

▪ Calendrier de la poésie francophone 2008, 2009, 2010, 2011, Alhambra Publishing, Bertem, Belgique 
▪ 
Portrait de groupe en poésie, Le Scriptorium, Marseille, BoD, février 2010 
▪ 
Visages de poésie, Portraits crayons et poèmes dédicacés, Anthologie, tome 3 (dessins de Jacques Basse), éditions Rafael de Surtis, février 2010 
▪ 
Côté femmes, d'un poème l'autre. Anthologie voyageuse. Poèmes réunis par Zineb Laouedj et Cécile Oumhani. Editions Espace Libre, Alger-Paris, mars 2010 
▪ 
La poésie est grammairienne. Mélanges en l’honneur de Joëlle Gardes (responsables de publication : Claude Ber, Françoise Rullier), Éditions de l’Amandier, juin 2012 
▪ « 20 pages de poèmes », in 
Jokari, Nu(e) 52, enfances, 2012 
▪ Anthologie 
Instants de vertige Québec/France, coordonnée par Claudine Bertrand, Éditions Points de fuite, Montréal, 2012 
▪ Anthologie poétique 
Liberté de créer, liberté de crier,coordonnée par Françoise Coulmin pour le PEN Club français, Les Écrits du Nord, éditions Henry, 2014 
▪ 
Voix de la Méditerranée - Anthologie poétique 2014, éditions La passe du vent 
▪ 
Il n’y a pas de meilleur ami qu'un livre, éditions Voix d'encre, septembre 2015 
▪ (anthologie de voix poétiques françaises) Þór Stefánsson 
Frumdrög að draumi. Ljóð franskra skáldkvenna, Oddur, Reykjavik, 2016 
▪ “Rouge-forge, l’Éros de la création” in Rocio Durán-Barba, 
Regards croisés, peintres équatoriens et poètes français | Miradas cruzadas, pintores ecuatorianos y poetas franceses,Éditorial Allpamanda, Fundación Cultural Rocio Durán-Barba, 2016 
▪ « Éloge de la langue » 
in Pablo Poblète et Claudine Bertrand, Éloge et défense de la langue française, 137 poètes planétaires, 10 Lettres ouvertes, 5 peintres, Éditions Unicité, 2016 

Traductions : 

▪ Luigia Sorrentino, Olimpia/Olympia, Interlinea edizioni, Novara, 2013 | Recours au poème éditions, 2015 
▪ Luigia Sorrentino, 
Figura d’acqua/Figure de l’eau, aquarelles de Caroline François-Rubino (à paraître en juin 2017 aux éditions Al Manar) 

Préfaces/postfaces : 

▪ Préface de : Stéphane Guiraud, Le Cap Corse, Ghiro édition, février 2015 
▪ Préface de : Martine-Gabrielle Konorski, 
Une lumière s’accorde, éditions Le Nouvel Athanor, Collection Ivoire, 2016
▪ « Dans la ruche ouverte du poème, la parole traversière », postface de : Sylvie Fabre G., 
La Maison sans vitres, La Passe du vent éd. (à paraître au printemps 2017) 

Photo © Ph. Lisa Dest

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Voici en vingt poèmes une élégie de la vie confinée. 

Dans une poésie simple, épurée, Angèle Paoli met à jour l’exploration de cette expérience difficile, totalement inédite pour nous tous. Elle le fait par petites touches, de la manière la plus libre et en prenant appui sur les ressources de son imaginaire. D’emblée la métaphore du titre met le lecteur en état d’écoute. Durant ces quelques mois qui vont de l’hiver à novembre suivant, quelque chose a été traversé. Quels mots mettre sur cet étrange vécu, sinon ceux de la poésie ? 

Une temporalité sans repères s’est ouverte pour une subjectivité désorientée :

en ce temps suspendu 

entre un passé qui prend le large

et un futur indiscernable 

Chemins de traverse dans l’espace et le temps à la fois, l’écriture se fait recherche vacillante entre états de veille et rêveries. Entre présent et passé familial.

Angèle Paoli, Traverses, dessin de Sylvie Villaume, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits éditions. 

La Corse d’aujourd’hui est là avec ses paysages, ses hêtres, ses fleurs sauvages, la beauté du cadre marin. La passion de la solitude et du silence sur fond de crissement des insectes, toujours là. La passion de l’art n’est pas davantage oubliée, à travers un tableau de Lydia Padellec de femme nue à sa fenêtre.

Mais les instantanés se brouillent, se téléscopent. Surgissent la réminiscence d’une visite à Rome ou bien un rêve-souvenir d’enfance évoquant la fierté et l’émoi de sa communion solennelle : 

 

la photo avait été prise sur le Prado 

devant l’immense église  où s’était déroulée

la cérémonie       tu as gardé dans ta mémoire

le souvenir de la longue file blanche qui s’étirait 

silencieuse    tout au long de la nef centrale 

 

Touchantes émotions adolescentes que l’expérience du confinement fait revenir à la mémoire. 

Plus loin dans le recueil, c’est l’assomption du quotidien et du familier qui se joue dans la présence de la chatte Falchetta, la cueillette des oranges ou la promenade au petit pont de Muragellu. Le langage poursuit son inventivité habituelle chez la poète : un mot en langue corse ou en italien côtoie un toponyme latin ou une référence africaine au dieu du fleuve Oubangui évoquant un enfant sur sa planche à voile. C’est dire si Angèle Paoli parle avec ses mots, avec les associations qui lui sont chères. 

La vie pourtant, la poète le ressent vivement, n’est plus la même, l’horizon d’un avenir illisible pèse de tout son poids. Dans la fluidité du flux de conscience, surgit le rappel d’un épisode d’enfance par la sœur de la poète, une morsure de chien qu’elle avait totalement effacée de sa mémoire. Rapportée dans un style enfantin sans majuscule, la mémoire est matière trouée de blancs et s’énonce à la manière de Marguerite Duras :

 

il ne s’est rien passé

à saint victor de réno 

 

Car l’expérience insolite du confinement bouleverse les données habituelles de la conscience, semble faire remonter les lointains de l’existence. Ainsi l’apparition poignante de la mère morte qui, par deux fois, visite les rêves de la poète : « Elle est venue ce matin ». 

Il est aussi frappant de voir se raviver dans ce moment difficile les liens avec la sœur et le frère. On parle des livres lus. Le Hussard sur le toit, précisément, une histoire d’épidémie en Provence. Voici que s’invitent dans le poème un rendez-vous sur écran Skype et l’image adorable du petit-fils « secoué de mouvements browniens ». 

N’est-ce pas aussi notre histoire : 

 

En famille     on resserre les rangs

on s’appelle on se parle on dialogue 

 

Puissant besoin de liens humains à recréer sur lequel Angèle Paoli apporte un regard plein de tendresse. 

La subjectivité de la poète se présente pour nous en miroir : la volontaire confusion entre les pronoms, je, tu, elle permet toutes les identifications qui surviennent au fil de la rêverie.  Ces mouvements de l’être deviennent chambre d’échos de bien des affects négatifs, peur, inquiétude, doutes. Chacun peut s’y reconnaître lorsqu’elle écrit : « la société ? une fourmilière désemparée ».

Quels recours cathartiques à cette situation  sont possibles ? La prière ? On ne sait plus. La réflexion ? Elle semble paralysée par cette vie empêchée et contrainte :

 

tu es incapable de méditer

rien n’est possible

aucune pensée particulière

ne t’arrête ni ne t’accroche 

au passage 

Un lyrisme mélancolique colore tout le recueil et le clôt sur une note de lucidité :

 

 Novembre est là 

[…] le regard divague 

 

Dans son économie de mots, l’aveu final, « tu as vieilli », semble le point d’orgue de cette « traverse » souvent douloureuse. Peu de mots pour dire magnifiquement la fragilité et la finitude de nos vies.

 

Présentation de l’auteur

Angèle Paoli

Angèle Paoli est née à Bastia. Elle a enseigné pendant de nombreuses années la littérature française et l’italien. Elle vit actuellement dans un village du Cap Corse, d’où elle anime la revue numérique de poésie & de critique Terres de femmes, créée en décembre 2004 avec l’éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca.

Elle a publié de nombreux ouvrages, mais aussi des poèmes et/ou des articles dans les revues Pas, Faire-Part, Poezibao, Francopolis, Europe, Siècle 21, La Revue des Archers, NU(e), Semicerchio, Thauma, Les Carnets d’Eucharis, DiptYque nos 1, 2 et 3, Le Quai des Lettres, Décharge, Mouvances, PLS (Place de la Sorbonne), Recours au poème, Diérèse, Terre à ciel, Paysages écrits, Secousse, Sarrazine, Mange Monde, Bacchanales, Le Pan poétique des Muses, Souffles, Ce Qui Reste, ... 

Lauréate du Prix européen de la critique poétique francophone Aristote 2013, attribué par le Cénacle européen francophone de Poésie, Art et Littérature. Membre du jury du Prix de poésie Léon-Gabriel Gros (revue Phœnix) pour l'année 2013. Invitée en tant que poète au 17e Festival de poésie «Voix de la Méditerranée» de Lodève (juillet 2014). Membre du comité de rédaction des revues Sarrazine et Les Carnets d'Eucharis. Poète invitée de «Ritratti di Poesia - Fondazione Roma» (février 2016). 

Bibliographie : 

▪ Noir écrin, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
▪ 
Manfarinu, l'âne de Noël, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
▪ 
A l'aplomb du mur blanc, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, 2008
▪ 
Lalla ou le chant des sables, récit-poème, éditions Terres de femmes, Canari (Haute-Corse), 2008. Préface de Cécile Oumhani 
▪ 
Corps y es-tu ?, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, mai 2009 
▪ 
Le Lion des Abruzzes, récit-poème, éditions Cousu Main, Avignon, décembre 2009. Photographies de Guidu Antonietti di Cinarca 
▪ 
Carnets de marche, éditions du Petit Pois, Béziers, juillet 2010 
▪ 
Camaïeux, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, septembre 2010 
▪ 
Solitude des seuils, livre d’artiste, gravure de Marc Pessin sur un dessin de Patrick Navaï, éditions Le Verbe et L'Empreinte [Marc Pessin], Saint-Laurent-du-Pont, octobre 2011 
▪ 
La Figue, livre d’artiste illustré et réalisé par Dom et Jean Paul Ruiz, avril 2012. Préface de Denise Le Dantec 
▪ 
Solitude des seuils, Colonna Édition, 20167 Alata, juin 2012. Liminaire de Jean-Louis Giovannoni 
▪ 
De l’autre côté, éditions du Petit Pois, Béziers, novembre 2013 
▪ 
La Montagne couronnée, éditions La Porte, Laon, mai 2014 
▪ 
Une fenêtre sur la mer/Anthologie de la poésie corse actuelle coordonnée par Angèle Paoli (anthologie bilingue corse/français), Recours au poème éditeurs, décembre 2014 
▪ 
Les Feuillets de la Minotaure, Revue Terres de femmes | éditions de Corlevour, collection Poésie, avril 2015 
▪ 
l’autre côté, livre de verre et papier, réalisé par Lô (Laurence Bourgeois) en 4 exemplaires au pays de Pézenas, juin 2015 
▪ 
Tramonti, éditions Henry, Collection La main aux poètes, septembre 2015 
▪ 
L’Isula, éditions Imprévues, Collection Accordéons, édition numérotée, novembre 2015
* Figure de l'eau, Al Manar, juin 2017
* La Maison sans vitre, La Passe du vent, mars 2018

Ouvrages en collaboration : 

▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), Aux portes de l'île, Editions Galéa, juillet 2011 
▪ Angèle Paoli et Paul-François Paoli, 
Les Romans de la Corse,éditions du Rocher, juin 2012 
▪ Anthologie 
Pas d’ici, pas d’ailleurs (anthologie francophone de voix féminines contemporaines)(poèmes réunis par Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire - en partenariat avec la revue Terres de femmes), éditions Voix d’encre, juillet 2012. 
▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), 
Fontaines de Corse, Editions Galéa, juin 2014. 

Collectif : 

▪ Calendrier de la poésie francophone 2008, 2009, 2010, 2011, Alhambra Publishing, Bertem, Belgique 
▪ 
Portrait de groupe en poésie, Le Scriptorium, Marseille, BoD, février 2010 
▪ 
Visages de poésie, Portraits crayons et poèmes dédicacés, Anthologie, tome 3 (dessins de Jacques Basse), éditions Rafael de Surtis, février 2010 
▪ 
Côté femmes, d'un poème l'autre. Anthologie voyageuse. Poèmes réunis par Zineb Laouedj et Cécile Oumhani. Editions Espace Libre, Alger-Paris, mars 2010 
▪ 
La poésie est grammairienne. Mélanges en l’honneur de Joëlle Gardes (responsables de publication : Claude Ber, Françoise Rullier), Éditions de l’Amandier, juin 2012 
▪ « 20 pages de poèmes », in 
Jokari, Nu(e) 52, enfances, 2012 
▪ Anthologie 
Instants de vertige Québec/France, coordonnée par Claudine Bertrand, Éditions Points de fuite, Montréal, 2012 
▪ Anthologie poétique 
Liberté de créer, liberté de crier,coordonnée par Françoise Coulmin pour le PEN Club français, Les Écrits du Nord, éditions Henry, 2014 
▪ 
Voix de la Méditerranée - Anthologie poétique 2014, éditions La passe du vent 
▪ 
Il n’y a pas de meilleur ami qu'un livre, éditions Voix d'encre, septembre 2015 
▪ (anthologie de voix poétiques françaises) Þór Stefánsson 
Frumdrög að draumi. Ljóð franskra skáldkvenna, Oddur, Reykjavik, 2016 
▪ “Rouge-forge, l’Éros de la création” in Rocio Durán-Barba, 
Regards croisés, peintres équatoriens et poètes français | Miradas cruzadas, pintores ecuatorianos y poetas franceses,Éditorial Allpamanda, Fundación Cultural Rocio Durán-Barba, 2016 
▪ « Éloge de la langue » 
in Pablo Poblète et Claudine Bertrand, Éloge et défense de la langue française, 137 poètes planétaires, 10 Lettres ouvertes, 5 peintres, Éditions Unicité, 2016 

Traductions : 

▪ Luigia Sorrentino, Olimpia/Olympia, Interlinea edizioni, Novara, 2013 | Recours au poème éditions, 2015 
▪ Luigia Sorrentino, 
Figura d’acqua/Figure de l’eau, aquarelles de Caroline François-Rubino (à paraître en juin 2017 aux éditions Al Manar) 

Préfaces/postfaces : 

▪ Préface de : Stéphane Guiraud, Le Cap Corse, Ghiro édition, février 2015 
▪ Préface de : Martine-Gabrielle Konorski, 
Une lumière s’accorde, éditions Le Nouvel Athanor, Collection Ivoire, 2016
▪ « Dans la ruche ouverte du poème, la parole traversière », postface de : Sylvie Fabre G., 
La Maison sans vitres, La Passe du vent éd. (à paraître au printemps 2017) 

Photo © Ph. Lisa Dest

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Angèle Paoli & Stephan Causse Rendez-vous à l’arbre bruyère, Stefanu Cesari, Bartolomeo in Cristu

Ce sont deux "divagations" que je propose ici : parcours singuliers d'une lectrice happée par ces livres, tous deux déployant leur frondaison de mots autour des lieux où croissent la bruyère arborescente et l'amandier en fleurs - deux rendez-vous marqués par le recours à un  arbre que je vois comme un axe du monde et de la mémoire, enraciné en Corse. 

 

Angèle Paoli & Stephan Causse : Rendez-vous à l'arbre bruyère

 

Rendez-vous à l'arbre bruyère : le titre de ce livre - mot de passe et talisman – je le saisis, avide, comme enfant l'on s'empressait de saisir le « furet » de la ronde, fuyant et désiré : Il est passé par ici, il repassera par là - qui l'a ? 

 

L'arbre bruyère – bruit/hier : c'était sur une sente, un maquis odorant. Et l'arbre se dressait, fantôme vrombissant de milliers d'abeilles agitant les clochettes de l'erica odorante. C'était un autre, et c'est pourtant le même, qui se dresse ici, flamme à la croisée des chemins – buisson ardent de « son odeur (qui) fait courir un frisson/toi qui cherches refuge/dans l' exil et les larmes/embrasse ce buisson/sans révélation »

 

 Rendez-vous à l’arbre bruyère, Angèle Paoli, Stéphan Causse,
peintures Caroline François-Rubino,
Al Manar, Poésie, 78 p. 16 euros.

Promeneuse en mémoire, promeneuse-lectrice, tous les sens en éveil, à mon tour je m'engage dans le maquis des mots, tandis que résonnent, dans ma mémoire, ces vers d'Apollinaire :

 

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends ((Alcools))

 

Ils me reviennent sans doute, comme une ritournelle à la vue de ce titre, parce que ce rendez-vous sans destinataire, sous les auspices de la bruyère blanche qui m'avait tant impressionnée, est un embrayeur d'imaginaire, et ne peut que faire écho à d’autres souvenirs, d'autres lectures et d'autres mots encore. Pas un Adieu, ici, mais un vrai « rendez-vous » - syntagme à prendre dans le sens impératif aussi de son étymologie  : parcours auquel vous presse l'intimation - vers quelle rencontre ? Quelle découverte ? Quel abandon, au pied même de l’arbre qui s’enracine au cœur de la mémoire, et y puise sa chanson, comme on en fait son miel ?

 

Commencé sous la coloration novembrine des feux d'automne, alors que « chaque soleil était un soleil d'adieu », habité d'ombres qui passent, l'échange épistolaire qui nous est offert s'étire jusqu'au printemps, dans un avril résonnant du « vaste bleu » - « Je me souviens d' une autre année/c'était l'aube d'un jour d'avril » chantait encore le Mal-aimé dont la voix ne me quitte pas – et ces vers, comme un viatique, me remontent à la gorge tandis que je li(e)s ce rendez-vous des souvenirs ramenés, tressés, au fil des plumes croisées d’Angèle Paoli et Stéphan Causse, dans la psalmodie en répons dont on nous dit que l’un commence le recueil tandis que l’autre le clôt, mais dont bien habile serait le lecteur qui pourrait savoir qui écrit dans le tissage des voix convoquées à l’ombre de cet arbre tutélaire.

 

Qui écrit ? sinon les souvenirs mêmes qui se remémorent dans l’échange. Et c’est en cela un livre remarquable, tant l’osmose des écritures – scrutées pour y déceler une identité - crée le corps d’un livre habité par La Mémoire – l'unique - celle des rêves, des mythes, des paysages et du temps, celle du corps de la poésie, incarné dans d'autres vers aussi, jadis - et ici bruissants, murmurante méditation à deux voix dont la sensualité de vagues vous enveloppe, et vous emporte, comme la marée des songes.

 

Vagues - comme le ressac, comme le flou dans lequel vous bercent ces imprécises évocations. Vague comme l'échange de ces plis sans doute virtuels, ainsi qu'il en est de nos jours, avec des mots qui s'inscrivent sur un écran de lumière puis disparaissent - fugaces évocations qui ne sont pas à proprement parler un dialogue, mais un enchaînement où les mots s'appellent, parfois se répondent ou se reprennent, créant ce tissu d'analogies et d'images qui se superposent avec de légers décalages, un sfumato de mots portant l'imaginaire du lecteur vers des horizons aussi larges que celui de la mer , sans cesse évoquée : « La mer n'est jamais loin ».

 

Vague – c'est aussi, incisif, le porteur de ce « V » frappant de sa forme et de sa sonorité l'ensemble du livre, clos du signe double de LE VIGAN/VIGNALE – Six syllabes repliant en anagramme le double lieu d'émission de ce rendez-vous sans destin : noms en reflet comme une ultime anamorphose, reprenant celle du rocher devenant Alaska à la dérive (p.36) à laquelle répondent des chênes évidés parlant de Totem Pole (p.37)...

 

V, comme l'échancrure d'une inguérissable blessure – la blessure de vivre sans doute, portée par toutes les allitérations qui s'envolent des mots avec le bruit des ailes en déchirant l'azur : traversée – rêve – vif – étrave, vent, vert, vaste - dérive … vers ces entailles/entrailles d'où les mots nous appellent :

les mots nous hèlent

hors
(de) nos sentes ordinaires
(de) nos foyers d'insurrection
ensevelis sous la cendre

l'obscur nous rapatrie
aux entailles

dit l'une des voix.

 

Davantage que le bleu, mis en valeur par les belles encres de Caroline François-Rubino – bleu de la mer et du vent, et cette paisible source-voix qui « sonne bleu/et plonge ses doigts/dans le mutisme des ronces », c'est la couleur et le goût de la cendre qui me restent de cette flânerie vagabonde à l'entour l'arbre aux souvenirs : « grappes d'un blanc/cendré /les bruyères en fleurs » (p.44), sur « l'île blanche » passée au brou de noix, sous « la pluie frissonnante de cendre » - mais aussi (mais surtout ? ) manques de la mémoire qui se disent dans les blancs semés sur la page imprimée, fantômes des cailloux du Petit Poucet  qui saurait qu'il faut «  semer des blancs/pour que surgisse/la larme claire// »

 

Semer des blancs, pour permettre au lecteur d'inscrire ses propres images, ses propres émotions, au fil de ses lectures – car dans les blancs, on repasse, on lit au contraire du devenir sagital, et si « la mort traverse », les mots sont là pour nous sauver du temps. Tout beau livre est ainsi « une chambre d'échos » où s'entrechoquent les mots et les souvenirs, remontés de l'enfance comme d'un « coffret de pirate » - à jamais présents.

 

Mémoire sans jadis, chante l'une des voix... Sans jadis, parce qu'au pied de l'arbre désiré affluent tous les souvenirs, « comme une relecture/d'une littérature oubliée ».

 

Est-il alors meilleur hommage et lecture plus fidèle à ce livre que celle qui ajoute ses propres échos à ceux des mots ayant vibré en sa mémoire, et qui résonnent ainsi encore, vers d'autres lecteurs, les invitant à leur tour :

 

Rendez-vous à l'arbre bruyère, qui est le vôtre.

 

*

Stefanu Cesari, Bartolomeo in Cristu

 

N’avoir pas recensé auparavant ce très beau livre me permet d’annoncer qu’il a reçu le prix Louis Guillaume du poème en prose 2019 – et de démontrer que c’est une attribution amplement méritée.

C’est d’abord un bel objet comme je les aime : la dimension du livre qui ne dépasse pas la paume de ma main et le satiné de sa couverture le rendent agréable à tenir :  on ne parle jamais assez de la dimension esthétique du toucher des livres dans les recensions qu’on en fait. La bipartition qui s’y dessine – un grand espace ivoire sur lequel se détachent en fin caractères alternés - noirs et d’un rouge - brique ? sang séché ? - bordé au pied d’une frise crantée, du même rouge sombre …  Voici mise en place l’organisation interne et le code typographique, dépouillé et raffiné, qui commande l’intérieur du livre tout au long duquel court la même frise.

Stefanu Cesari, Bartolomeo in cristu, poèmes,
aux éditions éoliennes, 128 p. 16 , 50 euros. 2018

Ouvert, il présente en page paire le texte rouge sang en corse et, page impaire, le texte que je lis, en noir sur le même fond ivoire. Et, surprise : dans la frise crantée, un autre texte, tête-bêche, dont il faut chercher le début tout à la fin, sur la page triplement numérotée : 123, indicateur du nombre de pages du livre – mais inscrit à l’envers, sous l’arc cranté de la frise - et 59 ou 60 : les pages du texte en français sont aussi numérotées. Je ne suis pas une experte en numérologie, et je ne tenterais pas de démontrer que ces chiffres ont un sens caché, si je n’avais retrouvé, au fil du texte renversé, une notation en caractères gras…  je suis sensible au fait que l’éditeur, Xavier Dandoy de Casabianca, ait ainsi pensé la mise en scène de ce livre, un peu comme les étapes d’un parcours sacré, le long des stations de la Passion, le long des labyrinthes dessinés sur le sol des églises… dans un petit livre qui ressemble à celui décrit ici « un petit monde fermé ouvert entre les pages, rouge comme un évangile, une histoire dans l’histoire  il y a cinquante-neuf grains plus 1. » (l’importance des chiffres pour ce recueil se lit peut-être aussi dans l’indication des coordonnées   du lieu qui a inspiré l’auteur (pp. 117-116) – je laisse au lecteur le plaisir de résoudre l’énigme).

C’est bien de labyrinthe que parle le texte à lire dans la frise, en lettres ivoire comme si on les avait incises dans la matière rouge (semblable à celle de la sinopia tracée sous une fresque), qui semble  superposée au texte dès la couverture. Ces deux lignes de texte nous invitent à « remonter le cours du récit » car « c’est pénétrer dans le labyrinthe. Le rouge du réel a pris place celui du ciel et celui du sang. notre regard, notre propre temps dans lequel il faut s’immerger la tête penchée (...) » 

Que nous raconte donc ce livre dans les « pavés » de textes (briques d’une construction) qui sont de brefs et très beaux poèmes en prose ?  Je rebrousse le chemin, ainsi que m’y invite le texte renversé, qui me parle du visage d’un saint, comme un idéogramme. Bartolomeo/Barthélemy : le martyre dont l’attribut est sa peau écorchée (comme le ruban couleur de cinabre du livre, incisé par les lettres) et qu’on connaît surtout pour sa représentation dans la chapelle Sixtine :  Michel-Ange s’y représente dans la dépouille brandie… Le saint du titre faut partie d’une fresque de la toute petite chapelle romane de Gavignano, dédiée à San Pantaleon, que je n’ai pu visiter, lors de mon passage, car elle était fermée. Une reproduction en est donnée, dans les teintes brunes du livre – et j’ai consulté, bien sûr, la recherche Google, pour en trouver l’original((https://corse-romane.eu/gavignano-pantaleone-y/)) . A l’extrême gauche, le tout dernier de la procession des apôtres, commentée par un saint muni d’une Bible (dont l’exipit m’amène à me demander si le poète ne s’y est pas projeté((« il est comme toi lisant le livre, tout ce vivant lui voile le regard, plus vague dans notre souvenir, presque déjà parti »)), Bartolomeo se tient comme les autres, la main droite sur le cœur en signe de dévotion : il porte sa peau jetée sur son épaule comme la dépouille du lion sur l’épaule d’Herakles, la tête comme une besace, à l’envers, pâle sur son corps nu, écorché – représenté de ce brun rougeâtre choisi par l’éditeur pour le livre. Pauvre saint, nu – dépouillé et de nouveau comme à la naissance, à l’origine : « l’enfant absolu » - « in cristu »((peut-être cette expression corse  est-elle à mettre  en lien avec ce passage de la Bible (Galates 3:27-28) « vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. »)) .

Cette figure étrange qui retient l’auteur est la « source » d’un texte qui remonte aux sources de sa création : sous la tutelle d’un arbre double, vivant et mort, le poète suscite un pays où « tout se dresse comme un signe âpre, un pourquoi qui n’est pas une question ». Le fil du texte interroge d’abord la pierre – et l’interroge comme on la touche, avec les mots, de même que la soupèse le berger-maçon, pour juger l’usage qu’il en fera dans la construction, avec l’attention des gens simples « pour des formes vagues, pour la beauté ». Une beauté qui n’est pas celle artificielle à laquelle nous habitue notre culture, mais la beauté essentielle liée aux gestes du quotidien, dans lequel tout aussi est sacré, dans un même mouvement de vie : du sable de la rivière, à la chaux qui prépare la fresque, se prépare l’autre geste, celui qui donnera corps à « une pensée à peine saisie, quelques éclats de lumière qui ont troublé ta vue ».

Stefanu Cesari engage un dialogue avec le peintre qu’il imagine, et qui « sait sans savoir » - créant l’image du sacré qu’il porte en lui, et qui le reflète dans cette figure pauvre et nue du saint au visage surpris. Je ne peux résister au désir de citer plus longuement cet éloge du travailleur vagabond, anonyme, modeste – pas un « artiste » - pas même un artisan – un homme qui travaille et qui répond à l’appel de ce qui le dépasse((je pense ici au très beau texte de Jean Giono, Le Déserteur,  consacré à Charles-Frédéric Brun, peintre d’ex-voto au Valais.))

 

Tu as un nom et puis un autre, dans une langue et dans une autre, tu voyages loin tu t’amenuises, à mesure des récits qui sont contradictoires mais comme ton père tu es berger, dans ta jeunesse tu cherchais les bêtes qui s’égarent (…) L’écriture menue qu’elle laisse après elle, tu peux lire à l’envers tout ce qu’il te faut savoir. On dira ton nom confondu à d’autres, se perdra le lieu où tu naquis (…).

 

La force de ce texte est de nous présenter avec un très grande économie de moyen stylistiques et lexicaux, à travers une lecture scrupuleuse de la fresque, et une « reconstitution » à la fois de sa création et de la vie de Bartolomeo, ce parcours emblématique du martyr, superposé à celui du peintre, dans une révélation qu’on imagine, au cœur du silence de cette chapelle, amenant l’auteur à apporter ses mots à ce qui n’a pas de langue – ses mots et ses souvenirs/sensations de l’enfance, dans un parcours « à rebours » - et une méditation sur la vie, le devenir des êtres et des souvenirs, la violence, la cruauté d’un monde où l’on torture , on abat et dépèce pour la vie ou la fête où

 

 l’on entendait de loin certains hommes qui rient et l’odeur de la viande, tout le monde  est rassemblé autour des bêtes accrochées ouvertes comme des livres on mange on racle on ôte la peau parfois on lit dans le sang qui goutte ce présent des corps appelants (…) 

 

Ce visage du saint nous concerne, qui nous regarde, à travers les mots du poète qui y voit « un signe laissé de l’univers ou de l’enfance, la bouche ouverte les dents blanches, sur les marches creuses la moitié d’une grenade est posée, à la chair mordue d’un pays quelqu’un s’est arrêté ». Symbolique grenade de Proserpine ou de la Madonne, symbole de la fécondité, de la possible re-naissance, « in cristu »,  couleur de sang – ce sang dont Stefanu Cesari écrit « Le sang chemine. Nous voyons à travers lui »  - symbole de ce « prolongement » évoqué p. 117 de cette longue oraison : « Nous deviendrons d’autres nous-mêmes, ne doute pas de cela. Nous apprenons l’absolu en fréquentant la mort sans savoir ce qui nous permettrait de dire. Sommes-nous comme des enfants ? ». Magique tour de passe-passe de l’écriture, qui fait de ce saint martyr, écorché, pauvre et nu, l’emblème de la vie qui circule, amenant à accepter les fleurs de l’amandier comme la pourriture, entre l’arbre vivant et l’arbre mort – « trà un àrburi vivu unu mortu ».

 




Rencontre avec Angèle Paoli

Comment présenter Angèle Paoli ? Elle porte le bel élan de Terres de Femmes, la revue numérique de poésie et de critique qu'elle a créée en décembre 2004 avec son mari éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca ; elle est poète et auteure ; Son activité de critique littéraire lui a valu le Prix européen de critique en poésie Aristote 2013… Ces éléments de biographie nous révèlent déjà un parcours édifié dans la constance d’un dévouement sans faille à la poésie, à la littérature ; quant à la richesse et la subtilité de cette femme remarquable, elles sont perceptibles dans cet entretien, pour lequel nous la remercions.

 

Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez créé Terres de femmes? Quelle a été votre motivation première ?
Les raisons qui m’ont conduite à créer Terres de femmes (TdF) sont multiples. Elles sont pour beaucoup liées aux modes de communication du début des années 2000. Nous étions à l’époque de la création des « blogs », et au sortir de l’expérience du site participatif Zazieweb, créé et dirigé par Isabelle Aveline, un site auquel j’ai contribué pendant trois années consécutives. Alors qu’était annoncée la fermeture du site, j’ai souhaité, comme beaucoup d’autres de mes ami(e)s, créer mon propre espace. En décembre 2004. Ce qui m’a conduite à réfléchir sur ce que je voulais entreprendre (ou ne pas entreprendre). Mon idée première était d’ouvrir un espace qui accueillerait à la fois mes propres écrits et les textes littéraires auxquels je suis très attachée. Pour ce qui est de mes propres écrits, ils étaient majoritairement inspirés par mon tropisme corse (je vivais encore en Picardie à ce moment-là) et l’univers des femmes des précédentes générations, en l’occurrence mes aïeules corses, à qui je voulais rendre une parole qui leur avait été confisquée par les us et coutumes insulaires. Le titre de Terres de femmes (au pluriel) joue de ce fait à la fois sur une pluralité et sur l’homophonie  « terres »/« taire ».
Quant aux textes littéraires proprement dits, ils continuent d’alimenter mes lectures. Dans le même temps, j’ai voulu poursuivre ma « route en poésie », en poésie contemporaine notamment. Ce qui m’a incitée à découvrir des auteurs et des recueils que je n’aurais sans doute pas eu l’occasion de lire et de fréquenter si je m’en étais tenue aux auteurs dits « classiques » que j’ai fréquentés lors de ma formation littéraire universitaire et tout au long de mes années d’enseignement.
 
Quel serait l’objectif à atteindre si vous deviez un jour vous dire que votre engagement a mené à la réalisation de ce projet de longue haleine ?
 À vrai dire, je ne me pose pas la question des objectifs, en tout cas pas dans le sens où sans doute vous l’entendez. Mes objectifs sont multiples, eux aussi. Il y a d’abord celui de mon propre plaisir. « Le plaisir du texte », plus précisément. Lire, découvrir, faire découvrir, éventuellement promouvoir, partager et tout cela bénévolement, en me conformant aux règles et équilibres mis au point avec mon mari et éditeur-webmestre Yves Thomas (un ancien directeur d’édition d’encyclopédies).
 
Ensemble nous travaillons à la conception et à la réalisation quotidienne du site, à sa mise à jour permanente… Et à son évolution, et ce sur trois volets principaux : esthétique, typographie, ergonomie…C’est un travail exigeant, que nous accomplissons tous les deux au quotidien, chacun selon ses compétences et son savoir-faire. Nous travaillons en réseau : chaque jour je propose un poème ou une recension ou un extrait d’un texte en prose…et mon éditeur-webmestre en assure la mise en forme et la mise en ligne. Je suis plongée dans mes livres ; lui a les mains dans le cambouis, au cœur d’une  machine énorme, complexe, multiple. Notre objectif est de maintenir le plus longtemps possible cet équilibre pour beaucoup conditionné par l’évolution de la santé de mon conjoint (qui souffre d’une sclérose en plaques progressive), équilibre qui est aussi dépendant des aléas informatiques du serveur qui nous héberge, susceptibles un jour de gripper le site, voire de le faire disparaître.
Qu’est-ce qui différencie Terres de femmes, dans sa conception, des sites et revues actuels ? Qu’est-ce que le savoir de votre époux, Yves Thomas, a apporté à la mise en œuvre des contenus éditoriaux ?
En premier lieu, une grande attention a été portée aux questions de circularité et d’indexation, telles qu’on les retrouvait dans les encyclopédies traditionnelles et multimédias. Le site de Terres de femmes ne se contente pas de proposer un grand choix de textes d’auteurs et de recensions. Il propose également un grand nombre d’outils qui facilitent l’accès immédiat à ces textes.
D’abord des sommaires détaillés établis jour après jour (et tous accessibles de manière simplifiée) et trois index principaux qui suppléent aux lacunes de l’outil de recherche plein texte : un index des auteurs, un index chronologique et un index thématique.
L’index alphabétique est un index nominum « raisonné » et interactif, mais aussi un index bibliographique. Pour chacun des auteurs (classés alphabétiquement par patronymes), un lien  hypertexte a été établi en direction des articles, notices et /ou extraits concernés de la totalité du site.
L’index chronologique permet d’entrer et de naviguer, mois par mois, année après année, dans l’éphéméride culturelle de TdF.
L’index thématique renvoie à des textes classés sous l’intitulé « mes Topiques », comprenant un grand nombre d’écrits personnels, dont certains ont fait l’objet d’une publication papier.
Chaque note comprend un encadré où sont répertoriés en premier lieu les textes de TdF en relation directe avec l’auteur choisi ; cet encadré comprend également une zone de corrélats (« Voir aussi ») au modèle de ce qui existe dans le thesaurus de l’Encyclopaedia Universalis.  Les liens proposés sont des liens internes et des liens externes qui viennent enrichir l’information et qui font l’objet d’une sélection rigoureuse selon des critères de « prioritarisation » hiérarchisés, et qui nous sont personnels. 
Le lecteur peut ainsi circuler à sa guise à l’intérieur de la revue ou bien s’en échapper pour poursuivre son cheminement à l’extérieur sur des itinéraires suggérés. Notre volonté première est de ne pas enfermer le lecteur, de ne pas l’emprisonner.
Vérifiés et mis à jour en permanence, les liens internes renvoient aussi bien à des textes récents qu’aux textes les plus anciens de TdF (ceux-ci étant eux-mêmes mis à jour et mis en liens retour – rétroliens – avec les textes les plus récemment mis en ligne). Le système mis en place par Yves Thomas (une circulation réticulaire par circularité) permet d’éviter « l’empilement » rétro-chronologique non raisonné des articles proposés. Ce qui est conforme à l’expérience encyclopédique de mon mari.
Autre point caractéristique de l’esprit dans lequel nous travaillons : les notices bio-bibliographiques des auteurs présents au sein de la revue sont régulièrement vérifiées et mises à jour. Ce qui est rarement le cas des revues en ligne, même les plus prestigieuses.
Il existe par ailleurs une rubrique « Actualités » qui renvoie au « scoop.it » de TdF (une plateforme en ligne de curation de contenu). Cet outil permet au lecteur d’entrer de plain-pied dans l’actualité culturelle. Cette rubrique est élaborée jour après jour à partir des informations que nous recevons : avis de lectures, d’expositions, de rencontres, de concerts, de publications… de France et d’ailleurs. Là encore, nous procédons à des choix et des prioritarisations conformes à notre sensibilité propre et à l’esprit de la revue TdF.
Pour ce qui concerne la mise en forme des textes, ceux-ci font l’objet d’une préparation de copie selon les normes typographiques des pays concernés, mais aussi en conformité avec la charte typographique de la revue.
Telle qu’elle est élaborée, la revue Terres de femmes est l’équivalent pour moi d’une immense bibliothèque, et aussi une mémoire considérable. Qui vient pallier mes propres déficiences (mes « trous de mémoire »). Je m’y réfère continuellement. C’est ainsi que chaque fois que j’ai une recherche à effectuer sur un auteur, mon premier geste est de consulter l’index des auteurs de mon site. Ce qui me permet de vérifier immédiatement si le livre qui m’est nécessaire est présent dans les rayonnages de nos bibliothèques. Je précise par ailleurs que tous les extraits qui sont en ligne sont dûment vérifiés à partir des ouvrages en ma possession.
 
La poésie est depuis plus d’un siècle un genre délaissé, relégué au dernier rang d’une littérature qui a hissé le roman au pinacle des catégories littéraires. Quelle place peut-elle occuper de nos jours ? Pensez-vous qu’elle puisse être considérée à nouveau comme un vecteur artistique capable de donner forme et voix à des problématiques contemporaines individuelles ou collectives ? Et, pour vous, est-ce là son rôle ?
Je ne suis pas sûre que le roman en tant que genre littéraire jouisse d’un regain d’intérêt aussi important que ce que vous en dites. Ce qui occupe les têtes de gondole des librairies courantes et des maisons de la presse, ce sont davantage des ouvrages qui n’appartiennent à aucune catégorie propre et qui présentent rarement de réelles qualités littéraires. De sorte que je ne suis par certaine que l’opposition ou la rivalité roman/poésie puisse être tenue pour un véritable critère de pertinence. Je ne suis pas non plus convaincue que la poésie ait connu par le passé un engouement qui lui aurait permis d’accéder à une place aujourd’hui perdue.
Il a certes existé de grandes voix, celles que nous connaissons tous à ce jour, mais sommes-nous vraiment sûr(e)s qu’elles aient à ce point marqué les lecteurs de leur génération ? Je crois pour ma part qu’il y a toujours eu des lecteurs-de-poésie et un très grand nombre de non-lecteurs-de-poésie. La poésie a toujours été considérée comme un genre à part et c’est peut-être cela qui en fait sa spécificité et qui lui donne sa part de mystère.
En ce qui concerne la poésie contemporaine, ce qui me paraît évident, c’est qu’elle répond, pour la plupart des poètes, à un véritable engagement. Les véritables poètes non seulement écrivent mais lisent les poètes. Il en résulte cette énergie considérable qui circule dans le microcosme qu’est celui que nous défendons. Les poètes se battent non seulement pour faire entendre leurs voix mais aussi pour faire entendre une symphonie du monde.
Ceci dit, il y a autant de formes de poèmes que de poètes, de formes d’écriture que de sensibilités. Mais ce que j’attends des ouvrages de poésie que je lis vraiment c’est qu’ils me transportent. Très régulièrement, je découvre des voix d’une force vitale inouïe, d’une richesse exaltante. Je suis persuadée que cette exaltation est transmissible à d’autres. C’est sans doute le rôle qu’ont à jouer les passeurs qui gravitent dans le monde de la poésie. Entre les lectures, les rencontres, les performances, les festivals…on ne peut pas dire qu’il ne se passe rien en poésie. Dans ma vie, la poésie est une force underground, une sorte de « basse continue », avec parfois des voix solistes dominantes qui me subjuguent.
Je suis convaincue que la poésie est à même d’apporter au monde, non pas des réponses (il y a beau temps que je n’y crois plus vraiment ! ) mais un regain d’énergie. Une façon aussi de vivre, un regard différent autour de soi. Une façon aussi d’écouter, de se mettre à l’écoute. Il faut bien sûr pour cela une certaine détermination ; et de la persévérance. Rien n’est acquis d’avance. Il y a toute une démarche intérieure à entreprendre, tout un travail sur soi. Car se mettre à l’écoute de l’autre, cela demande aussi de se mettre soi-même à distance. C’est peut-être ce qui décourage le lecteur ordinaire. Les temps n’étant pas vraiment favorables à ce type d’effort. Et puis il faut bien reconnaître que la poésie n’est pas toujours très aisée d’accès pour les lecteurs /auditeurs qui fonctionnent prioritairement sur l’affect. Sur l’immédiateté de l’émotion. Si cette émotion n’est pas d’emblée au rendez-vous, la poésie peut être rejetée. Je crois à ce sujet qu’il faudrait relire Brecht. Et remettre l’accent sur la notion d’identification.
Jugée trop complexe par les uns, trop lyrique par d’autres, trop intellectuelle ou pas suffisamment… la poésie décourage plus souvent qu’elle n’attire. Et pourtant, force est de constater que de nouvelles voix s’élèvent régulièrement, qui font fi des modes, des mouvements, des courants – et, si j’ose dire, des clans – qui font entendre leur émotion, leur colère. Je pense à l’instant au très beau texte de Claude Ber « Célébration de l’espèce » dans Il y a des choses que non. Un texte puissant porté par une voix puissante. Ce qui y est dit, énoncé, nous concerne tous (de mon point de vue). Au point que je viens de le recommander à une amie suisse qui me demandait de l’aider à trouver un texte sur violence/non-violence… Elle n’avait en tête que des voix d’hommes. Je lui ai suggéré ce ouvrage de Claude Ber. J’aurais pu tout autant lui proposer le OUI de Jeanine Baude.
Ai-je répondu à votre question ? En partie, sans doute…Du moins, je l’espère.
Vous évoquez une évolution de la place des femmes au sein du paysage poétique, et vous soulignez le rôle que jouent les revues de poésie en ligne. Pensez-vous que la présence de ces lieux, qui proposent aux lecteurs un accès à des auteur(e)s qu’ils n’auraient par ailleurs peut-être jamais rencontrés, ait modifié les habitudes de fréquentation de la poésie et ses modalités de réception ?
Il faudrait, pour répondre avec précision à cette question, se livrer à une enquête sérieuse, attentive, fournie, de l’ensemble des sites de poésie actuellement disponibles et actifs. Ce qui n’est pas de mon ressort, ni de ma compétence. Cependant, d’après ce que je peux lire et voir ici ou là, il me semble pouvoir répondre que les sites consacrés à la poésie – Terre à ciel ; Ce qui reste ; Les Découvreurs… et Recours au poème, aussi, bien sûr –ont profondément modifié le rapport des lecteurs à la poésie. Et que par ailleurs cela a entraîné une pratique réelle d’écriture.  La fréquentation de la Toile et la présence des réseaux sociaux a également modifié les comportements et levé les inhibitions. De sorte que nombreux sont celles et ceux qui se lancent, proposant leurs propres textes. Il me semble que la poésie n’est pas la seule à profiter de cette énergie créatrice. On la trouve également sous les formes artistiques qu’attestent les livres d’artistes ou les livres pauvres…Dans ce contexte très ouvert, chacun peut trouver son compte, choisir la poésie qu’il aime, se lancer sans plus avoir besoin de passer par les éditeurs traditionnels. Sauf que, au bout d’un certain temps, chacun aspire à être publié, lu et diffusé en version papier. C’est là un terrible paradoxe.  C’est là aussi que commencent les difficultés. Car les éditeurs ont chacun leur cahier des charges, leurs exigences, qu’il n’est pas aisé de cerner. Le marché de l’édition poétique est un labyrinthe et on s’y perd plus souvent que l’on ne s’y retrouve. Les déconvenues sont souvent au rendez-vous lorsque les auteurs de plus en plus nombreux à publier sur la toile se heurtent au refus des éditeurs papier.  C’est une expérience difficile à vivre et à affronter.
 Pensez-vous qu’il existe une « poésie féminine » ?
 Je ne sais pas s’il existe une « poésie féminine ». L’affirmer agacerait bon nombre de poètes de sexe masculin.  Et ferait sans doute bondir nombre de leurs homologues féminins, celles en particulier pour qui sont devenus au fil du temps primordiaux (voire prioritaires) le travail sur la forme, la mise en page et /ou espace du poème, la répartition des blancs et des silences.  Sans parler de celles pour qui il est urgent de réduire le vers, de le dépecer, de le restreindre jusqu’à n’obtenir qu’un « essentiel » qui se résume à peu de mots. Une réduction à l’os qui exclut tout sentimentalisme ou toute forme enflammée de l’expression du moi. Ainsi de certains poèmes de la poète argentine Alejandra Pizarnik. Ou encore, plus près de nous et dans les sphères actuelles les plus originales, Laure Gauthier dont les derniers recueils illustrent particulièrement selon moi cette tentative et cette nécessité. Outre une réflexion sur la poésie en parallèle à une réflexion sur la musique. Sur leur mise en résonance. Est-ce que tout ceci est propre à la « poésie féminine » ? Je ne le crois pas. Je crois que les femmes explorent des champs poétiques de plus en plus vastes et de plus en plus diversifiés. Mais elles le font avec leur voix propre, où la problématique (et la pertinence) du féminin /masculin est dépassée.
Parmi les poètes femmes qui me touchent aujourd’hui (mais pas nécessairement sur le plan émotionnel), je peux citer Esther Tellermann. Mais aussi Isabelle Lévesque ou Sylvie Fabre G. Toutes deux pourtant ont une écriture à l’opposé l’une de l’autre. Mais je les reconnais l’une et l’autre, j’oserais presque dire les yeux fermés. Qu’ont-elles en commun en dehors d’être femmes ? Justement, elles sont poètes. Et en chacune d’elles il y a quelque chose de profond qui échappe et qui ne se laisse pas appréhender par la seule question du féminin et du masculin. À dire vrai, lorsque je m’immerge dans un nouveau recueil de poésie, je ne m’interroge pas sur cette question. La rencontre a lieu ou elle ne se fait pas. Elle peut avoir lieu de multiples façons. Tout aussi opposées les unes aux autres. Chaque recueil est une énigme. Chaque poète a son fonctionnement et son mode d’écriture propres. Et, à chaque lecture, je dois me déposséder de moi-même, de mes propres clivages, de mes attentes de lecture, de mes clichés, sonores ou visuels…Me délester de ma propre archéologie, de ma propre mythologie ; me dépouiller de mes présupposés. Chaque recueil est un « monde en soi » et chacun d’eux m’attire par un biais ou par un autre qui n’a rien à voir avec le précédent. D’où mon impossibilité à répondre à semblable question. J’aime tout autant la poésie de Jean-Claude Caër, de Jean-Pierre Chambon, de Jacques Moulin ou d’Emmanuel Merle (je ne peux les citer tous) que celle de Cécile A. Holdban ou de Claudine Bohi.  Je n’ai pas de préalable quand j’ouvre un livre.
J’ai bien conscience que la question qui m’est posée est une question complexe et insondable. À chaque fil tiré surgit une réponse possible qui annule la précédente. Ce que je crois savoir, c’est qu’il y a des sensibilités différentes, des modes d’expression qui échappent à toute tentative d’enfermement, à tout déterminisme. Il n’y a pas d’univocité. Il y a des natures différentes, les unes baroques – dont je pense faire partie – les autres au contraire frappées du sceau du minimalisme ou de l’économie de moyens. Les terreaux d’inspirations diffèrent aussi. Qui fournissent une matière où puiser qui appartient à chacun, même si tous peuvent s’y reconnaître à un moment ou un autre.
En définitive, s’il est un point commun, il se trouve dans le sentiment d’une nécessité absolue d’écrire. Une autre réponse me vient à l’instant à l’esprit, et c’est Alejandra Pizarnik qui me la fournit :
« Écrire, c’est donner un sens à la souffrance. »  (Alejandra Pizarnik, Journal, novembre 1971).
 




La poésie d’Angèle Paoli : une esthétique de la trame

 

 

« La voie que le poème cherche à se frayer, ici, est la voie de sa propre source. Et cheminant ainsi vers sa propre source, c’est la source en général de la poésie qu’il cherche à atteindre. »

Philippe Lacoue-Labarthe
La poésie comme expérience

 

      De la trouée du silence, la poésie d’Angèle Paoli chemine jusqu’au « vif des fêlures » qu’elle aspire à dire pour les  repousser « au plus loin ».

      Diversité générique et foisonnement poétique caractérisent sa création littéraire qui accomplit une véritable traversée des pensées pour affirmer une voix de poésie personnelle et donner résonance à une quête ontologique voire métaphysique où l’être ne cesse de s’interroger face au temps, et dans l’espace. 

      Dans son livre Tramonti, figurant dans la collection « La main aux poètes » des Éditions Henry (2015), après la fugacité du Nous (« nous n’aborderons pas / aux rêves insolubles », p.17), le Je se tisse face à un Tu. Ces deux instances énonciatives sont reliées par les paronymes « dire » et « lire » : « et tu me dis  / - je te lis  dormante- » (p.57). Aussitôt, la quintessence de l’acte de création se manifeste, mettant en miroir ces deux verbes majeurs pour favoriser l’approche de la poésie comme « l’acte et le lieu » du partage et du don.

     Sobriété et générosité du verbe, fluidité et goût de la rupture syntaxique, réticence vocale et fulgurance musicale : l’éclat des contraires subjugue « sur l’aile qui vacille » (p.53) pour mieux « voler/ à l’envers du temps » (p.54).

      « Voler », oui, mais il s’agit essentiellement de cheminer, plus précisément de se frayer un chemin, comme le symbolise le choix de certains titres comme Carnets de marche (Les Éditions du Petit Pois, 2010), Solitude des seuils (Colonna Édition, 2012), De l’autre côté (Les Éditions du Petit Pois, collection Prime Abord, 2013).

          Dans ce dernier recueil, le lecteur se trouve pris de vertige, happé par ce poème-diptyque quelque peu mallarméen où tout se reflète et s’inverse, comme dans la composition spéculaire du « Sonnet en yx », « allégorique de lui-même » : le motif du miroir scande ces pages pour conférer de la profondeur au paysage et le renverser par un jeu de bascule que la syntaxe désarticulée suscite, fourvoyant et séduisant tour à tour le lecteur :

« tremblé du miroir / le ciel en strates trace
diagonale
paysage en bascule / la terre est ronde / l’horizon tangue
les deux arbres en
vis-à-vis poursuivent
dialogue

clinamen // noir // »

(p. 12)

     À l’apogée du poème, l’immersion du Je énonciatif dans le miroir se fait abyssale, provoquant la volatilisation du paysage paradoxalement inscrite sur la page de poésie :

« miroir plan / j’ / entre
dans le verre       l’occupe
mi-corps     / je /     cherche
ne (me) vois pas       la-sans-visage

buste / incliné sur foulard
bleu     cheveux échappés bras
tendus      (mon) appareil photo
cache      seules   (mes) mains
duo d’accord      en écho

le paysage a disparu // Noir // autour »
(p.17)

      Puis, lorsque « le miroir se redresse », par delà le « tremblement des couleurs » et l’« extension moi-au-miroir », se décèle, sous la fausse neutralité de la forme infinitive, l’injonction dynamique qui, enchaînant « traverser » et « passer de l’autre côté », fait résonner le titre du recueil :

« l’au-delà du verre    traverser
passer      de l’autre côté du / je / cherche
qui d’autre que moi ? quel ailleurs ? / rien /

hors le ciel »

(p.20)

     Ce « rien » typographiquement détaché, aussitôt supplanté par l’aspiration à poursuivre la recherche dans l’espace du ciel, s’énonce de façon plus péremptoire à la fin de Carnets de marche, prose d’une densité double, à la fois narrative et poétique, où s’inscrivent avec ardeur les pensées en mouvement, proches de la double incitation gracquienne qui refuse la virgule, « en marchant en écrivant ».

« La première jonquille sauvage grelotte. La buvette lettres noires abandonnée hiver comme été à sa vacance en pure perte. Le froid taille en biseau sous la peau. Marine écrin verglacé. Marine écrin plexiglas. Cueillir des hellébores et puis rien. Le silence vent du matin qui gifle et qui grince plein fouet. » (p.122).

     Cette cascade de phrases brèves, le plus souvent nominales, débouche sur le constat laconique « et puis rien », avant que ne s’énonce la mise en équivalence métaphorique du silence et du vent, soulignée par l’entrelacement musical des sonorités gutturales sourdes et sonores (« gifle » rappelant « jonquille », « grince » faisant écho à « grelotte ») qui par effet de contraste permet l’émergence vive de la fricative de « fouet » pour faire claquer la phrase ultime du livre.

     Entre Carnets de marche et De l’autre côté, se marquent dans Solitude des seuils la palpitation de l’interstice et la jouissance du seuil. Dans son « Liminaire », le poète Jean-Louis Giovannoni apprécie la particularité du lyrisme vibratoire d’Angèle Paoli se fondant sur une « mise à peau » : « Tout est là. Au bord de son bord…retenu. Imprononcé comme l’est le nom de chaque chose, enfouie en son dedans ».

     Cette « mise à peau » consiste précisément à faire affleurer par l’acte de poésie ce qui se dérobe en apparence à l’intelligibilité immédiate. Il s’agit de s’adonner à l’acte de dire pour faire émerger ce qui se trame sous le silence. Nul répit face à la nécessité vitale de prononcer tous les bruits qui « trouent le silence » (p.69), en ces lieux-limites de prédilection, désignés par les locutions spatiales qui se substituent l’une à l’autre : « au bord de », « à l’orée de », « à la lisière de », « sur le seuil ». Une véritable dynamique verbale se déploie pour créer le « mirage des mots nus » (p.23) et tenter de les habiller peu à peu, presque subrepticement, par des mots composés, dérivés, engendrés, qui se présentent comme autant de variations musicales pour dire le murmure du seuil à franchir : « bruissement », « crépitement », « craquement », « chuintement », « frémissement », « froissement ». Les effets de rimes intérieures, résultant du même suffixe s’enrichissent de l’allitération en /r/, sonorité vibrante accentuant les syllabes initiales de presque tous ces substantifs.

      N’est-ce pas la figuration même de cette esthétique de la trame où les mots vibrent pour effectuer la percée du silence, prononcer « l’imprononcé » dans la solitude fructueuse des seuils ?

      Le titre du recueil Tramonti, de consonance  méditerranéenne, n’est pas sans évoquer dans l’esprit du lecteur non initié l’idée spatiale de traversée liée à celle de mont ou de vent. Or, le sens corse de crépuscule se trouve dévoilé dans le long poème éponyme scandé par l’anaphore « il y a » (p. 90-97) qui relie temps , regards, silence, crépuscules d’été, instants, sous le ciel picturalement figuré comme une « plaie crépitante de tous ses ors ». De « la lumière du soir » inaugurale où le temps se compte pour « scruter les étoiles » ou « penser la tendresse » jusqu’à l’irruption finale du motif floral de la « criste-marine du soir », quand « l’espace ouvre un chemin / de tendresse dans la douceur », toute une « harmonie du soir » s’esquisse, non sans réminiscences baudelairiennes, avec « valse mélancolique et langoureux vertige »,  au moment où « le jour chancelle » : s’entrelacent scintillements et estompages, ivresse et ondoiements, glissements et clapotements, « un grand cormoran bleu » et « une vache éblouie » priant « dans le soleil », avant que l’astre ne se noie fatalement « dans son sang qui se fige ».

      Mais, belle trouvaille, l’idée d’un « aboli » tramonti  se profère, avec l’exigence de l’inanité, la complexité troublante d’une temporalité tant itérative que singulative, et la profusion sonore de couleurs non crépusculaires :

« il y a des instants où

le crépuscule se refuse à être

où l’horizon boréal se grêle
de cailloux bleus
d’effluves mauves
de crénelures hérissées de vert

et »

(p. 95)

     Ce moment de pure délectation sensorielle se trouve comme suspendu, mis en suspension par la vocation dilatoire du blanc typographique, mais surtout par l’apparition solitaire du petit mot « et » qui se trouve, en fin de page, audacieusement -mais provisoirement- privé de sa fonction de « conjonction ».

      La seconde partie du livre, intitulée « Tramonti », instaure le triomphe de l’entre-deux. Tout s’y fait suspension vibratoire. Dans le premier mouvement, « Soleils anciens », la voix lyrique énonce sa quête à la seconde personne :

« tu cherches la voix des mots

brûlure du maquis
horizon sans faille

ne rien déduire de la vague
des ondulations des feuillages

notes égrenées sous l’archet
complaintes portées vers
l’en-deçà des monts »

(p. 20)

      Dans le troisième mouvement, « Sous la peau, comme une écharde », se distingue une métaphore féconde propre à restituer la mission impérieuse du Je qui travaille les mots sous la trame du silence :

 

« je croise décroise recroise
tramail de mots
dans le tissé silence
qui se trame »

(p.148)

     Ce « tramail » des mots se précise, toujours avec la mise en exergue du Je poétique et de sa gestuelle créatrice face au temps qu’il s’agit de saisir au mieux, de capter, de « retenir », ne serait-ce que par la fulgurance d’une image lumineuse :

« je couds mes fils
avec mes mots
pour retenir l’instant lumière »

(p.150)

      Alors même qu’« une main rythmait le poème / oiseau papillon oiseau » (p. 151), voici que soudain

« une voix gonfle la phrase
s’en prend à l’obscène du corps
il faudrait adoucir le choc
des dents      leur violence
court sous la langue  
un cri éclate 

la bouche lance
son désarroi

             à chaque âge ses plaisirs
à chaque tête ses pensées
une enfant dessine
des ronds noirs     dans un cercle bleu
dans le labyrinthe déjà ? »

(p.152).

     Lieu majeur de la profération poétique, la bouche permet d’effectuer le glissement énonciatif qui au fil du livre nous fait passer du Tu au Je, puis du Je à Elle, pour tisser une fine chorégraphie pronominale à même de faire vibrer la richesse de la voix lyrique d’Angèle Paoli qui trame et dit, qui tisse et pense, qui relie « ici », lié à « l’immobilité absolue » (p. 39) à « ce qui se vit            là-bas / dans cet ailleurs » poursuivi dans la « mémoire » (p. 40), pour faire jaillir son éclat clausulaire, avec la solennité de l’initiale majuscule et la force péremptoire du point unique, final :

 

« elle pense

à tout ce qui ne peut se dire
qui se pense dans le silence

elle pense à cet autre silence

le grand silence blanc
de l’écume

Là-bas. »

(p. 156)

     Poésie qui se pense, poésie qui se coud, poésie qui s’écoute au cœur de ses échos sonores, de ses rimes intérieures, de ses allitérations et de ses assonances, de sa syntaxe affranchie et syncopée : la création révèle ici sa vitalité insatiable où la musique vibre, proche du silence, de l’écume, de leur blancheur immémoriale, où les sons et les couleurs ne manquent pas de tourner « dans l’air du soir » baudelairien. « Paumes tournées vers le ciel », la poésie d’Angèle Paoli parvient, comme dans Tramonti, à nous impliquer corps et âme dans son cheminement crépusculaire jusqu’au « vif des fêlures » qu’elle veut « repousser » (p.53) de ses « mots vertèbres » (p. 103).

      Entre Je, Tu, Elle, son lyrisme se fait substantiel et heuristique, tramant entre l’aile et l’île, l’accès à la liberté créatrice que symbolise son néologisme « fémin-îlité » (dans Solitude des seuils, p. 52), intimement lié à ses « Terres de femmes », à sa Corse retrouvée, refondée, retissée comme haut lieu de la Poésie. Dès lors, comment ne pas cheminer sans cesse vers sa propre source ? Dans Phrase, Philippe Lacoue-Labarthe souligne la simplicité exigeante et essentielle de qui se donne ou s’abandonne à la légitimité du mouvement :

« C’est une grande chose que d’avoir ce droit
D’aller, simplement, d’aller – au plus près, pas loin ».

(p. 87)

     Telle est la source profonde de la poésie d’Angèle Paoli : « au plus près, pas loin », dans cet entre-deux délectable qui se tisse en silence, qui « trame sur trame sur trame », comme dans le livret cousu main par les Éditions La Porte (2014), « sur le tremblé du soir », quand se profilent les lignes d’une « montagne couronnée » éponyme, figuration parfaite de l’œuvre à frayer, à édifier, à « tramailler » sans répit, « d’un point / de l’horizon / à l’autre » où palpite la Poésie. Non loin également des Feuillets de la Minotaure (Éditions de Corlevour, 2015), entre-deux formel foisonnant, « récit-poèmes » dont l’une des épigraphes ne manque pas de poursuivre l’esthétique de la trame : « Sans jamais perdre le fil de lin de la parole », seule façon d’exalter à demeure le labyrinthe de la création.

 




Angèle Paoli : Tramonti

 

Il existe des liens subtils – d'imprévisibles correspondances sensorielles et affectives, nées d'un hasard des plus objectifs - entre certaines lectures et les ambiances sonores ou visuelles qui les accompagnent. Ainsi de ces Tramonti d'Angèle Paoli, aux éditions Henry, lus en compagnie des Musikalische Exequien, (Obsèques musicales) d'Heinrich Schütz, dans la version de La Chapelle Royale, dirigée par Philippe Herreweghe (Harmonia Mundi, 1987). Jamais le petit format, et la couverture noire et brillante de la collection « La Main aux Poètes » ne m'ont semblé plus appropriés qu'à ce texte, au titre mélancolique, dans la pénombre du crépuscule où je l'ai découvert.

Triptyque, le recueil s'ouvre sur des « Soleils Anciens » - soleils des souvenirs... Là, « un enfant lance ses balles / dans les ocelles de couleur / irisations nervures / sans attente d'autres formes / sinon celles que lui confie / le soleil ». Temps de l'ennui des étés qui s'étirent, vacance fondatrice où se forment des rêves « insolubles » - auxquels on découvre, ensuite, qu'on n'aborde jamais... Cet enfant est comme Ariane, au début du labyrinthe de la vie : « offert » / ouvert au monde, et tel qu'on le re-voit, alors que « ça crisse ça gémit ça grince /sur les cordes nouées du soir / infini désarroi de notes retenues / à mi-chemin » : dans les deuils, les abandons, les trahisons dont se tisse la vie ; à cette lisière crépusculaire, où l'on ne peut s'empêcher d'entendre en écho ces mots de Dante, dans la forêt obscure où Virgile le guide : « nel mezzo del cammin di nostra vita ».

Conçu comme une lente méditation, le recueil se lit – se lie - au rythme souple d'une marche. Ni joyeuse, ni funèbre, même si les défunts y tiennent une grande place - mais toute empreinte de la réflexion propre aux grands espaces, aux paysages nocturnes, et aux étapes ultimes de la vie, à cette heure où l'on vit autant avec les morts que les vivants : aube ou crépuscule, seuil intermédiaire et insaisissable, passage que redouble le mouvement de marche omniprésent. C'est une ode à ces clartés aux « éclats de paille » qui claquent comme le vent, aux lumières déclinantes des couchants élégiaques et nostalgiques, « eldorado de couleurs / vert mordoré silence » dans lesquels on perçoit l'écoulement du temps - car il est vrai qu'« Il y a du temps / dans la lumière du soir » (p.90) . Dans le ciel de ces couchants apparaissent des grèves, par-delà les nuages qui « tissent leur camp du drap d'or / sur des rives inconnues / qui n'existent que / dans (ma) mémoire » (p.96).

Ces mirages suscitent des textes - parfois courts concentrés de sensations (autant que des haïkus) - tendus vers ces rives proprement utopiques, dans l'uchronie sans cesse recréée de la poésie, mêlant époques vécues et mythiques, dans une permanente et créative osmose entre réminiscences littéraires et picturales. On entre dans ce paysage agreste et bucolique, tout comme dans un tableau de Poussin, ou une églogue virgilienne. On y a croisé sans surprise Ariadnê (peut-être échappée des Feuillets de la Minotaure, du même auteur chez Courlevour), mais aussi des sirènes alanguies, contemplant des chasseurs menant l'hallali, dans l'or et le sang, les couleurs d'écaille, les ocelles d'une lumière toujours changeante sur une mer couleur de gemme, parmi les « raisins niellés d'or » de quelque Dyonisos, et les asphodèles, « doigts repliés / sur le sommeil » comme dans le domaine d'Hadès... cette fleur emblématique, « plante du salut » n'est-elle pas d'ailleurs de « tous les bons passages. Entre ciel et terre, terre et tombe, saison et saison. Veille et sommeil aussi (…) » ainsi que nous le dit l'auteur dans les pages de Terre de Femmes, revue numérique qu'elle anime .(http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2004/12/lasphodle_plant.html )

Avant toute lecture, la consonance italienne du titre, et l'atmosphère onirique et méditative des poèmes, convoquent la douloureuse mélancolie de la poésie romantique - I Sepolcri d'Ugo Foscolo, le lyrisme métaphysique de Giacomo Leopardi... Pourtant, par le biais d'une citation de Paul Blackburn, on comprend qu'est présente aussi la moderne poésie Nord-Américaine, celle des Black Mountain Poets et de la Beat Génération (le poème The Asphodele de William Carlos Williams, figure d'ailleurs au sommaire de la revue )– et l'on sent mieux encore combien le phrasé, si libre et musical, d'Angèle Paoli, est né d'avoir été dit avec le souffle de sa marche. Qu'on l'imagine, parcourant ses montagnes et ses rivages corses, et le fil des poèmes se déroule, haché dans le vent, comme le souffle qu'on reprend :

 

Tourterelle dans les tamaris
le torrent s'aveugle

sous la pierre

et ton dos nu
de chair blanche qu'étrille
le soleil

élytres sèches de la peau
agaves brûlées d'épines
dures

 

Le verbe d'Angèle Paoli, extrêmement précieux, est pourtant vibrant, et sans afféterie. Il touche le lecteur au profond de l'âme, s'y enfonçant, comme une écharde, telle celle qui sert de titre à la troisième partie, « Sous la peau, comme une écharde ». Sous l'apparente simplicité des choses décrites, (paysages parcourus, mais aussi sensualité d'un parfum de fenouil, d'une daube qui mijote dans des odeurs d'agrumes douces...) les figures de style, toujours justifiées, sont aussi rares que recherchées : c'est par nécessité interne, dans ce texte porté par « les mots vertèbres / dressés en treillis-grillage / autour de ta forme éphémère », que se multiplient oxymores – l'éternité bienfaisante de l'instant – métaphores inventives - la douceur cryste-marine du soir » allitérations - « l'indifférence cisèle / une absence à soi-même / comme parle un désert » surprenants hypallages « les vaches crépusculaires/ méditent sur la crête » - discrète présence du lexique corse, à travers l'élan silencieux du filanciu (faucon crécrelle), ou rimbaldienne anaphore (il y a, structurant le poème éponyme), soulignant, s'il le fallait, un lien subtil avec Les Illuminations

Le style d'Angèle Paoli, si personnel et profondément baroque – comme on parle d'une perle dont la forme irrégulière, ouvre à toutes les rêveries - se nourrit de toute sa culture, pour servir un art poétique fait de ruptures ( marquées aussi par les espacements au sein des vers, les constructions elliptiques) et de savantes constructions : Comment ne pas citer par exemple la forme quasi-contrapuntique et de ces vers :

 

« Ariadnê perdue dans tes pierres

(…)

aucune tessère de lierre
ne tresse pour toi sa liane » (p.19)

 

tout comme la perfection de certains « bibelots sonores », profondément mallarméens, et tellement surréalistes, tels ce paysage décrit d'avion, tout en allitérations :

 

Genève lac Léman
lémurien endormi

enlové sur ses rives
veille

-qui suis-je pour voler
à l'envers du temps -» 

 

ou ce sonore portrait d'insecte à la rime toute visuelle :

 

un dytique joyeux
ondoyant acrobate

gesticule pattes en X

 

On notera aussi le choix du vers impair au rythme indécis, parfait support à ce miroitement spectral de l'heure explorée, dans une poésie incantatoire, où les formules se répétent, creusant toujours davantage le propos, les interrogations à jamais sans réponse.

Si la marche est, à tout point de vue ici, principe d'écriture – marche à rebours « à la rencontre des sources », le travail du poète est aussi lecture/ligature dans le « tramail des mots » (et la culture de l'auteur nous amène à penser aux filets tendus par des pêcheurs, dans le poème vespéral d'Eugenio Montale,  I Morti : « attorno alcuno appende ai rami cedui reti dilunganti... », auxquels se prennent d'éperdues galinelles.) Pièges des souvenirs, ils tissent ici le lumineux linceul de la défunte évoquée avec un réalisme déchirant, « présente aux astres le corps absent / il ne reste qu'une étole / elle me fait une houppelande » . Ce travail de Pénélope tente de resserrer aussi les liens de filiation, les liens amoureux, interrogés au fil du temps qui s'écoule, et qui efface...

 

Je couds mes fils
avec mes mots

pour retenir l'instant-lumière

 

Par ce travail des mots, Angèle Paoli nous propose de (re)trouver, pas à pas, avec elle, l'apaisement final, contemplatif – et mélancolique – de « cet autre silence / le grand silence blanc / de l'écume // Là-bas. » : délectation de l'âme, sans morosité, plus sensuelle que mystique, dans ce livre d'un suspens désiré, dans le silence de ces soirs, avant « la voix funeste  (qui) annonce / les désastres d'un lendemain / qui hurle de douleur» . Ce petit ouvrage, qu'on tient au creux de la main comme un livre d'heures, résonne, moderne « Consolation – de poésie », dans le solitaire silence du lecteur.




Angèle Paoli, Les Feuillets de la Minotaure

 

Les Feuillets de la Minotaure est un récit-poèmes, une polyphonie sacralisée où le souffle poétique [« Le brame de Min(o)a »] pulvérise les strates de l’espace et du temps et guide le lecteur dans ce qui pourrait être nommé une dimension outre-mythique du monde.

La composition de l’ouvrage est telle que résonne à l’infini le cœur pur du chant, il n’est ni traversée ni découverte, mais plongée lumineuse (et parfois violente) dans les profondeurs mythologiques et essentialistes de la vie. Tout est là, et l’écriture pour le dire, transmuer la roche du maquis corse en pierre ancestrale, et métamorphoser le corps féminin en matrice atemporelle et en Minotaure. Ce récit-poèmes est écrit à perfection, la densité des échos qu’il éveille se répercute longtemps après la lecture.

Les différentes tonalités de la voix de la narratrice et donner dans le demi-sommeil la variété des sons dans leur beauté originelle, outre qu’elle permet d’entendre des sons différents (et de pousser à l’extrême le plaisir de la lecture), ne s’amusent pas des formes poétiques variées mais les utilisent avec maîtrise pour renforcer (et mettre à nu) leur force, langage poussé lui aussi à l’extrême. Le récit s’ouvre sur une sextine écrite selon les règles mises en place au XIIe siècle, l’animal-poète brame à la volée sa souffrance muette, il lui faut quitter le séjour caverneux, pénétrer les arcanes de la mythologie et les mystères des vagues en dérive. S’ensuivent Les Feuillets de Min(o)a, échange épistolaire entre Chloris et Minoa. Les lettres sont ponctuées de brefs poèmes érotiques : elle se coule au-dessus d’elle /à travers cils et ciels. Le dernier vers est toujours repris au début du poème de la lettre suivante comme une marée toujours agissante. Ces lettres sont amour mais plus encore. Les deux femmes mêlent leur voix, les font se heurter, se répercuter, l’acte d’écrire est fondateur et les enjeux sont essentiels : se connaître soi-même, plonger dans les entrailles de l’origine, s’en extraire, accéder à la vérité qui est comme le plumage d’Argus, multiple et changeante, au sens pur du monde. Minoa doit dompter sa violence, en extirper le sang sacré : Je tente d’apprivoiser la douleur // J’ai appris à connaître en vous les puissances destructrices qui vous minent // Je suis d’ailleurs persuadée qu’écrire est pour vous le meilleur moyen de dépasser votre violence, de la mettre à distance et de vous en séparer, lui écrit Chloris. Minoa doit résister à l’emprise mortifère de la mère absente : Écrire pour fuir ce vide créé par la mère ? Écrire, comme courir de toutes ses forces afin d’échapper à. Ne pas être dévoré. Minoa s’empare du pouvoir cathartique du langage, elle le déroule comme un fil de lin de la parole, fil qui lui permet de s’extraire de son histoire et de quitter le labyrinthe : que ce voyage hors les murs du labyrinthe ne soit pas un voyage meurtri par le chagrin lui écrit Chloris. Antre terrifiant où le sens n’est plus, il est ce parcours initiatique sans fin dans lequel la pensée confondue souvent s’égare // Car j’appartiens à la race de ceux qui parcourent le labyrinthe sans jamais perdre le fil de lin de la parole, clame Minoa. Plus qu’une figure archétypale, elle n’est plus une femme ni un mythe mais les devient toutes et tous.

La plupart des textes que vous écrivez en ce moment me semblent prendre appui sur des « rêveries de la profondeur » selon l’expression consacrée de certains aèdes, écrit Minoa à Chloris, profondeurs voie/voix où l’intériorité, explosée, illuminée, se fait naissance et connaissance : Et l’écriture qui surgit au détour de la page n’est-elle pas le résultat d’un drainage intime des profondeurs ? // L’écriture matricielle n’est-elle pas celle des profondeurs qui sont les nôtres et qui résiste en chacun de nous ? // Une voix de la polis (…) et celle intérieure, secrète des profondeur. La densité poétique de l’écriture opère comme un flux, vagues où la voix de la narratrice à perte de conscience fait jaillir des profondeurs (de soi, des mythes et du monde) l’absolu de la beauté.

 Dans la seconde partie, « Journuits de Mino(a) »,  composés à Linaghje et Ghjottani sont des feuillets intimistes et oniriques. Le Cap Corse (et l’être de la narratrice) se mêlent à une mythologie ancestrale : Elle m’avait confié que la chèvre Amalthée lui faisait penser à moi // Nénuphar était ce que les grandes personnes nomment un poète // Les asphodèles ont monté leurs tiges et sur certaines, déjà, le poing fermé des bourgeons est visible. La Minotaure a plongé dans les profondeurs, elle en connaît  les moindres méandres, elle a saisi la beauté, elle peut la dire, mais elle ne peut mentir ni se mentir, ainsi, toujours : sanglots et pleurs me secouent jusqu’à épuisement, la question de l’origine subsiste : Et elle Mino(a) qui est-elle ? D’où vient-elle ? L’impuissance à dire met en péril les traits du visage : nous sortons toujours titubants et ivres du labyrinthe parce que perdus en notre langage // Dans la masse indistincte des visages, je reconnais un visage. Le mien. Penché au-dessus de celui que sa parole a mis à mort et dans les Chants de Mino(a) ce cri : Babel ton babil imbécile s’écroule. Mais, Minoa est poète, elle a su extraire du labyrinthe la force transfiguratrice de la poésie. Les titres des poèmes composant les « Chants de Mino(a) » sont ouvertures mais aussi percées fulgurantes, les épreuves sont dépassées, les points en début des strophes évitent la clôture, le chant est intériorité et infini. À la beauté des images s’ajoute la musicalité travaillée à l’extrême, même le son le plus ténu est agissant. Le lecteur, qui a lâché prise avec bonheur depuis longtemps, s’est laissé guider par ce fil de lin extraordinaire où la mer comme si de rien n’était enchante, et où la terre du Cap Corse est ouverture et enceinte sacrée. Ces feuillets ont fait éclater la noirceur du Minotaure, le miracle d’être est advenu. 

Angèle Paoli vient aussi d'orchestrer une superbe anthologie de la poésie corse actuelle : Une fenêtre sur la mer 

A découvrir.




Feuillets de la Minotaure (extraits)

 

DEUXIÈME EXTRAIT

 

Démone et Belladone

 

   « Les enfants se regroupent par bandes enjouées. Ils courent les uns derrière les autres, se dérobant à ma vue. C’est un jeu de cache-cache qui se trame à travers les ruelles, dans les culs-de-sac et les arrière-cours. Longiligne et frigide, une belle femme s’offre au regard de l’homme qui vient à sa rencontre. Il avance masqué de cuir. Elle est nue sous la robe qui s’entrouvre sur ses cuisses. Il l’entraîne dans son sillage tandis qu’au loin, derrière les collines, au-delà du village, une cavalcade violente soulève des nuées.

 

 Annonciatrice d’un désastre proche, une flambée d’oiseaux effrayés gicle dans le ciel. Autour de moi, les enfants organisent leur défense. Ils se rassemblent pour déjouer par leurs stratégies les attaques violentes en germination invisible. Portes et volets claquent et se ferment. Les maisons se vident. Le temps est aux barricades. Les enfants infiltrent les ruelles. Ils grimpent dans les couloirs de cheminées et rampent dans la suie. Ils s’engouffrent dans les abreuvoirs. Plongent dans les noires eaux protectrices qui les dérobent à l’inquisition des regards. Soudés les uns aux autres comme chenilles en procession, ils s’aplatissent au fond des canaux, s’agrippent aux murs des réservoirs. Ils guettent. De temps à autre, une tête hirsute et trempée du suint des barriques émerge au-dessus des eaux. La horde des soldats ennemis franchit le seuil des collines. Le sifflement ininterrompu des cravaches déchire l’air. Les fouets cinglent, décapitant les têtes. Les corps de ceux qui tentent la fuite s’enchevêtrent dans les courroies de cuir qui les encerclent. Les cavaliers foncent à bride abattue sur l’émeute.

 

Soudain un grand silence fait place au vacarme. Le désarroi s’apaise avec la tombée de la nuit. Ici et là, des torches vacillent, projetant leurs ombres inquiétantes jusque sur les ramifications des arbres. Les enfants recouvrent leurs forces, resserrent leurs rangs. Ils serpentent soudés en longue chaîne au fond des réservoirs sordides. Ils émergent l’un après l’autre de leurs bauges. Moi-même, je hasarde une sortie sur l’extérieur. Le temps éclair de croiser le regard de flamme de l’homme au visage de cuir.

 

Les enfants se dispersent en cavale à travers la campagne. Je m’engouffre à leur suite dans le sillon d’une haie d’arbres. Puis je tente une percée dans l’étroit chenal qui conduit aux soupentes des greniers. De ce labyrinthe nuit, je connais tous les méandres. Je me faufile à plat ventre le long des parois abruptes. Je m’attelle aux prises inscrites dans la pierre dont mes doigts aguerris décèlent toutes les aspérités nécessaires à l’emprise. Je me hisse à coups de reins le long de cette verticalité dont je sens qu’elle est aussi celle que les autres derrière moi tentent d’apprivoiser.

 

Les corps ondulent à l’identique de moi-même. Je conduis lentement l’avancée progressive vers les ramifications du soleil. Ma main aveugle identifie l’abattant que je pousse d’un coup sec au-dessus de ma tête. Je sens la rondeur du chaînon sous mes doigts. J’enclenche la boucle au rivet qui sous-tend la tige de fer.

 

Me voilà à l’air libre. De là, je domine l’encerclement des collines. Au-delà des sillons en labour des nuages, montent, denses, les tourbillons de poussière soulevés par les sabots des chevaux en bataille. Les troupes campent sur leurs positions. Les enfants à l’affût aiguisent leurs conciliabules. Ils peaufinent en silence leur stratégie terrible. Ils complotent de s’assimiler au corps étranger qui va surgir intraitable d’un horizon inaccessible. La Belle lance la ruée suivante.

 

Étrangère à toute forme définitive, elle est la liane qui offre à l’homme au masque de cuir les attaques violentes dont il se veut l’objet. Mystère de la duplicité, la Belle échappe à toute saisie.

 

Extrait du « Journal de Min(o)a »

 

 

TROISIÈME EXTRAIT

Les Myrmidons

 

 

« Les yeux levés vers la carte du ciel, le géographe fou invente à la nuit boréale des frontières exaltées. Girouettes et planisphères, astrolabes établis sur la mappemonde de ses extravagances, le sextant grand écart est ouvert, face à Orion. Le maître es méridiens harangue la foule des Myrmidons, confrontée aux noires incertitudes du temps. Lui, la poussière du retour, il la distille à l’acétylène, bleu de Mycènes encore teinté de l’or d’Agamemnon. Et moi, esclave enroulée au pied d’un sycomore, je l’écoute, bercée de tendres lallations. Lui, proclame à tous ceux qui veulent l’entendre, l’attente éperdue du retour chaotique, la plainte enamourée des cadences mineures, la plongée improbable dans l’univers des notes silencieuses.

 

 Il y avait là, réunis au pied de la tour aux ancrages secrets, des marins invaincus aux paletots d’ébène, des nègres saltimbanques aux muscles d’acajou, des femmes enivrées de salive et de sperme, des ondines baignées d’hydromels vénéneux. Il y avait plus loin, des marchands de mensonges enchaînés les pieds nus et des magiciens doux aux barbes de bulgares. Un archet arrimé à ses cordes violines faisait jaillir du temps un ensemencement de sons indésirés, caresses arrachées à la gorge des nuits. Les diseurs de distances arpentaient les coursives tout en échafaudant des transes et en buvant. De fausses nymphes enfin, aguicheuses averties, aiguisaient leurs fossettes aux portes des bordels.

 

Soudain un souffle ocre transperce l’horizon. Des crinières ventées enflent les mers ombreuses, soulèvent en  tourbillons les regards séditieux. Des idées de caresses déploient leurs lignes courbes, embrasant les flancs bleus des monts ensorcelés. On vit alors, à l’Orient de Tout, des oriflammes folles dériver en cadence, des tombes renversées par des foudres ottomanes, des femmes abandonnées aux dérives mortelles. Les sabres virevoltent en arabesques blêmes, arrachant aux princesses-célestes, aux faunes des ruisseaux, aux belles détroussées, hurlements syncopés mêlés de cris d’amour. Et toi, crispée dans ta détresse, tu virevoltes nue dans les airs en saccage. Infestés de chair rance et coquillages morts. 

 

Extrait du « Journal de Min(o)a »

 

QUATRIÈME EXTRAIT

« Comment tout cela avait-il commencé » ? 

 

Et elle Min(o)a, qui est-elle ? D’où vient-elle ? Elle se revoit petite fille rendant visite à un vieil oncle. Il lui semble se souvenir qu’elle n’est pas seule. Que sa sœur l’accompagne. Elles se serrent l’une contre l’autre, silencieuses. La pièce est vaste mais sombre. Elle revoit les tentures et les colonnades. Elle en sent le poids sur ses épaules. Cet endroit manque d’air. Elle est oppressée. Elle retient son souffle. Celui du vieil oncle emplit la pièce, pareil à un soufflet de forge. Le monsieur, en dépit de ce détail déplaisant, a tout d’un élégant taureau blanc. Il trône au centre, le corps dissimulé dans ses tuniques et ses toges. Elle, Min(o)a, malgré la crainte qui l’hypnotise, elle est subjuguée par ses cornes, lisses, effilées, d’un blanc d’os nettoyé par le sel. Elle en oublie presque la respiration bruyante qui sort des naseaux et enfle les tentures. Elle en oublie presque la présence, de l’autre côté de la table, d’une créature tout aussi noble et effrayante. On dirait une femme, mais elle n’en est pas sûre. Son visage diaphane, caché sous des voiles, combine à la fois, dans une superposition habile des traits, le visage d’une femme et celui d’un taureau. Comment savoir qui elle est au juste ?

Min(o)a évite de croiser son regard avec celui qui la fixe, rendu doublement puissant puisqu’il lui semble qu’il darde sur elle quatre yeux. Deux yeux ronds et luisants, pareils à ceux de ses ancêtres taurines. Deux yeux de jade, effilés, en amande. Elle n’en a jamais vu de semblables. C’est la reine, se dit Min(o)a. Elle est belle. Même cachée derrière ses tulles, elle est belle ! Ses collerettes lui font une couronne souple.

 

Elle devait jouer avec son époux quand les deux petites ont fait leur entrée. Des bulles d’eau et des perles jonchent le sol ainsi que la nappe. Dans un coin de la pièce, un chien s’acharne sur sa femelle. Min(o)a ne comprend pas bien à quoi les deux bêtes sont occupées.

Dans son dos, elle perçoit soudain un bruit précipité de pas. Des pas qui rythment une danse. C’est la danse endiablée du labyrinthe, pense Min(o)a. Celle qu’Ariane et ses amies dansaient infatigablement, avant que celui-ci ne soit fermé et couvert.

 

Min(o)a se secoue de son rêve. Elle reprend son feuillet.

 

 

Extrait du « Journal de Min(o)a »

 

 

CINQUIÈME EXTRAIT

(le taureau blanc)

 

 

 Dans l’encadrement de la porte

 le taureau blanc veille
 fixe sur toi le bleu de ses yeux 
 

 derrière lui devant au-delà
 le labyrinthe mille coudes sans lumière
 déplie ses couloirs   tu te retires 

 sur la pointe des pas

 à reculons du corps
 

.

 

 

  tu empruntes un corridor un autre

  angles droits privés d’échos     Noir      

  humides les murs   longues travées obscures

  les gravillons crissent

  sous ton poids    il avance

  tu rebrousses chemin sans broussailles
 

―lequel est le vrai qui guide vers la vie 

  lequel celui qui conduit à la mort ―

 

.

 

 

 odeurs stagnantes des marais 
 eaux sans tain 
 visage absent
 miroir sans ivresse
 

  la ténèbre de son regard 
  ne t’effleure

  ni ne blesse

 

 

Extrait des « Chants de Mino(a) »

 

 

SIXIÈME EXTRAIT

(Notte di Poghju)

C’est très doux comme 
main ça       mais c’est froid un peu
même à travers la peau du jean
c’est doux comme
cheveux       ces boucles et blondes
même si ― comme ne le dit pas le poème ―
Walter va au jardin & bande*

.

― le chien      se couche sur le dos 
cuisses ouvertes langue haletante ―
qu’a-t-il à dire à faire comprendre
est-ce appel sans détour ?

.

la lumière lance 
ses oiseaux-tulipes
                  reflets de lampes 
dans les vitrées
                  fenêtres ouvertes 
sur le ciel
                  ouvertes ― non ― fermées

les grands panneaux aveugles
absorbent la moire 

nuit entière dans le verre

.

le parfum d’herbes
glisse jusqu’aux narines
liseuses blotties dans les laines 
et les coussins      moelleux
fenouil séché        couché
en larges branches 
                               et par brassées
dans le vaste vaisseau 
d’osier corbeille du maquis 
ombelles et graines 

cueillies de main experte
par la signadora 

.

le sanglier mijote 
odeurs d’agrumes douces 
les lumières de l’église 
ont disparu
rien de Ginevra Bel Messer
n’arrive jusqu’ici
      ni son sourire ni sa plainte

― le chien gratte derrière la porte
derrière la vitre le chat sommeille ―

.

blême de silence d’absence 
ouvert sur le plafond d’étoiles
le défunt dort
cercueil d’ébène 

gardé par le Christ noir

Christ noir sauvé des eaux
veille dans son miracle
les vivants et les morts

la grotte est loin 
qui accueillait sous sa voûte
déferlement de vagues 
et vaisseaux naufragés 

par quel édit muselée
sous la citadelle

.

les grandes baies de verre
absorbent le village
la nuit boit

― engloutie
l’encre des montagnes ―

plus rien n’existe 

ni la rousseur des vignes 
ni les chevelures boisées
ni l’effilochement des brumes

la plongée dans l’échancrure
des vallons se réfugie 
dans la mémoire

la chaleur du dedans 
retient les voix dans sa lumière

.

un point se déplace 
dans le vide 
zèbre le verre noir 
qui avale la nuit

― le filanciu** suspend 
son élan silencieux ―

le cavalier de l’orage
rôde plein vent

sous les nuages.

 

Extrait des « Chants de Mino(a) »