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Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa

Chant du silence du fond de l’eau, celui où divague le corps de la femme de Yasuo Takamatsu. Flux et reflux du langage devenu poème, long discours sur le vide laissé par la disparue, incompréhension face à la mort…

Écrire ceci, la disparition, la mort, est une gageure, c’est la gageure, celle sur laquelle s’édifie la littérature : dire l’indicible, comment ? Ce qui échappe au langage est ressenti, tout entier contenu dans cette immense émotion, qui submerge notre cœur comme le tsunami la côte d’Oganawa lorsque nous lisons ce récit. Une vague gigantesque de chagrin, d’interrogations et de peur, partagés, grâce à la poète et à ce don qu’elle confère au langage de nous offrir les images, les couleurs de la catastrophe, et même son odeur, celle de la mort, qui échappe à toute représentation, à tout discours.

Chant, plainte, toile, poème, épopée, tout ceci, sous l’égide de l’épigraphe d’œuvre qui d’emblée énonce cette sidération de la disparition et introduit un récit qui à partir de ce constat tentera d'exorciser l'ensevelissement des êtres chers.

Marilyne Bertoncini, La Noyée d'Onagawa,
Jacques André éditeur, collection Poésie XXI,
2020, 50 pages, 12 €.

Notihng left but their name

LAURIE Anderson, Life on a string

 

« Il ne reste que leur nom »… Ne demeure que la disparition, reste à écrire là-dessus, là-dessous, à côté ou au-dessus, puisqu’il est impossible de raconter dedans, reste à combler ce vide laissé par “elle”. Le titre de L’œuvre dont est tiré l’exergue fait sens lui aussi : “La vie est une chaîne”, cette froide fatalité de l’existence, car elle se termine, à un bout de cette chaîne, par la mort…

 

Comment te trouver dans tout cet océan
En l’absence de ton chant
Ce thrène en traîne de sirène
L’écho muet du fond des mers
La trace des notes de silence

 

Il faut saluer le travail de  la poète qui a organisé  la mise en page de manière puissante, en  laissant justement  de l’espace à l’espace du vide, qui offre à la vacuité, à l’impuissance du langage une amplitude d’apparaître,  flux et reflux des vagues vides elle aussi, car elle ne ramènent pas le corps de la noyée. Le dessin des vers sur la page convoque aussi le calligraphe, l'art visuel, comme chercher dans toutes les dimensions artistiques la trace de celle qui existe ailleurs, mais a échappé à la vue, au toucher, à la matière, refus de cette fatalité de la mort, et tentatives de créer un discours qui soit apte à rendre perceptible la présence de celle qui n'est plus visible. Discrètement, le titre apparaît sur la page suivante :

 

La Noyée d’Oganawa,
Rêverie poétique
Inspirée d’une dépêche de l’AFP

 

 

Une poésie narrative, une narration poétique, ou bien les deux sans souci d’origine, ni de genre car la poésie ici raconte plus que la prose, et les faits d’où est tiré le récit sont d’autant plus prégnants que cette évocation d’une réalité qui sert de cadre  minutieusement étayé est support à l’édification d’un discours inédit, ouvert sur la polysémie permise par le travail de/avec/sur/par la langue.

Tout est exact dans ce cadre dans lequel s’enracine le poème, un tour de force encore, la dimension illocutoire de tout texte poétique est présente à côté  de l’évocation du réel qui n’est pas relégué au second rang ou bien sujet à caution, comme dans tout poème, mais qui sert de socle, de support au poème.

Champs sémantiques, jeu avec l’espace scriptural, tout est orchestré avec mesure,

 

Tout glisse
L’eau lisse les os blancs

Les sons
S’éclipsent

 

comme le calme après la catastrophe, le déroulé des pages  blanc cassé légères et la disposition parcimonieuse des poèmes. Une musique, un chant, un champ de ruines, comme si des bribes de l’horreur restaient, seulement, et cette tentative du dire qui s’égrène au gré des pages, vague après vague, cri après cri, tenu là, dans ce mutisme de la mort dont la puissance saisit jusqu’aux larmes tant est vivante, présente, la disparue, tant elle prend épaisseur grâce à ce chant du silence.

Le jeu avec le blanc, vide, silencieux, de la page, rythme, ponctue, et signifie. On sent le souffle de la déflagration, on lit le choc, on pèse le poids du silence, on reçoit les tentatives du dire, et surtout l’émotion immense que cet ensemble laisse émerger en nous. Il la cherche, comme un homme cherchant une femme, sa femme, et sa sidération, au sens étymologique du mot, guide Marilyne Bertoncini, motive le tout signifiant de ceci, cette cathédrale où prie l’humanité, face à la mort, la Littérature. Face au vide, l'écriture, l'art peut peut-être restituer un lieu, un endroit où existent les disparus, autrement, mais là. Le rythme devient incantation, et dans le ressac du poème la femme peut-être apparaîtra, parmi les fantômes, dans les blancs, à travers les vers dont la puissance évocatoire s'oppose à la mort. 

Polysémie, pluralité de références, du mythe aux grands genres, des figures symboliques aux textes fondateurs, il y a dans La Noyée d’Oganawa un réseau de références qui disent la permanence de ces tentatives du texte, de l’art, de la musique convoquée par le paratexte, par la récurrence de cette précision topographique "Sur la côte orientale", figure anaphorique en début de poèmes qui agit comme un refrain et rythme l'ensemble, et par l’évocation d’Eurydice,  aussi. Tout ceci donne à voir, à entendre, à comprendre ce qui se dérobe, la disparition, la mort, mais ouvre à des perceptions autres, à un endroit où appeler les disparus n'est plus vain. Trappes, ce qu’on ne peut raconter, ce qui s’engloutit dedans, sauf à tisser ce réseau des  pluralités ancestrales de tentatives qui ont étayé la littérature, et la musique, et la peinture (la puissance en cela de la poésie de Marilyne Bertoncini à créer des images est remarquable). Eurydice, cette figure mythique, qui vient en dernière page clore le poème, comme symbole de ceci,  la disparition, la mort, comme une manière de dire que toujours on ne vit plus, à un moment, il existe cette sidération de la cessation et cette impossibilité de raconter ceci, mais aussi cette recherche sans relâche d'un vecteur artistique ouvre à l'appréhension des dimensions invisibles.

 

Sur la côte orientale
du japon:
O                                           WA
NA             GA 
désormais
à jamais
marquée du noir signe d’Orphée,
nageant sous l’océan pour délivrer
de son enfer marin
Eurydice
noyée.

 

On peut lire tout ceci dans La Noyée d’Oganawa, on peut en mesurer la portée, tant est épais ce récit/poème. Mais aussi, comme le souligne Xavier Bordes dans sa belle préface, et il serait sage de ne pas l’oublier, il faut considérer ce livre comme un avertissement. Les traits prégnants de réalisme que restitue Marilyne Bertoncini dans l’évocation des lieux, dans les détails  soigneusement rapportés, de l’événement, ne laissent pas d’échappatoire possible. Ce poème dit au lecteur combien il est dangereux de perdurer dans nos habitudes de vie, combien il est délétère de maltraiter la terre comme nous le faisons depuis des lustres, combien nous sommes vulnérables face aux catastrophes, combien puissante est la nature, et fragile la vie, En cela, La Noyée d’Onagawa est un livre engagé, puissamment engagé, porteur d’un message pour l’humanité. 

 

dans sa nef engloutie
vibrant   aimant     en mémoire     des
vivants
Ô      HOMME       AUM
O                       WA 
NA   GA

 

Présentation de l’auteur

Marilyne Bertoncini

Marilyne Bertoncini : poète, traductrice (anglais-italien), revuiste et critique littéraire, membre du comité de rédaction de la revue Phoenix, elle s'occupe de la rubrique Musarder sur la revue italienne Le Ortique, consacrée aux femmes invisibilisées de la littérature, et mène, avec Carole Mesrobian, la revue numérique Recours au Poème, à laquelle elle collabore depuis 2013 et qu'elle dirige depuis 2016. 

Autrice d'une thèse, La Ruse d'Isis, de la Femme dans l'oeuvre de Jean Giono, et titulaire d'un doctorat, elle a été vice-présidente de l’association I Fioretti, pour la promotion des manifestations culturelles au Monastère de Saorge (06) et membre du comité de rédaction de la Revue des Sciences Humaines, RSH (Lille III). Ses articles, essais et poèmes sont publiés dans diverses revues littéraires ou universitaires, françaises et étrangères. Parallèlement à l'écriture, elle anime des rencontres littéraires, Les Jeudis des Mots, à Nice, ou les Rencontres au Patio, avec les éditions PVST?, dans la périphérie du festival Voix Vives de Sète. Elle pratique la photographie et collabore avec des artistes, musiciens et plasticiens.

Ses poèmes sont traduits en anglais, italien, espagnol, allemand, hébreu, bengali, et chinois.

 

bibliographie

Recueils de poèmes

La Noyée d'Onagawa, éd. Jacques André, février 2020

Sable, photos et gravures de Wanda Mihuleac, éd. Bilingue français-allemand par Eva-Maria Berg, éd. Transignum, mars 2019

Memoria viva delle pieghe, ed. bilingue, trad. de l'autrice, ed. PVST. Mars 2019

Mémoire vive des replis, texte et photos de l’auteure, éd. Pourquoi viens-tu si tard – à paraître, novembre 2018

L’Anneau de Chillida, Atelier du Grand Tétras, mars 2018 (manuscrit lauréat du Prix Littéraire Naji Naaman 2017)

Le Silence tinte comme l’angélus d’un village englouti, éd. Imprévues, mars 2017

La Dernière Oeuvre de Phidias, suivi de L'Invention de l'absence, Jacques André éditeur, mars 2017.

Aeonde, éd. La Porte, mars 2017

La dernière œuvre de Phidias – 453ème Encres vives, avril 2016

Labyrinthe des Nuits, suite poétique – Recours au Poème éditeurs, mars 2015

 

Ouvrages collectifs

- Le Courage des vivants, anthologie, Jacques André éditeur, mars 2020

- Sidérer le silence, anthologie sur l’exil – éditions Henry, 5 novembre 2018

- L’Esprit des arbres, éditions « Pourquoi viens-tu si tard » - à paraître, novembre 2018

- L’eau entre nos doigts, Anthologie sur l’eau, éditions Henry, mai 2018

- Trans-Tzara-Dada – L’Homme Approximatif , 2016

- Anthologie du haiku en France, sous la direction de Jean Antonini, éditions Aleas, Lyon, 2003

Traductions de recueils de poésie

-Soleil hésitant, de Gili Haimovich, éd. Jacques André (à paraître 2021)

-Un Instant d'éternité, bilingue (traduit en italien) d'Anne-Marie Zucchelli, éd. PVST, 2020

- Labirinto delle Notti (inedito) nominé au Concorso Nazionale Luciano Serra, Italie, septembre 2019

- Tony's blues, de Barry Wallenstein, avec des gravures d'Hélène Bauttista, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? , mars 2020

- Instantanés, d‘Eva-Maria Berg, traduit avec l’auteure, éditions Imprévues, 2018

- Ennuage-moi, a bilingual collection , de Carol Jenkins, traduction Marilyne Bertoncini, River road Poetry Series, 2016

- Early in the Morning, Tôt le matin, de Peter Boyle, Marilyne Bertoncini & alii. Recours au Poème éditions, 2015

- Livre des sept vies , Ming Di, Recours au Poème éditions, 2015

- Histoire de Famille, Ming Di, éditions Transignum, avec des illustrations de Wanda Mihuleac, juin 2015

- Rainbow Snake, Serpent Arc-en-ciel, de Martin Harrison Recours au Poème éditions, 2015

- Secanje Svile, Mémoire de Soie, de Tanja Kragujevic, édition trilingue, Beograd 2015

- Tony’s Blues de Barry Wallenstein, Recours au Poème éditions, 2014

Livres d'artistes (extraits)

Aeonde, livre unique de Marino Rossetti, 2018

Æncre de Chine, in collection Livres Ardoises de Wanda Mihuleac, 2016

Pensées d'Eurydice, avec  les dessins de Pierre Rosin :  http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-pierre-rosin/

Île, livre pauvre avec un collage de Ghislaine Lejard (2016)

Paesine, poème , sur un collage de Ghislaine Lejard (2016)

Villes en chantier, Livre unique par Anne Poupard (2015)

A Fleur d'étang, livre-objet avec Brigitte Marcerou (2015)

Genèse du langage, livre unique, avec Brigitte Marcerou (2015)

Daemon Failure delivery, Livre d’artiste, avec les burins de Dominique Crognier, artiste graveuse d’Amiens – 2013.

Collaborations artistiques visuelles ou sonores (extraits)

- Damnation Memoriae, la Damnation de l'oubli, lecture-performance mise en musique par Damien Charron, présentée le 6 mars 2020 avec le saxophoniste David di Betta, à l'ambassade de Roumanie, à Paris.

- Sable, performance, avec Wanda Mihuleac, 2019 Galerie

- L'Envers de la Riviera  mis en musique par le compositeur  Mansoor Mani Hosseini, pour FESTRAD, festival Franco-anglais de poésie juin 2016 : « The Far Side of the River »

- Performance chantée et dansée « Sodade » au printemps des poètes  Villa 111 à Ivry : sur un poème de Marilyne Bertoncini, « L’homme approximatif » , décor voile peint et dessiné,  6 x3 m par Emily Walcker  :

l’Envers de la Riviera  mis en image par la vidéaste Clémence Pogu – Festrad juin 2016 sous le titre « Proche Banlieue»

Là où tremblent encore des ombres d’un vert tendre » – Toile sonore de Sophie Brassard : http://www.toilesonore.com/#!marilyne-bertoncini/uknyf

La Rouille du temps, poèmes et tableaux textiles de Bérénice Mollet(2015) – en partie publiés sur la revue Ce qui reste : http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-berenice-mollet/

Préfaces

Appel du large par Rome Deguergue, chez Alcyone – 2016

Erratiques, d’ Angèle Casanova, éd. Pourquoi viens-tu si tard, septembre 2018

L’esprit des arbres, anthologie, éd. Pourquoi viens-tu si tard, novembre 2018

Chant de plein ciel, anthologie de poésie québécoise, PVST et Recours au Poème, 2019

Une brèche dans l'eau, d'Eva-Maria Berg, éd. PVST, 2020

 

(Site : Minotaur/A, http://minotaura.unblog.fr),

(fiche biographique complète sur le site de la MEL : http://www.m-e-l.fr/marilyne-bertoncini,ec,1301 )

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