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Paroles de poètes, poètes sur parole de Jean-Luc Pouliquen et Philippe Tancelin

Cette critique, une des toutes premières de notre collaboratrice Ghislaine Lejard, est parue dans le numéro 74 de Recours au poème, en novembre 2013.

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Jean-Luc Pouliquen et Philippe Tancelin échangent, au centre de la discussion entre le poète et le philosophe-poète, la Poésie ; ce qu’elle est et ce qu’on a fait d’elle en France plus particulièrement.

Alors que sur notre territoire, elle ne représente que 1% des ventes, Jean-Luc Pouliquen rappelle qu’elle remplit des stades en Amérique Latine et en Corée du Sud,  nous semblons l’avoir oublié en France, mais la poésie est populaire : «  plus que tout autre expression car elle est au centre même du vivant en ce qu’il espère encore quand tout espoir l’a quitté et qu’il ne reste plus que la magie brûlante des mots ». Il semble qu’il y ait eu un certain déficit ; la poésie est devenue trop institutionnelle et depuis le festival d’Avignon dont René Char a été à l’origine avec Jean Vilar, un certain esprit a disparu. Jean-Luc Pouliquen accuse les politiques publiques d’avoir enfermé la poésie car on ne peut baliser le territoire poétique : «  Elles( les maisons de la poésie) créent des sanctuaires dans lesquels rien de nouveau ne peut éclore. »( p.18). les poètes peuvent-ils s’épanouir à l’intérieur d’institutions ad hoc, maisons de la poésie, résidences, labels ?…Une phrase fait mouche et illustre son propos : «  Tu imagines Rimbaud venir faire une lecture à la maison de la poésie de Charleville ou y passer quelques semaines en  résidence… »

Paroles de poètes, poètes sur parole de JL Pouliquen et P. Tancelin

Paroles de poètes – Poètes sur parole, Jean-Luc Pouliquen & Philippe Tancelin, Editions L’Harmattan

On l’aura compris, pour eux, les chemins de la poésie, les rencontres les plus marquantes, se trouvent hors des sentiers battus, la poésie ne peut être institutionnalisée ! La poésie est et doit rester libre, rebelle, hors cadre ! Mais le politique veut toujours la cadrer, la recadrer, l’encadrer car depuis toujours, il s’en méfie…

La poésie pour : « Vivre , choisir, s’engager », les interlocuteurs mettent très vite l’accent sur la notion d’engagement qui est au cœur de l’écriture poétique ; un engagement indissociable du vécu. Être poète c’est déjà être engagé, c’est affronter une économie qui envahit tout et tue le plus souvent l’esprit créatif, vouloir être un créateur, c’est donc résister :

L’engagement poétique aux côtés des sans terre et des sans droits devient l’occasion pour le poète de replacer la question de sa création au cœur de l’Histoire. Ph.Tancelin (p.32)

Engagement et émotion ne s’opposent pas, Pourquoi avoir voulu les opposer ?

Depuis quelques décennies, trop de poètes idéologues ont rejeté l’émotion que Reverdy considérait comme nécessaire à la création poétique : « L’émotion doit rester première(…) c’est elle qui va enclencher le processus de création. » J .L Pouliquen( p.33 ). C’est cet esprit- là qui anima les poètes de l’école de Rochefort.  

Le poète est aussi témoin dans une dimension collective, hélas cette dimension collective de la vie poétique et artistique manque à notre époque depuis les années 80. Le collectif «  Change » et sa revue fondée par Jean-Pierre Faye est sans doute l’une des dernières traces de cet esprit collectif qui animait les Décades de Pontigny ou les colloques de Cerisy.

Il faut descendre la poésie dans la rue, partager autour de l’œuvre sans finalité sociale. C’est ce que Marc Delouze et Danièle Fournier ont tenté avec les Parvis poétiques.

Le poète est témoin, mais il est aussi médiateur, à partir de son expérience intime, singulière il rejoint l’autre dans son humaine condition. La voix ou voie poétique est un moyen d’appréhender le monde, de se réapproprier son expérience par les mots ; c’est ce que tentent de faire les ateliers de poésie ; mais « les chemins actuels de la parole poétique » se sont comme la société française complexifiés. Le face à face direct et spontané avec la poésie se fait dans des espaces délimités et par l’intermédiaire de structures, or la poésie est une parole nomade, d’où : « Le risque que représente pour le poème l’atelier sédentaire d’écriture… », n’oublions pas qu’une institutionnalisation du poétique tue le poème !

« Plus de poètes-paysans ou de poètes ouvriers mais des poètes-animateurs d’ateliers d’écriture dans un réseau de médiathèques qui recouvre l’ensemble du territoire. » Mais attention : «  Il n’y a pas de formation poétique ni d’enseignement de la transgression,car l’état poétique est transgressif. » Ph. Tancelin ( p.75 )

Gardons ce qui était de règle, la séparation des genres : «  C’est ainsi que cela fonctionnait auparavant, les poètes avaient une activité professionnelle et à côté la poésie dont ils pouvaient s’occuper en toute liberté et indépendance. J’ai l’impression qu’elle ne s’en est pas trop mal portée. » J.L Pouliquen (p.76). Il faut vivre en poésie et non vivre de poésie. Elle ne sera jamais marchandise car elle n’est pas objet comme la peinture ou la sculpture. Elle est comme le disait la revue Fontaine (N° mars-avril 1942) « un exercice spirituel ».

On demande de plus en plus souvent au poète un partage à voix haute, renouant avec la tradition. Mais on demande dans des lectures publiques, ce que l’on demandait au comédien, c’est un exercice difficile pour le poète qui a souvent l’impression de se livrer à un exercice d’impudeur, d’exhibitionnisme voire de narcissisme. Et pourtant, pour s’accomplir la poésie a besoin du couple écriture – oralité :

Écouter un poème, « un vrai poème », c’est faire l’expérience du caractère sacré du  langage qui a enfermé dans ses mots les vibrations les plus secrètes et les plus profondes du cosmos et de l’être. » J.L Pouliquen (p.97)

Le poème pour dire le réel, c’est aussi une tendance actuelle, mais de quelle réalité s’agit-il ? Le poète certes ressent cet appel à dire UN réel, mais non pas LE réel ; car comme le dit si poétiquement Jean-Luc Pouliquen, pour atteindre ce réel, « il faudra traverser le miroir » et il rappelle ce que lui disait Hélène Cadou, le réel entrevu n’est que l’envers d’une tapisserie, pour la découvrir, il faudra atteindre l’autre rive… Le moteur de la création poétique,  naît de cet écart entre : 

ce que le poète entrevoit et ce qui lui est permis de vivre véritablement.  J.L Pouliquen (p. 101 )

Qui mieux que le poète est en mesure de parler de la poésie, les poètes ne doivent pas se laisser déposséder, ils ne doivent pas oublier  qu’ils ont aussi charge de faire vivre la poésie des autres. «  Le poète est celui qui n’oublie ni les vivants ni les morts. » R G Cadou. Qui mieux qu’un poète peut écrire sur un autre poète, rédiger des préfaces, commentaires, notes qui ouvrent les chemins de la poésie. Pour exister, elle a aussi besoin d’autres vecteurs , et d’être relayée par les médias, pas seulement les revues spécialisées , elle devrait être plus présente dans les journaux comme c’est le cas dans les pays de l’Est ou les pays d’Orient, présente aussi dans de grandes manifestations populaires comme en Amérique Latine…

Alors, pour que vive la parole poétique, les auteurs de cet ouvrage, souhaitent qu’il y ait une « suite à cette parole », Philippe Tancelin à la fin de l’ouvrage appelle les lectrices et les lecteurs à prolonger le dialogue commencé par lui et Jean-Luc Pouliquen, il faut faire connaître cet échange. Le lire, c’est s’interroger sur la place de la poésie et des poètes en France, en ce début du XXIe siècle ; c’est découvrir que l’artiste, le philosophe, le poète sont au service d’une vérité qui les dépasse. Un riche dialogue qui illustre bien cette pensée de René Char :

Qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard, ni patience.

Philippe Tancelin et Jean-Luc Pouliquen troubleront certains poètes, certaines instances car ils interpellent, secouent pour réveiller la belle endormie qu’est parfois la poésie française contemporaine qui se contente beaucoup trop de survivre grâce à des structures institutionnelles.

 Souhaitons  que l’échange se prolonge et que beaucoup répondent à l’appel de Phippe Tancelin :

par les moyens techniques modernes (internet en particulier), selon les modalités à inventer dans l’esprit d’une conversation internationale, transculturelle sur les thèmes de prédilection du peuple-poème dans l’histoire contemporaine. (p.117)

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Jean-François Mathé, Elle, au même fil, avait étendu, et autres poèmes

Elle, au même fil, avait étendu
un peu de linge, beaucoup de ciel,
lui avait vidé la maison
et laissées béantes portes et fenêtres.
Puis ils s’étaient regardés d’un regard
qui ne les voyait plus dans l’avenir.

 

Ils avaient amassé assez de mémoire
pour ne rien attendre du lendemain
et pour poser le temps qui restait
comme un pain à partager
sur la table à côté d’un couteau neuf.
 

∗∗∗

 

Quand il m’arrive d’oublier que vous êtes morts,
je vous entends venir,
comme du vent plein d’arbres,
rendre toutes ses feuilles à ma mémoire.

 

Tout ce temps que vous rapportez,
ma maison si petite aujourd’hui
le contient à peine,

 

seule s’agrandit la page,
mieux éclairée par vos ombres que par des lampes,
où j’écris ce que vous me murmurez.

∗∗∗

 

J’avançais, et le jour avant moi
faisait un pas de plus vers l’ombre.
Si beaux arbres et fleurs du bord du fleuve,
je voyais d’avance tout ce qu’un fleuve
emporte de vous
après l’avoir sans bruit émietté en reflets

et moi, tout près de l’eau, rassuré,
j’y voyais mon reflet entier.
Mais pas l’autre qui se disloquait
dans l’eau invisible du temps.
 

∗∗∗

 

Ne regarder au ciel de la nuit
que celles des étoiles qui furent
ce qui autrefois nous a atteints,
transpercés d’une inoubliable douleur.

Et vérifier en tendant vers elles
la main, le regard,
combien elles ont retiré loin de nous
leurs pointes de lames pures
qui n’ont rien gardé de notre sang.
 

∗∗∗

 

L’ombre du soir est encore trop loin
pour qu’on puisse enfin y poser la tête.

Depuis que l’aube pucelle est devenue catin,
depuis que la ville débraillée hurle,
tout entre en nous comme dans un moulin,
fracas, regards, insultes,
pourquoi pas des pierres.
Meunier, dormais-tu en un tel moulin ?

Non, et pour nous
l’ombre du soir est toujours trop loin
pour qu’on puisse enfin
y perdre la tête
sous la douce lame de l’ombre
prête à couper le cou
en cas de besoin.

∗∗∗

 

Ce qui faisait naufrage
était-ce en mer,
était-ce en moi ?

De quelles crêtes ou creux de vagues
appelaient ces voix connues
que la nuit apportait, remportait
dans une nasse de vent noir ?

Qui s’enfonçait en l’eau profonde
où s’élançait mon cœur
comme un sauveteur impuissant ?

Où que ce soit, il y avait naufrage
et seul le matin dirait
qui en avait réchappé
en mer ou en moi.




Tristan Cabral : hommage à un poète libertaire

Hommage à un poète libertaire que son état de santé ne nous a pas permis de rencontrer autrement que par téléphone ou par le truchement de son infirmière, nous vous proposons la lettre de Dominique Ottavi adressée à Tristan Cabral, qui a suscité notre intérêt, et quatre poèmes choisis par Jean-Michel Sananes, éditeur de son dernier livre à paraître fin mai -  ainsi que l'ébauche d'un portrait, née de la lecture émue de deux de ses textes autobiographique, les remarquables  :  Juliette ou le chemin des immortelles((éditions du Cherche Midi)), consacré à sa mère,  et H.D.T, Hospitalisation à la demande d'un tiers((éditions du Cherche Midi)) livre inclassable (mélange de récits, de poèmes et de témoignages) au titre transparent. 

 

© Didier Leclerc

Tristan Cabral, est un poète hanté – il vit avec des morts, et leur redonne vie, tandis qu'il perd - ou plutôt qu'il sacrifie la sienne : dans un parfait parallélisme, une tentative de suicide par naufrage provoqué en 2004 clôt le livre de Juliette, dans lequel il évoque sa mère et sa jeunesse, tandis que la « naissance » du poète Tristan Cabral, et son premier recueil, salué par la critique ((Ouvrez le feu ! : 1964-1972, par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, couverture de Christian Bayle, ed. Plasma, 1974)) prétend être l'oeuvre posthume d'un poète nommé Tristan Cabral, oeuvre recueillie et présentée par le préfacier, un certain Yann Houssin, professeur de philosophie...

Peut-on faire plus belle entrée dans le monde des mots qu'en s'annonçant déjà mo(r)t - en s'attribuant le prénom de Tristan, comme dans la légende d'Yseult - Yseult-Juliette, la toujours aimée, et le patronyme de Cabral, en hommage au révolutionnaire guinéen Amilcar Cabral ? Les deux axes de la vie - et de l'inspiration, intimement mêlées - du poète sont dés ce moment tracés.

Yann Houssin, est né à Arcachon le 29 février 1944, dirait-on de façon prosaïque. « Né d'une erreur entre le vent et la mer » dira son double, Tristan Cabral - et des amours de Juliette et d'un médecin militaire allemand, dans une période troublée par les passions. Ce qu'elle paya très cher : femme tondue par les excès de l'épuration à la Libération, elle apparaît fantôme éternellement saisie dans sa promenade avec l'enfant, sur ce chemin des immortelles le long du mur de l'Atlantique où l'évoque Tristan, ou dans le silence et la honte de la maison Florida, avec deux autres enfants nés d'un triste mariage de convenance, dans le souvenir de l'amour jamais effacé pour l'homme qui, de son côté, a refait sa vie au point de ne reconnaître pas Tristan lorsque ce dernier tentera de le retrouver...

On porte certains souvenirs comme une croix, ils vous survivent comme ces fleurs séchées cueillies autrefois dans le sable... Les dire ou les écrire n'en délivre pas, et il faudrait « ne pas rater son naufrage » comme l'écrit le poète... Ne pas rater cette sortie, qui vous amène dans les lieux évoqués au fil de H.D.T, où les souvenirs recueillis de tous les exclus de la vie, les aliénés, les méprisés, les exploités, les bafoués... bourdonnent et répercutent l'insupportable existence de toutes les injustices : "Le RÉEL est un CRIME PARFAIT" (p.25)

Tristan Cabral n'est pas un poète lyrique penché sur sa douleur : il vibre pour l'homme accablé par un destin injuste, se range auprès des opprimés, parcourt le monde, soutient les mouvement révolutionnaires, et fera même de la prison en 1976, pour avoir « participé à une entreprise de démoralisation de l'armée française »((on conseille l'excellent article de Christophe Dauphin, dans Les Hommes sans épaules : http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Tristan_CABRAL-260-1-1-0-1.html))...

 

Tristan Cabral, Juliette ou le chemin des immortelles, Le Cherche Midi éditeur, Collection Récits, 2013, 112 pages, 10 €.

Si le Recours au Poème a un sens, plus que jamais, comme nous le croyons, c'est à travers des voix comme celle de Tristan Cabral - voix insoumise même au profond de la souffrance et de la misère - qu'il faut les écouter, et les transmettre.

Tristan Cabral, HDT, hospitalisation à la demande d’un tiers,Le Cherche Midi éditeur, collection Poésie et chanson, 2015, 8,99 €.

 

 

Quatre poème à dire

 

 

poèmes confiés par Jean-Michel Sananes,
extraits du nouveau recueil de Tristan Cabral 1

Ce rien

Certains soirs,
On appuierait bien sur la gâchette,
On tenterait bien le trou noir et la tendre blessure
Mais on ne le fait pas
Par peur
Par peur qu’après
Il n’y ait plus Rien
Même pas cette fêlure
Qui fait danser la Vie !

 

L’enfant, le tilleul et le moineau

L’été, il court dans les avoines,
Un moineau le conduit ;
L’hiver, il dort au creux d’un arbre, Le moineau le nourrit,

Le tilleul le protège.
Ce tilleul ne perd jamais une de ses feuilles ; Le moineau ne perd jamais l’un de ses chants ; Cet enfant a été 
chassé de l’école, L’instituteur n’aimait ni les enfants, ni les tilleuls, ni les moineaux !

 

 

Sa dernière lettre à Dieu

Le sol tombe...
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude... Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel

La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
"À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle ! Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! ".

 

 

 

Les arbres de Kiev

Tous les arbres mouraient...
Des mendiants de miracles passaient
Portant des sacs de sang ;
Les pilleurs d’étoiles
Cherchaient refuge sur la mer ;
D’autres tiraient à genoux dans l’or des acacias
Des loups noirs dévalaient de la Loubianka Des bouchers les suivaient
D’autres hommes mettaient la lumière en joue Et on voyait partout

Les visages dénudés des assassins tranquilles Mais où vont les arbres ? 

 

 

Avec les mains brûlées

Je ne suis pas d’ici
Je viens des nébuleuses
J’incise les époques
Et je joue sur les places
Des musiques douloureuses
Des chiens perdus hurlent dans l’Atlantique Je commence un voyage
Avec les mains brulées
Et je finirai bien
Par faire de mon visage
Une île intraduisible. 

 

 

 

Un Mot de l'éditeur - Jean-Michel Sananes

TRISTAN CABRAL est l'homme des révoltes et de la tendresse ardente. Ses textes naissent de son regard posé sur la douleur des hommes. Il a le cri impartial, aucune souffrance ne lui est étrangère, aucune de ses indignations n'est sélective. 

Dans son nouveau recueil : POÈMES À DIRE, publié aux Éditions Chemins de Plume, le poète fait profession de foi en quelques mots : J’aurai l’amour d’aimer et je prendrai le temps ! Pourtant rien des douleurs du jour ne lui est épargné, ni de savoir "Nathalie" tombée au Bataclan en plein Paris, ni le sang de "Charlie" Seulement un stylo pour écrire tous vos noms. Il a l'âme prise dans l'internationale des douleurs, il sait celle de l'humain et de l’enfant : Moi, dit l’enfant, je sais qui m’a tué, Yo sé quien me mato.

Du Chili à Tarbes, de Djénine à Alger, de Calais à Birkenau, en passant par Sarajevo, Tristan Cabral décline l'impatience d'aimer dans l’affligeant spectacle du monde. Dans cette désolation, aucune haine, aucun larmoiement, il est de tendresse communicante : Deux hommes beaux sont morts /Qui signent d’un Silence…,  ces mots déterrent les silences posés sur toutes les violences, c'est un déroulé d'images que l'on regarde, impuissant. La force de sa poétique nous aide à supporter l'insupportable. 

Tristan Cabral le poète, est l'œil posé sur le monde, l'homme du cri, l'homme de la question.

Dans ce monde de violences incompréhensibles, il et aussi celui qui s'interroge jusqu'aux frontière du doute : Parmi les milliards de mains / Ma main /Qui es-tu ma main ? Donnes-tu ? Sais-tu saisir une autre main ? Apportes-tu toujours la bougie ? 

Au seuil de l’infini, il nous dit :  J’attends la vague immense/  Qui m’ouvrira les yeux !

 

 

___________

Notes : 

1 - Le livre de Tristan CABRAL : "Poèmes à Dire" est en souscription aux Éditions Chemins de Plume

- au prix de 10 €, frais de port offerts.

- ou au prix de 12 € avec un livre de Tristan Cabral offert : "La petite route", ainsi que les frais de port offerts,  après paiement de l’ouvrage acheté sur le site de Chemins de Plume, achat par Paypal ou carte bancaire, ou par l’envoi d’un chèque à l’ordre de Poètes & Co, à envoyer à : Éditions Chemins de Plume - 156, Corniche des Oliviers V30 - Hameau de St Pancrace - 06000 Nice

Son prix public, hors souscription, sera de 12 euros.

Chez Chemin de plume, Tristan CABRAL a déjà publié :

- Requiem en Barcelona, un poème d’amour 
- La petite route

"Poèmes à Dire" sera présenté au Salon de Livre de Nice, le 31 mai 2019. 

Présentation de l’auteur

Tristan Cabral

Né à Arcachon en 1944, Tristan Cabral (nom de plume de Yann Houssin) enseigne la philosophie pendant 30 ans au lycée Alphonse Daudet de Nîmes. Il participe à de nombreux mouvements de contestation politique : celle du comité anti-militariste l’amène quelques mois en prison, à La Santé, en 1976.

Son premier recueil de poésie, en 1974, Ouvrez-le feu, d’un poète suicidé à 24 ans, Tristan Cabral, est salué par la critique. Yann Houssin en signe la préface – ce n’est que plus tard qu’on apprendra qu’il en est aussi l’auteur.

Principales publications :

Ouvrez le feu! : 1964-1972, par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, couverture de Christian Bayle, ed. Plasma, 1974

Du Pain et des pierres, par Tristan Cabral, précédé d'un entretien avec François Bott et Pierre Drachline, ed. Plasma, 1977

Ouvrez le feu ! par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, ed. Plasma, 1979

Demain, quand je serai petit / Tristan Cabral, ed. Plasma, 1979

Et sois cet océan !, par Tristan Cabral, ed. Plasma, 1981

Et sois cet océan !, par Tristan Cabral, ed. Plasma, 1983

La Lumière et l'exil : anthologie des poètes du Sud de 1914 à nos jours publié par Tristan Cabral, ed. le Temps parallèle, 1985

Le Passeur de silence, par Tristan Cabral, ed. la Découverte, 1986

Manifestes pour la sixième République par Jack Oriac, Tristan Cabral, Hervé Sintmary, ed. la Mémoire du futur, 1987

Sonnets par Alin Anseeuw, Jean-Pierre Bobillot, Xavier Bordes, Tristan Cabral, et al., ed. Ecbolade, 1989

Le Quatuor de Prague : 1968-1990, par Tristan Cabral, ed. de l'Aube, 1990

Le passeur d'Istanbul : poèmes, par Tristan Cabral..., dessins de Ianna Andréadis, ed. du Griot, 1992

Le désert-Dieu : journal de Jérusalem sous l'Intifada, par Tristan Cabral, ed. l'Alpha l'Oméga, 1996

Mourir à Vukovar : petit carnet de Bosnie, par Tristan Cabral, mis en images par Martine Mellinette, ed. Cheyne, 1997

L'enfant d'eau : journal d'un égaré, 1940-1950, par Tristan Cabral, ed. les Cahiers de l'égaré, 1997

La messe en mort, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 1999

L'enfant de guerre : 999-1999, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 2002

Les chants de la sansouïre, avec Michel Falguières, photographies de Didier Leclerc, Atelier N89, 2011

Si vaste d'être seul, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 2013

© Didier Leclerc

Autres lectures

Si vaste d’être seul, Tristan Cabral

Nomade pour l'éternité ...      Une émotion puissante plane sur l’œuvre de Cabral tant la rage de vivre face à tout ce qui indigne le poète grave le recueil d’une force tellurique ; recueil [...]

Tristan Cabral : hommage à un poète libertaire

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Jean-Claude Goiri, Aux charnières de l’utile

… notes sur une gestuelle

Et je ne sais que chanter les éloges du vent aux charnières de l'utile. Mais je rêve d'oreilles. Je rêve de pouvoir aider. Jusqu'au bout du crâne, j'en rêve. Juste aider. Aider juste.

***

Premier mouvement

Ce qui bruisse…

***

Aujourd’hui (et encore aujourd’hui), j’ai eu l’envie de planter un clou. Cela n’était d’aucune utilité. Mais comme je suis poète, je l’ai planté quand même. Pour voir…

Pourvoir à l'inutile... l'utilité étant une obligation sociale, le geste inutile devient ainsi un mouvement de l'intime, donc utile.
En fait, on s'évade avec l'inutile, on sort de cette prison de la fonctionnalité.

***

Tout d’un coup ce matin mes filles étaient si belles
C’était à n’y pas croire, à n’y plus rien comprendre
Non pas que d’habitude elles ne le soient pas
Mais là c’était trop Il y a des limites à tout
J’ai dû ouvrir la fenêtre pour respirer un peu
Et là je me rends compte qu’elle est magnifique
Un bois exceptionnel Vraiment époustouflant
D’un arbre d’au moins mille ans si ce n’est un peu plus
Je me suis servi un verre d’eau pour calmer mon émoi
Et quand j’ai vu le verre j’ai failli m’étrangler
Un verre de première main soufflé à la bouche
Par un homme sans doute qui n'est qu'un demi-dieu
J’ai dû prendre une serviette pour essuyer ma bouche
Et les bras m’en tombèrent quand je vis ce chef d’œuvre
Ce n’était plus une serviette c’était de l’Art Total
Un résumé du monde en trois coups d’aiguilles
Je la déposai sur la table et quand je vis celle-ci
Je ne peux pas vous dire l’émotion qui me prit
Je versai une larme de la voir si splendide
Mais toujours à quatre pattes pour pouvoir me servir
En essuyant la larme que j’avais fait tomber
Je me rendis compte d’un coup comme le carrelage était
Quelque chose d’hors-norme qu’on ne devrait pas faire
Et je pris la décision de ne plus marcher dessus
Je sortis de la cuisine pour aller n’importe où
Une fois dans le couloir je fus bien perdu
Tout était si beau que c’en était impossible
J’arrivai même à marcher c’est pour vous dire un peu
Je suis resté comme ça dans le couloir sans jamais bouger
Quand celle qui m’accompagne est rentrée du travail
Je lui ai tout raconté sur les beautés du monde
Elle m’a prise dans ces bras puis m’a aidé à marcher
Un peu jusqu’au lit puis beaucoup allongé
Elle m’a parlé beaucoup de quelque chose de très simple
De je ne sais plus quoi Sa voix était trop belle
C’était quelque chose d’inhumain tellement profond et tout ça
Elle m’a tellement comblé que je me suis endormi.
Et des rêves si beaux ont envahi mes paupières
Que j’ai refait le monde juste un peu partout
La terre était si ronde qu’elle tournait sur elle-même
Et l’Homme se mit à faire exactement pareil. 




Rouge contre nuit (9), Maxime N’Débéka, Toi, le possible chimérique – suivi de Les divagations de rêveur insomniaque

 

 

Jamais n’est si trop tardive
la poursuite de la Beauté
l’exigence du monde humain
la résistance aux vandales
des rives de la vie rêvée.

Oser l’apostrophe du titre (vers emprunté à un poème de Mahmoud Darwich), le pronom direct de deuxième personne pour nous interroger. Quel est le nom ? Quel est l’adjectif ? Lequel l’emporte ? La visée serait-elle accomplie dans la chimère, être hybride ou dans l’hypothétique hypnose du « possible » non réalisé ?

Trois parties, pour le premier livre, avec des sous-parties numérotées et un titre en italique : chacune révèle un état ou un processus (Détraquement, Frustration, Hallucination…), étapes psychologiques, phases d’instabilité pour constituer le socle épineux du poème. Les vers sont irréguliers, du vers court au verset :

« un smog de cerveau embrouille le pôle magnétique de l’horizon fertile »

Brume où débutent les « termites chimères à l’ouvrage ». Ça décante où démarre. Il semble que « les viscères du rêve » ont freiné l’amorce, pas caduque. Les sons en rebonds lancent une étape, « un fluide caustique qui chaotique la terre utopique ». Les images, nombreuses (on ne lésine pas), se télescopent et les vers vont leur chemin de poème, « une ère glaciaire qui lapidifie les bronchioles de l’espérance ».

Poète d’un pays secoué par des guerres civiles, par des coups d’état ou des présidents se maintenant par la force, voici que s’avance le poète Maxime N’Débéka, également auteur de pièces de théâtre dénonçant les crimes des pouvoirs post-coloniaux (et ministre de la culture de la République du Congo en 1996). Il rappelle ici, en une sorte de litanie bilingue, les souffrances de villes et villages du Congo lors des guerres civiles : Mayama, Kinkala, Boko, Mpangala… Il dénonce les « vandales », il désigne la peur, le découragement, les renoncements face à ces violences sans cesse recommencées…

Mais il exprime aussi et surtout la nécessité de continuer la lutte et la quête de Beauté, la recherche du Bonheur.

« Tout comme le fameux rocher de Sisyphe»

ce vers seul sur la page se détache, il est suivi d’un grand espace vide…

Or la Beauté naîtra de la musique et de la poésie. Elle est engendrée par les mots et leur chant. Maxime N’Débéka en appelle à Sylvain Bemba (1937-1995), « l’Aîné », et à Sony Labou Tansi (1947-1995), « le Cadet », pour toucher peut-être un jour « le Continent concret du Bonheur ». Sylvain Bemba avait pour projet de rassembler « la phratrie des écrivains congolais », la décrivant comme « cette extraordinaire chaîne de montage intellectuel qui voit les écrivains au Congo rassembler page après page, rêve après rêve, le livre commun de la vie qui transpire de la douleur des opprimés et saigne de la douleur des souffrants »1.Toi, le possible chimérique formule ce vœu, activer le rythme de l’union se recomposant :

« bipe-lui le spin de la fraternité
de rythme digital infini
le temps compacté de là-bas
la galaxie ya Bemba et le cadet Sony
rattachés rassemblés réunifiés

ainsi longtemps ça dure peu de temps
des instants étroits gorgés de flux d’éternité

à l’évidence
la phratrie régénérée hâte le chemin de la Beauté »

Face à la mort et aux condamnations, le cheminement reprend sur la « lèvre émergente », une naissance dans la « dépression ». Celle-là même de l’état psychique délabré, de la météo d’orage ou du vide à combler de combustions « si la vibration d’une parole peut encore s’inventer ». Tout est mesuré en termes corporels : « dans le réseau des neurones », le poète racle sa voix, cible les « calories arides des arthroses », car dévoiler le rêve doit soulever les ralentisseurs. Beauté visée (majuscule à l’initiale dans le texte).

Les mots, le rythme habitent les corps.

On sent que ça craque, ça résiste : « ding ding dong » en onomatopées qui roulent sur plusieurs vers autant qu’en révélation dingue de ce qui coince. Pour la rupture des conjonctions ou adverbes temporels isolés, « quand » ou « alors » sur un seul vers, mais avant que démarre et enclenche, « le magma informe à lire ». On ne contourne pas, on se frotte dans Toi, le possible chimérique du poète congolais Maxime N’Débéka. D’ailleurs, en vers, moult arrêts sur des conjonctions apparemment rassurantes. Logique sauve ? « [C]omme si » c’était possible mais « arrêté / figé », mal parti l’envol « se néantisant », le participe présent souvent s’attache au processus de destruction traduit dans sa durée torturée.

L’enchaînement est agrammatical, la juxtaposition aligne le chaos par groupes nominaux, en vers inéluctables, « à vifs périples rudes haltes fatidiques ». Pour la diction, l’entrave cahotante des allitérations (-r) et les ensembles dans lesquels un adjectif peut s’adjoindre à un nom ou un autre tant la transcription du tumulte et la perception d’une faille rendent caduque une ligne mélodique accomplie. Le lexique d’ailleurs porte un référencement incomplet, « nul », « rien », « zéro », « néantisant », tous au diapason de la désorchestration générale, « chaotique » mettant sur le même plan « à quelle distance // à quel désastre ».

L’éraillement dans le vers et la langue achemine un sens déficient constamment inaccompli, « les cordes / déraillent ». La succession temporelle apparemment dénuée de logique est coupée par les interrogations qui la font vaciller. À la question « comment ? » répond l’adverbe « alors » suffisamment incident pour qu’on le perçoive comme fruit du hasard. La part de volonté et de maîtrise est écartée, là pourtant le beau, fragmenté, réduit à l’éclat, livre son étincelle :

« où le tirant de désir charriait l’émoi partout dans la chair »

Réponse éminemment humaine, incarnée, malgré « ratages dérives déconfitures déroutes ». Tour à tour l’énumération nominale puis la surcharge adjectivale : le lexique contemporain heurte quelques termes neutres, assez violemment pour qu’il en naisse quelque chose : « bipe / de suite / là / la nodale de son cœur patraque / fourbu fichu foutu ». Pas d’économie, tout enclencher pour. Sur un rythme jazzy, « flux d’enthousiasme », « à la barbe de Dieu ». Grand mot, « éternité », traduit en synonyme ou langue anglaise : « a very long time », comme titre de chanson peut-être, ou pour revenir au présent qui fume « des instants étroits gorgés de flux d’éternité », refrain/couplet dans le poème : l’effraction de mots ou onomatopées, de sons-frissons qui claquent en « bruits semenciers » répétés. Faire venir la pluie : bâton de désir « érectile », « peut-être l’instinct de résurgence ».

Entendre Toi, le possible chimérique. Pour le percevoir, l’adverbe change, « toutefois » en lieu et place d’ « alors »… « [T]u exhumes des éclats de mots que tu squattes pleinement », avec le battement accéléré, cadence trouble où trouver dans les mots répétés « toi ». Et une proposition d’adverbes (« évidemment », « véritablement », « conséquemment ») :

« personne jamais personne ne pénètre jamais jusqu’au tréfonds de l’autre ».

Oui mais :

« il existe encore toi là dans un repli du cerveau loin d’être là de toi
lui il reste la paupière nictitante grande ouverte sur les touches musicales de [la chimère ».

Le rêve à la proue, « une cybernétique spéciale des récepteurs sensoriels », et l’alphabet du désir qui soulève ou perce la langue, « la pulsation soudaine des artères du silence ». Le vide se gorge des lèvres :

« t’approcher érospoétise sa raison te toucher érotise les nervures de sa [carcasse. »

La Beauté, le Bonheur, le désir, l’amour pour incarner l’exigence de vivre :

« le spin de la frustration en clair dans la chair mute le gène du désir
la vérité absolue de l’amour catalyse l’exigence de vivre heureux »

Les réalités retorses du monde, particulièrement celles du Congo, provoquent la « douleur insubmersible ». Nous éprouvons « les écorchures les blessures les balafres les cicatrices de l’immonde », et tous ces « rayons de beauté avortés ». Pourtant :

« jamais si la pensée annihile la démangeaison de la chair
si jamais l’Être désactive les antennes de l’utopie dans le cerveau
l’envie de vie n’y survit »

Délectation de langue anticipant l’approche d’un complément, prolepse active, grammaticale : « ce maintenant inaugural de toi carence l’aurore si bien pire que ». Le comparatif sans sa donne rassurante, son complément biffé, le vers s’arrête ou le vide d’attente si bien que

rien. « Toi » jamais rejoint, atteint ou échappé, alors que même approché chimérique « tu bifurques ta présence concrète ». Tout drame exclu, l’emphase n’est pas, ni le spectre de « larme à l’œil » :
« en ce non-lieu de serments en désuétude
bien à marée infiniment basse de l’amer phréatique jusqu’à l’anallergique. »

Le possible exclu de « tu » revient à taire après bégaiement : « c’est il sait le salutaire avivement ».

Seconde partie alors, Les divagations de rêveur insomniaque : à quand l’aube en souvenir n’est plus ? Trois exergues de Yannis Ritsos, Shan Qin et Rabindranath Tagore interrogent sur l’attente et la résistance si dès « son cri premier, l’homme vogue sans fin ni cesse sur des récifs… ». Depuis le big-bang ? Ce mot détaché en ses deux composantes, la première revue en « bing » pour la naissance du monde, la seconde dévolue au premier homme, « orgasme géant », « cocorico », « la concrétion de l’espoir dans l’architecture de l’aurore ». Processus marqué dans le poème par la succession temporelle cette fois ordonnée dans une suite logique (« Donc…Et puis…Ainsi… »), consacrée par « la genèse d’une épopée » : « sacrément nos pères y ont cru ». Mais « [q]ui aurait imaginé […] l’aphonie effarante des artères gutturales de la vie ? » Retour en berne, analepse du texte pour représenter le présent vide. Terre promise, utopie, Eldorado énumérés : sapés. Lumière saccagée aussitôt née. À l’imparfait duratif, les verbes exprimant l’accumulation des richesses matérielles, en tercets (12), le dernier au passé simple :

« Le poète
se soumit
se renia »

Chercher ce « levain », lever la « semence subversive d’hier ». Conquête de l’Ouest, carcasse à réveiller les chimères pour ne pas « fossiliser » :

« Laisse-toi pas détoxiquer les bacilles de l’indignation ».

Le poète exhorte, « toi », redevenu possible cri, battement – à bas l’aphasie, « en verbes crus », pour ce « laisse-toi pas » en fin de livre comme un ralliement qui place le désir, la Beauté, le Bonheur, le rêve, l’utopie, la volonté et la résistance au premier plan du verbe vertical. Proue syntaxique désaxée :

« Laisse-toi pas fossiliser
les filandres de tes désirs
et les nerfs de rébellion
qui charpentent le corps de l’âme. »

Sujet actif, le poète doit redevenir en sa langue. En son corps (en lui-même) :  forgeron fou de feu et de soulèvement.

 

__________________

1 Notre Librairie, n°92-93, mars-mai 1988 – cité in Sylvain Bemba, l'écrivain, le journaliste, le musicien,de André-Patient Bokiba – Éditions L’Harmattan, 2011.




Les orties noires de Claude Vigée

Choix de poèmes de Claude Vigée établi par David Schnee.

 

« Parfois je crois surprendre un écho dans l’oreille de ces mots murmurés,
Que des voix de jadis, depuis longtemps perdues, disaient presque en silence :
Ainsi suinte la pluie de campagne en automne
A travers les feuilles mortes, avec tant de patience,
A la lisière du petit bois de chêne gris et touffus
Où le ruisseau chuchote,
Puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
A pas de souriceaux, comme fait la semence,
Par le chemin profond,
La sente aux orties noires »
(p.559)

« Les Orties Noires » pourrait être une de ces ballades dialectales, nostalgiques et douces-amères, agrémentées de comptines :

  « Hoppelé hoppelé raïdada
Savélé savélé saïdada
Le cheval blanc galope, trapp, trapp,
L’enfant s’est trop penché,
Il se jette en arrière,
Disparaît dans la trappe
- Tombe au fond du trou noir … »
(p. 571)

Si Claude Vigée ne lui donnait dès les premières pages un ton caustique et grave :

« La rafale du nord abat l’ancienne vie
Dans le champ d’épines brûlées :
Déjà tinte l’acier dans la main du faucheur
Lorsque la lame heurte les glaçons de décembre,
En attaquant, la nuit, les hautes orties roides. »
(p. 559)

En exergue aux « Orties Noires », dans l’édition de ses Poésies Complètes (1936 – 2008), intitulée « Mon heure sur la Terre », publiées en 2008 aux éditions Galaade dans la collection « Le siècle des poètes », ces deux vers programmatiques de Claude Vigée extraits de son poème « La lune d’hiver » :

« Survivant, j’apporte ici le témoignage de notre jeunesse brisée ;
Rescapé, je dis le destin d’une génération vouée toute entière au désastre »
(p. 558)

Si le premier vers introduit le thème de l’enfance disparue, cassée par l’Histoire ; le second évoque l’indicible de la Seconde Guerre Mondiale.

Ce long poème en vers libres, structuré en trois parties, est dédié à Adrien Finck (universitaire germaniste, poète dialectophone et ami). C’est qu’il faut savoir que « Les Orties Noires » ont été rédigées d’une seule traite en dialecte alsacien (puis traduits en français par Claude Vigée lui-même), « en l’été de guerre 1982 » (cf. p. 585) alors qu’il réside depuis la fin des années 60 à Jérusalem.
Exilé aux Etats-Unis durant le second conflit mondial, après avoir été cahoté de ci de là en France au grès de l’invasion allemande puis de l’occupation, il y mènera des études de lettres, abandonnant celles de médecine initiées en France, qui le conduiront à une charge d’enseignement universitaire.
Sa chère Alsace natale (décrite dans les deux tomes du « Panier de Houblon ») qu’il n’a plus revue depuis les vacances précédant la déclaration de guerre, lui revient donc comme une résurgence violente par l’intermédiaire de la langue, du « verbe ». Et avec elle les souvenirs de l’enfance :

« A propos, dites-moi, qu’est-il donc advenu
De ces gentils garçons, de ces filles mignonnes,
Qui jadis, avec moi, étaient assis en rond,
Si sages, si tranquilles,
Sur les gradins de bois, un rang derrière l’autre,
A l’angle de la place des platanes, là-bas,
Dans l’antique bâtisse de la salle d’asile ,
Avec leurs têtes rondes
Aux cheveux bruns bouclés,
Leurs nattes de soie blondes
Soigneusement tressées ? »
(p. 562)

Et le gâchis de la guerre :

« Qu’est-elle devenue, leur tendre chair d’enfant ?
On l’a vendue, traquée, meurtrie et torturée ;
Mais personne, jamais, n’a pu la retrouver. »
(p. 564)

Car le poème « Les Orties Noires » est bien plus qu’une ode à la langue natale :

« Gosses de Bischwiller, hors des salles d’asile,
A partir d’aujourd’hui peut-être
Ne vous fait-on plus honte
Quand, pleins de toupet dans les rues,
Sans respect pour les convenances,
Même sous les yeux des gens bien,
Vous osez entre vous, gaiement,
Si le cœur vous en dit,
Laisser trotter au vent votre langue natale … »
(p. 584)

C’est une dénonciation du concert des Nations (à commencer par la France et l’Allemagne) :

« Quoi qu’il arrive, un jour
Il faut qu’on en finisse, avec nos collections
D’insectes et de nations : »
(p. 565)

La troisième et dernière partie du recueil semble être un message d’espoir pour l’avenir. Il demeure toutefois terni par le lourd passé de l’histoire récente :

« Sache, libre et rieur,
(tant que tu peux encore),[…] »
(p.584)

Une « héroïne » revient périodiquement hanter les vers de Claude Vigée : « Dame Marthe-au-Pilon », ou la faucheuse sous les traits de la guerre.
Pourtant, le sort qu’elle réserve aux alsaciens n’est pas le même selon leur confession :

« Les petits juifs, - en ballade à Auschwitz,
A Belsen ou à Maïdanek, -
Les petits chrétiens à Tambov :
On a beau chercher, chacun
Niche dans un autre coin ! »
(pp. 566 – 567)

Distinguo de taille et qui porte à conséquence !




LES ILES RITSOS

 

[...] Et si, maladroits
vous paraissent nos vers, un jour, souvenez-vous, seulement comment ils furent écrits,
sous le nez des gardiens, et la baïonnette toujours sur nos flancs.

 

                                                                                                                                                             Yannis Ritsos

 

 

 

Lemnos
(39° 55' N ; 25° 15' E)

au sanctuaire des Kabires
on vénérait les démons chtoniens
lointains descendants d'Héphaïstos

les avions militaires ont remplacé
les Grands Dieux

l'histoire de Lemnos semble s'arrêter
à son rattachement à la Grèce
ou à l'occupation nazie
dans les guides de voyages
pas un mot sur la guerre civile
ni sur le réseau des îles-prisons

il ne faut pas troubler
la bonne conscience des touristes
ce fut la première étape de  son périple

 

 

 

Makronissos
(37° 41' N ; 24° 07' E)

ce n'est qu'un îlot
aride et rocheux
tout en longueur
makronissos signifie d'ailleurs
longue île

un lieu idéal pour dresser
des tentes

Makronissos eut le privilège
d'ouvrir en quarante-six le premier camp
de concentration européen presque deux ans
après la libération de Dachau
et de recevoir les dollars du plan marshall

d'août à septembre quarante-neuf
des poèmes furent écrits et
enterrés dans des bouteilles vides
dans le sol de Makronissos

ils furent déterrés en juillet cinquante
le temps était pierreux

ce fut la deuxième étape de son périple

 

 

 

Ayios Efstratios
(39° 31' N ; 25° 01' E)

Saint Eustratius donna son nom à l'île
qui l'accueillit en exil
en un temps très ancien

cette tradition d'exil perdura
à travers les siècles

la mer et sable attirent les touristes
l'histoire est passée la terre a tremblé
les baraquements détruits sont la tache noire
des souvenirs

mais je n'oublie pas
ce fut la troisième étape de son périple

 

Yaros
(37° 37' N ; 24° 43' E)

l'île la plus difficile d'accès
en bateau le trajet
c'est Charybde et Scylla réunis

 

l'île la plus éloignée du continent
celle où le temps s'est arrêté
il y a des millénaires

l'île est déserte
le pénitencier construit par les colonels
(c'est une façon de parler)
est aujourd'hui vide et délabré

l'horreur à jamais figée
dans le temps

ce fut la quatrième étape de son périple

 

Léros
(37° 09' N ; 26° 51' E)

l'île possède  de magnifiques baies
et un château qui vaut la visite
c'est une carte postale
les plages sont de sable fin
la mer et le ciel uniformément bleus

on y vivait de la pêche aux éponges
pas un mot sur le bagne

l'île existe-t-elle encore

ce fut la cinquième étape de son périple

 

Samos
(37° 45' N ; 26° 50' E)

le tunnel d'Eupalinos
un chef d'œuvre du génie civil
de l'Antiquité dit-on

pour autant a-t-on vu
le bout du tunnel

a-t-il vu le bout du tunnel
lui qui après Yaros et Léros
fut placé en résidence surveillée
à Samos dans la maison de sa femme

il fait alors ramener d'Athènes
les manuscrits cachés chez des amis
pour les brûler
la poésie est un incendie perpétuel

ce fut la sixième étape de son périple

 

Ritsos
(partout, de toute éternité)

le siècle est ma mémoire

sur le Mont Grammos
les barbares sont tués
la nuit est abrégée

mais Ritsos tel Sysiphe
descendait les pierres du sommet
pour les jeter dans la mer
et la nuit recommençait

a-t-il dû Ritsos
présenter à son réveil
cent mouches capturées vivantes
durant la nuit

pierres et mouches
pour mesurer le temps
à Makronissos

le siècle est ma mémoire
l'histoire bégaie
après Mataxas après les colonels
Goldman Sachs étouffe la liberté et la paix

swap a eu raison du référendum
Loukas Papadimos présente la note
au peuple mis à genoux
les affaires continuent pour les autres

le siècle est ma mémoire
dans les villes dans les îles
et partout dans le pays de Ritsos
le peuple a la baïonnette dans les flancs

la misère et la grève
pour mesurer le temps

que le monde entier soit une maison chaulée par la brosse du soleil

alors sera venu le temps
où les hommes cesseront de mourir comme des mouches
où ils mourront comme des hommes
de temps en temps

 

 

 

Quatre poèmes de cette suite ont été publiés dans le n° 50 d’Interventions à Haute Voix. Nous publions ici l’intégralité de ces Iles Ritsos.




Salah Stétié à la BnF

Pendant de l’exposition qui vient de fermer ses portes au musée Paul Valéry, de Sète http://www.huffingtonpost.fr/francois-xavier/salah-stetie-et-les-peint_b_2314436.html, la BnF accueillait Salah Stétié (http://www.salahstetie.com) au sein de la galerie des donateurs (jusqu’au 14 avril), à l’occasion de l’ouverture du Fonds Salah Stétié : manuscrits et correspondance, documents et œuvres sur papier réalisées avec de grands noms de la peinture contemporaine (Alechinsky, Tapiès, Ubac, Velickovic, Titus-Carmel, Hollan, Baltazar, etc.) sont offerts à la curiosité des visiteurs qui peuvent, grâce à un subtil jeu de vitrines, assouvir leur appétence en plongeant leur regard sur la genèse de certains livres.
Point d’orgue de cette manifestation, l’hommage qui s’est déroulé jeudi 4 avril 2013 (http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_auditoriums/f.hommage_stetie.html?seance=1223909973877), consacré à cette œuvre entièrement écrite en français, désormais incontournable, pour ne pas dire majeure. En attendant le colloque qui se tiendra à Beyrouth les 18 & 19 avril 2013.
Parallèlement, trois nouveaux ouvrages viennent scintiller dans l’air déjà électrique, conducteurs d’émotions et de savoir, donc complémentaires, ponctuant cette arrivée du printemps de la plus noble des manières. Délivrer la parole poétique dans la clameur des foules libérées des morsures de l’hiver est un acte d’amour qu’il convient de saluer. Merci à Salah Stétié d’ouvrir l’accès à d’autres miroirs. Une poésie en réverbération de l’histoire littéraire qui se complète chaque jour. Un idiome qui enrichit le verbe français, cajolé dans l’écrin d’un livre imprimé sur vélin de Byblos.
D’une langue, estampillé par la griffe de Tapiès, s’ouvre sur l’idée du Non-Où pour bien imprimer qu’ici il ne sera question que du feu de l’amour, ce songe après lequel nous courons comme mort de soif après sa bouteille. L’amour en frissons de désir ou d’espoir, en pluie de déceptions, l’amour repoussé et toujours recherché. "L’amour [qui] est pour l’individu une éminente occasion de mûrir, de devenir quelque chose en soi-même, de faire de soi un monde, un monde en soi pour le profit d’un autre, c’est une grande et une immodeste exigence qu’on adresse à l’autre, qui l’élit entre tous et l’ouvre à de vastes desseins", rappelle Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, que Salah Stétié ne manqua pas de lire et relire en son temps…
Fidèle parmi les fidèles à la langue française, Salah Stétié renversa le souffle de sa culture orientale au miroir de l’appel maternel de l’arabité, pour aller concasser les mots de Voltaire en ouvrant grand la voi(e)x d’un ressenti personnel dépassé pour embrasser toutes les cultures dans un seul et même idiome. Poète de l’amour, Stétié œuvrera pour décliner la dialectique du désir dans le désert de la langue par lui enfin enrichie. Toutes les variations seront convoquées, à défaut inventées, pour livrer à la criée cette langue unique faite sienne depuis l’enfance, coup de foudre précoce sous le soleil du Liban…
Une langue française qui est sauvée, en quelque sorte, souligna le "tout-jeune" académicien Michael Edwards (http://academie-francaise.fr/les-immortels/michael-edwards), par l’apport des étrangers qui viennent écrire en français et qui, apprenant cette langue, s’emploient à la déplier pour dénicher des espaces nouveaux entre le difficile et le possible. En cela ils participent à l’enrichir sans la pervertir.

Larme

L’air est au fond de l’air avec la longue feuille
Touchée par le cristal de la saison
Longue saison de l’air parmi les longues feuilles
De l’arbre, en partage avec l’enfant
L’agneau dans le rayonnement de l’esprit
Domine, le regard de l’air le regarde,
L’enfant avance dans l’esprit vers la nuit
Et le jasmin du soleil le découronne
L’enfant grandit dans l’air soudain grandi
Sur un chemin, larmes gelées qui brûlent,
La corne de la lune au théâtre des arbres
Promène, un peu de sang aux doigts, l’enfant

Parcourant la trame comme vagabond la steppe enneigée, le poète frigorifié saisira le feu dans le jardin des soies confuses, balise de survie, pour témoigner une fois encore, une fois de plus, que les dieux et les déserts ne peuvent finalement rien contre l’appel inhabité des colombes. Papillon d’un songe, ce chantre du vers libre ira dans les glycines en cheveux d’abandon pour questionner, une fois encore, l’eau froide gardée, s’y abreuver et goûter au délice d’une renaissance.
Le lecteur découvrira cette question d’infini portée par une langue musicale d’images projetées dans nos cœurs, estomacs noués, yeux humides, apesanteur vaincue : on lit Salah Stétié sur un nuage, en apesanteur.

"Nous habitons des mystères, nous sommes des mystères et le plus grand mystère est la langue", rappela Salah Stétié à la tribune du Petit auditorium de la BnF, insistant sur la quête de cette difficile union entre ce que le poète veut formuler et ce qu’il parvient à formuler. Car la poésie est recherche de signes, de sens et donc de la vie dans sa dimension humaine. Le poète puise dans les signes avant-coureurs la force dont il se saisit pour braver le jeu de la contradiction dans la construction du poème et approcher au plus près la tentation de dire l’innommable.

Annonce

Offrande à mon cœur d’un jardin
Par amour de la vérité des arbres
Par désir de leur contagion
Sous le nuage qui dragonne
Pauvre feuille
Tu protèges une palpitation d’insecte
Saveur des hommes. Chaleur des femmes.
La planète au soleil
La terre et ses grands vents pour l’accrocher aux fers
Qui sont rameaux, qui sont naseaux des purs chevaux
– Celui qui l’oubliera sera perdu

Toujours en questionnement, Salah Stétié se fit accompagner de Gilles du Bouchet qui peignit Une rose pour Wâdi Rum, pierre d’angle d’un fini actif qui ouvre à l’indéterminé comme pour rappeler que l’entrée de la couleur dans la ville est un leurre : l’œil saturé de lumière ne sauvegardera, au final, qu’un binôme noir ou blanc, noir et blanc, que l’esprit brouillera en d’infimes lavis de gris pour rappeler que l’âme prédomine à la vie. Et ce sera dans ce substrat inhabité qu’ira se loger la poésie, en prose, illimitée comme le désert, là où se retire Dieu, en ouverture d’un livre au format à l’italienne.

Mais il y a aussi Rembrandt et les Amazones qui tient dans la main, petit livre de compagnonnage qui doit demeurer dans la poche du voyageur, surtout s’il lui prend d’aller visiter les musées de Hollande. Guide spirituel et goguenard, les feuillets renferment des clins d’œil et des idées, le cocktail idéal pour apprendre plus sans en avoir l’air, et voir alors autrement cet étonnant pays sous la mer qui déposa au pied du monde parmi les plus grands peintres de tous les temps. Mais les Pays-Bas ce sont aussi le héron et le hareng, Vermeer et Baudelaire, Amsterdam et les tulipes… Foison d’images réinventées pour l’occasion sous la plume alerte et guillerette d’un poète à l’écoute d’un monde particulier dont il nous donne à apprécier les codes. À nous d’en déjouer les secrets pour nous plonger avec délice dans les rets de la tentation orangiste…

Enfin, somme des questionnements et des révélations qui accompagnèrent Salah Stétié dans ses relations avec le pourquoi et le comment, béquilles du poète en face de sa vérité, Sur le cœur d’Isrâfil enflamme l’esprit. Car cela semble si simple, si évident ainsi énoncé. On croit côtoyer la pensée de Senghor, Bonnefoy, Valéry et la comprendre, ruse du poète qui, sans lui, ne nous aurait pas permis de nous penser si fin l’espace d’une lecture. Isrâfil est le plus puissant et le plus compassionnel des archanges puisqu’il tient en permanence entre ses lèvres la trompette qui, lorsque l’ordre lui en sera intimé par Dieu, sonnera la fin du monde, même celle des anges. L’écrivain qui nous écrit ici est-il d’aussi redoutable clairvoyance ? Se sachant traqué il avoue, donne à lire sa pensée écrite, ajustée. Oui, l’écrivain fabrique, toujours, une tapisserie de ses propres lieux et se plait à élaguer, adapter pour mieux réapprendre les chemins de l’innocence. Un texte est une forêt de prétextes certifie Salah Stétié qui sait pertinemment qu’écrire c’est s’essayer à sortir de prison. Évasion couronnée de succès, ce qui laisse présager du meilleur à venir puisque prochainement vont paraître les Mémoires du poète, dont le manuscrit est désormais sous l’œil protecteur de la BnF et les quelques privilégiés qui ont eu l’infime honneur de les lire n’ont de cesse d’en parler comme du Grand Œuvre.
 




Les Sonnets de Shakespeare traduits par Darras

  Dès la page 12, avant que ne commence la lecture des Sonnets de Shakespeare (et après l'avant-propos de Jacques Darras, le traducteur), l'éditeur reproduit la première de couverture des Sonnets de Shake-Speares imprimés à Londres en 1609. Est-ce  pour signifier qu'il s'agit d'une œuvre originale ou pour rappeler que l'auteur n'est toujours pas clairement identifié (Shakespeare est devenu Shake-Speares et d'aucuns pensent qu'il s'agit là d'un indice indiquant l'existence d'un autre auteur potentiel…).

    En tout cas, l'auteur des textes français ici donnés à lire est bien un certain Jacques Darras qui, dans son avant-propos, s'explique de son projet et de ses choix. On ne compte plus les traductions françaises de ces Sonnets : plus de vingt depuis une cinquantaine d'années ! Jacques Darras situe sa traduction par rapport à trois parues peu avant la sienne : celles de William Cliff, Yves Bonnefoy et Frédéric Boyer (surtout les deux premières). Cette nouvelle édition a beau être bilingue, on se placera du point de vue d'un lecteur français (à qui elle s'adresse prioritairement) analphabète en anglais élisabéthain (on ignorera bien évidemment le globish…).

    Dans son avant-propos déjà cité, Jacques Darras rappelle que les Sonnets de Shakespeare sont écrits en décasyllabes, que les rimes sont croisées dans les 12 premiers vers complétés d'un distique à rimes plates, que ces 14 vers constituent un seul bloc, contrairement à la disposition à laquelle nous sommes habitués. C'est là que l'originalité du travail de Jacques Darras va apparaître. Son parti-pris de traduction part du constat que l'anglais est très différent du français où les mots de deux ou trois syllabes sont majoritaires alors que Shakespeare "joue des monosyllabes et de l'élision, ne lâchant au grand maximum qu'un dissyllabe par vers". Il adopte donc un mélange de contraintes et de libertés : un vers plus ample qui dépasse largement (parfois) les 10 syllabes, un quasi alexandrin  dans la mesure où Jacques Darras prend de grandes libertés avec le [e] muet ("on laissera fluctuer le régime de la muette «e», la débâillonnant chaque fois que se pourra, comme dans la conversation courante"). De même, la rime devient secondaire, remplacée parfois par l'assonance ou se situant à l'intérieur du vers à d'autres moments. Au-delà de cet aspect formel du travail, Darras porte également son attention sur l'image shakespearienne à laquelle il importe, selon lui, d'être d'une extrême fidélité, reprochant à la traduction de Bonnefoy la "platitude musicale du vers libre et le rabotage de l'hyperbole". Il résume l'ensemble de ces procédés de fabrication de ces sonnets en français par une comparaison avec l'art musical : il n'a fait qu'interpréter les originaux en respectant "la phrase musicale dans son accouplement au discours logique".

    Il faut supposer que rares seront ceux qui prendront la peine de comparer les traductions de Darras à celles de ses prédécesseurs, et même à celles qu'il avait commises en 1995 dont il se déclare aujourd'hui insatisfait… Reste alors à lire ce nouveau livre pour ce qu'il est : une œuvre originale.

    Ainsi en aurait-on fini (provisoirement ?) avec le vieil adage selon lequel traduire c'est trahir… Et le lecteur a alors toute latitude pour découvrir ce que dit Shakespeare par la voix de Darras, ces poèmes où s'expriment la passion amoureuse sous divers aspects et le temps qui passe, une sensibilité moderne et une réflexion aiguë. Dans sa postface, Jacques Darras met en lumière que vouloir à tout prix trouver dans ces Sonnets des éléments biographiques concernant Shakespeare, c'est s'engager dans une impasse. Mais il y met aussi en évidence l'originalité de ces mêmes   Sonnets  dans une histoire du genre à l'époque, une histoire dont les considérations politiques ne sont pas absentes. Au lecteur alors, quand il lit ces poèmes, de se laisser aller à la rêverie, quitte à revenir à la réalité avec cette postface…

 




Nohad Salameh, La voyageuse de minuit

 

Celle venue d’Orient
escortée de ses phénicies
ses alphabets
et ses dieux d’outre-ciel
arbore la fracture de la terre
et la déchirure de vos regards.

Celle surgie des vergers d’Ève
avec ses oracles
ses nostalgies douloureuses
et la fureur des songes
progresse d’un pas de désert
vers le Centre
où se concentrent
l’exil et la mémoire de la rose.

La voyageuse de minuit
qui pose ses ailes sur vos aubes
toute entière tannée par les couchants
incante en vos sommeils
un chant d’espace
par excès d’errances
et appel d’air.
 

∗∗∗

 

D’un vol preste de cigogne
je reviens tenir compagnie
à ceux qui dorment, les mains nouées
sous les jardins de l’épouvante.

De transparence en transparence
je patine vers mon halo premier.
Sans fracas
ni brisure
je chute dans la durée paresseuse du sable.

Je m’endors sous la trame des bouvreuils
- tout mon souffle pour lisser la pierre
et je m’écris au hasard sur les lentes parois
d’où se penche le temps.

Revenante
de mer en mer
d’absence en absence
les chevilles ravivées de soleil et d’encens.
J’enjambe pêle-mêle des fortifications
d’absinthe et de ronces
afin de devenir l’épiphanie du retour.

∗∗∗

 

Lorsqu’on a la maladie du lieu
on perce un trou quelque part en son corps
et l’on y pénètre
n’ayant pour halte qu’un totem
en forme d’astérisque
alors le dedans se réduit au mandala
avec des parois en peau
et la pendule qui se remet en marche
remontée par le bec d’un oiseau.
Aussitôt on cesse de déchiffrer les mots
que l’on prononce à son insu
afin de gommer les impuretés d’un dehors
daté de l’an zéro de l’Hégire.
 

∗∗∗

 

Ne t’attarde pas davantage :
viens avant l’aube - Pâque précoce
allonge-toi contre mes paupières
aux lisières de l’infini.

Mes mains se font plus denses
confondues à tes doigts.
Nous pénétrons nos propres limites
avec un toucher d’immortels.

Repose-toi
sans laisser de blessure
dans le lit du miroir
qui s’échappe d’un bond
au premier reflet.

Surtout
garde-toi de prendre la mesure de la mort
tant que vacille en nous
le feu grégeois du désir.

∗∗∗

 

La douleur : notre fruit
plus écarlate que le sel.
Nous aimions comme on pleure en rêve
absents
et le cœur posé à côté de nous
sur la margelle.

Nous fûmes chute inopinée
peur merveilleuse
avec les pieds par-dessus tête :
flamme florale
saisie dans toute sa ferveur.

D’autres annonciations viendront
quand se rétrécira le monde
et que retentira l’ordre
de s’effacer ensemble
sans masques ni parures
échappant à nos chairs
tel un feu à l’envers.