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Carole Marcillo Mesrobian, De Nihilo Nihil ou la simulation des origines….

Dans un précédent opuscule intitulé secrètement Nihil (éditions Unicité 2021), Carole Carcillo Mesrobian avait surpris par la direction nouvelle et singulièrement inédite que prenait son œuvre poétique.

Un tournant semble t-il nécessaire à la poétesse performeuse pour nourrir une interrogation plus profonde et disons –le, plus extensible à la croisée de nombreux chemins dont l’inclinaison « scripturaire » marque désormais un positionnement se voulant  clarifiant presque visionnaire au sein d’une expérience dépassant les limites de la matérialité. Avec la même verve, l’auteur qui vient de faire paraître De Nihilo Nihil, nous invite dans un même prolongement à nous profiler au sein d’un MONDE étrangement circulaire qui d’une certaine manière corrobore un ensemble de principes énoncés antérieurement. Ici le NOUS se substitue au IL avec une incroyable précision sémantique, cherchant « ici ou ailleurs », « ailleurs et maintenant », de nouvelles bases plus propices à l’immersion souterraine, celle qui plonge chaque personnage dans la nuit tardive et absolue dans un décor certes irréel mais dont les contours se dessinent progressivement.

Nos pas mesurent la profondeur d’une immatérialité théâtrale.  (P.9)

Nos personnages tournent autour d’un vide scriptural… (P.9)

Nous regardons l’absence des spectateurs parce que nous avons enfermé le visage de nos rôles dans le mutisme d’une lecture itérative. (P.9-10)

Carole Carcillo Mesrobian, De nihilo nihil, couverture Sergio Schmidt Iglesias, Tarmac éditions, 2022, 51 pages, 12 €.

Le ton est ainsi donné dans l’exploration soucieuse d’un nouveau monde qui coïncide adroitement avec une mise en scène théâtrale, mais comme dématérialisée de sa propre substance organique (éternellement vivante)  et dans laquelle l’essence originelle s’est littéralement volatilisée comme par magie ou enchantement. Une plongée abyssale dans l’abstraction soudaine mais calculée, où le langage ne ressemble plus qu’à un artifice tronqué - réduit à l’état de poussière cosmique. Dans un contexte si singulier autant que surprenant (car il faut tenir la distance), c’est bel et bien le personnage qui désormais fait la Loi – façonne sa propre Loi, sans tenir compte des contingences funestes d’une telle entreprise. A partir de  RIEN, et c’est un paradoxe,  d’engendrer un autre  RIEN  (de valeur opposée),  qui vient soudainement suppléer à l’inconnaissance de ses intentions initiales ; car il y a bien dans cette folle tentative  – une radicalité expiatoire – à peine dissimulée, mais qui se veut aussi une barrière protectrice sur la mainmise des croyances et des origines. D’ailleurs :

 

Une résonnance manichéenne soutient la durée de notre représentation. (P.10)

 

Mais de quelle résonnance alors,  qui ne soit pas l’envers d’un décor muet,  où précisément l’aveuglement et la surdité restent de mise ?  On peut alors gager que la re-présentation qui la sus tend, est également un leurre qu’il convient de circonscrire afin de se protéger (Ô tumulte des éléments ! ), où « Nos gestes s’identifient sur la résistance de l’air. » (P.10). Résonnance, résistance assimilables à toute forme d’incarnation qui jamais ne prend racine.

Là où  « Une mythologie événementielle détourne l’évidence de l’absurde vers une théogonie arbitraire. » (P. 11) oserais-je dire en ce qui me concerne, pour le moins «  suicidaire ». Théogonie, cosmogonie qui s’affrontent  comme dans un mauvais jeu de rôle, où la victoire n’est jamais complètement assurée. Et si la référence à Hésiode, n’est pas immédiatement perceptible, on peut cependant considérer, sous réserve cependant d’une réponse viable, que la poétesse, habituée des parcours sinueux, n’ignore nullement le « Caprice des Dieux et des Hommes ».

 

Les Dieux logés au ciel firent premièrement
L’humaine race d’or, lors du gouvernement
Qu’avait Saturne au ciel ; or ses hommes sans peine,
Sans travail, sans souci, vivaient une âge pleine
A l’aise comme Dieux… 

                                        (Les travaux et les jours, vers 139 à 164)

 

Ainsi

 

Notre scène mesure la distance de notre effacement.  (P.13)

L’effigie de nos figures dessine un portrait de nos masques.  (P.13)

 

Et à condition toutefois que le masque vienne bien se greffer « après », dans « l’après » d’un quelque chose qui reste plus à définir qu’à démontrer, comme si alors, le jeu inexplicable par nature n’en valait plus la peine.

 

Un nombre métaphorique situe l’emplacement de nos rôles dans un espace perpendiculaire au vide.  (P.17)

 

Et si l’on sent bien que la poétesse est la maitresse d’œuvre de sa propre histoire inventée (revisitée pour la scène finale), il n’en demeure pas moins que les traces, elles, demeurent enfouies ; comme « un chant apocryphe » (P.20). Tout le danger se situant alors dans la confusion des termes (du terme) où chaque pas fait preuve d’éloignement, comme, « Nous traçons un territoire tribal autour d’un décor théâtral. » (P.20) en guise de prosodie. Il n’est donc pas étonnant que, « Nos personnages existent dans la dimension de leur impossibilité. » (P.22) ou plutôt de leur négation, volontaire ou involontaire. À ce stade, cela  importe peu finalement, pourvu qu’ « Une épopée édifie notre scène contre notre spectacle. » (.P.23) . Et c’est donc bien « contre » que le MONDE,  s’intensifie  dans sa propre vacuité, lequel soyons en certain n’a plus rien de céleste.

 

Une fois de plus notre scène édifie un lieu improbable. (P.25)

 

Et cette fois-ci, mais il fallait s’y attendre, sans réplique authentique. Le masque a fini par tomber.

 

Le nom de nos personnages deviendra légendaire, dès que nous cesserons de ne pas exister. (P.27)

 

Le spectacle reste donc bien omniprésent dans lequel chaque tentative de représentation reste rivée à une fiction ancienne, illusoire qui « façonne la légende constitutive de notre histoire. » (P.29). On peut alors se demander à juste titre, si cette histoire en pointillés n’est pas le contraire de ce qu’elle affirme. Un personnage reste un personnage. Une scène s’apparente à une autre scène. Tous deux sont toujours éphémères dans leur simulation inaudible, dès lors que le chapitre de la représentation spectaculaire s’avère moins ordonnée. Et de cela une fois de plus, la poétesse est bien consciente, elle connaît ses limites, et ne se risque pas à se fourvoyer dans un feu trop intense qui lui brulerait les ailes. Elle a appris au détour de la « densité du néant » à reconnaître « le possible de l’impossible »,  « de l’infiniment petit contre l’infiniment grand ». A l’inverse « d’une hypothétique révélation », mais dont « un courant bestial révèle l’impossibilité charnelle de nos personnages ». (P.32). On pourrait alors et dans ce cas précis faire référence au psychanalyste Sigmund Freud, afin de décrypter ce qu’il en est de la charge (surcharge) des rêves (l’imaginaire) à contrario d’une réalité plus acceptable et supportant la traduction de son propre entendement, qui vaut aussi pour une sédentarisation de l’inconscient dans « une démesure du chaos ». (P.29). Or là encore rien de plus incertain de croire à ce qui n’existe pas ou du moins, « contre notre impuissance ». (P.29)

 

Un personnage onirique se détache de notre mémoire dès que nos personnages se déplacent parce qu’ils se taisent avec des gestes incontestables.  (P.37-38)

 

Une fois de plus la puissance des mots fait Loi au cœur du MONDE irremplaçable et incompressible avec l’ultime prétention de déjouer les pièges tendus à l’Homme – pièges qui valent pour « finitude de nos rôles » qui finissent par devenir pesants, exaspérants même. Et si Carole Carcillo Mesrobian refait (retisse) l’Histoire à l’envers ;  elle-même semble persuadée que son propre personnage peut également disparaître derrière un rideau noir, derrière lequel les spectateurs n’ont plus audience, privés de métaphores et d’alphabet. Et pour quelle « invention utopique » (P.39). A ce niveau d’écriture diurne, « le théâtre de notre liberté s’écroule sous la disparition d’une chronologie coercitive. » (P.41)

 

Du reste pas plus alors qu’aujourd’hui les hommes n’abandonneraient au milieu des gémissements la douce lumière de la vie 

                                                                      Lucrèce,  De natura rerum

                                                                      V,v, 988 – 1010)

 

Nec nimio tum plus quam nunc mortalia saccla dulcia linquebant lamentis lumina vitae.

 

Fin de partie….

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Carole Carcillo Mesrobian

Carole Carcillo Mesrobian est née à Boulogne en 1966. Elle réside en région parisienne. Professeure de Lettres Modernes et Classiques, elle poursuit des recherches au sein de l’école doctorale de littérature de l’Université Denis Diderot. Elle publie en 2012 Foulées désultoires aux Editions du Cygne, puis, en 2013, A Contre murailles aux Editions du Littéraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sursis en conséquence, Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian par Vanina Pinter, Carole Carcilo Mesrobian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Florence Laly, Christine Taranov,  Editions La chienne Edith, 2018.

Parallèlement paraissent des textes inédits sur les sites Recours au Poème, Le Capital des mots, Poesiemuzicetc., , ainsi que des publications dans les revues Libelle, et L’Atelier de l'agneau, Décharge, Passage d'encres, Test n°17, Créatures , Formules, Cahier de la rue Ventura, Libr-critique, Sitaudis, Créatures, Gare Maritime, Chroniques du ça et là, La vie manifeste.

Elle est l’auteure de la quatrième de couverture des Jusqu’au cœur d’Alain Brissiaud, et de nombreuses notes de lecture et d’articles, publiés sur le site Recours au Poème.

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