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Bonnes Feuilles PO&PSY – Amir Or, Rabih el-Atat

Amir OR, Entre ici et là

Amir OR est un poète, novéliste, essayiste, traducteur et éditeur israëlien, né à Tel Aviv en 1956, d'une famille ayant émigré en Israël depuis la Pologne dans les années 30. Il a étudié la philosophie et l'histoire comparée des religions à l'université juive de Jérusalem, où il enseigna par la suite la religion de la Grèce antique.

Il est l'auteur d'une douzaine de recueils de poésie. Ses poèmes sont traduits dans plus de 40 langues. Il a lui-même traduit en hébreu huit livres de poésie, parmi lesquels The Gospel of Thomas, Limb Loosening Desire, une anthologie de poésie érotique grecque, et Stories from the Mahabharata ; ainsi que des poètes modernes comme Seamus Heaney, Ann Sexton, Shuntaro Tanikawa, Jidi Majia, Fiona Sampson, et Ansatassis Vistonitis.

En 1990, Amir Or a fondé la Helicon Society for the Advancement of Poetry in Israel. En 1993, il crée la Helicon Poetry Schoolarabo-juive, developpant des méthodologies d'enseignement de l'écriture créative, qu'il enseigne en Israël, aux États Unis, en Autriche, en Angleterre et au Japon.

Amir Or a travaillé comme éditeur en chef pour le journal et les collections de poésie de Helicon. Il a aussi édité d'autres revues littéraires et plusieurs anthologies de poésie juive traduites dans des langues européennes.

 

Amir OR, Entre ici et là, traduit de l’hébreu par Michel ECKHARD ELIAL, dessins de Sylvie DEPARIS, PO&PSY princeps mars 2019, 96 pages – édition bilingue – 12 €

Il est un des membres fondateurs du World Poetry Movement et de European Association of Writing Programs.Il est l'éditeur national des magazines internationaux de poésie Atlas et Blesok, et il est coordinateur national pour “Poets for Peace.”

 

*

Extraits :

Poèmes-prières

 

1
Devant toi, le dieu qui s’invente lui-même,
je déroule ma prière : sois !

 

2
L’arbre à ma fenêtre ne se tourne pas vers La Mecque.
Vers lui seul je suis tourné.
La prière de la pluie murmure dans ses feuilles
et le midi de son feuillage s’ouvre à la lumière.
Dans le vent du monde le dos de l’arbre se meut ;
enseigne-moi aussi comment rester droit.

 

3
Aide-moi, ô Grand Tout,
à oublier les blessures passées ;
laisse-moi encore faire confiance
à mon amour pour le monde.

 

4
Le clapotis de l’eau nourrit mon cœur
les rameaux du ficus rendent mes yeux plus verts.
Le matin vient, que dit mon âme ?
Artiste de l’Être, fais de moi une musique.
Sans ton esprit qui touche mon esprit
sans ton regard qui voit à travers mes yeux,
je suis un tronçon d’arbre, sans ressenti ni conscience,
et mon existence ne souhaite que remède.
Viens peindre mon monde à présent
laisse-moi l’aimer sans peur,
croire en mon cœur que ce n’est pas en vain
que j’ai envoyé mes mots pour le toucher.
Comme une plume aimée prends-moi dans ta main
et écris en moi un nouveau poème sur la table de ton cœur.

 

5
Le ciel monte, clair et sombre ;
un jour vient, un jour va.
À respirer et être, désirer et tomber,
apprends-moi, chaque jour, comme à une feuille.

 

6
Merci pour le ciel du soir, merci pour les nuages,
et les cafés, les panneaux publicitaires, les poubelles, les bancs.
Merci pour les arbres, pour la lumière inquiète du matin,
pour la vie qui coule maintenant dans mes membres,
pour le mouvement et le repos,
pour les mots à dire
merci.

 

***

 

Rabih el-ATAT, Humeurs vagabondes

Médecin-chirurgien né en 1977 au Liban, Rabih el-Atat est aussi un poète qui a écrit en arabe des centaines de tercets que l’on peut lire dans trois recueils: Funérailles des poupées (2015), Clés en plastique pour le paradis (2017) et Le livre du haïku arabe (2016) écrit en collaboration avec Samer Zakaria.

Pratiquant exclusivement cette forme poétique brève inspirée du haïku, el-Atat prend un plaisir perceptible à noter ses émotions et les moments fugaces qui l’étonnent ou l’émerveillent.

Si l’observation de la nature et de l’évanescence des choses occupe une place importante dans ses textes, cela ne l’empêche pas d’aborder d’autres thèmes plus modernes ou de s’inspirer de sa vie quotidienne.

Affranchi de la règle classique de composition d’un haïku (5/7/5), chacun de ses tercets se lit néanmoins en une seule respiration et incite à la réflexion et à la méditation de la scène évoquée. Et de l'ensemble se dégage ce que certains appellent un « esprit haïku » – indéfinissable en tant que tel, qui procède du vécu, du ressenti, de choses impalpables.

Par le large choix qu’elle propose, cette anthologie personnelle a le mérite de montrer le talent particulier de ce poète à saisir ces instantanés grâce à un travail d’épuration remarquable de son texte et à une langue dense et souple, riche de l’étendue de son vocabulaire et de ses images hautement poétiques.

 

Rabih el-ATAT, Humeurs vagabondes, traduit de l'arabe (Liban) par Antoine JOCKEY, dessins d’Odile FIX, PO&PSY princeps, mars 2019, 86 pages – édition bilingue –12€

*

Extraits :

 

autour de l’arbre agonisant
les branches entrelacées
ont la couleur de l’automne

 

    *

le cadavre d’un seul corbeau
blanchit
toute la neige

 

*

je passe devant mon école
et ne trouve pas l’enfant
que j’étais

 

    *

dans le jeu des enfants
les soldats n’ont ni épouses
ni enfants

 

    *

ton dessin
sur le mur
est ma seule fenêtre

 

    *

sur la plage
tout semble lumineux
même le chagrin

 

    *

dans chaque œil
une couleur
et un trou noir

 

    *

repasser mes chemises
me rappelle ta chaleur
Mère

 

    *

ma maison est habitée
tantôt par des étrangers
tantôt par mon enfance

 

    *

soudain
au téléphone
le gazouillement d’un autre ciel

 

    *

je suis vite sorti
je n’ai rien oublié
pour tout oublier

 

    *

vers elle
mes doigts traversent la frontière
sur la carte

 

    *

des restes de lumière
suspendus à son balcon :
mes rêves

 

    *

un murmure
donne couleur
au vide

 

    *

il a dit : lis
j’ai dit : j’écris
débarrasse-toi du passé décomposé

 

***

 

 

 

 




Rencontre avec Marc Tison

Il ne faut pas ne pas le connaître. Marc Tison. Ce poète n’a jamais revendiqué quoi que ce soit, si ce n’est porter la parole des camarades humains. Il le fait merveilleusement, tout comme il a mené sa carrière de chanteur, humblement, doucement, comme un grondement qui se faufile dans les palabres de tant, et qui enfin explose sur un ciel presque désert de scripteurs engagés… Les poèmes  lus à Caen ont vivement ému les étudiants du Master de Lettres modernes… Pourquoi, me direz-vous ? Et bien parce que Marc Tison attrape le siècle vingt et un et lui demande des comptes…

Marc Tison, Calais

Engagée, politique, c’est à dire d’une belle spiritualité et d’une haute idée de la fraternité et de l’équité, le poète dénonce, pointe des mots, et souligne les superbes aberrations du siècle passé, qui ont franchi le seuil du siècle naissant... C’est cette poésie là que nos jeunes adultes écoutent, qui émeut et porte la parole d’une génération qui est dans la posture d’un Musset, d’un romantique perdu dans une société déstructurée et hors de tout avenir perceptible… Neo-romantisme… ? Non bien sûr car les jeunes adultes du dix neuvième siècle avaient encore cet horizon mirifique et ce refuge qu’était la religion. Elle a été aspirée depuis, disparue avec les pertes et fracas de nos cadavres toujours commis alors que la modernité concept frauduleux offre les déchets nauséabonds que le ressac des océans déposent sur les plages. Marc Tison existe, un espoir car encore le poète armé de mots ose un requiem à l’humanité espérée et soutenue, enfin, par son essentiel drapeau, l’Art.

Quelle est la spécificité du langage poétique ? 
J’aime bien dire que la poésie c’est le signifié des objets de soi. Dans cette aventure de l’exploration des mots de soi auxquels on rend leurs places, leurs intégrités, leurs justesses de mots, ce qui émerveille. Et le plus justement aussi le dire l’écrire avec l’affection que l’on porte nécessairement à ceux à qui on s’adresse, et ce à quoi on s’adresse qui n’est pas soi. Un ami poète que j’aime beaucoup, Guy Ferdinande, m’a parlé un jour avec sa distance taquine au convenu, de sa notion de « l’infra réalité », en opposition, ou en réaction, à « l’hyper réalité » que l’on nous fourgue chaque jour comme le ciment de notre existence sociale.  Cette idée me plait.

Marc Tison, "L'inventaire des horizons", extrait De Des Abribus pour l'exode, éditions Le Citron gare, à la librairie Mona lisait, à Paris, le 2 février 2019.

Pour filer le concept, l’infra réalité n’est pas « l’underground », elle n’est pas souterraine, elle est comme un son infrabasse, pour l’entendre il faut être nu, en tout cas débarrassé des frusques superflus, ça résonne dans le corps. On s’y retrouve en commun sur un ensemble de fréquences qui fait partition, en dehors du brouhaha. J’ai écrit un texte (dans un recueil aujourd’hui épuisé, « Manutentions d’humanités ») qui dit « je m’engage, j’engage avant tout ma main dans la tienne ». C’est ça qui est ça (comme disait ma grand mère). Même si dans le même texte je dis aussi « L’engagement, langage ment ». Va savoir…
Comment, et pourquoi, advient la poésie ?
C’est un mystère ou plutôt un bouleversement. Un bouleversement qui serait un mystère. Bouleversement léger, une faille dans le continuum, dans l’ordre du quotidien prévu des choses. Comme un frisson ou comme l’absence d’un frisson. Bouleversement puissant qui laisse ébahi, Un bouleversement, pas une révolution. Un bouleversement c’est dedans soi. Et soi c’est aussi le monde dans le monde. Si on est bouleversé, on bouleverse le monde. On bouleverse et on dit soudain la vérité, la poésie. C’est comme ça que ça advient, je pense, j’en suis à peu près sur, ou pas tant que ça, je peux me tromper, à vous de voir ce qu’est la vérité.
Cette infra réalité que révèle la poésie ne serait-elle pas un au-delà du langage, aussi ?
J’ai un rapport complexe, de conflit, au langage, au langage qui ne dit pas. Une douleur physique de l’absence, de l’effacement de son objet. Le langage porte les tabous.
Depuis l’enfance, par période ma pratique du langage social a bafouillé, bégayé. Une forme de combat douloureux avec les mots et leurs arrangements quand le moi se dissout dans une multitude qui ne fait pas corps commun, qui ne fait pas cette profondeur de l’existence, ces bouleversements. L’hyper langage fabrique l’hyper-réalité, notre disparition. On disparaît dans le langage qui ne dit pas. Alors j’ai écrit tôt de la poésie, et j’ai aussi tôt, à la prime adolescence, déclamé des textes.
On utilise le langage pour s’en échapper, pour lui échapper. Pour toucher l’objet qui le transcende, lui donner consistance. C’est comme ça en tout cas que je suis sorti du combat avec le langage, que je l’ai apprivoisé, que je l’ai remis à sa place. Alors cette infra réalité qui est en quelque sorte la réalité des hommes et des femmes hors le capitalisme de leur représentation (pour faire court), cette prégnante vérité serait, oui, aussi un au delà du langage, où le corps commun fait humanité. 
Et puisque tu es musicien, est-ce que poésie et musique procèdent de la même manière dans ce dévoilement du tu ?
J’ai utilisé ma voix dans des projets musicaux, ma voix comme support des mots, des sons. J’ai de la difficulté à me reconnaître comme « chanteur ». Je ne suis pas musicien, je suis dans la musique, ou je suis la musique. Je n’ai jamais eu à questionner sa présence, l’évidence à m’y fondre, à suivre ou participer à sa construction, paradoxalement en n’en faisant pas « vraiment ». Si je dis que je suis la musique, c’est aussi que je peux depuis toujours me jouer « dans la tête », en moi, toutes sortes de musiques, existantes (un vrai jukebox) ou qui s’inventent si je laisse faire. Mais je n’ai pas les outils pour fabriquer des objets musicaux. Je produis quelques supports sonores, comme des collages où ma voix serait les découpes. Je les conçois comme des poèmes, ou comme ce que pourrait révéler des poèmes. 
Je me reconnais plus aisément dans l’artisanat de poésie. Surement du fait d’avoir bataillé avec le langage, de l’avoir pris « à bras le corps », vraiment et physiquement. (Cf. réponse à la question précédente), et de continuer à incarner, en les disant, les textes que j’écris, ceux qui ont du sens à être dits. Ceci dit, pour répondre plus précisément à ta question, je conçois tout acte de création comme une prise de distance avec le « je » (la aussi pour faire court). Comme la fabrication d’un espace où nait l’intimité, avec « soi » et avec « l’autre ». Cet espace entre le « je » et le « il ».

 

Cet espace est peut-être un lieu de transcendance, un rythme propre à l’univers. Alors on pourrait peut-être affirmer qu’écrire de la poésie est un acte politique, parce qu’elle offre cette libération potentielle « du langage des autres » comme l’a écrit Michaux ?
Cette question je tourne autour. Je peux y répondre par un oui massif comme un tronc d’arbre sur le chemin peinard de la pensée. Il y a de l’essentiel là dedans. En ayant conscience de flirter avec le contresens de ce que signifierait le « des autres » : le fait d’écrire, de dire ou publier de la poésie dans l’espace public, se pose, se met en œuvre, en un acte politique. Sinon quel sens donner au dévoilement de soi dans cet espace public, quel qu’il soit ? Sans cette intention de considérer avec fraternité cette intimité commune du poème, cela reste un « je » vaniteux, une poésie vaine. La poésie est intimement la réalité. Il n’y a pas d’irréel dans la poésie. Dans la réalité il y a l’autre, le peuple dont je suis. C’est aussi pour ça que je lis un peu partout où cela est possible, magasins, bars, cours et jardin privés, lieux de culture institués……

Marc Tison, "Promis", Des nuits au mixer

Tu emmènes avec cette question sur le lieu double de la sédition aux ordres du langage, et de l’intimité du peuple des femmes et des hommes. Une intimité qui fait corps commun. Cette merveille d’être en vie, et pas tout seul. Je sais cette merveille, souvent ébahi, pataud à en faire parfois une mesure du ridicule de l’ordre social, ou plus heureusement le moteur de révoltes salutaires. Des petites choses quotidiennes. Faire pousser des plants de fèves (de tomates, d’aubergines, et de ceci et de cela... ), réconforter des artistes en déroute dialectique, partager des silences chaleureux, avoir comme certitude d’en avoir peu, au moins celle « de n’être pas si peu de poids dans la balance » de la marche hargneuse du monde. Par une association que je ne raisonne pas -peut être est ce simplement que j’ai l’envie d’en causer-, cette question m’a fait penser aussi à Serge Pey, Natyot, Charles Pennequin, et encore différemment à Marlène Tissot. Leurs poésies sont populaires dans le sens où elles existent physiquement dans l’espace public pour en faire un espace de l’intime, un dévoilement. De l’humanité en quelque sorte. Pour les trois premiers les lire, les voir et les entendre incarner l’objet, différemment chacun, donne toujours une force, une joie nouvelle. Pour Marlène Tissot son écriture de l’intime ouvert et lumineux, me touche beaucoup.  

Par une association que je ne raisonne pas -peut être est ce simplement que j’ai l’envie d’en causer-, cette question m’a fait penser aussi à Serge Pey, Natyot, Charles Pennequin, et encore différemment à Marlène Tissot. Leurs poésies sont populaires dans le sens où elles existent physiquement dans l’espace public pour en faire un espace de l’intime, un dévoilement. De l’humanité en quelque sorte. Pour les trois premiers les lire, les voir et les entendre incarner l’objet, différemment chacun, donne toujours une force, une joie nouvelle. Pour Marlène Tissot son écriture de l’intime ouvert et lumineux, me touche beaucoup.   

Mais ne penses-tu pas que ce qui s’énonce face au public change la nature du texte poétique ?…Quelle différence fais-tu entre le langage écrit et la parole ?
 

Ce n’est pas le même objet qu’un poème soit sur une page ou qu’il s’énonce face au public. Mais c’est la même intention : que l’arrangement des mots trouve son espace, le formule. Cet espace qui est cette intimité de l’autre. Dire un texte en public ne change pas la nature du texte poétique, cela en fait un autre objet poétique. La matière première est la même. Je ne fais pas fondamentalement de différence entre le langage écrit et la parole sinon qu’ils ne se diffusent pas pareillement, que l’espace habité n’est pas le même. J’aime cette liberté de faire vivre le poème dans les espaces publics, les espaces de transmission. Le texte écrit existe dans l’espace de son support. Le texte, les mots dits en public, c’est l’espace sonore, là où vibre le corps. Enoncer, dire, en public les textes poèmes, c’est peut être aussi une façon de réinvestir physiquement le poème qui vient de là, du « corps profond » « du corps intime ». Peut être aussi une façon de retrouver l’émotion de la révélation du poème. Il n’y a pas le corps pour dire et l’esprit pour écrire le poème, il y a « des gestes de nerfs » qui se traduisent dans les mains qui l’écrive, qui le peigne, dans les voix qui le dise, qui le chante. L’air commun que l’on partage vibrera avec. Il le gardera en mémoire, même infime.  Du moins c’est comme ça que je l’expérimente, volontairement.

Ça part aussi d’une intention volontaire d’amener le texte autrement à ceux qui ne lisent pas de poésie. La parole, la mise en espace et l’installation du son du poème là où c’est possible, me permet de l’adresser aussi à d’autres qui ne lisent pas de poésie. Il la fréquente alors autrement, sans obligation d’intellection. Juste en sentir physiquement, une teneur, une atmosphère. Cela transcende l’écrit poétique, tout comme la mise en page dans l’espace de la page intervient dans la proposition. Pour certains de mes poèmes -ils sont en premier lieu écrits sur des pages- le passage à l’oralité est naturel, ils se formulent avec l’excitation des mots qui viennent dans la gorge, dans la bouche. Des résonnances, des chants primitifs. Même si tout cela se réorganise. Il arrive pour quelques textes quand ils passent à l’oralité, qu’ils se reformulent, à la marge, naturellement. J’aime l’idée de cette liberté du poème, des arrangements des mots, des décalages, des pas de coté qui éclairent autrement la chose.

De même dans l’écriture, il m’arrive de reprendre des textes écrits quelques années plus tôt et de les « remixer » comme on remixe, on réadapte une musique. Pourtant, j’écris des textes qui ne se disent pas, et je le dis ainsi. C’est curieux de l’écrire comme ça. Peut être se disent ils tous mais différemment. Ils se disent en soi quand on les lit, quand on les voit. Ils résonnent aussi là. Si on va plus avant, on peut par accident ouvrir une nouvelle fois la boite à grand débat du « ce qui se dit dans le langage », « ce qui ne se dit pas », « ce qui s’entend dans ce qui se dit », « ce qui ne s’entend pas »…… Mais il me semble que ce n’est pas la question du texte poétique. Il est qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, qu’on le lise ou qu’on le dise. Il est. Je le vois ainsi.

 

On peut dire aussi que le travail graphique de Jean-Jacques Tachdjian apporte une dimension supplémentaire au signe ?
Jean Jacques et moi on se connaît bien et depuis longtemps. On a une confiance réciproque en nos productions. Faire paraître ce recueil en commun a été très naturel.Nous avons eu un dialogue très simple sur quelques options de surlignages et de découpages. Je ne suis pas intervenu sur les choix de mise en page et de travail graphique de Jean Jacques. Il doit y avoir de l’humilité dans l’apparition du texte. Le texte poétique est humble, il s’offre à l’espace de son apparition. Le son pour le texte dit, le signe sur la surface de l’écrit. De l’humilité en opposition à la vanité. Et « La Poésie » est un terrain de jeux (de « je » pour faire mon malin) miné des leurres vaniteux du « moi ». Le travail graphique de Jean Jacques, ou plutôt les réalisations graphiques qu’il facilite comme un faiseur de poésies graphiques, procède de cette même humilité. La profusion de ses créations, leurs cohérences lumineuses, et sa générosité à les « offrir » dans l’espace commun des gens. J’aime profondément cette liberté de transcription, révélation, du poème dans son espace. C’est essentiel la liberté. Cette liberté révélée par l’illustration de « La prose du transsibérien » de Blaise Cendrars, les mises en page de recueils de Saul Williams, « les collages textes » de Claude Pelieu et tant d’autres. 

Le texte est le texte poétique. Sur la page, l’espace poétique de Jean Jacques, il est un poème supplémentaire.  
 

 

Je te remercie pour tout ce temps accordé à Recours au Poème, et aussi pour ta poésie. Aux élèves du Master de Lettres Modernes de l’université de Caen, j’ai lu Mouvements de Michaux, comme l’âme parfois s’évade, ce cri de liberté, que tu portes au social, au politique, et à l’humain. C’est pour cela que je t’ai lu aussi. Ils veulent entendre que l’engagement existe. Ils ne sont plus seuls, alors. L'Art redevient ce feu autour duquel l'humain s'unit, en une circularité totémique, primale, archétypique. Sa lumière reflète la communion de tous avant la parole, tout comme la poésie, seule nom 

 

Présentation de l’auteur

Marc Tison

  1. Né entre les usines et les terrils, à Denain dans le nord de la France. A la lisière poreuse de la Belgique. Conscience politique et d’effacement des frontières.

Lit un premier poème de Ginsberg. Electrisé à l’écoute des Stooges et de John Coltrane.

Premiers écrits.

1975 s’installe à Lille. L’engagement esthétique est politique. Déclare, avec d’autres, la fin du punk en 1978. Premières publications dans des revues. 

Il écrira et chantera plus d’une centaine de chansons dans plusieurs groupes.

Décide de ne plus envoyer de textes aux revues pendant presque 20 ans, le temps d’écrire et d’écrire des cahiers de phrases sans fin puis il jette tout et s’interroge sur l’effondrement du « moi ».

Déménage en 2000 dans le sud ouest. Reprend l’écriture et la publication de poésie.

Engagé tôt dans le monde du travail. A pratiqué dans un premier temps de multiples jobs : de chauffeur poids-lourd à rédacteur de pages culturelles, en passant par la régie d’exposition (notamment H. Cartier Bresson) et la position du chanteur de rock. Puis il s’est dédié à la production musicale pour, depuis 25 ans, se spécialiser dans la gestion et l’accompagnement de structures et projets culturels.

 

 

 

 

 

 

Poésie

1977 - 1981 : Publié dans plusieurs revues (dont « Poètes de la lutte et du quotidien »)

2000- 2019 : Publié dans plusieurs revues (« Traction Brabant, Nouveaux Délits, Verso, Diérèse,…).

2008 : Recueil collectif « Numéro 8 », éditions « Carambolage ».

2010 : Recueil « Manutentions d’humanités », éditions « Arcane 17 ».

2012 : Recueil « Topologie d’une diaclase », éditions « Contre poésie ».

Texte « Désindustrialisation », éditions « Contre poésie ».

2013 : Recueil « L’équilibre est précaire », éditions « Contre poésie ».

                  Trois affiches poèmes, éditions « Contre poésie ».

2015 : Recueil « les paradoxes du lampadaire » + « à NY ». « Editions Contre poésie ». 

2017 : Recueil « Des Abribus pour l’exode » (accompagné de 7 images / peintures de Raymond Majchrzak)  Editions « Le Citron Gare ».

2018 : Recueil « Des nuits au mixer ». (Mise en page J.J. Tachdjian). Editions « La chienne » collection « Nonosse »

 

 

 

Autres 

Depuis 2010 : Lectures / Performances / installations poésie (solo, duo avec Eric Cartier et collectif).

2014 : Publications de quinze textes et une nouvelle dans le livre d’artiste « Regards » du photographe Francis Martinal.

A publié plusieurs nouvelles sur des sites en ligne.

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Marc Tison, Des nuits au mixer

Un recueil signé Jean-Jacques Tachdjian … Reconnaissable, parce qu’il offre  au signe une chance de révéler des dimensions inexplorées. Ce graphiste éditeur écrivain n’a pas fini de nous étonner. En l’occurrence ici, en [...]

Rencontre avec Marc Tison

Il ne faut pas ne pas le connaître. Marc Tison. Ce poète n’a jamais revendiqué quoi que ce soit, si ce n’est porter la parole des camarades humains. Il le fait merveilleusement, tout [...]

Marc Tison, La boule à facette du doute

Marc Tison rend compte de sa pratique de la poésie, car pour lui la poésie est une expérience partagée. C'est une praxis qui ne s'oppose pas à la poiêsis bien au contraire. C'est une [...]

Marc Tison, L’Affolement des courbes

Si écrire est encore possible, c’est une voix comme celle de ces pages-ci qui est souhaitable.  Une voix présente mais qui évince un lyrisme pesant et gluant comme les mauvaises chansons, une voix [...]

Marc Tison : Sons et poésies qui s’enlacent

Cela fait des années que Marc Tison porte la poésie ailleurs, là où elle dévoile ce qui de la banalité de notre quotidien a été enseveli sous les habitudes. Il emmène le poème [...]




Editions Wallâda, la princesse rebelle

Wallada, c’est une somme, un sanctuaire dirigé par Françoise Mingot-Tauran, qui recense et publie. Et pas n’importe quelles sommes de textes, de poèmes, de rassemblements, thématiques ou paradigmatiques, exhaustifs ou non, d’une catégorie poétique oubliée, littéraire, musicale muselée, portes d’un patrimoine qui heureusement n’est pas perdu, grâce à des éditeurs qui ont à cœur de chercher, grouper, trier, offrir et préserver nos trésors.

La preuve en est, cette collection, L’Avenir des peuples, Expression de cultures étouffées… Dans ma bibliothèque, lu, parcouru, épluché, relu, ce volume imposant,  Tsiganiada ou le campement des Tsiganes… Au temps de Dracula, une épopée roumaine héroï-comique. Un texte unique dans sa première traduction française, d’une littérature qui constitue le patrimoine roumain et tsigane. Une axe fondateur l’épopée, et des traducteurs, Valeriu, Aurélia et Romanita Rusu, ainsi que Françoise Mingot-Tauran… Préfacé par Patrick Quillier, qui justifie le paradigme épique :

Nous avons besoin d’épopée véritable, car dans les bruits et les fureurs de notre époque, seule l’épopée est capable de nous aider à raison garder, à faire humanité, à fonder du commun, du partage voire de l’universel, dans la mesure où seule l’épopée permet de « penser sans concept » une crise, un désarrois, une désespérance.

 

Epopée véritable, dont nous pouvons retrouver ici des archétypes, des universaux qui autrefois tenaient unies les communautés autour d’un même idéal, celui de se savoir appartenir à l’humanité, à travers les héros et les épreuves formatrices génératrices de la sémantique d'une identité culturelle. Ce récit héroï-comique créé par un « savant linguiste transylvain » dans les années 1800 témoigne d'une culture étouffée qui émerge. Formes versifiées et romanesques, cette somme déploie les grandes lignes d’un patrimoine incalculable… Panorama historique et artistique d’une minorité culturelle, les Tsiganes, itinérants aux guitares joueuses et sublimes. S’y côtoient des poèmes, des dialogues, des scénettes, des documents iconographiques qui éclairent sur les lieux, époques, biographies des personnages et de la topographie dont il est question. 

Comme toujours pour les éditions Wallâda, une somme imposante, un travail incroyable, et des pans inestimables d'une littérature patrimoniale roumaine et tsigane. L'histoire et l'art des gens du voyage trouvent place dans une collection réservée. Le lecteur comprendra pourquoi en lisant l'hommage rendu au Père Fleury sur la page d'accueil de Wallâda. Cet Homme au parcours remarquable a partagé le sort et la souffrance de ses frères, les Tsiganes, et leur quotidien dans le camp de concentration de Montreuil-Bellay. Une communauté qu'il ne quittera plus et dont il transmettra la culture.

 

Ion Budai-Deleanu, Tsiganiada, Au temps de Dracula, une épopée héroï-comique, traduction littérale de Valeriu, Aurélia et Romanica Rusu, adaptation en vers français et commentaire de Françoise Mingot-Tauran, Wallâda, collection l'Avenir des peuples, 603 pages, 25 euros.

Une collection tsigane aux Editions Wallâda

De structure associative, la maison d’édition Wallâda est née en 1980-82 sous l’impulsion du Père Fleury, aumônier national des Gitans, grand résistant et créateur ensuite de l’Aumônerie des Gitans, comme du Pèlerinage Gitan de Lourdes en 1956. Le Père Jésuite Jean Fleury avait pendant la guerre, alors aumônier du camp de concentration de Poitiers, sur la route de Limoges, découvert ce peuple qu’il n’a ensuite plus quitté. Les enfants gitans y faisaient le guet pendant qu’il libérait, pour les sauver, une cinquantaine d’enfants juifs, internés avec eux. Cet acte lui valut la qualité de Juste et que son nom soit gravé dans la fameuse allée des Justes à Jérusalem…

 

Plus modeste mais juste par la taille, dans la collection La merlette moqueuse, une somme invraisemblable, précieuse et inespérée de chansons oubliées, Quand sera venu le temps, Goguettes, dont l’auteure, Fanfan, n’est autre que Françoise Mingot-Tauran... Paroles témoins d’une vie populaire qui est ici au premier plan des propos et des préoccupations clairement énoncées, celles des vies ouvrières, des minorités, évoquées dans les poèmes/paroles, mais également  dans la préface, ainsi que la postface, signées toutes deux Fanfan…

Telle est la mission de Wallâda, princesse rebelle, sortie des abysses de l’oubli comme pour continuer à représenter cette voix des minorités qui refusent de disparaître, de se laisser étouffer, de mourir.

fan Fan, Quand le temps sera venu, Wallâda, collection La Merlette moqueuse, 168 pages, 10 €.

Et puis, comme pour rendre hommage à cette femme de légende, je me souviens d’une soirée durant laquelle la vie de Clémentine de Como m'a été contée... Femme étouffée, femme bâillonnée, qui a osé avancer, malgré tout, écrire, créer une école, exister dignement, et pardonner… Elle non plus n'est pas dans l'oubli, Clémentine de Como, parce que sous l'égide et protection de la princesse Wallâda, elle témoigne encore de ce que fut une vie de femme, une vie d'opprimée, mais une vie d'invincible volonté à exister, malgré...

 

Clémentine de Como, Emancipation de la femme, tome I, Editions Wallâda, collection Moira, 47 € 99.




Benjamin Milazzo, Lente agonie aveugle et lumière aspirée

Lente agonie aveugle et lumière aspirée

 

J’arrache au jour l’ennui ; vacant à d’autres nuits. 
Quand voile le soleil une aura adorée,
Plait-il au ciel d’être d’un noir constant ?

Les étoiles semblent jaillir épanouies :
Lente agonie aveugle et lumière aspirée.

Sous le joug de ces jours, chaque jour se méprend
Comme une forme vive et déraisonnée

De prison arrimée à un triste roui.
Si la nuit se dévoile être libre et rêvée,
Elle m’invite à toi par un mélodieux chant,

Celui de sa rage de vivre au sel qui luit
Aux confins inouïs vers d’autres voies lactées.

Tu emplies l’existence, évides l’existant 
Comme un trou noir géant ; ma nuit parachevée.

 

Nos cœurs bâtisseurs peuplés d’incertitude

 

La ligne d’absolue, parallèle à la mienne,
Poursuit en harmonie sur d’autres latitudes
L’étendu infinie qui sépare nos mondes.

Dans la triste torpeur d’une règle euclidienne,
Nos cœurs bâtisseurs peuplés d’incertitude

Vont au rythme latent qui fond chaque seconde
En caresse du temps lassé de solitude.

L’espace dilaté d’invasions stoïciennes
Poursuit en harmonie sur d’autres longitudes
L’étendu infinie des larmes qui m’inondent.

L’océan érode jusqu’à ce que survienne 
Un vide dans le creux de toute certitude ;

Et la mélancolie me plonge en eau profonde
Quand tremble encore au corps ta forte magnitude.

 

Des pollens aiguisés creusent un goût amer

 

Il gèle ce matin sous le soleil doré
D’un printemps oublié face à cette rivière. 
Il coule un courant d’air aussi clair que fragile.

Dans le vent fébrile, mon souffle est rejeté ;
Des pollens aiguisés creusent un goût amer.

La saison de l’hiver tourne en monde hostile
Pendant que les pistils percent et me sidèrent.

Par tant de poussières qui m’ont fait dévaler,
Désormais l’avaler me perd et désespère.
La saison outrancière et tellement indocile

M’use et rend difficile de ne pas oublier
Combien si éloigné je reste l’éphémère 

Toujours en prière qui voudrait prendre asile
Auprès de toi, l’exil dirigé vers la mer.

 

 

Au rêve heureux de mon destin ébloui

 

Sommé de sonner comme un sinistre sonnet 
Je siffle comme un vent étriqué par l’ennui
De devoir attendre l’action de déraison !

L’ivre idée de voler, en damné, se mêler
Au rêve heureux de mon destin ébloui

Pénètre ma vie emportant tout par le fond.
Croyez pourtant qu’il n’y a rien que je ne fuis !

Si même à mes sonnets je mens et les soumets 
Aux tortures des césures évanouies,
Sous l’indolente rêverie d’une évasion 

Je glisse sur les promesses de l’aube oublié.
La terre brûlée du gel de mes mots alanguis 

Se livre par des maux durs comme l’effraction
De tout ce que j’ai construit.
                                                  Je le détruis.

Présentation de l’auteur

Benjamin Milazzo

Né en 1982​, Benjamin Milazzo dirige le pôle animation, culture et communication d'une ville de Moselle, à proximité des frontières avec la Belgique, le Luxembourg et l'Allemagne. Il s'attache à créer des ponts entre différentes disciplines artistiques, en fervent entremetteur culturel.

Son parcours et ses rencontres ont aiguisé sa pratique de l’écriture au cours de ses études de journalisme et de communication mais aussi ses séjours à l’étranger.

Benjamin Milazzo écrit pour la presse quotidienne régionale une chronique culturelle. En 2014 il publie La mélodie d'un sentiment à l'amende, une nouvelle, aux éditions Édilivre.

Il travaille actuellement sur un recueil de sonnets qui interroge, au-delà de tout académisme, la créativité et la libre résonance contemporaine de la poésie.

Autres lectures




Fabien Marquet, Par la fenêtre

 Il y a ceux du feu, il y a ceux du lieu. Ceux dont la parole est de
feu, ceux dont la parole est de lieu. Ceux du lieu sans feu sont
 les maîtres, froids. Ceux du feu sans lieu brûlent éperdument...

                                                                                               Michel Serres, Le Parasite

 

*

 

En me repliant sur les mots, je délimite ce lieu pour en faire une serre chaude où, suivant l’état de
mon angoisse, les bruits de la ville se répandent comme amortis et s’étendent à une vitesse variable
comme des végétations capricieuses tantôt fluettes, tantôt grasses.
Ma serre chaude est un laboratoire. Les bruits, qui ne sont rien par eux-mêmes, y deviennent
visibles par vagues, par fourmillement, par perles, par monts. Quand, les jours d’insomnie, l’esprit
ne peut se reposer dans la proximité bienfaisante de la mémoire, il attend de son angoisse que le
voile tombe, aux mille formes, devant la fenêtre ouverte.
Sans doute ma mémoire, que vient toucher cette matière agressive, se replie-t-elle,
se réfugie-t-elle dans un lieu inconnu. Et peut le soir, non se lever spontanément avec son lot d’images,
mais se rapprocher lentement de la fenêtre ouverte et respirer lorsque les bruits de la route se taisent ou
n’ont plus le pouvoir de bousculer,  dehors, l’ombre plus sereine et plus pâle.

Mais parfois la nuit tombée, ces bruits viennent s’amalgamer comme des fumées à la lumière
bienfaisante de ma lampe. Comme dans un rêve, l’esprit ne sent plus la barrière qui sépare le
dedans du dehors qu’il absorbe continûment et peut venir se réchauffer dans l’air. Et s'il tente de
s’approcher de la source de ces bruits pour l’étudier, il ne le peut : l’épreuve est au-delà de ses
forces. Mais lorsqu'il s’en détourne pour chercher ses mots et creuser, ils retrouvent, ces bruits,
toute latitude et, s’aventurant dans l’espace résonant de ma chambre, restituent à l'oreille, aux
mots de plus claires visions.

 

Et si, pour vous, ces mots se détachent noir sur blanc pour dire leur absence, ils constituent pour
moi la couche, la membrane la plus superficielle et la plus essentielle de ces formes. C’est eux qui
les font reluire et ressembler à ces bijoux multicolores taillés d’une main habile qui imitent les
fruits, les fleurs et autres végétaux.

 

*  

 

L'aiguillon

Vous balancez mollement, vous gigotez, on ne sait quelle parole vous échangez avec le vent. Puis
tout redevient immobile silencieux. On sent alors tant de lassitude peser sur vous. Car vous pendez
déjà... et quand vous tomberez ma main continuera sans vous à gratter sous mon front dégarni (car
lorsqu’on cherche, dedans son œil la flamme exténuée, on vous trouve devant soi comme au fond
d’un miroir une main secourable agite sa lanterne).

 

*  

                                                                             

Oui, creuser. Et sans aller chercher trop loin approfondir notre coïncidence. A chaque fois le même
geste, en m'exauçant dans l'heure, nous soude l'un à l'autre.

Car si je m'éclipse en cédant au devoir d'écrire mon geste me reconduit toujours là où m'attendent
pour me faire signe les choses vues cent fois et cent fois délaissées. Et dans cette exacte proportion
entre elles si humbles et moi diminué après m'être ingénié là où il n'y a rien à voir à dire se lève le
paysage. Mon regard s'est posé sur lui comme un oiseau pour y faire son nid d'expédients.

 

*

 

Mais quand le ciel est couvert, que tout est silencieux, quand le feuillage est immobile, on est
comme hébété frappé comme si dans le feuillage on pressentait l’éclair, couvait l’orage (à côté les
lilas ont fleuri). Et si forts ces arbres peut-être centenaires... et cependant il pend là immobile
comme un prodige.

 

*    

                                                                           

Cette lourdeur aujourd’hui, est-ce un souvenir qui pèse comme un fruit encore vert ? On ne sait. Et
l'on attend que la nuit désemparée s’achève pour voir tomber les vieux airs de notre enfance. Au
lieu que la main nous retenant au fond de la tanière nous lâche tout à coup au milieu d’un concert de
bruissement d’autobus de sirène d’oiseau.

 

*  

 

Être comme une bête aveugle qui flaire le mufle à terre (oubliant le coup d'aiguillon qu'elle a reçu)
et qui s’arrête pour repartir du même point en redressant la tête et poser sur le soir de grands yeux
étonnés.

Ces arbres ne sont là que pour celui qui cherche tout le jour. Peut-on se redresser sans un signe de
vous... sans un signe... pour profiter encore du don que vous nous faites au soir d’été... personne
dans le jardin, aucun bruit sur les routes.

 

*

 

Notre poésie est retournée dans le giron de la nature. Mais elle porte l’empreinte de la modernité.
Ambitieuse elle est sortie affaiblie de sa lutte. Elle est pauvre elle est pâle et médiocre devant celles
qui l’ont précédée. Elle creuse mais n’a plus la force de se souvenir. Mais elle prétend tirer de
l’oubli ses ressources hallucinatoires qui le jour la divertissent et attend le soir pour se contenter
d’un accoudoir où se reposer en regardant silencieusement par la fenêtre ouverte d’humbles et
paisibles paysages à l’horizon borné un arbre une façade baignés dans la pâleur du soir.

                                                     

 

Extrait (variante) de Par la fenêtre je me suis fait feuillage
Éditions Unicité (2017)

 

Présentation de l’auteur

Fabien Marquet

Biographie :

Né en 1974 en Isère, Fabien Marquet vit actuellement à Perpignan. Il a étudié les lettres et la philosophie. A exercé divers petits boulots. Touché à l'enseignement avant de se consacrer au théâtre et à l'écriture.

Bibliographie :

En revue :

Europe, A l'Index, Les Cahiers du Sens, Les Cahiers de l'Université de Perpignan (PUP), Les Impromptus.

Chez un éditeur :

-Par la fenêtre je me suis fait feuillage, Éditions Unicité (2017)

-La Main sur l'essieu, Encres Vives collection Encres blanches (2017)

-Cent noms d'oiseaux que je n'ai pas appris, Encres Vives (2015)

-Chemin n'est que poussière (suivi de La rose Crayonnée), inédit

-Renaissance et je me dis ce mot sera bien le dernier, inédit

Son travail (Par la fenêtre je me suis fait feuillage, Chemin n'est que poussière) interroge le rapport de dépendance de l'homme (des villes) à la nature, leur proximité. Le motif du jardin, limite de l'espace urbain, y occupe dans son ambiguïté une place centrale, à la fois comme miroir et comme lieu d'émancipation (par le biais notamment des  images dont il est le creuset).

On peut retrouver un aperçu de son œuvre sur son siteLe temps de l'amadou(https://letempsdelamadou.com)

 

Autres lectures




Barbara Le Moëne, Maisons

Maisons

 

Ce n'est pas la maison qui voit, c'est moi.
Derrière la vitre souvent, les jalousies parfois,
j'observe encore et encore. Je connais la célèbre
photographie de Picasso en pull marin, j'ai vu son
regard, ses yeux écarquillés. 
Depuis j'essaie de faire grandir la taille de mes
yeux. 
Vivantes plantes vertes.
Plus que d'un lémurien dont les yeux ronds
réfléchissent la lumière amoureuse, je voudrais
posséder les yeux d'un Picasso en pull marin.
Avec ces yeux-là, je n'aurais plus besoin de mes
jambes pour fouler le monde auquel je n'ai pas
accès. 

 

 

Un chemin de pierre traverse le jardin. Sur les
dalles où se posent mes pas me sont apparus
fugitivement les traits d'un visage naïf, puis deux
poissons, aussitôt enfuis. 
Je scrute à nouveau la pierre, mais cette fois-là je
ne vois rien. 
C'est que tu cherches, dis-tu, à percevoir quelque
chose. 
Ta soif est trop grande. 
Ignores-tu que chercher précède parfois perdre ?

 

 

Certains jours je rumine dans les recoins de ma
maison. Je passe entre les bras des mots,
dialoguant avec moi-même —  récits recomposés
du passé, scénarios imaginaires —­  conversations
à voix basse avec les morts. 
Un épuisant bavardage. Ne me laisse pas de répit. 
Je m'enfonce au profond des images. Une image
après l'autre. Se forment comme les nuages,
modèlent toute une ménagerie au ciel. 
Un épuisant défilé. Ne me laisse pas de répit.
Je m'égare.
Ces jours-là je n'entends pas l'appel du dehors. Je
ne vois pas le balancement de l'arbre derrière ma
fenêtre. Il m'appelle pourtant, me fait signe de ses
grands bras mouvants, tandis que je vacille
doucement.

 

 

Parfois, tapie dans l'ombre de la croisée, j'épie les
mouvements de la maison voisine. 
Est-ce le moi fraîchement né du jour ou bien celui
de l'époque enfantine qui me bouscule, me passe
devant et me supplante devant la fenêtre. 
L'enfant a pris ma place et gouverne. 
Epiant comme autrefois il épiait les autres enfants
jouant. 
Attiré, fasciné, par l'hypnotique ballet de ceux qui
font la ronde ensemble sur le théâtre des hommes. 
La blessure secrète est un ru qui court en découpant la
verte chevelure du pré. 
Elle est la sève du saule solitaire et robuste qui
échappe à la hache.

 

Respire la maison silencieuse. 
Une colline de chair au loin s'arrondit. 
Quelle est cette présence qui dénoue les mains de
celui qui dort ? 
Une évidence sourd comme eau fraîche dans
l'appartement clos et boisé. 
Un être se contente d'être.
Et nos simples vies alors dans son souffle passe et
se reconnaissent.

 

Présentation de l’auteur

Barbara Le Moëne

Barbara Le Moëne partage son temps entre Lyon, et le sud. Diplômée de l’EM Lyon, tour à tour cadre commerciale, professeure agrégée, formatrice, se rend compte qu’elle a vécu longtemps un peu à côté d’elle-même et décide enfin de se consacrer pleinement à la peinture et à l’écriture.

Cultive le respect du vivant, attentive à cueillir la moindre parcelle de beauté et d’intelligence dans un monde qui malmène trop souvent nature, bêtes et hommes. Poésie et peinture lui sont en cela indispensables.Expose régulièrement ses créations picturales depuis 2017. Ses poèmes sont une tentative de déchiffrement du monde et du mystère du vivant, en même temps qu’un chemin de découverte de soi. 

Recueils :

  • Exils, voyages, éditions L’Harmattan, collection Témoignages poétiques, 2017
  • Sur la poussière du chemin, éditions Léda, 2010
  • Passe et demeure, éditions Manoirante, 2009

Participation aux revues :

Traction-Brabant, Ecrits du nord, Contre-Allée(s), Cabaret, Verso, Bacchanales, Terre à Ciel

Ouvrages collectifs : La Cause des causeuses, Collection Vendanges poétiques (Aiguillages, La farandole des chaussures)

 

 

Site : http://barbara-le-moene.wixsite.com/artiste

 

Poèmes choisis

Autres lectures




Joëlle Pétillot, Gadoues et autres textes

Gadoues

 

Parlons de la pureté des gadoues, des rêves en flaques, ces ocres irisés aspirés des semelles.

Chaque fois un bruit de succion emporte un peu de terre qui dit qu’on avance. Les pas jouent à imiter un dernier 
souffle.

 

Oui, un pied peut pleurer quand il porte un corps dont il ne veut pas. 

 

 

Hors

 

A toujours prendre l’autre chemin

Marcher en boitant tout droit

Pleurer à pauvres larmes 

Je sais que j’ai raison de me tromper

 

Je te méconnais par cœur

 

 

Jardin de plomb

 

Dans le jardin obscurci

La presque nuit du jour

Reçoit l’entaille

La diagonale apurée 

Un éclair boutant l’ombre

Qui donne à espérer la paix.  

 

 

L’île-vent

 

C'est une île drapée de vent. Encombrée de vols calligraphes, d'azur plombé.
Vienne une tempête et c'est le phare qui semble écrire. S'écrasent alors des mots intranquilles claquant comme 
des injures. Leurs lambeaux crochent la rocaille, qui ne bouge pas. Le sel brille comme une armée, il faut rire de 
sa blancheur noire. 

Elle ronge, mais la plaie a du goût.

Au milieu, la mémoire enfoncée des pierres ne compte pas de rêves. 

Nous sommes faits d'un sable dont les grains ne savent pas pleurer.

 

 

Silence contre

 

L’éternité aboie depuis le seuil

Je n’ai que du silence à lui opposer

Ce serait cela, l’humain

Une brièveté craintive

Le sourire sourd, envers et contre

Le chien lâché

Pisseux d’attente

La porte trop légère

Qui me protège des crocs

 

            Mais le sang bourdonne

            De la terre-abeille

            Les rêves à mes narines

            Se rêvent encore plus loin car il se tient au cœur du monstre

            Un semblant de pitié

 

L’éternité aboie depuis le seuil

Se tient droit

Mon silence contre.

 

Présentation de l’auteur

Joëlle Pétillot

Née le 1er Octobre 1956

Blog poésie/ littérature/ photo

http://www.joelle-petillot-la-nuit-en-couleurs.com

Publications dans revues : 

Numérique : Lichen, Reflets du Temps, Ardent Pays, Le Capital des mots, La Cause littéraire, POSSIBLES. 

Numérique/papier : 17 secondes N°8, Voix nouvelle sur le site Décharge.

 Papier : Poésie première N° 67, Incertain Regard novembre 2017 Décharge (Le choix de Décharge) N°176, décembre 2017 Comme en poésie, N°72, début décembre 2017, ARPA Mai 2018, 

À paraître : 2 textes dans Décharge

 5 textes dans Verso début 2019/textes dans écrits du Nord, Editions Henry fin 2018 (Octobre)

Publiée dans le cadre du concours 2017 de poésie RATP, livre 100 poèmes pour voyager. 

 Autres :

La belle ogresse, roman

La reine-monstre, roman

Le hasard des rencontres, nouvelles

Publiés à Chemins de tr@verses.

Autres lectures

Joëlle Pétillot, Le Bal des choses immobiles

Il y a de nombreuses façons d’être poète, ou poétesse, désormais : un tel sera poète « lyrique », le mot restant grandement tabou après un siècle « d’effacement élocutoire » du poète ; un autre se consacrera aux [...]




Tom Viry, Déchirer la nuit (extraits)

1.

C'est une vision un esprit fou 
accroupi sur sa branche
qui se griffe les joues
                             de nuit
                                       de jour
il jette parfois très loin 
des mots amers 
d’admirables jurons

portés par le vent 
                             happés par la mer
et ça brille
                             dedans la nuit

 

2.

Voilà que pendent les restes du monde 
défroqués jusques à la moelle

voilà ces faux visages
qui ne disent même plus rien 
et transpirent de regards morts

et puis voilà ce qu'on ne voit plus 
de brefs sourire miteux
comme des oiseaux en cage

et puis
le vent n’a pas tout dit 
il reste de quoi pleurer 
il reste de quoi frémir

et peut-être qu'au fond
ce ne serait que ça
un peu d’air frais dans les cheveux 
un peu de vide dans la caboche
un brin de rien au fond des yeux

 

3.

À trop regarder les étoiles
j'ai comme un vide au fond des yeux

sur les parkings où dort la neige
les vieux loups blancs sont morts de trouille 
mais à la nuit toujours viendra le jour

et toi t'es là dans cette rue
comme le chat gris du vieux faubourg

 

4.

L'aube sur son radeau 
s'accroche au toit du monde

l'horizon vêtu de bleu 
referme ses volets

il y a entre les deux 
quelques gouttes d'existence

et ce vent rageur 
qui tente de crier
un mot

 

5.

J'ai tant crevé les nuits
au travers des carrefours 
à visiter les ombres
de l'homme à l’insecte 
qui arrache sa peau
mon âme est quelque part 
au-dessus de ma tête

ma poésie n'est rien de plus 
qu'un tas dégueulasse

 

6.

Crac
noir
dehors dedans
la nuit qui fait crever

Plop
blanc
lumière d'aurore 
entre les yeux

Crac 
Plop
noir blanc 
noir
à l'infini

 

7.

J’ai dit mille fois les mots 
un par un
peut-être trop bas
ou peut-être trop mal
mais je les ai dits bon sang 
alors pourquoi
ne les vois-je pas briller 
là-haut dans le noir
où sont-ils dis-moi
sont-ils restés dedans ma tête

 

Présentation de l’auteur

Tom Viry

Tom Viry, de son vrai nom Thomas Sohier, est né à Dunkerque en 1989. Il vit actuellement à Paris où il travaille comme éditeur.

Il a été publié dans différentes revues telles que Nouveaux Délits, Traction-Brabant ou encore Traversées.

Autres lectures




Jean-Marc Barrier, l’autre versant de la montagne

Jean-Marc Barrier est un artiste discret, mais son engagement est entier et  puissant comme la montagne qu’il contemple tous les jours depuis sa fenêtre. Poète, graphiste, photographe, il anime un atelier d’écriture, La table d’écriture, et co-anime une émission mensuelle Les Arpenteurs poétiques, sur Radio Pays d’Hérault. Nous pourrions dire générosité, et nous aurions mille fois raison. Pour preuve, la texture foisonnante de ses encres, l’humanité de sa voix, la puissance de sa poésie. Il ne faudra pas oublier la modestie, la gentillesse, la simplicité. Il a offert un  peu de son temps, des poèmes inédits et des encres à Recours au poème, et nous l’en remercions vivement.

Jean-Marc Barrier, Le Cerf gracieux

Pourriez-vous définir la poésie ?
 

Une aventure de langage. Qui rend compte de l’aventure de vivre.  (Et comment vivre sans une part d’aventure ?) 

Je suis né dans l’après-guerre, j’ai grandi dans les trente glorieuses. Il y a avait une prépondérance du domaine matériel, et la vie telle qu’elle était parlée ne me semblait pas correspondre ni à l’expérience, ni à l’étonnement que j’en ressentais. Ma mère avait une formation de libraire, elle m'a donné l'amour des livres, mon père a été pilote de glacier, il m'a transmis le goût des grands espaces naturels – chacun a son espace poétique personnel, je crois. Mais on ne parlait pas des émotions, de l'étonnement de vivre – la parole me semblait tronquée. Enfant, je me sens vivant dans le jeu –  jeux de piste, cabanes et le frottement à l’altérité – et la nature, les forêts, les montagnes qui m’entouraient. Puis Jules Verne, Alexandre Dumas, les livres qui parfois ressemblent plus à la vie que la vie, la vie qui s’ouvre quand j’ouvre le livre, la vie qui s’ouvre quand je le referme. Et puis un jour, adolescent, ce volume dans la bibliothèque de ma mère : Exercices de style de Raymond Queneau.
Et peut-être ce bégaiement qui hache ma langue. Ce que cela me fait de retrouver le parler fluide, les syllabes labiles que je touche d’abord chez Verlaine, puis dans ma voix, plus tard. 

Je n’ai eu de cesse de trouver un espace de sincérité, de partage, de rencontre, de parole vraie et large. La littérature et l’exploration de la psychologie m’ont ouvert un espace où les mots pouvaient rendre compte de ce que je ressentais. La poésie m’a ouvert le raccourci saisissant qui en restitue toutes les couleurs simultanément.  Ce qui est terrible et ce qui est très beau peuvent se réunir dans un poème. Même pour ce qui est douleur. C’est une consolation, une jubilation, une retrouvaille, un élargissement. Que nous puissions communiquer à ce niveau-là. En créativité. Dans le poème je respire. Qu’un poète s’autorise, et il me panse, me réjouit. Le retournement se fait également quand j’écris, il provoque cet allègement. 

Je ne sais définir la poésie – celles de l’image, celle des mots, de la présence – mais je peux parler du poème. 

Je le vis comme cette aventure de laisser les mots nous étonner, si on leur lâche la bride et qu’ils sont plus loups que chiens. Pour cela, il faut relier détente et concentration, liberté et intelligence (que je vois comme une vertu chaude), folie douce, fidélité à l’émotion première. Pas de cap si ce n’est d’être au plus près d’une vérité du ressenti, multiple mais clair dans son foisonnement. Pas de cap, mais une barre franche. 

J’ai toujours senti clairement que nous sommes de passage. C’est une dimension qui me fait m’abreuver au poème, tenter de donner à boire dans l’écriture. L'eau et le feu. Une envie de 'porter le feu', et c'est ainsi que je lis beaucoup d'amis poètes.

Et donc… tous les langages, car nous vivons tous les états de l’être, et que l’écriture à chaque fois se remette en jeu. Car il s’agit d’être dans la verve, le verbe joueur qui pourra dire. Ou encadrer de silence la mise à nu.
Un poème pour naître, a traversé un corps. Un dessin aussi. Un poème, cri, confidence ou pulsation, c’est un entrechat dans la nuit. 

Merci à ceux qui m’ont ouvert le sentier : Rilke, Eluard, Octavio Paz, Henri Michaux, Beckett, Luiza Neto Jorge, Antonio Ramos Rosa, Eugenio de Andrade, Sylvia Plath, Bernard Noël, mais aussi Julien Gracq, James Lee Burke…

La poésie est une aventure, celle du langage, et un lieu de transmission. Communiquer une expérience, créer un lien entre les hommes, peut-être est-ce également cela qui vous anime lorsque vous utilisez ce vecteur de communication qu’est la radio ?
Oui. Il y a un débordement, dans l’art en général, dans la poésie. On ne peut qu’avoir envie de partager ce qui nous anime, nous fait sentir vivant. Longtemps, c’est dans le secret et la solitude que les poèmes ont irrigué mes jours, m’ont consolé dans les épreuves, rejoint mes enthousiasmes. Un jour, j’ai poussé la porte d’un atelier d’écriture, me suis mis à écrire, après avoir beaucoup lu. Je suis tombé dedans. L’écriture s’est naturellement prolongée de rencontres et d’actions partagées. J’ai participé à des lectures, cabarets poétiques, ateliers et festivals, puis avec des amis, nous avons il y a 6 ans initié cette émission mensuelle sur Radio Pays d’Hérault, Les arpenteurs poétiques.

Jean-Marc Barrier, Les Poèmes d'amour perdus de Sappho

 
(J’aime les ateliers d’écriture. Dans le temps de l’atelier, c’est comme une société idéale où l’on partage toutes sortes de sensibilités, – on est vrais, il n’y a pas de jugement, on est chacun dans l’invention, et les singularités sont heureuses, complémentaires, elles se dynamisent, s’affûtent. On se reconnaît dans l’autre : il est allé un peu plus loin que nous sur son sentier personnel, et l’on s’y reconnaît – on était simplement parti sur un autre chemin dans la forêt des possibles. On s’élargit.)
La radio est un medium hautement poétique. Les sons partent vers des écoutes solitaires – le plus souvent – qui dans sa cuisine, qui filant en voiture dans la campagne, et il y a une beauté à ne pas savoir, à glisser dans le creux de l’oreille de ces solitudes les poèmes qui nous font vibrer, à sentir que les ondes tissent quelque chose d’inconnu, qui nous échappe, un lien intangible qui peut faire rêver. Et puis un jour, quelqu’un nous dit « mais, cette voix… vous ne feriez pas une émission poétique ? » et l’on vérifie que l’émission a sa vie propre, elle bat la campagne, rejoint l’autre librement.
Préparer les émissions, avec mes amis les arpenteurs poétiques (Vincent Alvernhe, Laurence Bourgeois, Noée Maire, Dani Frayssinet, Coralie Poch, Serge Vaute-Hauw, Marc Barbenes et Olivier Baltus), est également un partage – tangible celui-là – où j’aime découvrir de nouvelles voix poétiques, ou les approfondir. Pour ma part, je choisis chaque année un poète qui m’est précieux (cette année Samuel Beckett) et un poète que je viens de découvrir et qui m’étonne (cette année Jane Hirshfield, dont j’ai illustré les poèmes édités chez Phloème sous le titre Come, Thief  (Viens, voleur). Au cours de ces six saisons des Arpenteurs, j’ai enregistré des entretiens avec de nombreux poètes, et il y a une communauté poétique de tous pays qui prend ainsi visage, corps et langue. On se fait une famille. Marie Huot, Laurence Vielle, Nujoom Alganemh, Vanda Miksic, Walid Alswairki, Glen Calleja, Patrick Dubost, Hazem Alzamah, Quine Chevalier, Michaël Glück, Milos Djurdevicz, etc. Beaucoup ont accepté de répondre à mes questions, se sont découverts pour nous. Merci à eux.

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Sélection de poèmes 

fango

J'ai suivi les deux rives
avec la pensée des poissons
ce qui comprime      qui sinue dans l’air

river      fango      et le serpent parfois
l’angle du soleil      le verre d’eau avec Héraclite

tree       stone     tous les signes
et large le désert dans la poche de poitrine
le pouvoir des éponges

je marche mes défaites

tiempo     entre les deux pôles entre les épaules     
parmi les courbures        je me quitte
vida       j’enfonce la clef dans la terre
Leben      la terre est chaude pour la graine.

          Paru dans la revue La main millénairen°20

 

le bouleau

plus bas j'ai vu un sourire      mais
c'était peut-être un bois flotté sur le sable noir 

ou le signe mathématique de notre innocence

j'ai reflué dans mes rêves

des pieux obliques striaient les collines
échardes sur nos poumons     pentes qui tombent sur les yeux 
la terre est restée dans le langage de la boue
la robe blanche si près de ta peau     de tes seins

les gestes      comme des ailes      se replient

je pleure dans tes yeux

 

la couleur de la pierre sur les visages je voudrais l'oublier 

j'aime la blancheur de l'écorce 

blanche blancheur des feuilles et des rêves enroulés

 

        Paru dans l'anthologie Le rève, éditions de l'Aigrette 2019

 

la fenêtre

j’ai blanchi l’escalier
ouvert une fenêtre vers la montagne 
maintenant j’écris

je blanchis les murs

la vallée se calme
celle qui m’a conduit où le soleil parle plus fort

et si je bouge    c’est à la mesure de l’arbre

j’apprends l’hiver 
j’attends les leçons du printemps

en effaçant un mot
je remonte en haut de la page  
la nuit me tourne le dos   

je ne signe pas

 

         Paru dans l'anthologie Entre-temps, éditions Lignes d'Horizons, 2018

 

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Poèmes inédits

 

halte 6

ta langue finit ma phrase
je mets mon épaule contre le ciel 
tu disais    avec le métal 
la course des nuages
j'écoutais mes yeux

ce soir     nous sommes des arbres 
flèches dans la gravité
sur l'eau le temps revient    disparaît

 

halte 9

Un éclair de peau
dans les coupelles de l'eau
frais bougé des yeux

bougé dans le bougé de l’eau
la peau s’écarte
morceaux d’arbres et de ciel

dans ton retour
plus froid dehors 
sauf cette main en fleur

et ce bruit d’être 
quand je remonte les mousses
pointes    fruits     lèvres

soleil sans bord
à l’envers des feuilles 
une pierre se soumet

 

lame

rien        quelque chose comme
un rêve dans le ventre
l'encre des douceurs nourrie de la puissance des marées
une lame       une lame 

premier signe : l'envie de disparaître
comme une envie d'intégrité      question de frontière
et si c'est une ligne      elle est pointillée 
comme la pluie sur le sable

rage       douceur       ton regard
nos désirs qui fouissent l'impossible
et le grand retour de la tendresse
comme un chien fatigué qui tourne dans le soleil

nous en sommes là      les mains tachées de pardon
le front illuminé par nos voyages
dans l'onde ultime de nos rires
alors que s'allument des feux follets sur nos lèvres

 

bleu de toi

Je ne choisirai pas
la cinétique du moi touche au point de hasard
légère et tendre déchirure
bleu de toi dans mon bord de lumière

rien ne bouge       rien n’hésite
je garde l’innocence       l’eau absolue
la laitance de mes reins 
et les poissons dans nos yeux

c’est ici que le temps s’arrête

dans la mue de nos sables 
et la vague étale où les ombres s’oublient.

 

 

 

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Barrier

Jean-Marc Barrier a 68 ans, il vit dans les montagnes de l’Hérault, où il se consacre à l’écriture, au dessin et à la photographie. Il vit ainsi un commencement, comme dans ses années de jeune homme où, diplômé des Beaux-Arts, il se destinait à la peinture. Il anime un atelier d’écriture mensuel, La table d’écriture. Il co-anime une émission mensuelle Les Arpenteurs poétiques sur Radio Pays d’Hérault.
Auparavant graphiste indépendant et enseignant en école d’art, il a réalisé de nombreuses couvertures de livres (éditions Hazan, La Martinière, Chène) et travaillé pour des musées, orchestres, compagnies de théâtre, festivals et médiathèques. Grand marcheur, amoureux des montagnes et des vastes espaces proches des origines, il prépare actuellement une exposition de photographies et textes autour du voyage comme expérience poétique. Certains de ses poèmes ont été traduits en italien, en anglais, en roumain, en croate et en russe.

livres

Tombe la parole | Poème sur des photographies de Nicole Schmitt, 2010, éditions Eole.

La Traversée | Poème et photographies, éditions Les Cents Regards, Montpellier, 2011

Western | Poème, avec une peinture de André Aragon, La voix du poème, 2014

Virga | poèmes et encres, éditions Les Cents Regards, Montpellier, 2018 puis Phloème, 2021

Ailleurs debout | textes et photographies, éditions Phloème, 2019

Noir estran | poèmes, peintures de Géry Lamarre, la tête à l’envers, collection fibre.s, 2021

La rue infinie | textes et photographies, éditions Phloème, 2021

 

livres en tant qu’illustrateur

Feuilles | poème de Brigitte Marmol, encre de Jean-Marc Barrier, la voix du poème 2014

Come Thief, Viens, voleur | poèmes de Jane Hirshfield, éditions Phloème, 2018

L'Hirondelle |texte d'Isabelle Alentour, éditions L'ail des ours, 2021

 

en revues (sélection)

Une partie de Ailleurs debout, traduite en croate, a paru dans la revue littéraire Tema, Zagreb en février 2020.

Poèmes parus dans Vozdoukh tchist(L’air est pur), anthologie en français et russe, 2018 et en russe uniquement dans le livre Anthology of Contemporary Ural Poetry.

Nombreux poèmes publiés dans la revue La main millénaire n° 6 à 18, Lunel, 2011-2018.

2 poèmes parus dans Entre-temps, fragments inexistants, anthologie,et 2 autres dans Les voi(e)x du possible, encres de JM Barrier, éditionsLignes d’Horizons, 2018-2019

Poème paru dans Un rêve, anthologie, éditions de l’Aigrette, 2019.

Poèmes parus dans la revue Décharge, 2020 et 2021.

Prix du poème au Salon Bigouden du livre 2108, Le Triskell Pont l’Abbé.

 

expositions récentes

Ailleurs debout’ exposition de textes et photographies à la médiathèqueAndré-Malraux de Béziers, 2019-2020 ; puis à la médiathèque du Grand Narbonne en février-mars 2020, et dans celle d’Uzès en hiver 2021.

avec Cioran’ exposition d'encres brodées et lames-poèmes à Sibiu (Roumanie) au Musée d’art contemporain, août 2021.

les pluies intérieures’ exposition d’encres brodées à Pézenas en mars-avril 2021.

la rue infinie’exposition de textes et photographies à la librairie L'annexe à Malaucène jusqu'en janvier 2022, puis à Pézenas en avril 2022

 

concert poétique, cd

Luiza, Luiza ! concert poétique avec Pierre Diaz, saxophones, clarinette basse et electro | poèmes de Luiza Neto Jorge. cd disponible.

 

sites

http://www.jeanmarcbarrier.fr

http://www.flickr.com/photos/autre_rive

http://www.rphfm.org/tous-les-programmes/les-arpenteurs-poetiques/

facebook : Jean-marc Barrier et Poem-Jean-Marc Barrier

instagram : barrierjeanmarc

 

Poèmes choisis

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Anthologie d’anthologies : 118 jeunes poètes, De l’humain pour les migrants, Esprit d’arbre

118 jeunes poètes

Avec son format 15X29.5 cette anthologie menée à bien par Lydia Padellec, qui dirigea la regrettée Maison d’édition de La Lune bleue, présente ici des auteurs nés après 1970,  dont certain(es) sont devenus des étoiles montantes de la poésie francophone….

Malgré tout, même si nous devons saluer le travail d’anthologiste effectué, le choix  n’échappe pas aux oublis et à la non-exhaustivité de tout livre de ce type.

Comme toute anthologie, et sans doute là est leur intérêt, au côté d’auteurs connus et pour certains confirmés (citons Albane Gellé, Murièle Modely, Antoine Mouton, Thomas Vinau, Morgan Riet, Aurélia Lassaque, Samantha Barendson, Yannick Torlini, Stéphane Bataillon, Cécile A.Holdban, Amandine Marembert, Vincent Motard-Avargue, Adeline Baldacchino, Marlène Tissot, Jean-Marc Flahaut, Sabine Huynh, Samira Negrouche, James Noël, Guillaume Siaudeau..et j’en oublie) les pages de 118 jeunes poètes permettent de découvrir des auteurs un peu plus en retrait, et quelques trésors…

Au nombre des découvertes  Arnaud Bourven : « avec la mer/je peux lutter/contre ton visage » dans un poème épuré. Emilien Chesnot : « croulent d’intime/avec le lierre natal ». Yann Miralles « Le jour qui suit/l’après/de lire/la chanson de nos gestes » Florence Valero « Ces visages/en avez-vous gardé/l’envie sans la vie ». Nicolas Grégoire « Ratures pour laisser vivre » dans un poème très dépouillé. Tout comme celui de Geneviève Boudreau : « je raccommode mes peaux/lisse du doigt la couture »... Yekta, dans sa prose poétique : « la faible pulsation d’une conscience/dont la flamme pourtant se refuse à l’extinction »...

118 jeunes poètes de langue française né(e)s à partir de 1970, Bacchanales N°59, Revue de la Maison de la poésie Rhône-Alpes, Clermont-Ferrand, mars 2018, 148 pages, 22€.

Cette anthologie dresse le panorama d’une jeune génération d’auteurs francophones contemporains et réussit son pari qui est « d’ouvrir des chemins »,  pour reprendre les mots de la préface. Elle nous présente des poètes aux voix diverses qui ont dépassé les écoles de pensée de même que les frontières, « comme une multitude d’étincelles ». 

 

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Esprit d’arbre

Les arbres enracinés dans la terre et dont les ramifications caressent le ciel sont parfois les témoins depuis des millénaires du passage des saisons où de celui des hommes.

« Esprit d’arbre »,  anthologie  de 17 auteurs d’époques différentes, est un hommage vibrant à cette échelle de rêve qui a inspiré bien des poètes et artistes...

On peut citer « L’arbre de vie » de Norge, cet « arbre fraternel qu’ensemble nous portons » (Guy Goffette),  « dans ces bois pensifs » vivent encore les morts » (Marilyne Bertoncini), ce « Feuillu au diapason entre un champ et la lune » (Carole Mesrobian) qui a parfois « disparu dans les inondations, disparu dans les fosses séparant les époques » (Jovan Zivlak).  « Les bois ont donc aussi leur façon de se taire » (Sully Prud’homme) « dans l’azur de l’avril, dans le gris de l’automne (René Vivien) :  « Arbres religieux, chênes, mousses, forêt, Forêt ! c’est dans votre ombre et dans votre mystère, C’est sous votre branchage auguste et solitaire, Que je veux abriter mon sépulcre, ignoré » (Victor Hugo)

Esprit d’arbre Editions pourquoi viens-tu si tard ? Nice Octobre 2018 96 pages 12€

 

 

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De l’humain pour les migrants 

« Nous autres, écrivains [ ..]. Nous devons savoir […] que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire » disait Albert Camus. Et c’est exactement ce qu’ont fait les auteurs et  les plasticiens qui figurent au sommaire de cette belle anthologie.

 

Cette anthologie pleine d’empathie et d’humanité, retrace le trajet chaotique d’une humanité à la dérive, de ces vies plurielles qui marchent vers l’inconnu sur des chemins de hasard, pour fuir la misère ou  la guerre.

Les multiples langues d’hommes et de femmes de tout horizon se croisent dans la sémantique du désespoir, mais aussi de l’espoir… Car pour toutes ces vies en suspens demeure la soif de vivre par-delà les frontières du tocsin, demeure le souffle de l’espérance d’une lumière.

C’est cela que portent les mots et les œuvres picturales des auteurs réunis ici. Tous les artistes que compte cette anthologie ont donné un peu de leur art pour que les  exclus du cœur, des lueurs, qui ne connaissent que les ravages, les plaies du déracinement, prennent corps sous nos yeux.

 

« Les chercheurs de quelque chose » comme dit Alain Abanda ont en eux « des fragments de tant d’histoires, ni poing fermé, ni main tendue, récipient à la dérive » (Florence Noel) « loin de l’hospitalière/de l’étrange tendresse/il y a un matelas gris (Sophie Brassart) pour « tant de peuples/fourmis calcinées/des histoires sans buts (Olivier Robert) pour eux « combien de labyrinthes/combien de sépultures/et de siècles la feinte/pour atteindre l’azur » « A l’abri des rideaux tirés, des persiennes closes » (Marie-José Pascal).

Dans une peinture d’Alain Nahum il y a ces naufragés d’un paradis perdu d’une autre peinture de Maria Giannakaki.

De l’humain pour les migrants témoigne d’une époque de bouleversements, de déchirements, de déracinements...  mais les rêves dépassent les frontières.