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Feuilleton Bernard Noël sur Poezibao

Doit-on encore présenter le site de la journaliste Françoise Trocmé, créé en 2004, riche de milliers d'articles, et dont la vitalité ne se dément pas? Poezibao, accessible en suivant le lien, est à la fois une anthologie permanente, avec un extrait quotidien de poésie, un journal de l'actualité de la poésie, un magazine nourri de reportages, de rencontres, de notes de lecture, une revue littéraire avec une recension régulière des revues de poésie et une base de données.

Depuis septembre 2020, elle héberge également la revue NU(e) de Béatrice Bonhomme ((https://w7ww.recoursaupoeme.fr/revue-nue-n69 )), proposée au format PDF. Le numéro 72 (septième publication au format électronique) est consacré à Serge Ritman.

 

Photo ©Maxime Godard

Pour l'anniversaire de Bernard Noël, écrivain majeur dont l'oeuvre traverse, outre la poésie, roman, théâtre, essais sur la peinture, en passant par des textes politiques, Poezibao, en lien avec le site "Atelier Bernard Noël", propose à ses lecteurs un feuilleton sur le thème "Quel plaisir avez-vous à lire Bernard Noël ?"

Onze auteurs sollicités on expliqué ce qui, dans l'oeuvre ou la personnalité de l'écrivain, qui fêtait le 19 novembre ses 90 ans, suscitait leur admiration, tout en joignant un extrait de l'oeuvre qui illustre ce qui leur semble primordial.

Sont ainsi à suivre les témoignages de Jacques Ancert, Marie Etienne, Sophie Loizeau, Jean-Marie Gleize, Jean-Louis Giovannoni, Marcel Migozzi, Claudine Galea, Ludovic Degroote, Anne Malaprade, Patrick Laupin, Amandine André, qui forment un passionnant panorama des puissantes raisons de lire ou relire Bernard Noël.




Arun Kolatkar, JEJURI

Arun Kolatkar est l’un des poètes d’un âge d’or (encore trop méconnu en France), le flamboiement artistique de Bombay entre 1960 et 1990.

Pour s’imprégner du contexte de cette sous-culture cosmopolite, on commencera par lire Mélanine, de Jeet Thayil (Buchet-Chastel, 2020). Thayil y évoque le milieu artistique sur lequel trôna le poète Nissim Ezekiel, au sein duquel Arvind Mehrotra, Adil Jussawalla, Gieve Patel et Kolatkar formèrent un groupe, auquel s’adjoignit, un peu plus tard, Namdeo Dhasal (alors qu’à sa frange se tint une seule femme, Eunice de Souza.)

Quoique issu du monde de la publicité, l’ascétique Kolatkar resta toujours très discret, publia peu, en marathi puis en anglais, et ne quitta pour ainsi dire jamais Bombay. Il y officia longtemps à la même table d’un café du quartier bohème de Kala Ghoda.

Arun Kolatkar, JEJURI, Traduction Roselyne Sibille, Éditions Banyan, 2020.

Il fit toutefois une excursion à Jejuri, bourgade banale et néanmoins haut-lieu dédié à la divinité Khandoba, qui compte de nombreux fidèles surtout dans le Maharashtra, d’autant plus nombreux chez les humbles dans la mesure où il agrège toutes les castes et toutes les communautés, y compris les musulmans.

Une particularité pittoresque du culte est le jet de poudre de curcuma (hélas remplacé, désormais, par un pigment synthétique), just a pinch of yellow, “juste une touche de jaune” qui, un peu partout dans la région, les jours de fête dédiés à Khandoba, recouvre effigies et fidèles, comme elle le fait toute l’année au temple de Jejuri.

Le poème The Butterfly (Le Papillon) s’y rapporte :

There is no story behind it. 
It is split like a second 
It hinges around itself.

 It has no future.
It is pinned down to no past.
It’s a pun on the present.

 It’s a little yellow butterfly,
It has taken these wretched hills
Under its wings.

 Just a pinch of yellow,
it opens before it closes
and closes before it o

 where is it

 

Photo © Bernard Turle, 2019.

Jejuri fit date dans l’histoire de la poésie indienne en anglais, d’où l’importance de sa publication en France aujourd’hui, même si - et peut-être surtout parce qu’il s’inscrit en contrepoint de la dérive hindouiste intégriste de l’Inde actuelle. Le profane et le sacré y sont équivalents et si le livre était publié aujourd’hui, les partisans de l’Hindutva prendraient les armes et tordraient le cou au poète. Chez Kolatkar, la campagne de Jejuri, ses collines sont wretched – un terme frère du waste dans le Waste Land de T.S. Eliot.

 

C’est un petit papillon jaune,
Il a pris ces collines infortunées
sous ses ailes.

 

En un succinct remake des Contes de Canterbury, le recueil s’attache avant tout à décrire le parcours d’un malicieux pèlerin par le biais de détails significatifs, témoins d’une réalité prosaïque qui met à mal le sacré : c’est, enclos dans une journée, un bref parcours initiatique au cours duquel sont confrontés à demi-mot l’antique croyance et la conscience moderne. Le papillon du poème, à la fois insecte et gerbe éphémère de curcuma, “s’articule en son centre”, split = fendu, “coupé en deux”, mais split aussi comme dans split second, un quart de seconde.

 

Il n’a pas d’avenir.
Il n’épingle aucun passé.
C’est un jeu de mots sur le présent.

 

 

Photo © Bernard Turle, 2019.

Le papillon (le présent, le futur passé de demain) est si fugace que, dans it opens before it closes / and closes before it o le poète n’a pas le temps d’écrire le second open - simplement o – que, oh, il n’est plus.

 

Juste une touche de jaune
qui s’ouvre avant de se fermer

 

On pourrait aisément voir là un commentaire sur le contraste entre la joyeuse effervescence du moment où l’humble fidèle visite le temple recouvert comme lui d’une fine poudre dorée, et les heures de voyage inconfortables qu’il doit affronter pour s’y rendre et en revenir - ou, plus globalement, la brève élévation de sa visite au temple et la longue marche forcée qu’est sa vie quotidienne.

Ailleurs, une vieille Porte médiévale de guinguois devient un symbole de l’état de la religion à l’époque de Kolatkar (1976 - qu’écrirait-il aujourd’hui, dans la nouvelle Inde théocratique ?).

 

Since one hinge broke
The heavy medieval door
Hangs on one hinge alone.

Depuis qu’un gond s’est cassé
La lourde porte médiévale
Pend sur un seul gond.

 

A prophet half brought down
From the cross

 Un prophète à moitié détaché
De sa croix

 

 

Photo © Bernard Turle, 2019.

La référence à la Croix situe la poésie de Kolaktar dans le mouvement urbain, internationaliste et oecuménique de son temps - à savoir loin de l’hindouisme religion d’État. Elle serait réprimée aujourd’hui, d’autant que la porte (médiévale comme la religion) est affublée d’un short qui sèche, image ô combien ironique, surgie dans les deux dernières strophes, qui semblent lui accorder un rôle subalterne :

 

Hell with the hinge and damn the jamb.
The door would have walked out
Long long ago

 If it weren’t for
that pair of shorts
left to dry upon its shoulders.

Enfer de charnière et damnation du montant.
La porte serait partie
depuis très très longtemps

s’il n’y avait eu
ce short
mis à sécher sur ses épaules.

 

 

Autant ou plus que la quête de l’éternel, c’est la rencontre du transitoire qui prévaut, comme le short prosaïque ; nombre de poèmes, Le bus, Le seuil de la porte, Collines, Entre Jejuri et la gare… sont consacrés aux étapes intermédiaires de l’excursion.

Dans Entre Jejuri et la gare voisinent le sacré et la plus que profane : sacrilège suprême, dont le fils du prêtre “préfère ne pas parler” : its sixty three priests inside their sixty three houses/ huddled at the foot of the hill/(…/…)/ you pass the sixtyfourth house of the temple dancer/who owes her prosperity to another skill./  Après avoir passé les maisons des prêtres, “leurs soixante-trois maisons/ blotties au pied de la colline/ (…/…) Tu passes devant la soixante-quatrième maison, celle de la danseuse du temple, qui doit sa prospérité à une autre compétence”.

Avec ses six parties, le dernier poème du recueil, La gare, enfonce définitivement le clou :

 

 the indicator

 a wooden saint
in need of paint

 the indicator
has turned inward
ten times over

 un saint de bois
ayant besoin d’un coup de peinture

l’indicateur
enroulé sur lui-même
dix fois

 

swallowed the names
of all the railway
stations it knows

removed its hands
from its face
and put them away

in its pockets 

a avalé les noms
de toutes les gares
qu’il connaît

a retiré ses mains
de son visage
et les a mises
dans ses poches

 if it knows when
the next train’s due
it gives no clue

the clockface adds
its numerals

the total is zero

s’il sait quand
le prochain train est attendu
il ne donne aucun indice

le cadran de l’horloge additionne
ses chiffres

le total est zéro

 

Et c’est cet ironique zéro qui semble résumer le pélerinage de Kolatkar, si ce n’est que

 

 

 

the setting sun
touches upon the horizon
at a point where the rails
like the parallels
of a prophecy
appear to meet

the setting sun
large as a wheel

le soleil couchant
aborde l’horizon
au point où les rails
comme les parallèles
d’une prophétie
semblent se rencontrer

le soleil couchant
grand comme une roue

 

 

 

Le recueil est inclus dans le cycle d’une seule journée, du lever au coucher du soleil, qui marque le passage du temps en apparaissant régulièrement au fil des vers, rythmant la vie, la vie simple mais pleine et variée. De sorte que, en fin de compte, le zéro rejoint l’infini.

 

Présentation de l’auteur

Arun Kolatkar

Arun Kolatkar est un des plus grands écrivains indiens.

. En 1949, il obtient son diplôme à la Rajaram High School à Kolhapur où le marathi était la langue d'enseignement. Ensuite, il apprendra l’anglais et fera des études d'art à Bombay.

Il a été un graphiste reconnu, et a remporté à six reprises le prestigieux prix CAG (Communication Arts Guild). Il est surtout devenu l’un des principaux poètes de langue anglaise du pays.  Il est à la fois un poète de Bombay (ville dont son œuvre est indissociable) et un poète du monde, avec lequel sa poésie ne cesse de dialoguer.

Il est décédé en 2004, d’un cancer de l’estomac.

Poèmes choisis

Autres lectures

Arun Kolatkar, JEJURI

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Revue L’Hôte, esthétique et littérature, n. 9, « De la nuit »

Je reçois le nouveau numéro de la revue de Didier Ayres, dont nous avions salué la naissance en janvier 2019. Le numéro que j'ai en main, luxueusement présenté sour une couverture or marquée d'un "9" en calligraphie cursive, tout comme le sous-titre thématique, s'ouvre sur des pages de papier satiné, où les marges abondantes rendent la lecture particulièrement agréable.

Onze contributeurs recensés au sommaire proposent des textes de forme variée: poème en vers ou en prose, essai, nouvelle, traduction... chacune introduite par un sobre encadré noir surmontant titre et auteur, et indiquant la direction de notre lecture. Je retiens particulièrement, dans ce numéro que je feuillette encore, la contribution d'Emmanuel Moses, auteur rate à la plume exigeante, présent ici avec 6 poèmes sur la poésie nocturne urbaine.

Des pages 25 à 35, un portfolio, composé par Yasmina Mahdi , propose de visiter une série d'oeuvres d'auteurs variés, dont deux techniques mixtes de Yasmina Mahdi. Toutes illustrent la thématique nocturne du numéro dans des techniques variées : peinture, gravure, photo...

On soulignera également ici la qualité de la reprographie, particulièrement dans le rendu si délicat des nuances de gris.

Le lecteur intéressé pourra trouver davantage d'informations et s'abonner en suivant le lien vers le site de la revue 

 

L'Hôte, esthétique et littérature, n. 9, « De la nuit »mars 2020, 60 pages format A4, 5 euros.




Les Haïkus de L’Ours dansant

L'Ours dansant, n. 3, le journal du haïku, novembre 2020 est une publication gratuite disponible sur la page de l'association pour la promotion du haïku, qui publie également Ploc¡ La revue du haïku. Toutes deux à retrouver sur le site de l'association 

Avec son titre joueur et son logo évoquant l'animal totémique, L'Ours dansant propose très sérieusement 6 pages en pdf téléchargeable, où l'on trouve sur trois colonnes :

un florilège, sur thème libre, de haïkus « 100%100 français »,

une série de haïkus japonais extraits de la revue  Haiku international n. 148 ,

l'appel à textes lancé par Dominique Chipot pour le n.5, prévu en janvier 2021,sur le thème « Première fois » (les consignes se trouvent en page 3 de la revue)

ainsi qu'une riche sélection de parutions et de notes de lecture, impressionnante pour une revue au format aussi bref  que les textes qu'elle défend. Il y a là de quoi satisfaire les haijins confirmés, mais aussi tous ceux qui souhaiteraient progresser dans la compréhension et la réalisation de ces tercets.

Je vous propose deux exemples extraits au hasard des deux rubriques de poèmes  pour vous inciter à rendre visite au site de l'association, et à vous abonner !

Sur le seuil

prenant le soleil

mes chaussures côte à côte.

Eric BERNICOT

 

 

A la fenêtre

d'un musée fermé

un pot de cyclamen

MANABE Ikuko




Louise Dupré, Anouk Van Renterghem, Roses

Après Carnet Ocre* paru en avril 2018, l’éditrice de l’Atelier des Noyers, Claire Delbard, publie dans sa collection Carnet de couleurs un nouveau petit bijou de sensibilité et de délicatesse intitulé Roses.

C’est la plasticienne Anouk Van Renterghem qui associe une nouvelle fois son talent à la poésie de Louise Dupré dans une fertile complicité. La patte de l’artiste se fait douce et énergique à l’image de la couleur dont il est question.

Le pluriel du titre pourrait faire penser à première vue à la reine des fleurs mais non, bien que celle-ci soit présente en signe d’espérance parmi les autres beautés du jardin « qui tiennent tête à la réalité ». Dans ce carnet poétique, Louise Dupré continue d’explorer une couleur dans toutes ses nuances : le rose.

 

Louise Dupré, Anouk Van Renterghem, Roses, collection Carnets de couleurs, éditions L’Atelier des Noyers, avril 2020, 52 pages, 10 euros.

Ce dernier, sous ses différents vocables, n’est pas une teinte mièvre placée là pour faire joli, mais une présence vivace et volontaire, qui possède son énergie propre, qui sait accorder douceur et douleur sans rien effacer.

 

Le rose ne trahit pas
la douleur
il l’apprivoise, la rend
supportable
et tu peux poursuivre ta route
presque sereine
en refermant 
tes premiers tombeaux.

 

C’est le rose de l’amour, de la vie qui repart, « une chanson du cœur / qui piaffe / dans sa cage », celui des livres de l’enfance avec ses rêves interdits, de la féminité qui se cherche à l’ombre des mots, celui des ongles vernis aussi qui fait contrepoint à « l’opacité de ciels / sans fenêtres » et conjure « le battement affolé / de la terre ». 

Chaque souvenir a son revers, chaque touche de rose aussi. Il colore les plaies originelles, les blessures secrètes, les désespoirs du cœur, et, une fois le sang apprivoisé, maquillé, il ouvre des chemins d’innocence et de résistance, « minuscule victoire / sur la nuit », une façon de surmonter tout ce qui fait mal, en soi, autour de soi.

 

Tu ne pourras jamais
abolir les haines
aux quatre coins du monde
et pourtant tu essaies
de maquiller le rouge
impitoyable
qui embrase les drapeaux.

 

Louise Dupré fait partie de cette « généalogie / des femmes / qui n’ont jamais renoncé ». Aussi continue-t-elle, vaillante dans la détresse, de « marcher / les yeux tournés vers l’intérieur »  en faisant confiance aux « petites consolations lovées dans les boucles du poème ». Suivons-la, rose au cœur.

Note

*(Cf. revue Texture http://revue-texture.fr/d-un-livre-l-autre-2019.html).

Présentation de l’auteur

Louise Dupré

 

Poète, romancière et essayiste, Louise Dupré a publié une vingtaine de titres, qui lui ont mérité de nombreux prix et distinctions. Sont parus aux Éditions du Noroît les recueils de poésie Noir déjà (1993), Tout près (1998), Une écharde sous ton ongle (2004) et Plus haut que les flammes (2010), qui a obtenu le Grand Prix Québecor du Festival International de la Poésie de Trois-Rivières et le Prix de poésie du Gouverneur Général du Canada. Elle a aussi publié des livres d’artiste, les romans La memoria (1996) et La Voie lactée (2001), ainsi que le recueil de nouvelles L’été funambule (2008), tous chez XYZ éditeur. Le texte théâtral Tout comme elle (Québec Amérique, 2006) a été mis en scène par Brigitte Haentjens en 2006. Elle vient de publier le récit L’album multicolore chez Héliotrope. Plusieurs de ses livres ont été traduits en anglais. Une trentaine de ses textes ont été également traduits dans plusieurs langues. Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec. 

Autres lectures

Louise Dupré, Anouk Van Renterghem, Roses

Après Carnet Ocre* paru en avril 2018, l’éditrice de l’Atelier des Noyers, Claire Delbard, publie dans sa collection Carnet de couleurs un nouveau petit bijou de sensibilité et de délicatesse intitulé Roses. [...]




Clara Calvet, Le pèlerinage du temps

A qui veut s'initier à l'errance en poésie, Clara Calvet offre l'occasion d'une belle découverte. Mais auparavant, bien penser à se déprendre de toute grille de lecture.

Ne pas chercher à tout comprendre, plutôt se laisser surprendre par ses allers et retours à travers les temps, les pays, le je, le tu, le nous, les mythes. Ne pas craindre de croiser ici Oum Kalsoum, Oreste le fils d'Agamemnon, la déesse Lyssa, les Vivian Girls de Henry Darger.

Ici, fini les cauchemars du collège à dénouer chaque syllabe d'un poème, se laisser aller uniquement au ressenti, aux portes que les mots peuvent ouvrir dans nos esprits « Je lisais, / je lisais sans / / comprendre. / Et les mots, peu à peu, / / s'attachaient à moi. ». Se laisser porter par ce flux hétéroclite comme dans les rêves tout mélangés.

Mais surtout ne pas abandonner devant la difficulté. Car il n'y a pas de raison, dans toutes les obscurités la poésie doit se risquer. Chercher quelques prises. Quand je ne sais par où comprendre un recueil de poèmes, je me mets à chercher les trois points d'appui nécessaires à l'équilibre de l'escaladeur : ici ce pourrait être : mythes, spiritualité et exclusion, avec son cortège « Des inutiles, des / Incertains et des / pauvres, / des êtres libres entre les / cailloux. ». Cela me permet de progresser.

Clara Calvet, Le pèlerinage du temps, L'atelier de l'agneau , 2020, 76p, 15€.

Les mythes sont les embarcations qui nous conduisent dans ce pèlerinage du temps, « Sans rite / et sans / rituel. », cette errance méditerranéenne et orientale « Seul le sommeil / des cyprès / battait la mesure ». Avec pour seuls accompagnants l'ombre et la lumière « L'opacité, elle, me sied, / m'emmure, / / Car c'est dans cet / abrupt final que pointe / l'aurore  / et tous ses artifices, / sa demeure, sa douceur, sa foi / pastels. »

Les zones d'ombre sont les sacrifices, les crimes qui répandent leur sang dans cette mythologie grecque. « Le glaive s'annonçait/ terrible / Et une peur enfantine / tordait le ventre / des innocents. »

On ne saura pas qui est cette indigente « Absolue récalcitrante / d'un avenir / réprimé, révolu, radieuse / d'un passé sonné » ni cette innommée. Mais à travers elle, l'on aperçoit tous les « excLu ». Il n'y a aucune litanie lancinante dans cette liturgie, juste du rythme dans le chant. 

Avec donc les mythes en filigrane, l'autrice n'hésite pas à dire le monde tel qu'il est de nos jours : « Les intellos s'émerveillent  / (de tout) / toujours, / / Quand les guerres / s'amoncellent, / s'annoncent. / / Aux cris d'orfraie, / les poètes / se font petits / / Comptant et / trébuchant, si morts / de leurs maux. / /  Ne plus savoir être / / terre / d'accueillir  / / m'a démolie.  / / Être repoussoir,  / / qui s'en contente ? »

Le temps est respiration. Le temps est manque aussi. Le temps est pas, est sable sous le pas. Le temps est leurre. Le seul travail du poète est de faire proposition de lumière et Clara Calvet s'y attache avec une belle réussite. « Retourner à la / foule solitaire / nous effrayait / Tous, et pourtant, / / d'un pas pressé, / Nous y allions. / / Comme bulles de verre, / / Sans autre direction / / que le nécessaire / attrait pour la lumière / promise / - aux confins du soleil - / orangée et lasse. »

Mais je n'ai sans doute pas tout dit sur cet ouvrage de Clara Calvet, récemment publié chez Françoise Favretto et son atelier de l'agneau. Il ne faut pas tout dire, il faut laisser le lecteur ou la lectrice emboîter à sa guise le pas de ce pèlerinage. Et trouver sa propre vérité en ces lignes où ailleurs avec ces mots. Car comme disait Paul Quéré « Tout est dit, semble-t-il. Reste pourtant la manière de ne pas le dire. »

 

Présentation de l’auteur

Clara Calvet

Clara Calvet est une poétesse française.

Poèmes choisis

Autres lectures

Clara Calvet, Le pèlerinage du temps

A qui veut s'initier à l'errance en poésie, Clara Calvet offre l'occasion d'une belle découverte. Mais auparavant, bien penser à se déprendre de toute grille de lecture. Ne pas [...]




Jean D’Amérique, Atelier du silence

Trajectoire témoin de l'élan heurté au fracas du monde, la poésie de Jean D'Amérique semble à la fois faire vœu de lucidité et serment de ne pas renoncer à l'espérance.

Son nouveau livre accueilli dans la Collection Grise, dirigée par Benoît Reiss, prolonge la ligne tracée depuis Nul chemin dans la peau que saignante étreinte, déployant les ressources créatrices du jeune auteur haïtien pour dire ce bras-le-corps avec la dévastation de notre terre, élevant sa voix contestataire contre le jeu de dupes des institutions routinières, des blocs partiaux, des murs aux frontières, avec rage et générosité : « tour du monde effondrée / gauche droite / bègues séquences / d'un bout à l'autre pulvérisées / bouches / sous kalash / courriers enveloppés d'espoir / aux quatre coins / que du chaos à collecter / mon corps tourne autour des terres / finit dans un océan / d'invalides / le monde se porte mal / mieux vaut être nu »...

Sa poésie se fait alors critique d'un vieux continent égoïste et éloge du métissage entre les êtres humains, par-delà les crispations identitaires et les œillères civilisationnelles. Un véritable chant s'élève de ses mots à la bousculade des ordres établis, en accueil des insurrections populaires et rejet des tyrannies obscurantistes.

Jean D'Amérique,  Atelier du silence, Cheyne Éditeur, 80 pages, 17 euros.

Son poème sobrement intitulé « union européenne » fait le calme constat du dévoiement de l'idéal cosmopolite d'ouverture aux autres quand nos sociétés se claquemurent dans le rejet de l'étranger : « ces derniers temps / l'union européenne se montre très solide / reliée à la ferme idée d'un bloc / elle ne se laisse pas pénétrer / dans cette optique le métissage est vu / comme danger mortel »...

Ses lettres sont dès lors celles d'un cri de revendication, héritières de la poésie en colère d'Aimé Césaire, et si par ailleurs son atelier demeure silencieux, il l'est d'un silence qui en dit long, points de suspension réprobateurs devant la marche forcée d'un univers en pure perte. L’éclat éponyme d'un tel recueil, dans sa rareté essentielle, semble mieux exprimer combien ce calme peut devenir assourdissant comme une clameur qui vient de l'intérieur contre les lois de la domination imposant ses normes : « encaquées ici-bas / choses n'ayant d'adresse / qu'un vacuum gradé haut / choses qui laissent sans voix / le bruit court que le silence là domine marché »...

Et n'est-ce pas dans une volonté analogue à son glorieux prédécesseur de donner à entendre les voix passées sous ce mépris négateur, d'être à son tour la bouche de celles que l'on ferme à mots cousus, où selon la formule de l'auteur du Cahier d'un retour au pays natal : « « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » ? S'il est donc une musique sans bruit dans cet atelier du jeune poète, elle se révèle le murmure grandissant qui sait autant prendre que rendre les armes : « riche que soit son arsenal / l'atelier du silence rendra les armes / à un moment donné ou arraché / consumé sera-t-il par sa propre essence »...

Si le verbe s'y avère rare, les écrits condensés, on sent cependant combien le feu couve au cœur du volcan encore endormi, et si l'on entend un souffle comme suspendu, c'est bien celui d'un silence de braises sous la cendre. L'énergie du chaos irrigue la lave encore chaude de son encrier avant l'éruption annoncée d'une parole qu'aucune forme de censure ne saurait contenir, laquelle langue puise sa force dans cette fournaise aussi taiseuse que vitale et dont la poésie ne saurait trouver de limites pour la réduire, d'où après l’égrènement des noms de ceux que l'on a voulu faire taire (John Rock Goudeguer, Nazim Hikmet, Ash Erdogan, Jean Dominique...), son ironie mordante : « si j'avais la parole / je demanderais une minute de silence / pour ma liberté d'expression étouffée. »...

Mais là où ce fleuve souterrain court entre les mots et les blancs de l'écriture, c'est en définitive toujours sur l'arête du poème, inscrit en vers libres, à la verticale, énigme forgée afin de suggérer des significations indicibles et des possibles inédits, que tel un joyau ciselé dans ses infinis miroitements, diamant brut à l'encre noire recouvrant la page encore vierge, le passage se trouve alors forcé par la puissance d'un dire dont le fragment demeure la clé de son art poétique : « contre tout / suffit seul / le poème » !

Présentation de l’auteur

Jean D’Amérique

Né en Haïti en 1994, Jean D'Amérique est écrivain et slameur, auteur de Petite fleur du ghetto, recueil qui lui vaut une mention spéciale du Prix René Philoctète 2015 et une sélection au Prix Révélation de Poésie 2016 de la Société des Gens de Lettres. Animateur d’atelier d’écriture, contributeur de plusieurs revues littéraires, il propose également performances et interventions poétiques pour donner voix à ses textes.

Il a reçu le Prix de Poésie de la Vocation 2017 pour Nul chemin dans la peau que saignante étreinte paru chez Cheyne Éditeur, et le Prix Apollinaire découverte 2021 pour son recueil Atelier du silence paru chez Cheyne éditeur.

l a créé en 2019, le collectif Loque urbaine et le festival international Transe poétique de Port-au-Prince. 

Bibliographie

Nul chemin dans la peau que saignante étreinte, Cheyne Éditeur, 2017

Petite fleur du ghetto, Atelier Jeudi Soir, 2015

Soleil à coudre, Acte Sud, 2021

Atelier du silence, Cheyne éditeur, 2021

Autres lectures




Roland Chopard, Parmi les méandres, Cinq méditations d’écriture

(…) il sait au moins qu’il n’est jamais seul dans sa solitude. 

Roland Chopard (cinquième méditation)

Parlons tout d’abord du très bel objet qu’est ce livre, réalisé par L’ATELIER DU GRAND TÉTRAS. Couvertures à rabat, cahiers cousus et collés avec grand soin, comme il est dit au colophon « dans la tradition artisanale de l’imprimerie sur un vélin ivoire Palatina 90g et sur une couverture Tintoretto 250 g ». Un écrin aussi raffiné se doit d’accueillir une œuvre rare, et c’est le cas. 

 

 

 

Roland Chopard se place dès avant le tout début de son texte sous le patronage de Claude Louis-Combet grâce à cette citation liminaire « (…) l’expérience intérieure de l’écriture : un enfoncement méandreux en soi-même, à l’écoute de cette voix parfaitement limpide qui est cependant la voix de l’obscur, (…) » et la référence à cet écrivain magnifique et secret n’est en rien trahie par les cinq méditations qui suivent. Quel en est le sujet ? L’écriture, ce qui (se) travaille dans et par ce geste consistant à « investir cette page ouverte ». Le lecteur est frappé par l’authenticité et l’intériorité du ton : « Écrire sans subterfuge et avec le désir de transgresser certains usages mêmes de la littérature : telle serait aussi la constance de la démarche ». 

On comprend immédiatement l’exactitude du titre « Parmi les méandres » grâce à la sinuosité des phrases, des paragraphes et de leurs successions. « Les méandres doivent leur existence à ce mode d’élaboration de cet espace pleinement circonscrit. »

Roland Chopard, Parmi les méandres, Cinq méditations d’écriture, Atelier du Grand Tétras, 2020, 13€.

 

Ou encore : « Cette rigueur qu’il s’impose est un gage de liberté. Elle évite les compromissions, les complaisances et les soumissions aux effets de mode. » Il s’agit de tourner autour d’une matière « friable et remplie de doute » et qui, pourtant, « existe bel et bien ».

L’ensemble du livre est composé de cinq « méditations », qui se présentent comme des suites de paragraphes longs de trois à six lignes, lesquels notent tous une étape, un détail essentiel, une nuance dans cette entreprise étrange consistant à noircir de ses pensées la page blanche. Le poète se surprend à écrire et tente d’épuiser les pourquoi et les comment de cette pul(sa)sion d’écriture

Le narrateur poète de cette entreprise, même s’il parle de lui-même à la troisième personne, se présente tel qu’il est, il ne cache pas son âge : « Le cerveau âgé est-il encore apte à faire alors une synthèse, une composition efficace avec tous ces éléments disparates ? (…) Est-il capable pourtant, malgré le poids des ans -il y a des exemples de créations tardives-, de profiter de la présence en creux de cette voix pourtant encore si enfouie d’être déterminé à chercher à braver toutes les inquiétudes tous les obstacles ? » C’est que cette étrange entreprise qui semble être élaborée par un autre, ne consiste pas à révéler une expérience, à distiller une sagesse. « C’est avant tout une série de manques plus que de (re)trouvailles, qu’il convie à bon escient. »

Pour ce faire, le poète creuse le mot ; l’une de ses marques de fabrique sont ces mots révélés à l’intérieur d’autres mots, grâce à des parenthèses isolant une syllabe, une partie de syllabe, voire une lettre : « (af)franchissement », « in(ter)vention », « (é)preuve », « cons(is)tance » « (f)utile » « forma(ta)tion » « (re)trouvailles » « Res(t)itués » « (pro)vocation » « (in)terne » « par(ab)ole »… Le procédé n’est jamais gratuit, il éclaire le plus souvent de façon décisive, des passages qui seraient restés plus allusifs sans cela mais il est surabondamment utilisé. Il participe de ces tâtonnements que le texte décrit, met en mots.

Il faut tout de même souligner une propension à l’abstraction qui rend parfois le propos un peu évanescent, les mots en « tion » sont nombreux, « frustration », « sollicitations », « opérations », « appropriation », « conditions », « dimension »… Le témoin-poète lui-même en convient : « S’il avait cru nécessaire, dans une première méditation, de montrer que cette démarche hors-normes était singulière, différente de celles qui l’entouraient, il ne savait pas qu’elle aurait un tel prolongement aussi abstrait. »

Mais peu à peu ce qui était récit au passé devient expérience immédiate. La quatrième méditation passe ainsi de l’imparfait au présent. Néanmoins, des événements textuels permettent d’ouvrir, parfois, un espace inattendu et inédit, comme le surgissement de ce « vous » dans la cinquième et dernière méditation : « Ce n’est pas une question de maîtrise -il n’est pas plus assuré que vous de ce qui est là- », un « vous » qui est à coup sûr le lecteur ce qui déploie soudain un espace à côté du « il » pour un « je » implicite, aussi vite disparu qu’il apparaît.

Quoi qu’il en soit, ce livre qui, comme le dit Claude Louis-Combet dans sa postface, se situe « dans un espace indéfini entre essai et poème », ne manque pas de relief, ces « méandres » en sont le signe indubitable : un courant essentiel et vital de pensées et de mots se fraie passage parmi des silences qui sont autant de territoires suggérés, autant de non-dits vastes et vertigineux, de même qu’une rivière sinue entre des montagnes. Mais il est temps de quitter moins ce pays que le fleuve qui le traverse, non sans en appeler à un « il » qui serait comme l’héritier et, en même temps le véritable destinataire de ce message.

Qu’il nous soit permis d’entendre ici, à travers cette entreprise singulière, que chacun de nous est appelé à une tâche qu’il est le seul à pouvoir accomplir, laquelle est, pourtant, le plus merveilleux cadeau qu’il puisse offrir aux autres. C’est en osant arpenter ses méandres, aller où personne que lui n’aurait pu aller que Roland Chopard ou du moins son double d’écriture, avec courage et constance, élargit la géographie connue des monts et mondes imaginaires et nous permet à notre tour d’arpenter des contrées sans lui inexistantes. « On vous suit, on vous accompagne ou bien on laisse tomber » dit fort justement Claude Louis-Combet dans sa lettre postface et le lecteur est, en effet, appelé à faire ce même effort de rigueur, de ténacité que l’écrivain. Une écriture sous contrainte où celle-ci n’aurait pas été donnée au départ mais serait venue depuis profond et se serait précisée au fur et à mesure de son avancée.

 

Présentation de l’auteur

Roland Chopard

Roland Chopard est né le 21 mai 1944 en Haute-Saône. Il a été enseignant de Lettres-Histoire pendant 30 ans dans un Lycée Professionnel à Gérardmer (Vosges). Depuis 2004, il consacre la majeure partie de son temps aux éditions Æncrages & Co qu’il a fondées en 1978, Éditions qui défendent la poésie et les arts contemporains en réalisant des livres avec des méthodes typographiques traditionnelles. Il a écrit des textes poétiques courts, publiés dans quelques revues et souvent des textes en rapport avec un artiste plasticien en vue de réaliser des livres d’artistes en tirages très limités.

Roland Chopard

© Crédits photos http://www.editions-lettresvives.com/

Autres lectures

Roland Chopard, Sous la cendre 

Prendre voix... Faire silence... Pourquoi écrire ? Faut-il se taire ? Quels sont les enjeux et les risques de la parole ? En quoi le silence est-il plus nécessaire ? Ou, quand la nécessité se fait violente, [...]




L’eau bleue du poème de Béatrice Marchal

L'Ombre pour berceau

Qu'y puis-je si c'est le sous-bois, ce qui respire
dans l'ombre jalouse de ses secrets
qui m'appelle et m'attire ? ... Qu'y puis-je si
la lumière la plus précieuse
a l'ombre pour berceau ?

Ce qu'écrit la poète, dans la fragilité de l'espace du poème, est une eau limpide et silencieuse, peut-être comme les larmes, peut-être comme le filet de lumière qui perce un ciel couvert. Béatrice Marchal se tient dans l'espace d'une parole hors du temps, observatrice d'une vie qui passe, est passée. L'autrefois, fil d'Ariane des propos de la poète, s'échappe d'une linéarité pesante pour offrir une évocation kaléidoscopique des souvenirs. Avec une pudeur extrême, percent des touches d'existence transfigurées par l'écriture. Est-ce que pour autant ces éléments trouvent sens ? Non, et c'est là toute la beauté de la poésie de Béatrice Marchal. Il semble que comme le calme de l'arbre dont les branches se reflètent dans le miroir d'eau d'un lac paisible, elle restitue les images d'autrefois sans laisser sa subjectivité en troubler le reflet. C'est, cela fut, ça sera peut-être, mais dans tous les cas c'est avec une telle sérénité que les instants du passé quelle qu'en soit la substance heureuse ou malheureuse sont reçus, comme la nature accueille le dénuement de l'hiver et regarde le printemps comme un trésor inestimable, qu'aucune attente ne se dessine, qu'aucun jugement ne perce, mais qu'aucune résignation non plus n'est perceptible.

Béatrice Marchal, L'Ombre pour berceau, Al Manar, Poésie, 2020, 46 pages, 16 €.

Grandir, devenir libre, grâce à la transmutation offerte par les mots, dont Béatrice Marchal convoque la puissance réflexive et illocutoire pour les mettre en demeure d'ouvrir les dimensions d'un présent apaisé, est ce qui occupe l'acte d'écrire. Car dans cette poésie écrire est un acte, est agir, est se saisir des dimensions de l'expérience pour en dévoiler la substance, et l'offrir au partage du poème.

Il n'y a pas de résignation, pas plus qu'il n'y a de désespoir, ni de joie démesurée. Je dirais alors que la sagesse est ce qui constitue la posture de la poète, qui laisse transparaitre peu à peu l'édification de son être, de la solidité, et de la grandeur de celle qu'elle devient, tout entière dans l'instant qui alors devient un présent qui absorbe toutes les temporalités. 

L'Ombre pour berceau est un très beau livre. Les poèmes sont accompagnés d'aquarelles de Caroline François-Rubino. Les camaïeux des bleus dont la qualité d'impression est remarquable construisent des lieux imaginaires, des paysages indéfinis et profonds. Les mots, des poèmes entiers, même, s'immiscent dans chaque interstice de ces aplats de couleur, comme l'être visite le lieu de soi-même à travers le souvenir, avec une immense force qui  alors n'est plus une lutte, mais une certitude, celle qu'exister est là, dans cet instant du regard, et dans le présent démesuré du poème. 

 

Comme un château en ruine envahi par les herbes
où l'on flâne au premier soleil parmi les chants d'oiseaux
en quêtant, sans regret des traces d'une histoire
oubliée, d'inexplicables signes de joie. 

-ce qui reste à vivre quand il se fait très tard.

Béatrice Marchal, L'Ombre pour berceau, lecture à la libraire L'Autre livre, le 23 octobre 2020, vidéo de Sanda Voïca.

 

Inquiétude de l'autre et des mots

Béatrice Marchal, Inquiétude de soi et des autres, couverture de Sylvie Villaume, Lieux-Dits éditions, collection Cahiers du Loup bleu, 2020, 7€.

Béatrice Marchal, Inquiétude de soi et des autres, couverture de Sylvie Villaume, Lieux-Dits éditions, collection Cahiers du Loup bleu, 2020, 7€.

Bleu encore, le Loup  de Sylvie Villaume qui constitue la couverture1 d'Inquiétude de l'autre et des mots, publié dans la collection Les Cahiers du Loup bleu, aux éditions Les  Lieux-Dits. Une trentaine de poèmes pour un livre doux et léger, d'un belle facture, dont le titre qui pourrait être celui d'un manifeste. Titre  qui énonce  tout ce qui façonne le poème, tout ce qui constitue écrire, titre qui résume toute une vie de tentatives réitérées pour mener les mots à l'expression d'une fraternité aboutie c'est à dire d'une unification de tous sous la bannière de l'Humanité qui reste encore à inventer.

Le paysage une fois de plus révèle des espaces inédits de l'intimité du sujet. L'enfance, l'amour, la solitude, la mort, tout est évoqué avec une telle pudeur que le lecteur comprend à demi-mot, et ressent ce qui participe de l'existence, les déceptions et les attentes, les instants qui ponctuent une vie, restitués comme des moments assimilés à l'expérience vécue toujours avec cette conscience que les jours passés sont comme les feuilles d'automne emportées par le vent, jamais vains, jamais occultés, et constitutifs de l'épaisseur de l'instant, donc du poème : "tandis que sur l'arbre s'attardent / quelques feuilles d'un jaune de plus en plus vif / qui brillent jusque dans la nuit comme des mots / retenus à travers les mailles de l'esprit / et du cœur - les mots d'un poème en forme / d'éternité".

 

Vos mots sont les cellules d'une chair 
qu'on ne peut toucher, capable pourtant
de susciter des frissons,
ils poussent à l'intérieur, de plus en plus lourds
jusqu'à pouvoir sortir au jour, y résonner
à la place assignée,

poèmes, pourquoi craindre votre désertion ?
votre existence ne dépend, je le sais à présent,
ni du savoir ni de la force, seulement
de quelque chose de la taille d'une gaine
comme une étincelle d'amour,

...

Il faut encore 
qu'un météore
traverse mon ciel, qu'il creuse au fond
du bleu, un espace vidé
d'étoiles éteintes où le feu ne prend plus

et que ne reste
rien qui empêche
au fond des yeux
la bonté d'exploser
contagieuse    en milliers d'étincelles

 

 

Note

  1. La couverture de cette brochure est toujours  illustrée à l'identique,  d’une bande verticale de forme variable sur la première de couverture, et d’un loup, bleu, dont les traits sont dus à différents artistes, un pour chaque auteur. 

Présentation de l’auteur

Béatrice Marchal

Béatrice Marchal, née en 1956, a passé sa jeunesse dans les Vosges, qui ont marqué son imaginaire. Etudes de lettres, qu’elle a enseignées jusqu’en 2011, du collège aux classes préparatoires. Ses recherches sur Cécile Sauvage, la mère d’Olivier Messiaen, l’ont restituée dans sa vérité de femme et de poète.

Auteure de nombreux articles, elle collabore à différentes revues (Diérèse, Friches, Arpa, le Journal des poètes) et a rédigé plusieurs préfaces, dont celle du Poésie/Gallimard consacré, en 2015, à Richard Rognet.

Elle est présidente du Cercle Aliénor depuis janvier 2013.

 

 

Œuvre poétique :

Aux éditions Les Lieux-Dits, Cahiers du Loup bleu, Inquiétude de l’autre et des mots, 2020
Aux éditions Al Manar, L’ombre pour berceau, 2020
Aux éditions Le silence qui roule, Élargir le présent, suivi de Rue de la source, 2020
Aux éditions L’herbe qui tremble, Au pied de la cascade, 2019 ; Un jour  enfin  l’accès suivi de Progression jusqu’au coeur, 2018 (Prix Louise Labé 2019) ; Résolution des rêves, 2016, Aux éditions Delatour France, D’Absence et de lumière, 2016
Aux Cahiers de Poésie Verte, La Cloche de tourmente, (Prix Troubadours 2014)
Aux éditions Editinter, Équilibre du présent, 2013
Aux Editions de l’Atlantique, Une Voix longtemps cherchée, 2011, La Remontée du courant, 2010, L’Epreuve des limites, 2010
Aux Editions La Porte, La Baguette de coudrier (2010), Tant va le regard  (2007)

 

Livres d’artiste : 

Un poème extrait  D’Absence et de lumière, illustré par cinq gravures sur bois d’ Eva Gallizzi,
Buchgestaltung, Holzschnitte und Künstlerisches Konzept : Eva Gallizzi, Zürich 2010.
Où va la route, illustré par quatre gravures de Dominique Penloup, Le Galet bleu, décembre 2013.
La neige comme un appel, livre pauvre Béatrice Marchal/Dominique Penloup
Bannières de mai, Béatrice Marchal/ Dominique Penloup
Insaisissables messages, Béatrice Marchal/ Agnès Delatte, Revue Ce qui reste, janvier 2017
Quelque chose d’enfoui, Béatrice Marchal/ Sarah Wiame (éd. Céphéides, mai 2017)
Tout un monde, Béatrice Marchal/ Maria Desmée (octobre 2017)
Lumière préservée, Béatrice Marchal/ Dominique Penloup (éd. du Galet bleu, 2018)
Oser la chute, Béatrice Marchal/ Dan Steffan (Bandes d’artistes, Les Lieux-Dits, 2018)

 

Poèmes choisis

Autres lectures




Poésie mag

Eric Dubois, créateur et animateur de la revue en ligne « Le Capital des mots » dont il annonçait récemment la fin, après des années d'existence, crée un nouveau blog sur WordPress " Poésie mag " .

On peut regretter la disparition de la revue précédente, qui permettait à nombre de poètes de trouver leur voix/leur voie dans l'univers de l'édition – peut-être pas de façon sélective, mais l'accueil avait le mérite d'ouvrir largement la porte. L'association culturelle associée demeure active.

S'ouvrant sur un portrait de Verlaine par Jacques Cauda, le site d'une grande sobriété annonce la couleur : le menu également sera sobre (comme celui de la revue « Ce qui reste » lors de sa création par Vincent Motard-Avargue) – ce qui ne veut pas dire insuffisant.

On a donc, dans une présentation très dépouillée un poème/un auteur/ un livre (par le biais d'un lien vers le site de l'éditeur ). Eric Dubois ne veut plus publier que des extraits de livres de poésie contemporaine ( édités à compte d'éditeur ) . Et de jolies surprises à venir sans doute : pour ce départ, un texte d'Etienne Ruhaud, un poème de Catherine Andrieu, et un très joli retour de Langage, publié en 2017, recueil dont Carole Mesrobian avait parlé ici dans un article retraçant le parcours poétique de l'auteur : https://www.recoursaupoeme.fr/eric-dubois-un-chemin-de-vie-plus-quun-parcours/