Jejuri, d’Arun Kolatkar – du Commonwealth au common place, quelques aspects de la banalité urbaine

Par |2021-05-06T07:57:55+02:00 2 mai 2021|Catégories : Arun Kolatkar, Essais & Chroniques|

 En 1977, juste un an après sa paru­tion, Jejuri, très sig­ni­fica­tive­ment, reçoit le Com­mon­wealth Poet­ry Prize. Pour Kolatkar, qui com­pose en anglais et en marathi, il s’agit là d’une val­ori­sa­tion excep­tion­nelle : le recueil s’extrait de sa cir­cu­la­tion con­fi­den­tielle, si ce n’est under­ground (pub­lié dans la petite imprimerie de Pras Prakashan, il touchait jusqu’alors surtout les artistes et intel­lectuels avant-gardistes de Bom­bay) pour con­naître une dif­fu­sion nationale et internationale.

À la date, l’Inde, en plein essor, développe un urban­isme cos­mopo­lite. Les poèmes qui for­ment Jejuri sont écrits en anglais (on se réjouit de la récente édi­tion bilingue, parue en 2020 aux édi­tions Banyan, avec une tra­duc­tion de Rose­lyne Sibille) : quelque trente ans après l’indépendance du pays, Kolatkar choisit de per­pétuer cette langue que les Indi­ens, par la force des choses, se sont appro­priée (à la lec­ture, on note, par con­ta­gions d’usages et de sens induits par l’hindi, quan­tité d’aménagements, de sens détournés, de faux-amis).

Par ailleurs, choisir Jejuri comme aire (non seule­ment un lieu, mais aus­si un ensem­ble d’images, de sym­bol­es, de représen­ta­tions) où déploy­er des poèmes est un geste sig­nifi­ant : faisant un pas de côté par rap­port à ce Bom­bay qu’il habite et con­naît par cœur, Kolatkar n’en est que plus sen­si­ble, parce qu’il le reçoit frontale­ment, à cet ensem­ble com­pos­ite et com­plexe que con­stitue la ville de pèlerinage.

Arun Kolatkar, Jejuri, Banyan édi­tions, 2020, 170 pages, 16 €.

Le poète, accom­pa­g­né de son frère Makarand et son ami Manohar Oak, appréhende cette cité d’un œil neuf. La con­struc­tion du recueil, qui s’ouvre par « Le bus» et se ferme par « La gare », ensem­ble de six poèmes que l’on pour­rait qual­i­fi­er de fer­rovi­aires, souligne bien le car­ac­tère par­ti­c­uli­er de ces poèmes ambu­la­toires : Kolatkar n’est aucune­ment un pèlerin, mais bien plutôt un péré­grin ; il cir­cule dans des espaces choi­sis, en un temps don­né, car à Jejuri, le voyageur ne demeure pas longtemps. La brièveté de son séjour est à l’aune du car­ac­tère éphémère de tout ce qui s’y rencontre.

Le voy­age en bus, puis la prom­e­nade à pied dans cer­tains quartiers de la ville, favorisent une per­cep­tion très morcelée, toute de con­caté­na­tions et de rac­cour­cis visuels ; le poème lim­i­naire, «Le bus», où le nar­ra­teur s’amuse de son reflet dansant dans les lunettes de son voisin d’en face, l’établit d’entrée : « Ton pro­pre vis­age reflété deux fois dans une paire de lunettes/[…] Tu sem­bles te mou­voir en per­ma­nence », « con­tin­u­al­ly forward/toward a des­ti­na­tion », écrit Kolatkar, et la jux­ta­po­si­tion des adverbes, la redon­dance qu’ils étab­lis­sent avec « a des­ti­na­tion », sont révéla­tri­ces du mou­ve­ment irré­press­ible qui s’exerce dans l’ensemble du recueil, entre élan et attrac­tion, inco­ercible curiosité et appel puissant.

Le Jeruri de Kolatkar n’est pas pré­cisé­ment con­forme à l’image atten­due. Fi des impres­sions usuelles et des clichés de cartes postales : pour peu, on oublierait presque qu’il s’agit d’un site fréquen­té par des mil­liers de fidèles venus y faire leurs dévo­tions. Peu portés au prosé­lytisme, les poèmes de Kolatkar n’ont pas non plus voca­tion touris­tique, ni même ethno­graphique ; ils explorent plutôt l’envers du décor – la vérité nue et crue des lieux. Dans un envi­ron­nement dédié aux tra­di­tions et aux croy­ances ances­trales, a for­tiori parce qu’il s’adresse à une société fon­da­men­tale­ment clivée et hiérar­chisée, on pour­rait s’attendre à des struc­tures solides et à des organ­i­sa­tions pérennes. Or, il n’en est rien. Les lignes de démar­ca­tions sont très minces, si ce n’est inex­is­tantes. Par exem­ple, Manohar, l’ami de Kolatkar, au gré d’une péripétie plaisante, prend une étable pour un tem­ple : « La porte était ouverte/ Manohar pensa/que c’était un tem­ple de plus.//[…] Ce n’est pas un autre temple,/dit-il,/c’est juste une étable ». Et cette méprise, comique dans ses effets, trou­ve sa jus­ti­fi­ca­tion quelques pages plus loin : « qu’est-ce qui est dieu/et qu’est-ce qui est caillou/la ligne de séparation/si elle existe/est très mince à Jejuri » ; il faut dire que les dieux eux-mêmes n’aident pas à impos­er préséances et hiérar­chies : s’ils « ont tous à être hon­orés », pour autant, ils se con­fondent dans des équiv­a­lences peu glo­rieuses ; Kolatkar, dans le poème inti­t­ulé « Yesh­want Rao », les décrète « too symmetrical/or too the­atri­cal » : qu’ils soient trop ressem­blants (« sym­met­ri­cal », voici un exem­ple de ces faux-amis souf­flés par l’hindi que j’évoquais plus haut) ou trop cabotins, trop comé­di­ens, cela revient au même au final : com­ment y croire ? Rien d’étonnant si la piété elle-même est très dégradée, si prieurs et vieilles men­di­antes, sur le parvis des tem­ples, rivalisent de vénal­ité et de vulgarité.

Par une espèce d’ironie fatale, le temps fait son œuvre de délabre­ment. Aucune valeur, aucun édi­fice qui tienne défini­tive­ment dans Jejuri. Ain­si, « Cœur de ruines » décrit un tem­ple aban­don­né : « Une chi­enne bâtarde a trou­vé place/pour elle et ses chiots // Au cœur des ruines./Peut-être qu’elle préfère ain­si les tem­ples ». Dans l’indifférence la plus com­plète, « Per­son­ne ne sem­ble s’en souci­er », la « mai­son de dieu » se détéri­ore, sa  « porte [est] encom­brée de tuiles cassées ». Rien n’est plus à sa place, ni ne rem­plit son office pre­mier : « Ce n’est pas un seuil./C’est un pili­er sur son côté » (« Le seuil de la porte »). L’œil du voyageur, de poème en poème, pointe des équipements hors d’usage, tels « un robi­net à sec » ou encore « un gond cassé ». Seul Kolatkar, avec le sens du détail qui le car­ac­térise, sem­ble percevoir ces réal­ités tris­te­ment banales, qu’il tran­scrit avec une minu­tie exemplaire.

Quand tout, très vite, devient désolé, il n’est qu’à cul­tiv­er des enchante­ments pas­sagers – même si, ain­si l’atteste la chute du poème, l’illusion ne saurait dur­er : « une canalisation/court sur sa base/tourne au coin de la maison/s’arrête net sur son parcours/avance tout droit/rase le mur/revient sur ses pas/s’enroule sur elle-même/et s’arrête soudain/souris de cuiv­re au cou brisé » (« La dis­tri­b­u­tion d’eau »).

Dif­fi­cile de garder des sou­venirs quand tout est promis à la décrépi­tude. Le poème inti­t­ulé « Le réser­voir » joue avec ces divers­es dimen­sions (strates de mémoire, épais­seur de matière), le réser­voir d’eau fig­u­rant la réserve des sou­venirs col­lec­tés : « Il n’y a plus une seule goutte d’eau/dans le grand réser­voir con­stru­it par les Peshwas.// Il n’y a rien dedans./ Seule­ment cent ans de vase ». La rime « built/silt », dans le texte orig­i­nal, fait appa­raître le des­tin de toute con­struc­tion : délite­ment, déliques­cence. Qu’est-ce donc qu’un réser­voir privé de ses réserves ? Une van­ité des temps mod­ernes, vaseuse, informe, mal­odor­ante. Ain­si en va-t-il de la mémoire – lieu de stock­age incer­tain, de clas­si­fi­ca­tions dou­teuses. Le poème « Le plac­ard » souligne la dif­fi­culté à con­serv­er toutes choses : sa porte vit­rée est brisée et rafis­tolée avec des morceaux de vieux  jour­naux jau­nis ; cette répa­ra­tion de for­tune crée un « assem­blage » (tel est le mot du poète) fait de prox­im­ités nou­velles : « tu peux voir les dieux d’or/au-delà de bandes/de cota­tions bour­sières » ; se joux­tent les réal­ités du monde mod­erne, dom­iné par l’économie et la finance, et les tra­di­tions du passé. Et il se trou­ve que les jour­naux comme les dieux, au moment où s’écrit le poème, sont tous, autant qu’ils sont, d’un autre âge. Tout change, vieil­lit, devient caduc, en proie à une obso­les­cence absolue.

Les tem­ples sont désertés par les dieux, désertés par les hommes – mais, tant qu’il est un poète pour les regarder, ils ne sont pas désertés par la poésie. Le regard de Kolatkar n’est pas désen­chan­té, mais for­mule plutôt des con­stats souri­ants ; il col­lecte des nota­tions empreintes d’humour et de déri­sion : « La porte serait partie/depuis très très longtemps/ s’il n’y avait eu/ce short/mis à séch­er sur ses épaules ». Et, dans le même état d’esprit : « Le tem­ple de Khandoba/s’élève avec le jour./Mais il ne doit pas tomber/avec la nuit ».

C’est que la ville, dans ses méan­dres et ses retraits, ménage des sur­pris­es sai­sis­santes, fait sur­gir des émo­tions stupé­fi­antes. Ain­si, dans le poème « Entre Jejuri et la gare», Kolatkar note sa stupé­fac­tion : « Tu t’arrêtes à mi-chemin entre/Jejuri d’un côté et la gare de l’autre./ Arrêt complet/et tu restes immo­bile comme une aigu­ille en transe./ Comme une aigu­ille qui a atteint un équili­bre par­fait entre des grad­u­a­tions égales. […] 

Rochelle Potkar talks about Arun Kolatkar and his mul­ti­lin­gual page poet­ry, and reads some of his finest work.

Et tu te tiens là oubliant comme tu dois sem­bler stu­pide ». Inter­dit, sta­ble sur ce point d’équilibre qu’est le regard, tel est le poète : saisi d’une émo­tion, d’un émoi tel que, faisant men­tir le sens même de ces mots, il se voit immo­bil­isé. Dans cet univers qui s’effrite et s’effondre pro­gres­sive­ment, dans cette accu­mu­la­tion de chutes et de ruines, la seule instance qui soit, solide, fiable, sta­ble, est le regard sidéré du poète. Là est l’ancrage sûr, la balise, la mesure : l’instrument pré­cis, infail­li­ble, qui per­met de percevoir que « l’esprit du lieu/vit à l’intérieur du corps galeux/du chef de gare ».

Quand on habite Bom­bay, parangon, s’il en est, de l’effervescence bouil­lon­nante des villes indi­ennes de ce début des années soix­ante-dix, curieuse­ment, le plus court chemin pour  accéder à l’essence même de l’agglomération urbaine est de pass­er par Jejuri, soit d’effectuer un détour de presque deux cents kilo­mètres. Jejuri fig­ure une forme de recueil pre­mier, où les grands motifs de la poésie de Kolatkar se façon­nent et s’organisent : la ville, et, dans son pro­longe­ment, la poésie de la ville, du fait de la dis­tance et du change­ment de focale, plus net­te­ment définis­sent leurs con­tours. Ce qui intéresse le poète, c’est la façon dont une cité orchestre des prox­im­ités inso­lites, des con­jonc­tions qu’on dirait organiques (enkys­te­ments, absorp­tions inat­ten­dues, greffes) entre des univers fon­da­men­tale­ment dif­férents. L’hétérogénéité est source de trans­for­ma­tions inces­santes, toutes d’adaptation, d’incorporation – de créa­tion. Kolatkar, après avoir écrit Jejuri, con­cen­tr­era toute son atten­tion à la ville-phare de l’état du Maha­rash­tra : Kala Gho­da, poèmes de Bom­bay, désor­mais peu­vent s’écrire.

Un doc­u­men­taire sur le poète hin­di Arun Kolatkar. Pro­duced by Sahitya Academy.

 

Présentation de l’auteur

Arun Kolatkar

Arun Kolatkar est un des plus grands écrivains indiens.

. En 1949, il obtient son diplôme à la Rajaram High School à Kol­ha­pur où le marathi était la langue d’en­seigne­ment. Ensuite, il appren­dra l’anglais et fera des études d’art à Bombay.

Il a été un graphiste recon­nu, et a rem­porté à six repris­es le pres­tigieux prix CAG (Com­mu­ni­ca­tion Arts Guild). Il est surtout devenu l’un des prin­ci­paux poètes de langue anglaise du pays.  Il est à la fois un poète de Bom­bay (ville dont son œuvre est indis­so­cia­ble) et un poète du monde, avec lequel sa poésie ne cesse de dialoguer.

Il est décédé en 2004, d’un can­cer de l’estomac.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Arun Kolatkar, JEJURI

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Florence Saint-Roch

Née en 1965 à Saint-Omer (62) — pas de mer, mais beau­coup d’eau — où elle vit et tra­vaille. A pub­lié Le Sens du vent (Tara­buste, 2015), Embar­que (Les Ven­terniers, 2017), Par­celle 101 (P.i.sage intérieur, 2018), Éclipses (Vin­cent Rougi­er, 2018). Con­tribue à la revue “Décharge” et à “Terre à ciel”. 

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