1

Yves Bonnefoy

Une des toutes premières rencontres à avoir été publiée sur Recours au poème, parue en octobre 2012.

∗∗∗

 

Natacha Lafond et moi-même avions rencontré Yves Bonnefoy en janvier 2004, dans son bureau du Collège de France, pour un long et passionnant entretien, qui était destiné au numéro de la revue Le Bateau Fantôme portant sur le thème du « livre ». Cet échange consista principalement dans la discussion des questions que nous avions préparées, mais aussi dans l’évocation chaleureuse de nombreux souvenirs littéraires.

Comme le lecteur pourra le constater, le poète a répondu à nos questions sous la forme d’un court essai, ou, si l’on préfère, sous la forme d’une longue lettre adressée aux questionneurs ; mais il demeure, dans son discours et son esprit, un entretien.

Sur les trois parties de ce texte, la première, la plus longue (elle couvre la moitié de l’ensemble) est reproduite ici pour Recours au poème. Le texte complet a paru la première fois dans la revue Le Bateau Fantôme, n°4, « le livre », 2004.

Mathieu Hilfiger

∗∗∗

Cher Mathieu Hilfiger, chère Natacha Lafond, j’ai lu vos questions, je leur ai trouvé beaucoup de sens, et c’est au point que je souhaite que vous les placiez, toutes ou au moins certaines, au seuil de ces réflexions. Mais permettez-moi de vous répondre comme si vous ne m’aviez posé qu’une seule grande question, celle du rapport que j’entretiens, ou qu’un écrivain peut entretenir, avec le livre, le livre comme tel…  Car c’est là un problème que je suis loin de maîtriser, d’où suit qu’avant de m’arrêter à vos points de vue plus particuliers, j’ai besoin de faire un retour sur moi, qui risque de prendre tout mon temps.

Un retour qui doit pour commencer en revenir à l’enfance puisque celle-ci est dans l’existence le moment où les livres ne peuvent manquer de produire sur leur lecteur prenant conscience de soi leurs effets les plus forts, parfois même bouleversants. Je l’ai déjà rappelé, à chaque fois que j’ai eu à m’expliquer sur la poésie, l’enfance est l’âge où la pensée conceptuelle, celle qui aborde les choses par leurs aspects, donc par leur dehors, se met en place dans la parole, dans le regard, mais de façon lacunaire encore, insuffisamment cohérente, d’où des failles entre ses propositions par lesquelles la plénitude de l’immédiat, en passe d’être oubliée, se marque dans l’esprit avec du coup un relief, une qualité de mystère, qui pourront hanter la mémoire pour tout le restant de la vie. Et ce souvenir, c’est alors le bien de la poésie, qui cherchera à le préserver dans tous ces mots de la langue que la vie adulte, pour sa part, ne peut que concéder ou abandonner aux concepts. 

Or, ces mots, où vont ainsi se retrouver aux prises les deux regards, celui du logos conceptuel organisateur du monde où l’on a à vivre, ou déjà les grandes personnes vivent, et celui d’auparavant, qui percevait les êtres et les choses dans leur immédiateté, leur unité, où se présentent-ils à l’enfant qui grandit sinon dans les livres qu’il lui est donné de lire ?  Je me propose donc de retrouver la façon dont j’ai vécu, pour ma part, le fait du livre. De comprendre comment un livre peut, comme tel, troubler la pensée, par sollicitation de ce que j’appellerai l’imagination métaphysique : non celle qui se complait à rêver de situations simplement inactuelles, inaccessibles, dans la réalité comme elle est, mais celle qui conçoit des degrés supérieurs de celle-ci, et veut se porter vers eux.

Un livre ? Mais remarquons d’abord l’ambiguïté de ce mot qui désigne aussi bien une œuvre littéraire, par nature immatérielle, que le volume où on peut la lire, en ce cas du papier, de la chose imprimée, une couverture, neuve ou usée, tous éléments offerts au regard sans relation évidente avec ce dont le texte fait part : le livre, en ce sens du mot qui est le plus vaste autant que le premier, ayant sa vie indépendamment de l’œuvre. Le même vocable a deux acceptions profondément différentes. Et pourtant ! N’y a-t-il pas entre ces deux réalités, l’entité purement mentale et l’objet physique, quelque chose pour les unir en nous qui sera plus que le simple fait que l’une soit le véhicule de l’autre ?

Telle la question que je dois me poser sans plus attendre, car je vois bien qu’elle peut expliquer beaucoup de mes rencontres les plus anciennes avec les livres. Très importants furent pour moi les petits volumes d’une certaine collection Printemps à laquelle j’ai déjà fait allusion dans d’autres écrits mais dont il me faut reparler, de ce nouveau point de vue. On m’avait abonné quand j’eus neuf ans aux petits ouvrages de cette série bimensuelle, je les recevais par la poste, 64 pages de minime format gardées ensemble par deux agrafes avec trois ou quatre illustrations, du dessin au trait, sous une couverture en couleur, elle aussi une belle image. Et ces petits romans, que j’attendais avec impatience un jeudi sur deux, c’était bien, tout d’abord, un livre, au sens matériel du mot : l’enveloppe que l’on déchire et cette ressemblance aux publications antérieures que l’on est ravi de constater dans la livraison nouvelle, avec beaucoup d’affection pour cette typographie, cette minceur souple qui ont déjà apporté de si séduisants récits. Ces livres, je ne les abolissais pas dans l’acte de la lecture, je les conservais, avec respect, avec compassion aussi pour leur fragilité évidente.

Et le même intérêt pour l’enveloppe des textes, je l’ai éprouvé tôt après cette première expérience de lecture dans l’espace plus austère mais tout aussi fascinant des Classiques Vaubourdolle, petits livrets voués à toujours la même présentation matérielle et eux aussi très minces et bien fragiles, dans leur refermement sur des textes cette fois imprimés serrés et avec une encre un peu trop grise mais qui me paraissait annoncer ainsi une difficulté essentielle. Il y avait à la maison un certain nombre de ces brochures, aussi quelques autres de chez Hatier, et j’y découvrais Andromaque, Britannicus ou Le Cid, je lisais subjugué ces tragédies, mais cette fascination pour des textes ne me faisait pas oublier leur vêture, et quand je regardais en quatrième page de couverture la longue liste des ouvrages « de la même collection », c’est à celle-ci que je pensais tout autant qu’à des œuvres encore inconnues de moi. Je perdais mon regard dans une cohorte de minces livres gris bleu, je m’avançais parmi eux, présences à la fois invisibles et proches qui étaient comme à veiller pour moi dans l’espace qui s’étendait entre le lieu proche et ces œuvres lointaines, énigmatiques.

Car voici bien ce qu’il faut que j’ajoute sans attendre, et qui me reconduit à ma première remarque, sur le regard des enfants, au moins de quelques enfants : ces œuvres, ces livres - dans cette fois le sens littéraire du mot, et en particulier ceux de la collection Printemps -, ne s’ouvraient pas à moi comme le récit d’événements ou de situations d’un monde réel, d’un monde certes inexploré encore mais bien réel ici même, et que mon imagination, mon désir, auraient voulu pénétrer, anticipant sur les années à venir, non, c’était l’imagination métaphysique qui avait d’entrée de jeu pris la barre, et je ressentais ainsi, de façon aussi instinctive que profonde, que ce que je lisais avait son lieu dans un autre monde, un qui, pour avoir les mêmes objets, les mêmes lois, les mêmes paroles que le nôtre, n’en était pas moins séparé de nous par un grand mur invisible.  La réalité dite par ces livres, et que rien ne distinguait de la mienne, en fait transcendait celle-ci, elle se situait à un degré supérieur dans l’être, elle était donc inapprochable sinon par la pensée qui ne cessait pas de s’élancer vers les cimes de cet ailleurs, irisées d’une lumière parfaitement mystérieuse.

Rien que de naturel dans cette impression, j’imagine, c’est simplement la mémoire de la présence, celle que j’évoquais au seuil même de ces remarques, qui cherche à s’inscrire dans la figure du monde à mesure que des récits élargissent cette dernière. La mémoire produit ce que dans un de mes livres j’ai appelé un « arrière-pays », un vestige de l’expérience originelle préservé aux lointains du monde comme il faut bien qu’on l’accepte.

Mais ce qui apparaît maintenant et que je dois souligner, c’est le lien que cette rêverie ontologique fait apparaître entre le livre véhicule et le livre texte, entre le contenant et le contenu : le premier se révélant davantage qu’un simple porteur du second, sans effet sur l’œuvre. Existence qu’il est bien, comme le montrait déjà l’affection qu’il sait provoquer, il peut être non tant le guide que je disais tout à l’heure, vers de la littérature encore non lue, que le messager qui vient à nous de cet ailleurs où les personnages et les situations des récits, des drames, paraissent alors résider. Il a un peu de sa vie ici, oui certainement, mais le plus clair autant que le plus secret de son être est « là-bas », à l’horizon du visible. Le livre, le support matériel de l’œuvre, quel est son rapport à celle-ci ? Dans de tels cas, c’est de confirmer qu’elle n’est pas de ce monde.

Un leurre, par conséquent, ce papier, ces caractères typographiques, ces couvertures comme des portes de temple étagées à plusieurs niveaux dans les brumes d’un outre-espace, un leurre car cette imagination d’un ailleurs dans l’expérience de vivre est tout de même un péril, et qu’il faut combattre. Le sentiment de présence, avoir compris - avoir su - que la réalité, c’est l’intensité dans la figure des choses, voilà qui est véridique, c’est le bien que nous recevons de notre mémoire quand elle se fait poésie, mais où le danger commence, c’est quand cette impression de réalité se sépare de nous pour se porter sur des choses rêvées ailleurs, alors que c’est ici même que ce qui est a son lieu, et doit être reconnu, et vécu. Là-bas, en dépit de l’intensité qu’on y rêve, ce ne sont que des représentations sans épaisseur d’existence, c’est de l’image, rien qui pourra répondre aux besoins de la personne comme il faut pourtant les savoir et les accepter si l’on se veut fidèle au moment premier de présence, présence aussi de soi-même à soi. De telles rêveries sont des leurres, et la poésie, ce sera de se persuader de cela. 

Vous voyez, je viens de vous faire part d’une de mes convictions, cette idée que le livre, le livre chose, peut être vécu d’une façon qui fait de lui un péril, en tout cas pour la poésie. Le livre peut être dangereux. Mais l’essentiel, aujourd’hui, ce n’est pas de redire cette expérience, c’est de comprendre la raison pour laquelle un tel leurre se met en place. Pourquoi, comment, le livre qu’on tient entre ses mains peut-il donner lieu à une transmutation des figures qu’on y rencontre, alchimie qui de leur statut ordinaire de simples sténographies de choses et de personnes d’ici tire l’or d’une apparence d’épiphanie ? Pourquoi ? Eh bien, parce qu’en sa nature même de chose, d’objet matériel, tangible, manipulable, le livre a une forme et des limites.  D’où suit que le texte qu’il contient est lui-même délimité, séparé de tous ces possibles qu’auraient été une suite donnée à son récit, par exemple, ou une objection apportée par un critique. Il lui est permis d’exister en soi, resserré sur soi : et c’est de cette virtualité, si le lecteur s’y attache, que la transmutation est la conséquence.

Que sont ces mots, en effet, qu’on rencontre alors dans le livre, qu’on y lit mais en se heurtant à gauche et à droite aux bords du cadre, lesquels renvoient vers le centre, là où sont les phrases du texte, avec leurs indications ainsi absolutisées ? Ces mots ne peuvent parler à ceux qui sont restés au dehors, ils ne peuvent entendre ce qu’on leur dit, rien en eux par conséquent qui puisse prêter à parole, ils ne sont, purement et simplement, qu’une langue, la langue que constituent leurs rapports au sein du livre. Et cette langue est donc libre de déployer ce qui est dans la nature des langues, à savoir qu’elles ignorent le temps de la finitude, celui qui dans nos vies, par la pensée de la mort qui en résulte, oblige à prendre au sérieux les situations du hasard et ne pas douter que c’est ce hasard le réel. Qu’on se laisse capter par une langue en son être propre, qu’on préfère en percevoir les structures plutôt que les employer, et ces structures se font un intelligible, au sens platonicien de ce mot, et quand ensuite on aperçoit cet intelligible dans les quelques figures - c’est le récit - qu’il puise dans le monde sensible pour, en somme, se signifier à lui-même, on voit celles-ci dans sa lumière, on les a perdues pour ce monde, ici, où on peut bien continuer à vivre mais où on a cessé d’exister. 

Et cesser ainsi d’exister, c’est évidemment une tentation, puisque c’est cesser aussi bien d’être mortel, et je crois donc que cette façon de se laisser séduire par le livre - autrement dit de profiter de son caractère fondamental, sa capacité de tailler dans la continuité de la parole, de fermer du texte sur soi -, c’est un fait assez répandu dans la communauté des lecteurs, quitte à prendre divers aspects, qui sont diverses manières de promouvoir la langue à l’encontre de la parole. On peut rêver d’un « arrière-pays » et il y a déjà nombre de façons de le faire, soit géographiquement, soit comme nostalgie d’autres moments de l’histoire, mais aussi on peut imaginer l’ailleurs érotiquement, passionnellement, la passion amoureuse, découverte dans des poèmes avant d’être tentée dans la vie supposée vécue, n’étant qu’une des retombées de ce grand mirage. Et d’aucuns, enfin, profiterons de ce qu’une langue, c’est de l’oubli de la mort, c’est décharger le vivant du sérieux de l’existence, pour se mettre à jouer avec les signifiants de l’idiome ainsi offert à la paresse de vivre, et ce sont alors ces analyses critiques comme on en voit souvent aujourd’hui, analyses-jeux faites à l’aide des simples formes, ou ces livres puisés dans le matériau de rien que la langue par une combinatoire qui élargirait son champ à, rêve-t-on, pauvrement, tout ce qu’on pourrait faire d’intéressant sur cette terre.

C’est en ces régions extrêmes du consentement au mirage, régions plutôt désertiques, que je commence, pour ma part, à m’attrister de la révérence, si ce n’est de l’idolâtrie, dont notre époque fait parfois montre à l’égard du livre, compris comme un texte d’entrée de jeu assumant le fait de son cadre, et y trouvant son bonheur. Pourquoi faudrait-il qu’un livre soit, comme tel, une fin ? Que l’idée d’écrire un livre fasse trembler d’émotion ? Que l’on s’enferme dans l’écriture d’un livre comme si c’était la réponse qu’il faut au supposé non-sens qu’il y a à vivre ? Je n’admire pas l’idée mallarméenne du « Livre » unique, absolu, idée obscure et, heureusement, contradictoire. J’aime profondément Borgès pour son sens exacerbé, en fait douloureux, de la finitude, mais quelle épouvante que la bibliothèque de Babel, à quoi s’est risquée son angoisse ! 

Mais revenons à mon expérience personnelle du livre, des livres, car ce n’est que par cette évocation que je me sens en mesure de répondre à votre attente. Les mirages produits par la collection Printemps ou par les classiques Vaubourdolle ne furent pas les derniers, j’eus à subir d’autres sollicitations, ce furent par exemple, au lycée, les éditions analogues de quelques auteurs latins et d’abord le manuel de grammaire latine, syntaxe mais morphologie presque autant, surtout dans ses « premières années ». Et la même sorte de transmutation du contenu des ouvrages, je l’ai opérée encore quand, dans mes années de lycée toujours, j’ai pris conscience de l’existence des livres surréalistes. Quel paradoxe ! André Breton y parlait d’ajouter des dimensions à la vie, de lui donner plus de réalité, et pourtant ce qui m’attirait à lui c’était ces livres dont la bizarrerie des textes, les images maintenant explicitement suggestives d’une autre réalité - plutôt pauvrement d’ailleurs, mieux eût valu, mais seul Chirico en était capable, s’attacher aux énigmes de l’évidence immédiate -, le tirage très limité, indice qu’ils n’étaient destinés qu’à un petit nombre d’élus, et, de temps en temps, la fatigue de l’exemplaire, preuve de l’existence de compagnons sur la voie à suivre, faisaient d’eux clairement, indubitablement, des messagers d’un ailleurs cette fois encore.

Reste qu’ils me conduisirent, ces messagers, vers tout de même, à Paris, des êtres qui existaient dans ce monde, belle occasion pour revenir de ce côté-ci de l’image. Et aussi je commençai à écrire, et à publier, je voyais d’autres personnes publier à côté de moi : ce qui changea mon rapport au livre. Bien naturellement ! Le livre-messager dont je viens de parler, c’est ce qui nous vient d’un ailleurs, il ne faut pas en avoir rencontré l’auteur, avoir dû constater que celui-ci n’est, si j’ose dire, que réel. À plus forte raison perd tout prestige possible le livre où prend place un texte dont on est soi-même l’auteur. Ne sommes-nous pas, nous qui écrivons, nous qui publions et qui nous parlons, à jamais du pays d’ici ? 

Et qui plus est, d’un pays dans lequel des questions se posent, qui décolorent les rêveries de l’adolescence qui veut durer aussi efficacement que le réveil au matin efface celles des nuits. L’époque, dès 1934, avait commencé à parler très fort. Un autre texte que celui des œuvres littéraires se faisait de plus en plus une incontournable évidence, dans un imprimé, le journal, et aussi un parlé, à la radio, dans les rues, qui bousculaient la forme des livres, la forme inhérente au livre, laissant du coup échapper de leur discours multiple et contradictoire l’aveu de la distorsion par les structures verbales de la réalité comme il faut la vivre. Bien difficile aurait-il été dans ces années-là de ne pas comprendre que la société tout entière, privée ainsi de parole, était soumise à des systèmes conceptuels – philosophies autoritaires, dogmes des églises, idéologies portant ce passé déjà dangereux et coupable à des conséquences sinistres – qu’il fallait critiquer comme précisément des mirages dans la pensée. C’est de ce point de vue que le surréalisme, aussi chimérique parût-il aux yeux de beaucoup, était un guide vers l’existence vécue le plus quotidiennement : vers la « vraie vie », réclamée par Rimbaud, celle qui se sait « réalité rugueuse », anges oubliés, finitude. – Je compris ainsi, en tout cas, ce que suggérait André Breton. J’écrivis un « Donner à vivre » pour le catalogue de l’exposition de 1947, puis un Anti-Platon. Et je me mis à lutter contre ces tentations – je les ai plus tard appelées gnostiques – qui donnent prestige aux livres des autres et à travers eux à tout livre qu’on prend dans ses mains, que l’on ouvre. Quand j’en vins à en publier un moi-même, un qui aurait à circuler tant soit peu et qu’il fallait rendre présentable, je fis attention à sa présentation, à sa typographie, profitant de la liberté que me laissait l’éditeur, mais il n’en mettait pas moins fin à tout un moment de ma vie.

J’étais d’ailleurs déjà dans le projet d’autres livres. Non pas que je voulusse cela, écrire d’autres livres pour le plaisir d’en écrire, mais il fallait bien que se donnât des points d’appui au dehors - des occasions de souffler - le mouvement d’une écriture dont la réflexion sur l’existence incarnée ici, dans l’ordinaire des jours, m’apparaissait désormais la seule valable raison d’être. En cela, oui, je me sens proche de Proust. Et je ne traite pas bien les livres que j’ai écrits et publiés, ces volumes, plus ou moins gros.  Leur contenu, leurs moments successifs, je les ai assurément en esprit, autant que ma mémoire me le permet, mais je les garde en désordre, et quand il m’arrive d’en chercher un, s’il n’est pas tout à fait récent, je dois l’arracher à l’étau d’autres bien trop serrés contre lui ou le tirer de sous une pile, qui s’écroule. Ma couronne de lauriers, que je dois bien avoir placée quelque part, en tout cas je ne l’ai pas disposée au dessus d’un beau meuble où mes publications vieilliraient agréablement côte à côte, drapées de papier cristal. 

[…]

Photo © Télérama.




Isabelle Levesque, Le Fil de givre

Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque : une lecture

En 2017, Isabelle Lévesque nous offrait Voltige ! (L’Herbe qui tremble), un chant d’amour ou une danse amoureuse, qui nous avait entraînés dans une folle ronde : tantôt tourmente, tantôt transcendante, sa force centrifuge toujours nous décentre, active le moteur désirant au cœur de notre vie, qui ne demande que cela : tourner et sortir d’elle-même, enthousiaste. 

Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. Paradoxalement, le mouvement centrifuge de la danse amoureuse produit un effet centripète : notre personne se remet à creuser son propre sillon, gagne en concentration, s’individualise.

À travers une parole sensible tendue entre échos d’expériences intimes et sens à portée universelle, Isabelle Lévesque a pleinement joué son rôle de poétesse. Les deux extrémités du fil poétique ont leur rôle à jouer, même si c’est d’abord l’extrémité individuelle que tire l’auteure.

 

Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, avec des
peintures de Marie Alloy, Al Manar, 2018

 

Dans les poèmes en vers et en prose de son recueil Le fil de givre, accompagné de belles peintures de Marie Alloy, qui a paru au printemps 2018, c’est le même fil que tire Isabelle Lévesque. Malgré les vertiges donnés par des expériences souvent impossibles à rassembler en un tout cohérent, il faut oser sauter le pas, pour que la danse de la vie regagne de l’élan, que soit entraînée dans un mouvement notre vie toute entière, sans que soit abandonnée derrière elle l’une de ses parties. « Le saut devient danse », lisons-nous à la première page du livre.

 

*

Ces poèmes, qui, de prime abord, peuvent paraître abstraits, ne le sont pas, ils détiennent seulement une part de mystère, que l’écrivain partage avec le lecteur, et ne renvoient qu’à des expériences vécues, mentales ou physiques. De sorte qu’ils savent comme par eux-mêmes – mais en fait, par l’art poétique – se frayer un chemin liquide dans la masse calcaire (Isabelle vit auprès du Plateau du Vexin), compacte et ancestrale, des souvenirs. Cependant, là-bas une complicité intime lie l’eau et le calcaire, le liquide et le minéral, une complicité toute faite de temps, dans sa modalité de durée à l’échelle géologique, autrement dit de patience.

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

Le livre commence ainsi : 

 

Au rendez-vous de pierre.
Escalier droit, marches larges. Jour au pied de la falaise. […]. Le saut devient danse.
 […] J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. (p. 9)

 

Par ces chemins sinueux que l’auteure leur assigne de son mieux, les souvenirs trouvent parfois une issue à la surface de la conscience, révélant ainsi une part de leur secret. Pour l’heure, l’élément minéral domine, les chemins « couverts de lierre » (ibid.) sont périlleux, et dans ce même poème, la « pierre » en excipit fait écho à celle en incipit :

 

Désormais vigne se cueille.
Je te retrouverai tout à l’heure ou jamais, le ciel est une forteresse de pierre. 

 

 

La même « pierre » scelle encore le passage vers les hauteurs de la conscience, gravis par « degrés » (ibid.). « Désormais » et « ou jamais » : deux ensembles de trois syllabes, mis en relief par l’auteure grâce à l’italique, riment ensemble, défiant réciproquement, mais sans encore pouvoir la dépasser, leur apparente contradiction temporelle, celle de l’avenir qu’ouvre le présent (ce que signifie « désormais ») et celle du présent à l’avenir fermé (ce que signifie « jamais »). Quant au « mais », il rature chaque mot de l’intérieur, conspire pour leur réconciliation.

 

*

« Pas le vide. Nuit claire » (ibid.). Les jalons sont déjà présents, il suffira d’ouvrir les yeux, et de faire confiance au temps, qui finira bien par nous élever, « ronde ascension » (p. 57), et ouvrir la « forteresse du ciel » (ibid.). La nuit est claire, n’est jamais absolue. « Peindre, écrire, renouer les fibres déliées » (p. 20).

Pour l’heure, le lien fragile doit encore être tissé, ou retrouvé – retissé –, si bien qu’il y manque le « l » final : « Fi du jour ! » (p. 10). Ce « l » qui tombe, par exemple, n’est pas une réduction positive, mais une perte, dans le procès de restitution du sens. « Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle. » (p. 12). Comment rassembler le sens sans les phrases, les phrases sans les mots, les mots sans les lettres, quand ces dernières, bien « loin » (ibid.) de tout accord de paix, sont en lutte, peuvent s’annuler l’une l’autre, surtout les vindicatives voyelles, dont la sonorité naturelle prime les trop sourdes consonnes, discrètes par nature, et dépendantes de leurs sœurs. « Les consonnes assourdies trébuchent » (ibid.). « La voyelle, accentuée, vigilante, écarte le carrefour des consonnes. » (p. 32).

*

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

« Fi du jour ! ». De même que les ténèbres nocturnes ont d’emblée été relativisées, le jour, aussi accueillant soit-il, doit être repoussé, pour laisser place au travail de la matière des souvenirs – du présent immédiatement transmuté en souvenir. Cette matière est nuancée comme l’est la lumière dans la vie, faite de jour et de nuit : c’est une « ombre » (p. 10). Ainsi, un travail ardu aux tréfonds de la langue sera nécessaire, à travers un double biais :

D’abord, un biais photographique, c’est-à-dire la révélation des dégradés du noir au blanc :

 

Temps ferment, nocturne inversé,
ponctuation de l’ombre
tournant pleine-lumière  (ibid.).

 

L’espoir tient précisément dans la précarité de la lumière, et non dans le plein feu du soleil. Vacillante dans la nuit, la flamme demeure vaillante.

Ensuite, un biais de gravure, la langue creusant la matière des mots pour lui donner, outre la couleur, un aspect propice à l’expression recherchée : « Nous ne graverons aucun signe pour durer » (p. 63), et :

 

Phrase et le verbe échappé rejoint. 
Rien ne finit qu’il faille creuser un sillon, ces lignes où des signes attisent.
Trace. Vestige. Les mots solides  […] (p. 54)

 

 

*

Que se joue-t-il dans les tensions entre ces extrêmes – non, ces pôles –, nuit et jour, voyelles et consonnes, passé et futur, etc. ? C’est justement cette tension qui met en mouvement, ou permet de le retrouver ; qui, relançant ce mouvement, par suite entraîne positivement chaque pôle dans une « danse », afin que leur polarité ne constitue pas une simple opposition négative ; enfin, qui permet, à partir de ce dynamisme, qu’un avenir puisse encore advenir. 

Ainsi, tantôt il s’agit de « flétrir le soir » (p. 16), tantôt de « défroisser le jour » (p. 18). Le jour est propice pour flétrir le soir, le soir est propice à défroisser le jour. La nuit n’est pas négative, et ne doit pas étouffer le jour. Chacun doit trouver sa place vis-à-vis de l’autre, qui doit suivre, comme un cycle, comme une ronde – comme une danse.

 

*

 

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

La poétesse ne désire pas cristalliser le fil, à sceller le givre en glace immuable, d’une solidité confortable, peut-être. Elle cherche à puiser la force nécessaire à son poème dans la lecture qu’elle fait du givre, son regard glissant le long de sa sinueuse écriture primitive, son œil faisant du fil de givre un fil de lecture, compréhensible, déchiffrable, potentiellement transmissible et partageable.

 

Où la parole première ?
Flocon magnétique.  (p. 53)

 

Le fil de givre tiré, fait fil de lecture, a naturellement pour vocation d’être partagé : de donner un livre, comme le présent recueil, bien sûr, mais préalablement, d’être conçu ensemble. Ainsi, la poétesse n’est pas seule dans ce travail. Du moins désire-t-elle le croire, se savoir vraiment épaulée, cheminant main dans la main dans une direction commune. Mais le plus souvent, la collaboration prendre la forme d’un corps à corps avec l’homme aimé. Solitaire corps à corps (cosmique) autour du duel corps à corps (amoureux). Le corps à corps épuise corps et âme.

 

Tu es en fleur
ou
presque
déjà

– tu es partout  (p. 12)

 

Dans les 9 courts vers du poème suivant (p. 13), nous comptons 4 « tu » et un seul « nous » final. Effectivement, la présence sensuelle de l’être aimé envahit tout, perturbe davantage l’ouvrage (poétique et mémoriel) qu’il ne le favorise. Ainsi les écrivains sont-ils accompagnés, le plus souvent, eux qui se consacrent à un travail très solitaire.

Néanmoins, c’est le propre de l’amour de sublimer le temps en intensifiant l’expérience, quitte à se croire capable de « retenir le monde » ou d’ « attraper le soir. Rien n’est moins sûr. » (p. 14, là encore, l’auteure souligne). « Tu courais contre le temps », lisons-nous p. 18. La « lutte contre le temps » ne peut durer qu’un temps.

« Rien n’est moins sûr. » Après cette précoce prise de conscience, le nuage de « tu » se mue en un nuage de « il » (5 occurrences dans les 9 petits vers du poème suivant, p. 15), un pronom déjà plus distant, ou plus lucide. 

Le pouvoir de l’amour devient ainsi une force ambiguë, contre laquelle la poétesse va devoir lutter, et déterminer si elle peut composer avec lui. Lutter pour le temps, restaurer sa place dans la vie. Ce faisant, comment ne pas lutter contre l’amour ? Question douloureuse et délicate, qui est peut-être au cœur du livre.

 

*

 

Comment retisser l’assise du temps pour refaire le monde, lorsque nous l’avons « défait » (p. 18), et que l’amour continue d’entretenir le désir, et réciproquement ? « Ce que nous fûmes résonne » (p. 19). Dans la relation amoureuse, si rapidement blesse la nostalgie !

Désir omniprésent, polymorphe, puisqu’il est semé par l’être aimé, lui-même « partout » (p. 12, déjà cité). Forme ignée, aérienne, gazeuse, ou aquatique, comme dans le poème de la page 20, teinté de mélancolie.

 

Les points écartés
à la surface changent l’écume en sel. 

 

Comme en chemin retour vers son origine, l’éros perd de sa fertilité, et du sel naît une écume sans Aphrodite. Plus tard, il sera à nouveau associé à l’élément minéral :

 

Marche dans l’eau claire,
contre la pierre. Le sel (jadis : relief du ciel).  (p. 53)

 

Mais l’élément aquatique est des plus mobiles (« L’eau des métamorphoses », écrit l’auteure, p. 52), car il sait se mêler aux autres :

 

Pour qu’une humide escale prenne terre
et féconde.  (ibid.)

 

L’omniprésence de l’être aimé transforme la contemplation avec la matière mémorielle en confrontation avec lui et ses multiples traces, par lesquelles proprement il s’inscrit partout, et persiste longtemps, sans que l’amante ne parvienne véritablement à décider si elle désire ou non cette perturbation, puisque cette dernière est inhérente à la relation amoureuse. Les choses résonnent de sa présence, même s’il est absent.

 

Tu es passé, le bord-fossé discourt et
falaise, moitié craie, silex en aparté. La voix,
l’inaudible couché au pied du vaillant.  (p. 21)

 

Là encore, le temps, réalisant la complicité entre les éléments, sera un puissant viatique. Car l’aquatique et la terrestre donnent le minéral : celui des falaises calcaire (cette eau solidifiée, un peu friable) auprès desquelles vit l’auteure.

 

L’eau prise en sortilège.
L’érosion n’a rien suivi
du maritime attrait d’un massif poli. (p. 53)

 

*

 

Écrire, si c’est pour relancer le mouvement entraînant de la vie pour réconcilier ses aspects, passe désormais par la lutte. Oui, la danse s’est faite lutte.

« J’oublie, je cogne. » (ibid.). Il faut oublier pour mieux écrire, mais il est impossible d’oublier lorsque l’autre vous rappelle sans cesse à son souvenir, contrariant et favorisant en même temps la volonté poétique. « Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu secouais mes ombres » (ibid.). Si bien que l’amante entend « un mot cogne pour conjurer l’oubli ».

Or, écrire de la poésie n’est possible qu’à partir d’une dilatation silencieuse des sens, ouverts sur le monde et ses manifestations. La poétesse se retrouve ainsi à combattre sur tous les fronts, entre voix et silence, activité et passivité : préservant sa capacité contemplative (les poèmes sont marqués, par exemple, par de nombreux marqueurs saisonniers, jusqu’à l’hiver, et au-delà – p. 25), méditant sur le rôle de sa relation amoureuse, débusquant les ombres pour mieux les accueillir en son sein (p. 23). Autant d’aspects qu’elle composera en un bouquet subtil – « fleur » du sexe masculin (p. 12), « coquelicots » fétiches follement cueillis (p. 18 et p. 34), « jacinthe » et « jonquille » annonçant le printemps (p. 25), « lys immaculé » enluminant le recueil de poésie –, avant que ne prenne le pas, jusqu’à la fin du livre, un herbier plus primitif, composé de simples – « feuilles », « herbes », « lierre ».

 

*

 

L’auteure « cogne » pour oublier, afin d’écrire. À l’approche de la fin de l’hiver, c’est-à-dire à l’approche d’un nouveau cycle vital, pour espérer elle aussi participer au nouveau printemps qui doit venir, elle doit 

 

Battre le vent
Frapper fort » (p. 25),
jusqu’à trancher l’hiver.

Pour que le soir ne soit pas
la fin. (p. 48).

 

Mais alors, c’est elle qui « saigne, flanc touché » (ibid.). Dans le danger de l’extinction, la possibilité d’être non seulement traquée mais chassée, l’idée du « fil de givre » (p. 39), aussi précaire paraisse-t-elle, ne peut pas encore émerger. Dans ce poème, la métaphore cynégétique pour évoquer la relation amoureuse prend tout son sens. « J’écris je saigne ici, flanc touché, le chasseur et sa proie. » (p. 25).

Nous comprenons aussi que deux amours s’opposent, cherchent à cohabiter : celui de l’homme et celui de l’écriture (d’où naîtra l’idée de co-écriture).

Le printemps renaît, comme doit revenir l’écriture.

 

Elle écrit. C’est sa vie[…] Ce qui cesse commence.  (p. 62)

 

Ce mouvement cyclique positif s’oppose au cycle négatif de l’éternel retour, pas celui de Nietzsche, celui des mensonges. Celui-ci, par exemple :

 

 […] au risque du songe, nous écrivons
l’histoire qui n’a pas commencé. Éternel aveu fossoyé par le passé. » (p. 60)

 

Il apparaît alors que le recueil retrace à sa manière, comme une histoire, la dialectique de l’élaboration poétique, faite de moments négatifs et de dépassements successifs. La proie seule n’est jamais chantée, elle l’est avec le prédateur. L’hiver n’est pas vainqueur, sans la tiédeur future du printemps. Etc. Et réciproquement. Dans un poème, « je saigne », le vent battu et la « flamme » de l’ « ici » (p. 25) donnent dans un autre en écho le « tu saignes », le « Il bat » et le « nous brûlons » (p. 40).

 

*

 

Après cette acmé des poèmes des pages 24 et 25, un pas est franchi, la violence retombe.

 

Pas de taille
à regarder venir
le pire. 
 (p. 26)

 

Les amants ont « trop filé le noir » (p. 28), il faut se confier à « la graine promise » (p. 27) de l’espoir d’un printemps. La nuit embrassée au début du recueil, du moins honorée (p. 14), cède du terrain au jour, au supposé « Matin clair, dis-tu » (p. 30). « Braise effraie. Rompt la nuit. » (ibid.).

C’est dans ce contexte plus favorable, mais avec la blessure au flanc, que doit se recomposer, à nouveau frais, le tissage de la langue poétique, sa laine nuageuse.

Pour l’heure, « Rien de plus indicible que le mot sans lettre en gorge. » (p. 25). C’est que la douleur est un savoir, fait de « silence », ce précieux « secours » (p. 30). Mutique, « Sans question » le poète reçoit « Réponse » (ibid.).

Ainsi, l’aventure se poursuit depuis le « Silence plus grand que l’ombre » (p. 36), depuis une sorte de tabula rasa du langage. Silence, puis « murmures » (ibid.). Tout est à recomposer, il s’agit de « relire notre histoire » (p. 32). Mais rien n’est à créer, car tout est déjà présent, sous les cendres ou la neige : il ne s’agit pas tant de créer que de ramasser et rassembler auprès de soi.

La poétesse reprend d’abord la conjugaison et ses groupes (verbes des trois groupes, verbes réfléchis et irréfléchis) :

 

Les murmures épellent les verbes par groupes :

se blottir arriver joindre

 

Puis elle rassemble autour d’elle les lettres, « voyelle » et « consonnes », pour susciter la renaissance du « son » (ibid.), le son articulé né de leur alliance.

Sur cette base fragile, dans le lexique du lien qui est au cœur du recueil, il est possible d’envisager encore l’être ensemble, le « nous », et son homonyme à l’impératif, « Noue » (p. 33), qui est aussi son quasi synonyme.

 

Nous sommes,
loin d’une apparence trompeuse,
noués à l’herbe.  (p. 37)

 

*

 

Avec cette laine cardée, cette relation rafraîchie du langage, le mystère de la réalité sensible, « indéchiffrable » (p. 38), revient envahir la poétesse. Elle l’avait effrayé avec ses frasques, trop loin de lui, « Comme et si loin. » (p. 24). C’est par lui seul que peut se nouer le fil de givre, car il se manifeste sous la forme d’un « paysage nu confondu [qui] brusque notre mémoire. » (p. 38) : un poète n’est relié avec lui-même que lorsqu’il est relié au mystère de l’être.

La relation amoureuse, quant à elle, peut à nouveau s’écrire, redevenir l’apparence d’une écriture, une histoire commune, avec son langage propre, mutique lui aussi. « Je t’embrasse. » (p. 39). Le « Fil de givre » serait-il cet invisible dans la relation, qui relie, la Relation même, impalpable, qui entoure (ibid.) ? L’amour dit avoir retrouvé son vrai mystère.

 

*

 

Pourtant, un nouveau moment négatif survient par surprise. Le retour de la force amoureuse se fait à nouveau au détriment des conditions du travail poétique : « j’ai perdu le fil. » (p. 40).

Et le jeu reprend entre l’amour de l’homme et celui de l’écriture, un jeu douloureux, laborieux, beau, presque jamais simple, puisque en même temps l’autre, qui aime le poème (qui aime l’amante au travers de ses poèmes ?) lui aussi (« lisait les poèmes », p. 22), peut encourager à écrire :

 

Tu veux. Des poèmes.
Je m’attelle. Tu souris. Alorspossible. (p. 31)

 

*

 

Les termes de la réconciliation doivent à nouveau être posés. Comment approcher une « guerre vaincue » (p. 47), quand « les armes cesseront leur fracas » (p. 49) ? À ce stade, la solution semble se situer dans l’invention d’une forme de co-écriture. Celle-ci existait déjà, mais sous le mode plus distendu, moins construit, voire ambivalent, de l’incitation à écrire. Une écriture à deux mains serait possible, comme nous parlons de « piano à quatre mains ».

 

Nous écrirons
la fortune faite du songe.[…] Tu caresseras le projet, corps
vestige, nous serons singuliers.  (p. 46)

 

Et plus loin :

 

Et nous ferons poèmes par bribes  (p. 48)

 

Écriture volumineuse, patiente, douce, déjà plus picturale, car elle a le goût des couleurs, au-delà des nuances du gris, que l’on pose par touches successives, à commencer par le « bleu », cousin du noir d’encre :

 

Nous poserons le bleu, ses gouttes vives
étonneront la braise  (ibid.)

 

Écriture où chacun doit trouver, avec et grâce à la tolérance de l’autre, sa pleine place. Situation presque impossible, soumise à la vive menace d’être « l’indistinct » (p. 50), une menace que lance l’être aimé aux pires moments, ou créant ces moments les pires, comme une malédiction, revenant « sans fin » (ibid.).

« Le bleu » juste posé disparaît alors (« – Où est ce bleu, nuance du soir […] ? », p. 51). Par amour, la poétesse ne cesse de tenter de faire entrer la voix aimée dans son chœur, tantôt avec tous les outils poétiques, tantôt en s’en débarrassant – dans les deux cas, par amour. Si bien que se construit un grand poème amoureux, un courageux hommage. Un poème courtois écrit pour son guerrier par sa dame. « Chagrin des heures, portant belles phrases – poèmes mêlés, pas de roman. » (p. 55).

 

*

 

« Aimer tient en un verbe rond. » (p. 62). Finalement, ce rêve d’un accord entre les deux amours (l’homme et de l’écriture) s’avère comme tel impossible, car il ne constitue pas une réconciliation – comme s’il y avait une paix initiale –, mais un contrat soumis aux aléas de la vie. Il s’agit d’un ouvrage toujours à reprendre, et donc à confier à l’espérance, à l’ « escale » à venir : « ils deviendront. » (p. 52).

De sorte que la dialectique de négociation, rang après rang, a tramé toute une écriture, généré tout ce beau livre – a été porteur de poésie. N’est-ce pas l’essentiel ? La poésie n’est pas aussi vive que lorsqu’elle est inquiète.

« Rassembler les ténèbres feintes ». (p. 58) Le poème se hâte de tout rassembler autour de lui, à largeur humaine des bras, espérant l’apaisement universel. « La pensée des feuilles nous rassemble » (p. 59). Le recueil en dépend. Il n’a pas d’autre sens. Mais lui aussi doit avoir un terme (« Trop vécu le livre », p. 58), et l’inventaire s’impose :

 

Je n’oublie ni la mer
ni la roche,
je n’oublie pas le chemin[…].
Je n’oublie aucun geste.  (p. 57)

 

*

 

En dépit de ses secrets, le livre d’Isabelle Lévesque déjoue pleinement le mythe fallacieux de l’absence de capacité narrative de la poésie. Son livre est un livre d’aventure, un conte lyrique (p. 56), une fable amoureuse, un poème biographique, un récit initiatique, un livre proposant naturellement plusieurs niveaux de lecture, où chacun peut trouver un fil à lui, à tirer vers lui, mystère à la clé.

C’est un don qui nous est fait, celui de l’espoir lucide de demeurer ensemble tout en restant soi-même, encore et malgré tout ; d’aimer sans démesure (« Nous ne graverons aucun signe pour durer », p. 63), mais infiniment. « Nous resterons unis. » (p. 59).

Oui, de vivre ainsi, avec, rassemblés et mêlés, ces trois aspects : aimer et écrire ensemble, cheminant à deux vers l’origine, qui n’est que lettre, aussi première soit-elle : « nous rejoignons l’initiale » (p. 62, dernier poème).

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

Autres lectures

Isabelle Lévesque, Ossature du silence

Arriver aux Andelys, c’est d’abord être capté par un panorama auquel rien, au cours d’un calme voyage, n’avait préparé. Avant de voir émerger les Andelys, rien n’indiquait que nous tomberions nez à nez [...]

Isabelle Lévesque, Nous le temps l’oubli

Une poésie d’ajour et d’amour Ellipses et trous d’air tissent la langue d’Isabelle Lévesque ; volonté d’épuration de la part de la poète ? Probablement pas, car il s’agit d’une langue très matérielle dans ses [...]

Isabelle Lévesque Voltige ! 

Ce chant d’amour d’Isabelle Lévesque décrit la danse dans laquelle l’amour nous entraîne, cette sorte de ronde qui met l’amant en mouvement – ce mouvement qui lui échappe, qui échappe à la maîtrise [...]

Isabelle Levesque, Le Fil de givre

Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque : une lecture En 2017, Isabelle Lévesque nous offrait Voltige ! (L’Herbe qui tremble), un chant d’amour ou une danse amoureuse, qui nous avait entraînés dans une [...]

Isabelle Lévesque, En découdre

Un verbe qui appelle au combat, trois syllabes rudes qui ne souffrent pas la réplique, le titre du nouveau livre d’Isabelle Lévesque surprend aussitôt. La mise en page de la couverture le met en [...]

Isabelle Lévesque, En découdre

Les amoureux de l’intimité poétique trouveront sans aucun doute de quoi se satisfaire avec ce nouveau recueil d’Isabelle Lévesque où le lecteur entre de plain-pied dans une atmosphère hivernale, introspective, propice à une [...]

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

Comme un temps du langage, celui du poème fouillé par les mots, tout dans Je souffle, et rien essore le silence et laisse non pas la sécheresse du néant mais le prodige du [...]

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine [...]




Sotto voce pour les variations lacrimosa de Michèle Finck

Variation poétique, d’après le recueil  de Michèle Finck
(Arfuyen, 2017)

 

chair qui fut royale déchue
depuis l’origine sans retour
le mûrissement de la pourriture
en nous n’est pourtant pas
de notre fait nous qui suivons
las et aveugles ne le répétez
pas à nos oreilles intègres
nous qui suivons l’Indestructible
l’étoile supérieure à toutes
enseigne notre frère pragois

chair peut-être pas pourrie
mais mûre y avez-vous pensé
Michèle Finck amie chère
certainement que oui diable
chair ou corps plus pudique
comme mûri par les éclats pâles
de la lune qui nous garde notre
étoile à nous la destructible
car même la lune est luisante
même elle émet des rayons
qui tiédissent la peau glacée
des cheveux qu’on s’est fait blancs
depuis la prime enfance ô malheur
à la nuque rompue à l’arrachement
du sarment irascible au nerf vif
du dos cave à l’armoire des reins
de la déchirure aux rets des pieds

de bien faibles consolations
mais qui font tout notre bien
notre plus grand bien
ariston anthrôpou khtèma
car ils portent avec eux le sort
humain depuis son émergence
la douleur c’est le savoir absolu

là-bas derrière la fosse orchestrale
les feux roses brûlent impatients
qu’ils sont de révéler l’aube aimée
dans la gloire immature insouciante
vous en souvenez-vous pour ma part
il ne me reste en bouche qu’un crissement
de sable de corne évasée par les averses
si courantes en automne hiver en Alsace
et même alors je me réjouissais de la richesse
des schistes et des micas aux reflets lapis
des feldspaths délicats aux éclats lazuli
leur histoire ancestrale est éblouissante
quelque part oui ça mérite je ne sais ça
mérite considération du moins respect

ce onze octobre deux mille dix-sept
nous nous sommes écrits avons je crois
pensé l’un à l’autre ça se produit entre amis
je vous ai dis que je lisais votre livre je m’excuse
j’ai menti lui me lisait votre livre comment
pouvais-je vous le dire à ce moment c’est lui
qui me lisait oui lu par votre livre qui
ne raconte pas mon histoire il ne raconte
rien que le chemin d’une recherche
une certaine image de votre chemin
et ce soir les voix tapant de l’intérieur
de mon armoire ô siège antique de l’âme
le souffle tapait désirait sortir mais pas
demain non ce soir même alors j’ai
ouvert ses deux battants bouche ouverte
mon souffle a commencé à sortir
et c’était naturel et bien consolant déjà
pour celui qui est aux prises avec le temps
ses rudiments de frustration
et ce texte est né ainsi en écho au vôtre
pousse modeste au pied de votre arbre
poussée grotesque du printemps en plein
automne on se rappellera cette lumière

lu par votre livre j’y opposais au livre
Connaissance par les larmes c’est le
nom de ce livre qui est vôtre devenu mien
par la magie de la lecture de l’amitié
et du sel venu de l’Indestructible et déposé
fardeau de la lune dans le bac d’eau glacée
sur notre langue en gage de survie
l’empathie la sensibilité le cri humain le cri tu
lu par lui donc je lui ai opposé des notes
directement écrites au crayon sur lui
le livre papier pas le livre image ou le Livre
oui borner les vers et les phrases
déjà bornés par les pages les marges
et les syntaxes pesées et déposées
par vous dans ce lieu étroit des feuilles
comme présents lunaires au temple vide
mais c’est ainsi que je suis rentré
en lui que le vôtre est devenu mien
à mon humble mesure de scribe nubile

il est une lumière blême reflet opaque
de l’océan qui jadis fut indigo
jaillie des abysses jusqu’aux maisons
de petits villages méditerranéens
elle les encadre comme des peintures
d’un bras de bronze d’un œil émeraude
fait de leur blancheur lumineuse
un appel alarmant à la déchirure
plus bas bien plus bas sur les récifs
parmi le bouillon tourmenté des algues
le bris terrible des brisants aiguisés
appel doublement alarmant fascinant
il n’intime guère il chante comme sirènes
à l’oreille un chant doux comme le miel
tendre comme une brise apaisée
partition radicale d’une consolation impossible

que peut-on opposer à ce cri
alors que nous sommes nus démunis
et qu’il n’est que l’écho d’un chœur dense épais
comme la rangée des vagues du large
chevauchant jusqu’à nous misérables
que peut-on opposer à l’écho de l’écho à
l’épiphénomène de l’eau à l’épi fait noumène
les maisons blanches sont devenues
par lui seul des chaudrons vif-argent
implacables des agents de la rage animale
la nature s’est faite paysage comme encadrée
dans un bord duplice une toile tendue
les couleurs survivent mal dans le pays
devenu monochrome elles ne sont plus
que les soubresauts les résidus d’un monde
vaporeux lisse comme une soie lisible comme
la lisse lavande des environs de Grignan
où l’air l’eau la pierre se mêlent en même vapeur

dans un tel pays de plomb les beautés
ne sont pas plus rares mais plus brutales
les rouges suintent des angles des pierres
d’aigres verts perlent des chemins poussiéreux
quant aux jaunes ils brûlent les commissures
gouttes acides presque transparentes
du moins c’est l’impression qui nous saisit
lorsque tout s’effondre alors que tout continue
et au même rythme sans nous tout simplement

cette ivresse polyphonique porte
un nom ou deux que je tairai ici

que peut-on opposer à l’effondrement
sinon l’effroi pied tâtonnant courageux
devant le chemin inconnu la piste chaude
le sol tremblant sur la lave du mercure
que peut-on donc y opposer sinon
ce parcours doublement incertain
par son biais comme sa visée
en direction de l’Indestructible
regard dans le lointain l’ouverture
insurrection des algues lacrymales
qui dansent quelque part dans
notre œil aveugle de l’intérieur
œil sans paupière à laquelle
il manque les cils

parcours mystique bien sûr
harassement sur des chemins qui
nous appartenant croit-on
se dérobent sous les pieds les mains
tendues vers les morts qu’on a aimés
les vivants qu’on a perdus désolés
expérience gnostique connaissance
rhénane méditerranéenne universelle
impalpable de la vie par la douleur
je le disais savoir humain absolu
fil d’Ariane tenu envers et contre rien
d’autre que notre soi tout entier contenu
dans ce que j’ai toujours nommé la Source
un grand bassin de larmes accumulées
en soi depuis l’origine larmes contenues
sans issues sans sorties possibles
comment supporter cette double peine
mais l’intuition la confiance seule
est salvatrice elle nous mène alors
avec la main de Béatrice la voix de Virgile
dans la spirale de la révélation consolante

l’or brille quelque part sous le
champ de couleur de Nasser Assar
allons-y voir allons vers l’aube

avec des pattes de mouches insignifiantes
des grilles à peine des filets de paroles sur
votre livre autour de votre bouche d’abord close
j’ai ajouté aux vôtres à vos châteaux mes briques
de sables au milieu de la marée montante
de la mer mariée au chagrin mêlant
sel et larmes que rien n’endigue

là-bas le large dit-on son bruit son silence
l’effroi de ses apnées tropicales
là-bas en coulisses le large investit
la chambre sonore de Neptune
y gronde comme cent mille hommes
ou dix mille tritons venus pour frayer
de là où nous sommes en bout
de course sur la plage de nos heures
comme les enfants réduits à des traits
s’éloignant sur la bande de sable
dans le poème d’Yves intitulé Le nom perdu
ces mélismes inquiètent jusqu’à nos pleurs
qui roulent en nous par chariots entiers
chariots charrient nos chairs filandreuses
sans que l’issue ne soit barrée Michèle
l’issue rêvée aux larmes contenues
dans le bassin éternel de la Source

l’issue le large l’issue le large
se répète-t-on sans fin abandonnant
ainsi l’œuvre du cheminement
le cheminement sur la plage infinie
de Dunkerque des Landes
de Vendée de l’Érèbe
vers l’issue l’issue c’est le chemin le pas
qui accroche la plante des pieds au sable

et la mer alors c’est le miroir
que fabriquait notre père à tous
y baigner notre blessure saignant
dans la Blessure originelle
petit trou au côté du néant
le geste d’y baigner seul fragile blessé
thalassothérapeutique
devient la mer de larmes qui submerge

court-circuit circuit coupé court
canal lacrymal sectionné
par le choc indicible par la
somme impitoyable des chocs
addition des peines coupe la langue
chemin triplement coupé
chemin de la vie des larmes de la poésie
triple peine paix péniblement empêtrée
dans les jalons sans gloire des sanglots
court-circuit demande alors
quel est le plus court chemin
entre deux point entre
nous poussière minuscule et
Dieu point culminant
que dire laissé sans voix
sous le joug du silence sotto voce
les larmes sont faites pour
les chagrins pas les ruines

canal coupé court-
circuité ne put plus
pleurer depuis lors
dit-elle à peine retenue
par les cristaux de sel
en elle par la mer déposée
cri alors retenu en arrière
de la bouche du cœur du bassin

quelle forme de vie demeure
pour l’humain privé de larmes
ou bien
survit-on vraiment à l’excès de chagrin
ou bien
garde-t-on visage certes
on ne meurt de rien dit-on
la grande question sans réponse
l’énigme de la douleur
sans cesse posée par la poésie
la connaissance jamais acquise
toujours recherchée par les larmes
leurs méandres traçant sur nous
la carte le delta de notre humanité

atterrée d’être née
atterré d’être né
atterrés d’être nés

je connais si bien cette joie folle
de ressentir enfin les larmes
reprendre le chemin des joues
confirmer notre humanité
indicible bénédiction des larmes
n’est-ce pas je sais la
joie de la quête mystique
de la connaissance par elles

chœur bouche fermée
le cri est initial pas le silence
né de cet atterrement
faire d’emblée silence
comme si ça n’était pas imposé
se taire pour s’élever
construction verticale du
poème initial
initiumou initium
les maîtres lecteurs du Livre
ne peuvent trancher
verticale au mot unique
un mot par vers
mot-vers vers-mot
pourtant l’Unique pur est dédoublé
car deux fois apparaît Dieu
en troisième place trinitaire
et antépénultième place trinitaire
dans une parfaite symétrie
quinze vers d’un mot-vers
deux fois sept vers-mots
dans chacun Dieu double face
Christ punitif et Christ rédempteur
Dieu tout-puissant et Dieu fait homme
tel le Christ Pantocrator
du couvent Sainte-Catherine
deux fois sept mots autour
de la connaissance autour de
l’arme ultime de l’humanité autour des
larmes

poème Hors
douleur totale
douleur motrice de l’écriture
écriture est poésie
écriture chemin de connaissance
poésie est connaissance
poème est larme
voix est regard

plus de larmes
sont brûlées
plus de larmes
sont gelées
dites-vous
identiquement

à l’époque je n’avais pas
de plus vif désir que celui de pleurer
joie mariale liquéfiée
j’entends de pleurer dehors
plus à l’intérieur de soi
pour accroître inutilement
le volume du bassin des larmes
douleur non coulée non dites
autoraugmenter le volume
et plus le bassin de larmes

poème Soif
vie nue exposée sacer
père mère ami laissés
dans la laisse de mer
échoués ensemble
trop tôt avant le point
de fuite de la plage étirée

singbarer Rest
quel est-il
une variation Lacrimosa

cherchant un chemin
à emprunter
on y progresse les étapes
du calvaire se succèdent
un second chœur bouche fermée
un troisièmeet cetera
à chacun à chaque station
chaque tableau la couleur
et la parole anamorphosées
la vérité qui se resserre
moins lointaine
anonyme et universelle
l’anonyme est universelle

l’énigme demeure mais
la parole lentement se
libère des amarres
analusislançaient les capitaines
dans les ports hellènes
la mer devient praticable
le large regardable
l’œil l’affronte avec l’oreille
la musique fredonne elle
est née du silence elle
ne s’éteindra pas on ne
meurt de rien voyez-vous
isométrie polyphonie
mélomanie symphonie

le poème questionne
encore et toujours
les mêmes énigmes
s’y confond comme on nage
dans la mer sans y avoir pied
le poète questionne
encore et toujours
les mêmes borborygmes
oui c’est ce qui se produit
le chanoine devient chaman
explore les différentes voies
d’accès à la connaissance
nage entre les dimensions
du rêve de la réalité
de la rêvalité ose
le voyage spatio-temporel
à l’extérieur de soi

chef dessaisi de sa baguette
et de son orchestre
oser vraiment la musique
laurier-rose et laurier-rouge
exactement dit construit
o i é o é o i é ou
fêtes les voyelles comme
fit notre jeune père
fêter la consonne
et délivrer la consonance
sans séparer l’eau du sel
poète penseur et panseur
poète alchimiste et animiste

chanter chanter encore
ce droit
à tous les orchestres
musée musique sont le même
disent encore les Anciens
de Vivaldi à Verdi
de Masaccio à Picasso
en veillant toujours
à passer par le silence

une bouche mi-close
avec sa bouteille bue
un jour renait le printemps
de la mort nait la vie
suggère cette fois le bon sens
avec sa bouteille pleine
la bouche en fleur
n’appartenant à personne
redevient nôtre et refleurit
anonyme universelle
nourrie par la terre d’exil
sur notre souche
morte de sécheresse
jusqu’au prochain hiver
qu’on passera lui aussi
sans assez de larmes
qu’importe nous
nous retrouverons au large
portés par l’esquif
de nos frêles musiques

 

 




Isabelle Lévesque Voltige ! 

Ce chant d’amour d’Isabelle Lévesque décrit la danse dans laquelle l’amour nous entraîne, cette sorte de ronde qui met l’amant en mouvement – ce mouvement qui lui échappe, qui échappe à la maîtrise qui a tant de prise dans nos vies.

Rien ne se voit qui tremble,
ici en nous 

Plus rien n’est certain lorsqu’on est sûr de son amour. Tout vibre, tout « tremble » (combien de fois apparaît ce mot ?). Les corps tremblent dans le jeu amoureux, les battements accélérés du cœur et les peurs. De même font, derrière les fenêtres, les flocons, les feuilles et les rafales.

Nous sommes liés par les jours
bleus comme les nuits.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige ! , peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige !, peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

La vie est précaire, et seule l’urgence de vivre révélée (rappelée) par l’expérience vive (l’amour, ici) transforme, alchimique, cette fragilité en expérience.

Rien ne fait pétale à revers. C’est
coquelicot la vie 

Les êtres les plus fragiles sont parfois les plus forts, comme ces coquelicots qu’Isabelle Lévesque affectionne tant, avatars des roseaux de la fable, qui dansent, fiers, dans la tourmente, éclatants comme le sang, sans perdre tous leurs pétales qu’on aurait cru perdus ; mieux : finalement, ils s’en accommodent fort bien. Ils gagnent du vent l’âme animale qui leur manquait.

Pour un temps (car elles aussi seront finalement réconciliées), les coquelicots destituent aux autres fleurs la charge d’orner le blason de gueules (rouge) du cœur. C’est un insigne que l’on « cherche », parfois « trop tard ». Car le cœur demande à être alimenté de sang chaud, sans mesure :

Tout ce qui tue renaît ?
Tue ce qui dévêt le cœur,
les marguerites en nombre 

Il est beau et bon pour l’homme que demeurent pour son existence des possibilités d’expériences qui échappent à sa maîtrise. Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. L’amour nous rapproche du lointain (Jaccottet), désigne la présence (Bonnefoy). Cette expérience intense nous enseigne comme est rare la vie vécue, la vie personnelle.

Sur mon âme le souffle d’or
étonne l’arbre
où tu files l’écorce parfaite
qui entoile le paysage. 

Il est remarquable de constater, que paradoxalement, la force centrifuge du tourbillon amoureux produit chez l’amoureux un effet centripète : ce dernier s’individualise, creuse son propre sillon, tend vers le pli trop souvent dissimulé dans le mystérieux nœud psychique – ce bouillonnement grégaire autant qu’original. L’amoureux renonce à l’identité comme cherche à le faire, laborieusement, le littéraire (Quignard).

Il n’existe pas d’individu. Cependant, l’ego de l’amoureux connaît un supplément d’âme délivré par l’expérience d’une certaine forme de relation sublime à autrui (l’amour, donc). L’individu n’est qu’« individuation » (Gilbert Simondon).

[…]. Chacun devant,
retenant le passage étroit
de l’un à l’autre, nous sommes
le même socle la dérive et l’île réunis 

Ainsi, nous décentrant – par la force centrifuge –, la danse amoureuse écarte les parties les moins signifiantes de notre vie et les repousse vers les marges de notre existence ; simultanément, elle rassemble en notre cœur, en petit tas de sable – presque d’or –, de précieux grains d’humanité.

Double mouvement, chacun confus dans l’autre, identique et équivoque, grâce au dessin sphérique de la ronde, qui est aussi le mouvement voilant / dévoilant de la vérité :

Le vent soulève / ou cache.

De surcroît, aimant autrui, l’amoureux donne naissance non seulement à une forme élevée de relation avec lui-même, mais à son environnement. Émergeant ou prenant du relief autour de l’amant, le monde devient le complice de son amour. Faisant un don à autrui, l’ego reçoit, en retour identiquement gratuit, le cadeau d’un milieu qui lui sera encore plus propre que précédemment. Aimez autrui, vous recevrez un monde.

N’est-ce pas une merveilleuse dialectique ? Impression de renaître, comme « le ciel », si ce n’est de naître.

vers la mer     tout commence.

L’amant voit mieux par le regard de l’aimé que par le sien. C’est le monde qu’il lui offre, et qu’il s’offre, un peu, en retour, dans le mouvement ascendant de la dialectique amoureuse. Alors il est naturel que le monde et l’autre se mêlent, que les mouvements naturels semblent se confondre avec ceux de l’aimé et les siens. Isabelle Lévesque parle très bien de cela, des couleurs que l’autre (que l’amour !) peint dans notre œil. Par exemple :

[…] Tes bras,
me glissent des épis, les blés,
les cheveux. […]. 

Que confirme tellement le poème suivant :

Je pose à mi-chemin les images.
Tu dis la photo, unique. Instant saisi.
[…] Ta fièvre florale ravive les blés,
Nos mains frôlent sans toucher. 

Le sentiment amoureux, c’est aussi sentir que l’on peut poser une image – à mi-chemin comme une toile qu’on dispose entre nous et le fond de la scène –, dire une image (une photo), saisir vraiment l’instant.

Telle est l’érôs décrit par Platon dans le Banquet (et dès le Phèdre). Un enthousiasme, un sens divin qui s’agite en soi et nous élève vers le divin.

On est ainsi pris de folie, c’est une « danse folle », on se croît capable de tout, on a des désirs d’enfant tout-puissant, on ne désire plus se restreindre, car tout simplement l’on désire. Eh ! Les zestes n’ont qu’à être des gestes, la rumeur extérieure notre silence, les règles des dérèglements :

Je veux des gestes orange
de tige frêle. Toute une heure sise de silence.
Je veux. Tordre le cou des principes
Pour étreindre le corps lent du soir. 

On se tient la main. Ce n’est point régressif. C’est qu’on aime. Que le temps amoureux a lui aussi été embarqué dans la tourmente, que les minutes sont des heures, ou inversement, que la petite trotteuse marche en sens inverse.

 Jamais-toujours :
seule proposition. 

Deux vers parataxiques tout à fait héraclitéens. Les contraires sont réciproques.

Je le disais : on ne s’appartient plus tout à fait. On aime ça. On aime aimer. On aime d’aimer.

Hier a pris mon âme.

« Le vent ne peut rester debout », bien sûr : il tient par son propre mouvement, comme les humains à vélo. Que faire alors de mieux que rentrer dans la ronde, y demeurer le temps qu’elle dure (un jour, la partition est achevée, le silence se fait), continuer à voltiger quand bien même on pressent que la chute sera rude. « Voltige ! », lance, impérative, la voix du vent, et celle ou celui qui prétend aimer.

Le « désarroi » (la douleur du regret de l’absence) menace, toujours. Simplement, on avait premièrement la force de ne point y songer, on n’y avait pas le cœur, accaparé par la pulsation accélérée en direction de celui de l’aimé. Un jour nous auront à souffrir « les heures sans toi ». Le texte se fait élégiaque.

Qui de mieux que le mal-aimé / bien-aimant Apollinaire pouvait, avec des vers du poème Sanglots, introduire ce beau livre d’amour, presque courtois ? « Trois gouttes sur la neige », le « lai », etc. : quelques allusions nous indiquent que la fin’amor n’est pas loin, que le vers désire chanter.

Un jour, il y eut deux voix qui furent réunies, qui furent ce vers, cette strophe entière, grande (déjà une épitaphe ?) :

notre voix. 

L’écriture d’Isabelle Lévesque tente de suivre ce mouvement du tourbillon amoureux, d’y coller comme deux lèvres impalpables de différentes natures. Les lèvres sont disjointes comme le sont les hommes, étrangers. Elle lutte contre sa fragmentation pour suivre au plus près son régime, son rythme, ses aléas (car il n’est rien de mécanique). Et l’on se rend finalement compte que ce mouvement humain imite parfaitement, le temps de son temps, le mouvement naturel du vent. Nous ne sommes pas trop des monstres, puisque nous sommes encore capables d’amour. Aimant, nous recevons les miettes de la présence :

ici maintenant 

Les pétales du coquelicot se froissent comme des feuilles de papier de soie. Le coquelicot appartient au monde du codex, papier en feuille et fil noué. Il se lit, donne à lire et « recoud » les mots ensemble. Se froissant, il chuchote entre nos doigts des poèmes. Après mille autres livres, il a chuchoté à Isabelle Lévesque celui-ci, Voltige !, ce brasier incandescent et le digne spectacle de ses cendres qui furent braises.