1

La maison Tarkovski, l’âme du corps à corps

 

 

À François de Boisseuil

          La poésie d'Arseni Tarkovski reste peu connue dans le monde francophone. C'est pourquoi Matthieu Baumier a eu raison de signaler aux lecteurs de Recours au poème l'anthologie bilingue éditée par Christian Mouze chez fario.[i]

            Ces traductions devraient permettre de rendre justice à un poète qui a su rester fidèle au "culte des mots" par quoi il a affronté les inquiétudes et les souffrances de sa vie, les sublimant par le feu de ses poèmes. Chez Arseni Tarkovski, en effet, la blancheur ne vaut que pour son "âpreté", biblique dans "Théophane le Grec", ou encore "inquiétude / Des pins noirs qui parlent" sur fond de "marasme neigeux" dans "Neige de mars". Jusqu'au bout - Christian Mouze nous en avertit dans sa Présentation - le poème est une tentative de cicatrisation : il faut toujours recommencer, reprendre un même texte parfois des années durant ; l'écriture est une lutte, un mouvement qui n'est jamais uniforme, jamais unidimensionnel. Arseni Tarkovski a découvert qu'au cœur des rigueurs et frimas de la matière émerge "l'âme", "le ciel" ; que le temps, par conséquent, est traversé par la possibilité de l'immortalité, une forme d'infini.

            "J'ai assez d'immortalité

            Pour que mon sang coule d'un siècle l'autre ;

            Et un bon coin de bonne chaleur,

            Je le paierais volontiers de ma vie,

            Pourvu que mon aiguille ailée

            Ne me conduise comme un fil

            Par le monde."

Parole de loup des steppes, grand galop du guerrier.[ii] Mais il ne nous apporte pas la mort, le poète, de toute sa fougue il s'écrie : "Vie, Vie !"

            On le pressent, ne lire Arseni Tarkovski qu'en le subordonnant à la cinématographie de son fils Andrei serait dommageable. Trop souvent, dès qu'il est question de ces deux-là, le célèbre adage Le fils est le secret du père nous hypnotise, nous empêchant de penser véritablement la portée et la profondeur du lien qui peut les unir. Tout regard croisé sur les films de l'un et les poèmes de l'autre doit pourtant s'en tenir à ce fait : ni le cinéaste ni le poète n'ont eu la faiblesse d'hybrider leur art avec celui de l'autre. Andrei Tarkovski est on ne peut plus clair : il a toujours considéré que le matériau du cinéaste était le temps concrétisé, factuel, des objets, autrement dit les objets comme véhicules d'une pression ou d'un flux temporels s'écoulant dans le plan[iii]. Pour sa part, le poète à l'œuvre se frotte aux mots. Célébrant la peinture de Van Gogh[iv], Arseni Tarkovski réaffirme son engagement à porter le "fardeau" du "verbe". Dans le superbe "Daghestan", il questionne certes son audace, ou son rêve, ou sa lubie, ou encore sa naïveté d'alchimiste du mot[v] ; jamais pourtant il ne reniera sa voie car sa folie offre un extraordinaire champ de batailles à explorer. De sorte qu'Arseni apparaît plutôt comme le père bavard dont la parole est radicalement remise en cause par Petit Garçon, son fils, dans l'ultime plan du Sacrifice.

            Si Andrei Tarkovski accorde la part belle aux poèmes de son père dans ses films, ce n'est donc ni par admiration béate ni pour faire éclater une sorte de continuité entre les mots du poème et les objets du plan. Les deux artistes se mesurent, ils se confrontent : preuve encore que si un rapprochement doit être fait entre les deux œuvres, c'est dans le secret d'un antagonisme où chacune, résistant à la force de l'autre, veut affirmer sa souveraineté sur elle-même.

°

            Quelle est la valeur, quelle est la vertu du mot chez Arseni Tarkovski ?

         Le lecteur de "Papillon dans un jardin d'hôpital" retrouve cette intuition première que le verbe, pour abstrait qu'il soit en comparaison du fait enregistré par la caméra, n'est pas détaché de la perception corporelle. Il la prolonge, la modalise sans la modéliser. "Sorti de l'ombre et à travers la lumière", le nom conserve l'effet magique du papillon qui passe, poudre restée sur le bout non pas des doigts, mais de la langue. Alors que le poète soldat vient d'être amputé, alors qu'il broie du noir dans la blancheur de l'hôpital, le papillon surgit et repart, fugitif, pour la lointaine Cathay. Demeure "babochka"[vi] : les couleurs émanent des voyelles, comme du clignement des yeux, et avec elles un sentiment où se mêlent la "paix", mais aussi le désir et la crainte. Bien plus, le papillon aperçu est insaisissable en tant qu'objet :

            "Il vole, fait la révérence."

Sans ce mouvement point de poème car c'est en lui que le papillon et "babochka" viennent confluer : la prosodie ciselée d'Arseni Tarkovski est devenue volètement. Réciproquement, sans la versification par quoi le mot se met à papilloter, pas de relation avec ce que le corps aperçoit. C'est bien tout d'abord par cette puissance d'animation que certains mots trouvent la faveur du poète, à commencer par certains noms propres : "Elabouga", "Marina", "Anna Akhmatova" (et ses "A glacés"), "Ivan" (et son saule au miroitement fascinant, "Ivanova iva")...

            Mais lire Arseni Tarkovski, c'est approfondir le sens de cette animation : mise en mouvement, mais aussi découverte de l'âme immortelle des choses.

        Une telle écriture doit en fait toute son énergie spirituelle à la violence d'un choc, d'un ébranlement. On trouvera difficilement un texte qui ne soit qu'une méditation calme sur fond de ciel monochrome. La relation fondatrice du poème au monde repose sur la perturbation. Lorsque le chant se laisse trop aller, explique "L'Avenir seul", lorsque la puissance lyrique s'abandonne aux "aises" d'un "travail peu compliqué", quelque chose menace de se figer[vii]. Il faut l'irruption intempestive d'un autre "locataire" pour que prolifère une foule intérieure, pour que s'ouvre un chantier colossal scarifiant "la peau tubéreuse de la terre". En sa catastrophe, le poème se fait louange de la pointe de lance :

            "L'aigle de la steppe y nettoie ses vieilles plumes".

Paraphrasant un autre vers, nous dirions volontiers que c'est la voix du "vieil honneur guerrier qui parle".[viii]

            Martiale, elle file fermement, sans mollesse, tendue par la menace effective de la mort. Le cavalier ne cesse d'être heurté par "la plume d'Azraël" :

            "Les ronces fumaient, le grillon faisait des siennes,

            Et grattant de ses moustaches les fers de mon cheval,

            Il prophétisait

            Et me menaçait de mort comme un moine."[ix]

Mais le poète n'a pas peur, en tout cas il s'offre à l'agôn, à la joute[x]. Face à la mort, il ne se soumet pas à quelque crainte religieuse, il rend coup pour coup. C'est pourquoi l'élan poétique de "Vie, Vie" débute avec cette audace aux accents iconoclastes :

            "Je ne crois pas aux augures

            Et je n'ai pas peur des signes."

Ce qu'Arseni Tarkovski livre ici à ses lecteurs (au premier rang desquels figure son fils Andrei), c'est l'intuition qu'au commencement n'était pas le verbe, mais la vivacité, la vitalité d'une action périlleuse, pour tout dire un culot, celui-là même qu'aura le jeune fondeur de cloches qui n'avait jamais fondu de cloches. Et s'il devait y avoir un mot, alors, oui, ce serait le célèbre "Davaïe", ce cri d'allant qui accompagne tout soulèvement, toute surrection de la matière.[xi] Il faudrait retraduire la formule de Jean, faire comprendre qu'à l'initiative, il n'y a rien que le tranchant de la décision ; que si silence il peut y avoir dans la parole poétique, c'est à l'initiale crue de toute décision. Et que l'intensité du combat perpétuel entre le guerrier et la mort oblige à appréhender le temps comme un infini sans commencement (ni fin).

           A cet égard, le poème intitulé "Le Timbre" donne l'un des résumés les plus vigoureux de la vision du poète-combattant. C'est un coup de tonnerre illuminant l'extra-lucidité de sa propre conscience. Le soldat "téléphoniste" est à l'agonie : comment pourrait-il survivre à la pluie de balles ou d'obus qui s'abat sur lui ? Déjà la "terre" retournée et pulvérisée du cataclysme l'ensevelit. Mais toujours mû par son instinct de vie acharné, il a suffisamment de force pour lancer :

            "Je suis immortel tant que je ne suis pas mort."

Ici, au bord de l'entaille, enfouie dans les entrailles du "corps mitraillé" mêlé aux éléments et juste sur le point de devenir charpie, l'âme se dresse. C'est sous le coup d'une déflagration qu'elle peut filer à travers les séparations du temps ; le téléphoniste détient le secret, protégé "contre son ceinturon" : les "câbles", les "racines" où "grandit" l'onde puissante qui souffle les murs érigés entre le passé (mort) et l'avenir ("Tous ceux qui ne sont pas encore nés"). En devenant agônistique, le présent "déchire" l'espace-temps, qui s'ouvre infiniment. Et pour faire vibrer le timbre de la terre, faire retentir bien haut la "lyre" de son cœur "électronique"[xii], les mots du poème doivent exprimer "l'âpreté" des batailles. C'est à ce prix que l'âme pourra circuler librement dans le temps, unissant les morts aux vivants, les existants aux non-existants. Ce n'est donc pas une sagesse confortablement tranquille qui conduit à cette Révélation selon laquelle, dans "Vie, Vie",

            "Il n'y a que le réel et la lumière".

Elle naît au contraire d'un combat intérieur titanesque et dangereux, d'un parcours dans les chaos de l'Être :

            "J'ai mesuré le temps avec la chaîne d'arpentage

            Et je l'ai traversé comme on traverse l'Oural".

L'immortalité est arrachée, mais au péril de la vie. Tel est le grand paradoxe que soutient la poésie d'Arseni Tarkovski.

            Le pouvoir de ses mots tient à la fois à l'unité qu'ils entretiennent avec la terre, dans le mouvement qu'ils ont en partage, et à la fois au combat vigoureux avec elle - cette nature brutale dont ils sont la graine et le fruit. Le poète ne s'abandonne pas à la terre, il s'offre à elle pour l'empoignade ardente, pour amorcer l'explosion, la fission d'où émerge une âme. Arseni Tarkovski joute avec l'arme des mots non pas pour nier la mort, mais pour lui faire face. Nulle complaisance au malheur ni à la souffrance : trop fier, trop farouche, le cavalier bande l'arc de son poème, y fait surgir la vie immortelle, le temps infini au cœur de la matière.

°

            Cette façon de vivre l'écriture n'est pas compatible avec une transposition facile à la cinématographie. La puissance artistique qu'elle recèle impose d'éviter quelques erreurs. Et en premier lieu de se tenir à bonne distance du "complexe de la momie"[xiii]. Un film comme Le Testament d'Orphée permet de comprendre tout ce qui éloigne un Cocteau, par exemple, des  deux Tarkovski. Le personnage de Cocteau ne lutte pas : de manière somme toute assez agressive (et légère ), il se fait volontairement donner la mort. Mais c'est parce qu'au fond, à ce qu'il pense, "les poètes ne meurent jamais". Au contraire, la poésie d'Arseni Tarkovski est  pleine de poètes bel et bien morts et enterrés.

            "Sans aucune immortalité, triviale

            Et nue se tenait la mort, la seule mort"

constate-t-il au début du tombeau de N. A. Zabolotski.[xiv] Si l'adversaire n'existe pas, pas d'agôn. Pour Cocteau, qui est conséquent, s'ensuit une errance dans une "zone" indépendante des lois de notre espace-temps. Il n'est pas vraiment vivant, pas plus qu'il n'est vraiment mort : il porte les grands yeux de papier de la momie, enveloppé sans doute dans les bandelettes de celluloïd du film qui, à jamais, lui sert de véhicule. Ontologie mortifère en ce qu'elle valorise l'illusion, la fiction divertissante (éloignant des rives de la vie et de la mort) et mise, quoi qu'elle en dise, sur la culture du spectaculaire et de la spéculation, dont il est au moins légitime de se demander aujourd'hui si elle favorise les forces spirituelles de la terre[xv]...

            Andrei Tarkovski ne s'y trompe pas. Lecteur admiratif de son père, certes, mais fidèle à son amour des "faits", des "objets", il a su en  filmer la transparence primordiale, à travers laquelle nous pouvoir voir couler le temps. Mais ce n'est pas à nous d'imposer ici notre regard sur son cinéma. Vous aurez la liberté et le plaisir, lecteurs, de reconnaître comment le fils, à partir de sa révolte radicale contre le fardeau du Verbe[xvi], parvient à sculpter les images finies où se glisse l'infini qui hante tout homme, toute femme qui fait un effort authentique pour se plonger dans les profondeurs de l'existence. Disons simplement qu'à la question presque enfantine de savoir si les objets ont une âme, les films d'Andrei Tarkovski répondent oui. Et que les âmes qui débouchent la bouteille extra-lucide du temps en la traversant sont là, sensibles à l'œil de la caméra. Quoique invisibles le plus souvent, elles peuplent le vide des pièces que nous habitons[xvii], peut-être même sont-elles déjà en nous, devenues nous. Et, à n'en plus douter, le facteur Otto est véridique : écoutez ses histoires et voyez... Il a vraiment été bousculé par un fantôme...

            "Quand je vis le bruit sourd incarné

            Même les ailes crayeuses s'animaient,

            Cela me fut révélé : j'enjambais ma vie

            Mais mon exploit n'était encore qu'un passage".[xviii]


[ii] Arseni Tarkovski, L'Avenir seul, p. 115 (sans autre précision, toutes les paginations renvoient à l'édition Fario)

[iii] Andrei Tarkovski, " Fixer le temps" in Le Temps scellé (Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma)

[iv] P. 72-73

[v] P. 59

[vi] Les quelques transcriptions du russe données ici ne sont pas savantes.

[vii] P. 86-87

[viii] Cf "Le Timbre", p. 103

[ix] Cf "Vie, Vie", p. 115

[x] Nietzche fait allusion à l'agôn de la Grèce antique dans un opuscule de 1872, "La Joute chez Homère", repris dans La Philosophie à l'époque tragique des Grecs (Gallimard, folio essais, p.196 sq.). Le texte étant l'ébauche d'une "préface à un livre qui n'a jamais été écrit", la notion reste disponible et laïque, contrairement à celles de djihâd ou tapas

[xi] La séquence à laquelle il est fait allusion se trouve dans Andrei Tarkovski, Andrei Roublev (1966)

[xii] P. 139

[xiii] L'expression vient d'André Bazin, "Ontologie de l'image photographique" dans Qu'est-ce que le cinéma ? (Édition cerf/corlet)

[xiv] Cf "Le Tombeau du poète" (p. 76-77)

[xv] L'image d'eux-mêmes vendue par les écrivains médiatiques, son rôle et la prévalence du personnage sur la puissance lyrique doivent devenir un objet de la plus rigoureuse critique. 

[xvi] Cf la séquence d'ouverture du Miroir (1974), où l'adolescent bègue se bat pour parler. Ce sera par le cinéma...

[xvii] Cf Le Sacrifice (1986). Andrei Tarkovski filme tous les souffles qui circulent dans la maison.

[xviii] Cf "Théophane le Grec" p. 142-143

 




Livres en vie (2) : Pierre Dhainaut

Une chronique qui a vu le jour en 2017 sur les pages de Recours au poème.

∗∗∗

Les Heures fabuleuses du fonds Dhainaut de la bibliothèque de Lille

C’est moi quand j’étais petite fille
(Michel Simon dans Jean Vigo, L’Atalante)

Privilège rarissime : Jean-Jacques Vandewalle, conservateur de bibliothèques, m’emmène faire les magasins. En fait, le long des linéaires nous répétons le cours du temps : son index pointe vers des manuscrits illustrés plus anciens que l’invention de l’imprimerie, puis vers des incunables. Nous suivons ensuite, en boustrophédon, des mètres et des mètres d’imprimés, jusqu’à rejoindre l’époque contemporaine. Si n’étaient quelques cartons ouverts et quelques vracs échoués de-ci de-là, on pourrait croire que le temps est docile, et qu’il coule bien, comme en un canal qui nous fait oublier le tracé du lit originel. Une précision de mon guide me fait écarquiller les yeux : ici, l’on conserve sans limite de temps ; dans cet endroit normalement caché aux regards, « pour toujours » est une expression qu’on peut prendre à la lettre. Soudain, mon parcours devient plus dangereux.

Au bout de la travée, nous arrivons à destination : c’est le présent du fonds Dhainaut, le don le plus récent accueilli par la bibliothèque. Ici pour toujours donc.

Jacque-Clauzel © BM Lille

Jacque-Clauzel © BM Lille

Jean-Jacques lit la poésie. Il me confie qu’Octavio Paz, par exemple, l’a profondément marqué. Du poète mexicain, justement, il y a des lettres : avec Pierre Dhainaut, ils se sont écrit. Mais ce n’est pas là que nous fouillons. Je ne devrais pas être là, à le regarder faire l’inventaire, mais je suis là ; mon passeur sait que j’ai franchi la porte, et que maintenant j’arpente ces couloirs car je veux écrire sur des livres rares, les livres disparus des étals des libraires, sur les livres d’artiste aussi. C’est bien pour des livres que nous sommes venus dans ces arcanes. Or, alors que je croyais avoir rejoint des coordonnées familières, voici que j’hésite. Plus probablement aurai-je mal calculé mon trajet, la faute est mienne. Je retrouve en effet des lignes écrites à la main, les traces enluminées des Heures passées. Ça commençait bien : nous étions perdus dans l’espace-temps et nous n’avions plus de certitudes.

Depuis quelques temps, Pierre Dhainaut prend plaisir à raconter l’histoire de cette fillette qui, chaque jour, se rendait dans l’atelier du grand Caspar David Friedrich. Elle venait chaque matin et le maître, ému (et sans doute un peu flatté), ne manquait pas de lui offrir quelques-uns de ses dessins. Que pensez-vous que l’enfant faisait, de tant de belles feuilles ? Plein de robes pour ses poupées, bien sûr. Je découvrais soudain tant de papiers, pliés, découpés, foliacés, collés, tissés, bariolés, froissés, marouflés, peinturlurés, que ce fut net : le poète était devenu cette petite fille. Pendant que les vieux bonshommes pontifiaient dans leurs livres, notre écrivain jouait à la poupée sur la plage, il s’élevait en enfance. Il avait tout Un art des passages : nous étions prévenus,

le seuil s’invente ici

avait-il écrit à son ami le loup dans la véranda (( Pierre Dhainaut, Un art des passages, L’Herbe qui tremble, 2017. Ce livre a pour sous-titre « Rencontres, poèmes, études » et reprend, parmi beaucoup d’autres, les textes publiés en 2015 par Le Loup dans la véranda sous le titre Gratitude augurale. )) ... Quelque chose, du dehors, avait appelé l’animal, le bébé était à deux doigts de passer de l’autre côté, dans le jardin. En frontispice l’enfant regardait le large. Et donc le voyage en réalité débutait là où nous nous pensions arrivés.

Seuls avec des pages et des pages d’écrits et d’images, la première tentation fut de refermer sur elles les grilles de l’expérience et du savoir. Que voir d’après Peinture et poésie d’Yves Peyré ? Que voir d’après Les très riches heures du livre pauvre de Daniel Leuwers ? J’avais l’impression de ne pas avancer. Quant à mon guide, il peste d’inventorier si lentement, les formats échappent aux fourches des tableurs en usage. Dans cette collection d’œuvres parfois uniques, le livre se défile. Seuls avec la clarté et le chanté des feuilles, nous sommes arrêtés par chaque ouvrage, ses couleurs, ses dimensions, son papier, ses pliures, ses illustrations, la graphie nette de Pierre Dhainaut et son sens de l’espace. Sans l’animation fureteuse des mains et des doigts, l’œil n’a pas accès à tous les domaines du visible. Parfois aussi, l’un de nous lit à l’autre quelques vers, une strophe, retenu par un rythme, l’émotion d’une évocation. Nous quittons peu à peu les livres pour entrer dans le présent sensible, audible, tangible. Le temps, donc, a changé de densité. C’est comme s’il devenait un air plus épais, portant plus, et que nous avions l’impression d’être plus légers.

Désormais nous sommes mieux disposés pour accueillir ce distique :

Plein air dès le seuil,
ne rien ajouter, aller à la rencontre.

Je le lis dans « Cœur, aubier, horizon », l’un des deux poèmes de Passion du précaire (2009) (( Tous les livres cités dans cet aperçu sont consultables à la bibliothèque municipale de Lille. Que le personnel et Jean-Jacques Vandewalle soient ici chaleureusement remerciés pour leur disponibilité, leur confiance, denrées rares. Comme les poètes, ils font un travail nécessaire et invisible. Les visiteurs curieux auront besoin des cotes. Les voici :

  • Passion du précaire avec Régis Lacomblez, Xsellys éditions, 2009 : DH-LA8-3 ;
  • Ce qu’il faut de patience à la surprise avec Jacques Clauzel, col. «A travers », 2009-2010 : DH-MA8-41 ;
  • Esquisses avec Jean-Pierre Thomas, col. « Les Carnets de Samoreau », 2008-2011 : DH-MA8-20 ;
  • Par la fenêtre ouverte avec Isabelle Raviolo, La Dame d’onze heures, 2014 : DH-MA8-40 ; 
  • L’esprit de la lettre avec Youl, 2006 : DH-MA1-1  ;
  • Premier jour tous les jours avec Régis Lacomblez et Bruno Collet, Xsellys éditions, 2006 : DH-LA8-2 )).

Si l’écriture manuscrite laisse ici la place à l’imprimé, la démarche n’est pas pour autant contredite. Sous sa couverture rempliée, dans son in-seize raisin en feuilles, le texte garde sa fragilité, il s’accorde au principe d’ordre donné par les deux sérigraphies de Régis Lacomblez : de ces deux Extractions émerge une typographie à demi effacée avec laquelle il fallait dialoguer.

Isabelle Raviolo / Jean-Pierre Thomas © BM Lille

 Chaque réalisation est donc d’abord l’histoire d’une rencontre. Pierre Dhainaut choisit judicieusement de dire « échanges », au pluriel, pour parler de sa relation avec la peinture. Son écriture s’ouvre, par exemple au crayon de Jacques Clauzel, et partant révèle Ce qu’il faut de patience à la surprise. Inspiré par l’enfant qui court devant lui, il lançait :

Ne cueille aucune fleur

non pas pour formuler quelque interdit de plus, mais pour se laisser libre d’approcher au plus près cette vie si menue. Chaque poème est l’occasion de ne pas se borner à demeurer inscrit dans un moi-je. Il nous mène vers la fleur, la vigne vierge, le goéland, vers autrui, vers l’inconnu :

tu t’élargis
tu élargis le monde.

Bruno Collet © BM Lilles

Bruno Collet © BM Lille

« L’élan est pris », m’écrit Jean-Jacques. Transporter, c’est effectivement ce que fait une telle écriture : viennent à nous différentes façons d’appréhender le monde. Ainsi nos rendez-vous se multiplient-ils, et que l’écriture soit « traversée » avec Jacques Clauzel, ou bien « envol » avec Isabelle Raviolo, toujours elle est franchissement. Avec elle nous devenons plus intimes. Le poète, le peintre : nous voilà parmi eux alors même que leur collaboration ne nous était pas destinée. Nous faisons connaissance avec des caractères d’artiste. C’est tout autre chose que d’établir des séries ou réunir des collections : à chaque ouvrage nous distinguons une personnalité, ce sont des individus privés que nous saluons, dans leur manière de choisir un support (les papiers tissus fantaisies de Youl, par exemple), de le manipuler, de l’enluminer puis de l’offrir à une écriture et une lecture.

Dans cette relation, il faut bien dire que nous entrons presque par effraction. Le peintre, le poète : le plus souvent tout part d’une correspondance. Le poète reçoit un pli, sa parole répond à la main qui en est l’origine. L’écriture de Pierre Dhainaut ne se développe pas hors de ces circonstances, elle ne se déploie pas à force d’arrogance verbale, elle s’accorde parfaitement avec l’humilité de ceux qui utilisent plutôt les tâtonnements d’un modeste organe de préhension. D’où sa connivence avec les dessins que Jean-Pierre Thomas lui adresse dans les Carnets de Samoreau. Comme pour expliciter la commune démarche de leurs « Esquisses tremblantes », l’écrivain note : « nous ne sommes pas les maîtres des lieux et des forces cosmiques ». Précisément : de telles forces ne sont l’apanage que des fées. Si leurs manifestations nous enchantent de leur merveilleuse présence, si nous oublions qu’il pleut en regardant Par la fenêtre ouverte, c’est-à-dire en prêtant maintenant attention au jaillissement noir, ocre, bruissant des oiseaux d’Isabelle Raviolo et Pierre Dhainaut, c’est que la perception des volatiles a regagné la confiance magique de l’enfance. Féerie de la lettre : l’écriture y est toujours en situation, aussi quotidienne que l’arrivée du courrier, elle est habitée, amoureuse. Avec Youl, en 2006, L’Esprit de la lettre s’accommode très bien d’un format plus grand et plus solide :

Tel est le rite matinal, attendre, sans impatience, l’arrivée
de celui qui donne un sens de plus au temps, qui l’ouvre

(…)

Ici, par chance, un facteur a posé son vélo comme autrefois.

Chaque jour d’un tel calendrier, chaque heure, la correspondance vient l’illuminer, lui conférer sa réalité fabuleuse de conte. Elle donné à l’écriture son rythme, laquelle se fait alors poème. En leur féerique durée, les jours ne se succèdent pas, c’est le Premier jour tous les jours, vignettes ou médaillons gravés par Bruno Collet : feuillets d’hymnes, de louanges, de célébration de la vie délivrée de son servage infernal.

S’élever en enfance, façonner des robes de papier pour des poupées magiques, est-ce bien sérieux ? C’est à ce stade, en tout cas, que le monde redevient passionnant. D’ailleurs, avec Jean-Jacques, nous osons nous l’avouer : nous sommes touchés, émus par ce que nous voyons. Ce n’est pas un signe de faiblesse : plutôt une capacité à se mettre en crise, malgré l’âge. C’est parce qu’il écrit avec les mains que Pierre Dhainaut ne sépare pas critique et création. Écrire est la trace de cette phase brûlante de mort et de régénération, de nuit préparant la fraîcheur de l’aube. Aussi bien le renouveau des lilas.

Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants. Plus récemment encore : une "autobiographique critique", La parole qui vient en nos paroles (éditions L'Herbe qui tremble, 2013) et Rudiments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.

© Crédits photos Maison de la Poésie Jean Joubert.

Poèmes choisis

Autres lectures

Rudiments de lumière, de Pierre Dhainaut

Plus je lis Pierre Dhainaut, plus je pense qu'il est à l'exact opposé du Baudelaire de Spleen. Quand ce dernier laisse l'angoisse atroce, despotique planter son drapeau noir sur [son] crâne incliné, Pierre [...]

Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie

Publié chez un nouvel éditeur (créé en 2013, Faï fioc -expression occitane- est le nom d'un quartier de Marvejols  en Lozère, où l'animateur de cette maison d'éditons organise chaque année des résidences d'écriture [...]

A propos de Pierre Dhainaut

En remontant dans les archives de Traversées j’ai retrouvé un numéro de la revue consacré au poète Pierre DHAINAUT (n°49 / Hiver 2007-2008). [Au passage, l’on se dit que l’Éditorial  signé alors de [...]

Pierre Dhainaut, Un art des passages

« C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. Ce « recours au poème », Pierre Dhainaut l’explicite dans un livre rassemblant à la fois des poèmes inédits et des textes [...]

Pierre Dhainaut, État présent du peut-être

Il faut saluer la naissance de la nouvelle maison d’édition de Mathieu Hilfiger, Le Ballet Royal, inaugurée par le très beau livre de Pierre Dhainaut : État présent du peut-être. Déjà l’objet-livre, au design [...]

Ainsi parlait…

Un Hugo caravagesque   Pour parler du grand auteur romantique français qu’est Victor Hugo, il faut trouver des mots amples et englobants. Une fois acquise cette idée, il ne faut pas oublier de [...]

Pierre Dhainaut, Et même le versant nord

J’ai rencontré l’œuvre de Pierre Dhainaut dans la revue Voix d’encre. C’était en 2005 et le texte s’intitulait « Toujours à l’avant du jour », une suite de notes dans lesquelles il définissait la poésie [...]

Pierre Dhainaut, APRÈS

On ne sait pas. On écoute. On entend. Seul. Une chambre. Des murs, on croit en les fixant sortir de soi, bloquer/ce qui remue sous les paupières. Un brancard. Un cortège de couloirs. [...]




Gérard Mordillat, Le Linceul du vieux monde

Figure-toi, si tu veux bien, une conscience vraiment malheureuse, un désespoir profond, étayé par la raison. Ulysse, par exemple, quand il cherche Ithaque. Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des Hommes. 

Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des Hommes. Nous savons que le concept le plus général de travail a été pulvérisé dans la polynésie mondiale de l’emploi et du mini-job : nous savons très bien compter, mais très mal valoriser. Nous savons que la Terre n’est qu’un océan de batailles commerciales opposant des réseaux dont les postes sont des humains numériques (hommes machinées et machines humanisées). Nous savons par ailleurs que certains des derniers métiers libres sont acculés, comme certaines espèces animales, à des territoires si petits et si coupés de toute ressource que l’extinction ou l’insignifiance semblent bientôt la seule issue. La poésie est l’un de ces êtres vivants affaiblis dont l’existence repliée ne nous apparaît que comme une survivance n’ayant plus rien à offrir que la tristesse d’une irréversible stérilité. Le noir de cette conscience malheureuse est lucide, hélas.

Gérard Mordillat, Le Linceul du
vieux monde
, Editions Le temps
qu’il fait, 2011, 80p, 12€.

Gérard Mordillat a choisi de ne rien cacher des « ravages » qui nous alarment :

 

Regarde bien
C’est ça
Quand le libéralisme passe
Rien ne reste
Plus rien. 

 

Devant des mots que trop de poètes refuseraient, il ne recule pas. L’auteur ne s’en tient pas à la bonne conscience poétique : à force de rester retrancher derrière les frontières du signe, celle-ci a fini par devenir moribonde, pudibonde à l’excès, et du coup la bête ne sait plus mordre. Ce sauvage, au contraire, la fait bondir hors de son territoire, lui fait bander ses muscles et ruer dans les brancards. Le Linceul du vieux monde est un livre de poèmes qui permet de prendre la température de notre longue nuit d’hiver, mais sans complaisance pour elle. Il ne s’agit surtout pas de la jouissance nihiliste d’un vieux bande-mou tiré de Houellebecq, ni du plaisir sénile de quelque décliniste ami des médias. Au contraire, quand le poète Mordillat parle, la bouche de l’enfant se met à parler, et c’est une langue qui vient d’ailleurs : c’est, sinon un espoir, du moins un désir d’espoir, et c’est en cela que le poème mérite que certaines bêtes s’y acharnent, presque à l’insu de tous les civilisés.

Mais c’est si dur, d’écrire des poèmes. Il faut être ou bien terriblement surdoué, ou bien naïf, ou bien outrecuidant pour croire qu’aujourd’hui encore, c’est facile de faire un poème, que c’est nécessaire d’y croire, et que d’emblée on y respire à l’aise. Car il ne s’agit pas simplement de vouloir échapper au néant : cela aussi, l’écrivain néo-libéral le veut ; d’une certaine manière son sens du confort et sa bonne conscience lui dictent son credo moral. Lui aussi veut la vie, la lumière, il veut le droit, en un mot le commerce avec ses  « frères humains ». Mais si Le Linceul du vieux monde nous touche à ce point, c’est que l’on y voit bien qu’écrire encore et toujours de la poésie, c’est plus difficile que ça. Qu’est-ce que c’est que cette « cause », celle de l’enfant assassiné qui « pend à la crémone » ? Qu’est-ce que c’est que cet « orage » qui est le gros temps de la poésie ? Que nous disent ces amantes multiples, désirées, désirantes, irradiant sous nos yeux dans l’écriture ? Que nous disent les flammes de ces figures mythiques, portables dans le texte de Mordillat, et qui éclairent nos mains de charbon comme autant de petits foyers ? Et qu’est-ce que c’est que ce mince espoir révolutionnaire contenu dans le poème, cette pâle lueur, transportée de montagne en montagne à travers la nuit, et que l’on se transmet tant bien que mal, génération après génération ?

Chaque jour tu fais l’épreuve de la foule, épaule contre épaule, tu passes par le temps de la foule. Tu vois par exemple ce peuple qui jubile :

 

Les petits-bourgeois
Français.

 

Ils étranglent les singes, ils hurlent « mort à l’étranger » ! L’élan fasciste du peuple existe, il se laisse même observer avec une précision toute documentaire : la machine économico-politique fabrique un désir terriblement pervers, une passivité inconsciente face à la puissance de mort qui se développe à tous les étages de la fusée sociale. Sale ivresse, qui n’a rien à voir avec l’enivrement de l’extase ou du gai savoir, mais tout à voir avec une méchante biture, binge drinking ou alcoolisme du misérable. On s’avilit, on s’abrutit, métro-boulot-dodo-rototo, et là-dessus la formation sociale construit la fierté, la morale, les icônes et les dieux. Le poète a la tâche difficile de sortir de l’addiction, de dessoûler son être. Il doit pouvoir écrire à Zeus tout-puissant :

 

J’arrache le rêve délicieux
D’un Paradis pour tous[…] Les dieux ne sont plus nécessaires 

 

Le livre de Mordillat est l’écrit d’un « réfractaire » qui n’a pas désappris l’art de se mettre en colère. C’est l’acte de résistance d’un enfant pirate contre les saints patrons de la bienveillance et du bien-être, grands contremaître de la performance sociale moyenne, grands managers d’endurance à destination des classes laborieuses et anonymes. Voilà « solo », dur et sec, farouchement indépendant. L’émancipation, c’est comme la pensée, ça commence par un non, et tant pis pour la bonne éducation, et, à tout prendre, tant pis même pour la bonne foi.

L’orage a ses éclairs.

Chaque jour tu te poses ce genre de questions : où vont, coude à coude, ces costumes, ces tailleurs ? Quel est le sens de leurs trajets pendulaires ? Chaque matin, chaque soir, ces femmes « [d]e raison corsetée », ces « employés modèles », ces étudiants, ces écoliers, où peuvent-ils bien aller ? Mordillat documentariste regarde, il note :

 

Ils vont
Ignorant les leçons de l’histoire 

 

C’est dire qu’ils ne vont nulle part. Pour reprendre le titre du poème, ils vont « Cap aux morts », insouciants, sûrs de leur innocence. Or, toi et moi, nous marchons aussi dans cette foule « au pas cadencé », il est si dur de s’en extraire, nous sommes dedans. Jusqu’au cou ! Et depuis la naissance ! Nous sentons depuis toujours la sueur froide, à la fois fraternelle et rivale, pathétique et odieuse, de ces épaules pressées contre les nôtres, assujetties aux transports, ces épaules employées, entrepreneuses ou ouvrières, épaules creusées par l’airain du marché. On bosse, et on attend de passer à la caisse !

Mais le poète nous dit : jusqu’au cou ce n’est pas jusqu’aux yeux. Ce n’est pas jusqu’aux oreilles. Ce n’est pas jusqu’à la cervelle. Je peux émerger du « silence océanique », je peux reconquérir les traits de ma liberté : le « je » du solitaire, dans l’échange du poème, devient aussi le mien, lire-écrire sur autrui c’est devenir l’enfant qui rêve, devenir poète, devenir « Jacques Prevel », « Paolo Ucello », ou bien d’autres encore, peu importe les noms de ces encagés-vifs :

 

Comme lui je suis
Seul en compagnie 

 

Une simple comparaison, et peut-être, peut-être que nous sommes sauvés : l’empathie, chez Mordillat, est l’émotion qui rallume le grand feu de la métaphore, c’est-à-dire le grand voyage de la matière jusqu’à la vie.

Faire une métaphore, c’est faire un saut « hors du rang » :

 

Elle dort enfin. Elle dort enfant.
Elle dort en fa. Elle dort en faon.
Elle dort en fille. Elle dort en fesses. 

 

Émouvant miracle de « L’allitérée ». Jonglerie ? Oui. Virtuosité gratuite des signes ? Non. Le jongleour fait passer les éléments de parole les uns dans les autres, c’est un alchimiste qui intensifie les échanges, un physicien nucléaire qui brise, concasse et réassemble, si bien qu’autre chose rayonne, un animal sauvage frémit en plus d’un corps nu. Mais le processus métaphorique n’est pas qu’un fantasme : c’est une reconfiguration objective de nos désirs. Le moment où l’on se plonge dans la natura naturans des syllabes et dans l’harmonia mundi du chant poétique, le moment où ça nous chauffe au fond du four dantesque, ce n’est pas de l’ordre de la représentation, ce n’est pas du « foutre à blanc » selon l’expression désenchantée de Bernard Noël. C’est un changement révolutionnaire de toute l’économie politique de nos désirs : la chaleur du regard sur « elle » la fond, elle redevient fissible, chantante comme la roche, fragile, sa beauté surgit, fraiche, « tendre et rose », tremblante comme une forêt à l’aube. La poésie enrichit l’expérience concrète du désir. Alors à côté de ça, le  grand collisionneur de hadrons n’est qu’une grosse quincaillerie préhistorique ! Et ce serait mal comprendre la puissance poétique que d’imposer là-dessus la question de la fidélité. Écrire un carnet de « Beautés » nues et plurielles n’est pas le symptôme d’une domination donjuanesque, c’est tout aussi bien faire « Retour à la bien-aimée », se retremper dans Pénélope, dans sa singularité, mais à neuf, toujours autrement. C’est casser les habitudes de « la conjugalité », réinventer l’amour contre les habitudes et la routine. Allitérer : réitérer la première fois.

 

Bien sûr que la poésie transforme objectivement la réalité : pour preuve, l’homme en colère est donc transmué en amoureux Éros, le jongleur en perpétuel e-jaculator !

 

L’oiseau plaisir
Lui serre le kiki
Mon sexe s’envole à tire d’ange
Lave sa plaie au ciel 

 

Le jongleur Mordillat reprend à son compte le télescopage qui a toujours caractérisé cette parole : une gourmandise dans le maniement des mots, sans distinction de classe ou d’origine (« oiseau », « kiki » et « ange » cohabitent très bien !) vient rencontrer une tendance bouffonne à railler. Le Linceul du vieux monde est le livre d’un satiriste.

Beaucoup d’ouvrages saturent leur texte de mots d’ordre. Le mot « ange », par exemple, ou le mot « ciel », finissent par constituer chez certains auteurs de véritables trous noirs qui surdéterminent toutes les pages, toute l’écriture. Leur redondance monotone semblent annihiler la lecture : ils fascinent, stupéfient, comme les yeux de la Méduse. L’industrie de l’édition adore cet effet : les lecteurs, toujours facilement romantiques ou enclins à la spiritualité, en redemandent encore, et les auteurs, complaisants, sages et fraternels, acceptent timidement d’embobiner l’audience. On appelle ça la grandeur de la littérature, et il paraît qu’en dernier recours, on ne doit pas rire avec ça. Hé bien la contre-grandeur de ce Linceul, c’est de se moquer de cette noblesse angélique, de ces nappes de lumière censées annoncer la présence glorieuse de l’être-au-monde : le joker associe « l’oiseau » et « le kiki », et si ange il y a, ange il tire. Humour cru, peut-être, mais humour tout de même. Mordillat, semble-t-il, fait honneur à son lecteur en lui offrant une variété qui laisse le choix. L’homme du peuple est bigarré. Son poème est ouvert en ce sens simple qu’il n’enferme pas. Il conjure ses propres héros qui disparaissent à mesure qu’ils apparaissent.

Une fois enclenché le processus de la métaphore, né de la colère et de l’empathie, le désir poursuit son envol et la vie reprend son souffle : rythme du poème. Lire ou écrire transforme, intérieurement, objectivement. Avec Mordillat ce mouvement libérateur ne se fige pas. Il peut bien convoquer Ulysse, ce n’est pas le vainqueur de Troie qui l’intéresse : nous savons aujourd’hui que ce que l’on appelle révolutionnaire court le risque de tourner à la haine, au dogmatisme, au terrorisme. Mai 68 comme mythe, Deleuze comme icône, Marx comme statue : danger du glacis autoritaire et conservateur. Par bonheur, la temporalité des poèmes de Mordillat n’est pas linéaire. Comment l’écriture pourrait-elle séparer les époques comme s’il s’agissait de stations qui seraient quittes les unes des autres ? Le joueur de lettres en costume à losanges révèle le « magma incandescent » qui forme la pâte du monde : les « pôles », les « jours » et les « nuits » se rejoignent, « les mois, les saisons » se « rapprochent » :

 

Il n’y eut plus qu’un temps
Le temps T
La croix des amants terrassés

 

Le poète partage la même intuition que l’historien matérialiste dont Benjamin fait le portrait dans ses Thèses. Le temps n’est pas une frise, il n’est pas un anneau serpentiforme car chaque présent n’en a jamais fini de bondir sur le passé et le passé n’en a jamais fini d’appeler le présent. Le temps est plutôt une étoile dont les couches ne cessent de glisser l’une sur l’autre et de fluer l’une dans l’autre. Ce sont des énergies qui font l’amour, qui font la vie. Et c’est ainsi que le fauve aux milles tours ne cesse, depuis son profond navire, de tracer son parcours propre, et de nous mordre le cœur – rapide comme la lettre, à la vitesse d’un esprit qui s’efforce de ne pas oublier son histoire.

Présentation de l’auteur

Gérard Mordillat

Gérard Mordillat est écrivain et cinéaste. Son œuvre s'attache à "affronter le réel, c'est-à-dire ce qui ne va pas". Or au cœur de la réalité, il y a les femmes et les hommes qui travaillent. De film en film, de livre en livre, le poète se bat contre un système social qui disqualifie le travail vivant : il s'agit au contraire d'en affirmer l'indomptable valeur. 
-Bibliographie et Filmographie sélectives
Poésie : Sombres lumières du désir, Le Temps qu'il fait, 2014
Prose : Ces femmes-là, Albin Michel, 2019 ; Quartiers de noblesse, Éditions du sonneur, 2020 ; Subito presto, Albin Michel, 2020
Films : La véritable histoire d'Artaud le Mômo, 1993 ; Les Vivants et les Morts, 2010 ; Mélancolie ouvrière, 2018, adapté de l'ouvrage éponyme de Michelle Perrot ; Travail, salaire, profit, 2019, coréalisé avec Betrand Rothé (6 épisodes, Arte)

Poèmes choisis

Autres lectures

Gérard Mordillat, Le Linceul du vieux monde

Figure-toi, si tu veux bien, une conscience vraiment malheureuse, un désespoir profond, étayé par la raison. Ulysse, par exemple, quand il cherche Ithaque. Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des [...]




Seamus Heaney, Poète de terrain : à propos de La Lucarne suivi de L’étrange et le connu

à Yassine Fauvette

Voici un fait étrange : c’est dans la répétition d’un certain état de conscience que le présent se débarrasse de ce qui l’étouffe. C’est pourquoi, nous tournant vers le passé, nous devrions répéter, à propos de notre présent : « pessimisme sur toute la ligne. Oui certes, et totalement »i. Nous ferions là, paradoxalement, un pas vers l’espoir formulé par Walter Benjamin d’une « humanité rédimée » pour qui le passé est devenu « intégralement citable »ii. Nous commencerions aussi à comprendre, modestement, le genre de moment révolutionnaire que représente à chaque instant une écriture comme celle de Seamus Heaney.

La moindre activité, pour peu que nous nous efforcions de l’exercer en accord avec notre esprit – avec notre cœur et notre corps – nous apparaît grièvement réduite et systématiquement sabordée par les conditions matérielles et morales inhérentes à notre organisation collective. Et pour peu, encore, que cette activité réclame toujours plus de cette entente pour parvenir à sa pleine réalisation, le présent, l’époque, nous devient franchement insupportable. Sa présence se dérobe, nous nous éprouvons comme scandaleusement privés de notre temps, la société nous vole notre temps, notre vie. Alors notre conscience, par son activité, est prête à devenir révolutionnaire.

L’activité poétique de Seamus Heaney, malgré sa reconnaissance académique, illustre cette expérience insurrectionnelle. L’écrivain irlandais de Glanmore Cottage n’est pas un passéiste ressassant le paradis perdu d’une enfance rurale. Le poète prix Nobel n’est pas l’auteur officiel de la belle social-démocratie libérale. Si un adolescent puis un adulte du 21ème siècle peut s’enthousiasmer pour ses poèmes (quelle hypothèse !), ce n’est pas parce qu’il y flaire l’arôme oublié des eaux maternelles ou le parfum rêvé de la gloire littéraire, c’est parce qu’il pressent qu’une telle Lucarne lui fait voir la libération d’un haut potentiel révolutionnaire, déchargée avec la même énergie qu’une bonne grosse frappe de footballeur.

C’est indéniable, chez Seamus Heaney, l’impulsion initiale est souvent donnée par une image de jeunesse, par exemple « un canapé dans les années quarante »iii. La vision rayonne. Non seulement elle relie les différentes stations du temps, mais elle relie l’esprit rationnel aux couches enfouies du subconscient, voire, selon le poète, à la vie cellulaire. Or, relier c’est relater, et la poésie de Heaney est donc agitée de tout un frémissement qui est l’histoire. Le petit récit qu’est chaque poème peut bien être une anecdote circonstancielle, mais il est aussi autre chose. En lui donnant son interprétation maximale, il est tantôt ce temps de l’histoire naturelle qui a, depuis longtemps hélas, déserté les sciences du vivantiv, tantôt ce temps des affaires humaines que nous avons tant de mal à arracher à la masse des traditions. Ce temps historique est exactement la menthe poussiéreuse et presque invisible qui, dans un poème, pousse dans l’indifférence générale mais qu’il n’appartient qu’à nous de redécouvrir et d’aimerv. Heaney, cependant, voit la contradiction de cette première prise de conscience : la menthe peut mourir de nos petits coups de ciseaux. Séparée de la masse amorphe du temps par ce premier moment de captation, la menthe n’est pas encore rendue à elle-même : elle est promesse. C’est déjà beaucoup mais, pour l’écrivain, ce n’est pas assez.

Comment Seamus Heaney a-t-il appris que cette forme d’attention de la conscience n’était pas suffisante ? Où a-t-il appris à se méfier des coupes conceptuelles et des mots qui isolent ? Encore une fois, il faut sans doute remonter à l’enfance. Il faut imaginer le fils d’un fermier catholique d’Irlande du Nord dans ses jeux avec ses petits voisins, les enfants protestants du dominateur majoritaire. Pour Noël, à eux les fiers vaisseaux de la Royal Navy, à lui les kaléidoscopes. Très tôt, Seamus Heaney sait que le copain est l’autre, que lui-même est l’autre, qu’il voisine avec l’autre. Mais il apprend sur les terrains de foot que les quatre blousons qui marquent l’espace des buts et le ballon constituent l’unique matière du réel et des rêvesvi. « Voilà tout ». Il sait d’expérience qu’un jeu déterminé par des positions, des cadrages, des « ajustages », une minutie d’opérations de mesure, permet en fait de franchir les frontières, de s’élancer vers « le temps comme un cadeau, libre, imprévu ». Le temps historique, dialectique. À ce moment précis, on parle le même langage et les mots n’ont pas d’arrière-pensées. L’écrivain qui restitue ces mots-là est un poète.

Mais on a grandi ; la menthe est coupée ; le match est fini ; il y a longtemps qu’on ne joue plus aux billes et qu’on préfère les balles. « Pessimisme sur toute la ligne ». Que peut faire l’adulte pour sortir du rang, transgresser les limites, et laisser libre le temps qui est celui de sa propre vie ? Il peut, comme le disait Walter Benjamin, faire le saut du tigreviii : bondir sur ce canapé des années quarante ou ce vieux terrain de foot qui, par leur charge amoureuse, tracent un champ d’énergie qui s’accouple au présent. Cette teneur émotionnelle, c’est le rythme du poème qui la donne. C’est le rythme qui me fait sentir le mouvement plus vaste que moi-même qui bat dans mon cœur. On risque peu de se tromper en supposant que l’Irlande est une terre plus sensible à la langue que la France. Peut-être parce que, sur cette île de dialectes brassés par les eaux et les vents, cernés par les périls de l’Océan et rongés par les rigueurs du sol, l’autochtone a conscience de ce miracle, solide et fluide comme la tourbe : durer. De ce miracle, chaque langue du pays est plus que le témoin : elle en est le représentant matériel, la preuve. L’anglais de Seamus Heaney, par sa versification, sa scansion, porte l’empreinte de cette durée dialectique. Celui qui récite ou qui lit le poème peut encore voir, dessus, la main du tout qui en est le véritable auteur et dans laquelle il reconnaît la sienne. Quelle émotion ! Là, imprimée dans la langue, c’est l’expérience séculaire des hommes. En cela, la voix de chaque poète retrouve, par sa popularité même, l’anonymat de l’aède, du scop anglo-saxon. Elle est notre mémoire, cette conscience commune où la menthe, rédimée, brille d’avoir été un futur qui n’existe plus à présent.

Main, mémoire : Heaney fait donc partie de ces auteurs qui vivent l’écriture comme un artisanat d’art. L’activité de l’écrivain s’exerce avec le savoir-faire qui préside à n’importe quel travail manuel. Le poète est fasciné par les outils agricoles, attentif aux gestes du travailleur : cultiver, construire, c’est mettre en œuvre des habiletés héritées ou inventées, c’est aussi, du même élan, se rattacher à la vie terrestre, se relier à celles et ceux qui, tout au long du temps, ont exercé et exerceront la même tâche. La leçon de précision qui sert à faire un poème, le poète l’apprend du bâtisseur qui pratique bien son métier, comme un compagnon du devoir. Heaney a toujours assumé cet effort de maîtrise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le gouvernement de la langue est une maîtrise sans domination. Le travailleur cultive son art (sa technique) pour affirmer son autonomie et pour jouir de la rédemption des êtres terrestres. D’autre part, jaloux de l’irréductible singularité avec laquelle il accorde le corps physique à sa pensée, il refuse le conformisme. Sa liberté ne tolèrera pas la soumission à laquelle les formats et standards des gestionnaires voudront à toute force la soumettre. L’artisan d’art est un inventeur : la minutie et l’exactitude de sa réalisationix appelle à ne pas vaciller. La langue du poète ne tremble pas, elle doit, exercée avec toute la passion et l’intelligence du métier, sans relâche, à plein temps, affermir le bastion de la sensation.

 

Dans le soin accordé aux vers, Heaney a trouvé les bras accueillants et réconciliateurs du temps dialectique. Les mots du poème font donc beaucoup mieux que mobiliser des troupes : ils nous transportent vers cette conscience où s’offre à nous la liberté fondatrice de notre plus bel acte. Ce qu’ils raniment, c’est la nécessité interne et la main ferme du praticien. La tâche, on l’aura compris, n’est pas simple. On pourrait cependant jeter un regard soupçonneux sur le succès de l’écrivainx. Celui-ci, après tout, est trop souvent contraint de s’empresser auprès du touriste libéral, dans l’espoir de gagner quelque argent en guidant le voyageur dans un univers normatif en expansion. À quel genre de compagnon de route avons-nous affaire ?

La reconnaissance du poète par sa tribu n’est pas du folklore. Elle ne camoufle pas non plus d’arrangements compromettants avec les dispositifs désuets qui pourrissent l’époque. Seamus Heaney a écrit avec un fort sentiment de responsabilité : il se devait de faire passer dans le contemporain une sagesse du fond des âges. La splendide traduction française de Patrick Hersant révèle un aspect essentiel : chaque poète, à l’instar de chaque travailleur, est un traducteurxi. Il nous fait entendre la Sibylle, Virgile, Dante, Charon, des langues étranges. Heaney transmet le rythme d’un monde qu’il a vu disparaître, dissipé par les micro-cadences aliénantes de l’industrie financière. Les organisations collectives s’accommodent mal des arts trop libéraux. La liberté fait peur. Assumer que la poésie circule encore. Répéter chaque jour les gestes précis, à la fois rituels mais toujours neufs, comme ceux de l’amour, pour créer des ouvertures, se démarquer, faire des appels, et, au bout de la course, cadrer puis tirer en pleine lucarne. Ou, dans les termes intégralement citables du mythe :

 

Mon fils », me dit le maître courtois,

 Ceux qui meurent dans la colère de Dieu

Arrivent ici de tous les pays

Et ils sont résolus à traverser le fleuve

Car la divine justice les aiguillonne

Si bien que leur peur se transforme en désir.

Aujourd’hui, le public français lettré ferait bien de se tourner vers la poésie de Seamus Heaney. Qu’il se rassure, on ne lui demandera pas de renier son goût pour les philosophes militants ni pour ses amis les romanciers intelligents. Il pourra même, s’il le souhaite, continuer de monter ses groupes de pensée médiatiques dans ses grands appartements de centre-ville. Mais il cessera peut-être de croire que la révolution ne peut se faire sans ses mots, sans son nom. Il verra peut-être que, dans la vie active des gens majeurs qui font leur boulot, ceux dont on voit les traces de doigt anonymes partout sur la langue du poète, la révolution a déjà commencé. Mais mieux vaut ne pas trop y croire, et se remettre au travail…

Quant à l’adolescent tourmenté qui, à présent, découvre tout seul que sa conscience se forge la plume à la main, selon les pulsations intérieures et violentes de ces mots qu’il frappe sur la feuille ligne après ligne, il se tournera naturellement vers un passé qui lui montre qu’il pourra, lui aussi, rédimer son propre présent. Et il se sentira moins seul ; oui, Heaney est ce genre de bon compagnon.

Notes : 

i

 Walter Benjamin, « Le Surréalisme » in Œuvres II, folio Gallimard, p.132. Benjamin fait lui-même allusion à une formule de Pierre Naville dans La Révolution et les Intellectuels. Cette citation a été reprise plus récemment par Michael Löwy dans une conférence de 2012 : https://vimeo.com/49500611

ii

 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », §3, in Œuvres III, folio Gallimard, p.429.

iii

 Seamus Heaney, La Lucarne suivi de L’étrange et le connu, trad. Patrick Hersant, Poésie/Gallimard, 2018, p.144.

iv

 Voir André Pichot, Expliquer la vie, de l’âme à la molécule, Quae, 2011.

v

 In Seamus Heaney, op. cit., p.143.

vi

 In Seamus Heaney, « Marquages », op. cit., p. 28.

vii

 Joshua Weiner, « Seamus Heaney : Casualty », https://poetryfoundation.org/articles/69114/seamus-heaney-casualty

viii

 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », §14, in Œuvres III, folio Gallimard, p.439.

ix

 In Seamus Heaney, Illuminations II, « Ajustages », op. cit., p. 76.

x

 Signalons deux entretiens télévisés, en anglais, en 1980 https://www.youtube.com/watch?v=3yt4m2Z4Pmw

et en1996, peu de temps après le prix Nobel, https://www.youtube.com/watch?v=WT-dub5v4YA

xi

 Structure de La Lucarne, qui s’ouvre sur une traduction de l’épisode virgilien du Rameau d’or, tiré de L’Énéide, VI, et se ferme sur une traduction de la séquence dantesque complémentaire, tirée de L’Enfer, III. La citation finale est extraite du second « panneau » (p.131).

Présentation de l’auteur




Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs

Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs,

L’espace.

Avant même l’alternance des dessins et des poèmes, nous remarquons le blanc, vaste, omniprésent, intact. Primordiale innocence ? En tout cas nous nous interrogeons sur la connotation de la trace, les valeurs ambiguës de ce qui surgit : formes, couleurs, poèmes, à peine apposés sur le monde, est-ce violence ou douceur, vie ou inertie ? Et après tout, faudrait-il trancher ?

Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs, L’atelier contemporain, 2018

Nous nous promenons dans les bois. « De bon matin lichen s’étend », la nature frémit, nous la sentons qui respire et l’eau coule : encre, aquarelle, écriture comme un souffle et une flaque. Pelotes, averses, miroirs : ce n’est pas tant une unité que ce titre résume, mais un perpétuel mobile, d’incessants passages d’une figure à l’autre, labiles transformations :

 Je suis chevreuil, oiseau de juin

je suis nous sommes une guirlande 

[…] 

 

Cette espèce de vaste communication des choses entre elles (que Ludovic Degroote a raison de rapprocher de la correspondance baudelairienne), nous la sentons, souvent par la peau. Chaque être, tous les êtres, comme ces « petits os pointus », ces « branches », ces « nids de chenilles » en sont autant d’indices : ils renvoient vers d’autres êtres. Chemin faisant, nous ramassons par exemple des pelotes de réjection. Le crayon du dessin ou la plume de l’écriture tissent un obscur réseau serré sur la candeur absolument antérieure à tout.

 

 Nous ne sommes pas seuls, à tâtonner

sur de petites pierres, se frayant

un passage, n’évitant pas

quelques bosses. 

 

Toucher, tact, courtoisie : les êtres parlent, les êtres répondent. Seul un bien triste technicien de l’esprit réduirait les êtres à de mornes choses-en-soi. Dans ce livre de Patricia Cartereau et Albane Gellé, le mouvement du poème, et avec lui la trace légère du pinceau sur la feuille, révèle le rythme d’un cœur et la vie d’une conscience. Nous nous promenons dans les bois, des fougères nous caressent, et nous devinons l’âme. 

Et si nous sommes interpellés par l’apparition d’un noir, captivés par un rose, un vert, un mauve, si nous ignorons comment interpréter leur surgissement par rapport au virginal immaculé, c’est parce qu’ils parlent la langue aurorale de l’animal sauvage :

 

« Il faudra trouver

des gestes d’antilope, des sabots un peu sauvages,

[…] »

Au plus proche de l’émotion, l’écriture poétique communique avec le langage animal. Elle prend son rythme à même le tressaillement nerveux et sanguin du muscle d’un cheval, d’un cerf, d’un loup, aux pieds nus d’un homme qui marche dans la nature. Si la poésie rafraîchit la parole humaine, c’est à l’étalon de cette étrange altérité : l’animal. Le poème provient de cet « autre versant », « les langages sans mots, les renards  ». La raison et son armada de techniques de l’esprit, qui nous ensevelissent de questions, menacent incessamment de nous le faire oublier. 

Mais nous marchons dans les bois, tâchant d’apprendre de l’ignorance des bêtes.

 

 Asseyons-nous dans l’herbe,

les questions s’arrêtent. 




Quelques questions à Marie Alloy

Deux livres de correspondance : Marie Alloy, Dominique Sampiero, Vers la terre(1995), L’Ombre emboîtée(1997), aux Editions Le Silence qui roule.

Chère Marie,

j’ai passé de longues heures à lire, à regarder Vers la terre, et L’Ombre emboîtéei. J’ai essayé de m’en imprégner. Je découvrais complètement Sampiero, dont seul le nom m’était connu. Je connaissais un peu plus ton travail.

manuscrits de Dominique Sampietro, droits réservés

Quoique très différents l’un de l’autre, ces deux livres m’ont tout de suite captivé ; la lumière naturelle m’y aidait d’ailleurs car la salle de lecture était offerte à un ciel chargé de mille nuances, de mille strates d’épaisseurs, nues et azur se disputant souvent la partie à toute vitesse. Un peu comme des sentiments, du reste. C’était un climat parfait pour me laisser prendre par la masse des papiers et la matérialité du livre (Vélin d’Arches pour L’Ombre, BFK de Rives pour Vers la terre). L’Ombrem’étonnait par l’association de ses deux corps de texte (Clearface 34 et 17), par son organisation « en couple » ; l’autre, monumental, narratif, par le poids des aquatintes et des textes colorés, tourbés, tangibles.

J’ai pris beaucoup de notes. Le mystère cependant persistait : plus je tournais les pages, plus me traversait une réalité versatile. Je n’arrivais pas à la pénétrer. 

Je suis retourné plusieurs fois à la bibliothèque, j’ai évidemment lu l’article que t’a consacré Arts&Métiers du livreiii, puis ton article sur Dominique Sampiero, Le Sens profond de la terre, paru dans Nord’iv. Plus tard, je t’ai adressé l’espèce de questionnaire que voici : tu m’as fait l’amitié d’y répondre. Je te remercie vivement, chère Marie, pour cet échange. Aujourd’hui, nous le partageons avec tous les lecteurs de Recours au poème. Ainsi quelque chose circule.

 

gravures de Marie Alloy, droits réservés

Thomas Demoulin - Comment as-tu pressenti que Dominique Sampiero et toi partagiez certaines intuitions ? Pourquoi lui as-tu écrit ?

Marie Alloy - Je l’ai contacté après avoir lu avec émotion ses premiers ouvrages en prose poétique et comme je commençais depuis seulement quelques années (1993) à créer des livres d’artiste, et, sans rien programmer, j’ai pris contact avec lui via son éditeur (Cheyne à l époque, si je ne me trompe pas). J’avais déjà réalisé des livres avec d’autres poètes, comme Antoine Emaz, mais ici l’expérience avec D.S. fut différente, davantage basée sur l’échange vivant (poèmes / gravures) qu’avec Antoine Emaz pour qui laisser « totale carte blanche à l’artiste » est sa façon, non de se désengager mais de faire confiance et d’accepter l’imprévisible – le dialogue venant après, ou pendant, mais sans ingérence dans le mouvement singulier de l’artiste. En fait Dominique Sampiero à qui j’avais envoyé une recherche en cours, un petit agenouilléréalisé en aquatinte au sucre et tiré en encre noire, s’est senti interpellé par cette estampe. Il a commencé à écrire à partir d’un envoi de petits personnages, assez primitifs, terreux, repliés sur eux-mêmes, dans un rapport à la terre à la fois organique, minéral et relié à la prière, par le fait de s’incliner, avec humilité, (un peu comme dans la posture d’un paysan de Jean-François Millet par exemple). Au fil des échanges qui se sont étalés sur plusieurs mois, ce fut tantôt l’écriture qui donnait forme aux figures gravées, tantôt celles-ci qui suscitaient l’écriture. Il y eu un mouvement d’échange très dynamique, une motivation réciproque, une stimulation créative mutuelle.

 

TD - Apparemment, c’est toi qui, la première, a envoyé quelques chose (était-ce l’aquatinte en frontispice ?), puis Sampiero et toi vous avez correspondu, vous êtes vraiment entrés dans cette démarche d’échange dont parle Pierre Dhainaut à propos des livres d’artiste : c’est toujours risqué, ce premier pas vers l’autre, non ? Le dialogue peut ne pas prendre ?

MA - Non ce n’était pas l’aquatinte en frontispice le point de départ ; celle-ci est venue bien après, au contact des mots, surgie d’un monde inconscient à la croisée de l’anal et de l’animal, comme quelque chose qui naîtrait de l’humus même de la terre et du dialogue.

Livre d’échange bien sûr, mais c’est aussi à un niveau de profondeur qu’il n’y a pas lieu d’analyser. Nous nous sommes rencontrés plus tard, mais l’échange essentiel dans le travail de création s’est fait par courrier.

 

Il n’y a pas de risque à entrer en contact, chercher un dialogue ; poésie et peinture, ou gravure, ont toujours été étroitement liées. Le seul risque est que le travail dans le livre soit mal engagé, voire fabriqué, non authentique – dans ce cas, il faut refaire, recommencer (pour certains livres qui m’ont résisté, j’ai dû faire de nombreuses maquettes avant de trouver une justesse). J’ai toujours cherché un accord entre les figures gravées et le poème, ses rythmes, son monde, en refusant l’illustration comme l’abstraction. Privilégier l’émotion, la voie sensible, une sorte d’imperfection qui donne la vibration humaine, son toucher et sa voix

TD - Des corps agenouillés… Un rapport avec la sculpture ?

MA - Non je n’ai pas pensé à la sculpture mais seulement à la projection de mon propre corps sur le sol de l’atelier, puisque j’ai réalisé ses plaques en aquatinte au sucre, agenouillée moi-même par terre, pour les peindre, puis les faire mordre par l’acide. Mon atelier d’alors était une vieille étable…

TD - En 1995, pour Vers la terre, tu possèdes ta propre presse taille-douce depuis peu. Est-ce que ça a été une évidence pour toi de l’utiliser pour ce premier livre avec Dominique Sampiero ?

MA - Non, pas une évidence. Il n’y a d’évidence en rien. C’est un cheminement, un enchaînement des actes et des gestes – comme pour le roulement des cylindres de la presse. La plaque gravée est entraînée, roulée sur le papier, imprimée et l’empreinte en devient révélation. J’ai fait une cinquantaine de personnages pour ce livre, vingt-cinq seulement ont été retenus, pour leur force énigmatique, charnelle, presque primaire. Il y avait aussi en jeu pour ce livre un rapport à la sexualité et à la mort qui a secoué mon travail de graveur (une façon de labourer le corps de la plaque et du langage).

TD - Sampiero a un rapport vivant et nourri à l’image, quelle expérience avait-il alors du livre, du livre d’artiste ?

MA - Il a fait de nombreux livres d’artiste, bien avant ce livre avec moi, et bien aprèsv. Je ne connaissais pas cet aspect de son travail, je lisais seulement les poèmes dans des éditions courantes, à l’affût d’échos intérieurs. Plus tard, après ce livre, j’ai compris que ce qui m’avait touché dans cette écriture de D.S., c’était le nord de mes origines, le nord rural, une certaine pauvreté d’être et de nudité intérieure mais comme emportée dans un maelstrom de sensations confuses, un trop d’images, un flux inapaisable et contradictoire de beauté et de maux.

TD - Dans le même ordre d’idée, c’est un poète qui ne redoute pas d’embarquer dans une narration. Est-ce que toi tu as eu cette impression ?

MA - Non, la narration échappe au texte ici. C’est de la poésie, une voix qui s’étrangle à dire le corps dans l’amour et à rejeter l’enfouissement ultime ; ce qui en résulte est une haute lutte avec la terre et avec soi-même. Mes gravures accompagnent, elles ne décrivent pas. On peut lire sans les regarder, ou ensemble, prose et estampe, il se produit une autre alchimie, d’autres forces. En fait, il n’y a rien de raconté. Juste un dépôt de vie dans l’humus des figures agenouillées.

TD - Et la typo ? C’est intéressant, la couleur change au fil des pages : ton idée, une proposition de Sampiero ?

MA - Mon idée, une nécessité. J’imprimais en sérigraphie, donc pas de contrainte technique comme avec la typo. Je trouve que le fait d’apporter une autre couleur au texte, était comme une façon de lui donner une nourriture différente, ou un timbre qui en modifie légèrement la réception. Palette automnale annonçant la saison des pourritures à venir et qui bouge de chapitre en chapitre.

TD - A partir de cette connivence entre vous sur la question du « devenir de la terre, de nos racines »(je te cite), en quoi votre échange a-t-il éventuellement approfondi ou infléchi ta propre quête ?

MA - Je ne sais pas. La terre est notre racine commune. Toute ma peinture est liée à la terre et la gravure, principalement au végétal, aux éléments, surtout l’eau et la terre. Je me suis retrouvée dans les pages de Bachelard à ce propos. Mais je n’aime pas dire « je », cela concerne chacun. Tout cela s’approfondit sans doute au fil du temps presque naturellement. Je n’emploie plus le mot « quête ».

TD - Vers la terre : est-ce que tu dirais que, dans ce livre, une sorte d’impureté, d’austérité, de violence aussi, confine à la grâce d’une création perpétuellement continuée ?

MA - La persévérance et une éthique intérieure exigeante orientent le travail dans l’atelier sans le séparer du monde humain, social.  La grâce reste secrète, énigme. Ce n’est pas austérité, c’est peut-être ascèse, rudesse, mais aussi lumière. Elle émane de la terre et de la chair du poème.

 

TD - Comment s’est passé l’enchaînement de ce premier livre au projet de L’Ombre emboîtée ? Quelles ont été les modalités de votre échange pour ce deuxième livre ?

MA - Le poème fut premier sur les lithographies. J’apprenais à cette époque la lithographie à l’atelier de Jörge de Sousavià Paris et j’ai eu le désir de l’associer dans un livre assez grand. Il n’y a pas de lien direct entre ces deux livres, sinon un besoin de fidélité à un auteur pour approfondir les circulations entre nos deux modes d’expression.

TD - Là, tu utilises quatre lithographies sur un papier que tu viens « contrecoller » (c’est ça ?) sur ta feuille en Vélin d’Arches. Qu’est-ce qui t’a inspiré cette idée ?

MA - Oui la litho est plus fine dans ses détails lorsqu’elle est tirée sur un papier japon ou chine, et cela lui donne une teinte crémeuse qui se différencie de l’Arches blanc naturel. Les graveurs utilisent fréquemment ce procédé qui valorise l’impression en lui donnant un épiderme.

TD - Pour la typo, il y a 2 corps de texte (il y a 2 poèmes). Tu t’en es chargée ? C’est difficile à composer, un tel alignement ? Tu peux raconter ?

MA - Oui j’ai imaginé et construit seule cette mise en page du texte initial qui en favorisait ainsi une double lecture, voire de multiples lectures ; j’ai trouvé cette idée dynamisante pour le texte qui devenait de cette façon poème et une sorte de chant.

TD - Je trouve que le sens de lecture est questionné par ce procédé, que l’on peut « tisser » les deux textes de différentes manières : j’ai raté quelque chose ou bien c’est cette réouverture que vous vouliez ?

MA - C’est bien sûr ce que j’ai volontairement recherché.

 

TD - J’espère rencontrer Sampiero parce que ce livre semble avoir des échos très forts avec une espèce d’image originelle à la source de sa création poétique. « Grand-mère est assise à la fenêtre et regarde. Elle m’offre une première leçon d’amour. De silence, de contemplation. Mon premier poème ».Il t’a parlé de cela ? Et tes silhouettes, encadrées, ont-elles un rapport avec la quête impossible de cette image-souvenir ?

MA - Chacun porte en soi de tels souvenirs, que nous soyons, comme avec Dominique S. d’une même génération, ou d’une autre. Le rapport affectif à la mère ou aux grands parents sont l’une des sources de nos émotions, pensées, écritures (en mots ou gravées). J’ai évoqué cela dans un livre paru aux éditions Invénit où, à partir d’un tableau de Corot, j’ai retrouvé « Un chemin d’enfance »  en contemplant deux silhouettes de paysans faisant corps et âme avec le paysage.

Je ne vois pas les silhouettes de « Vers la terre » comme encadrées mais ouvertes.  Le souvenir n’est pas fixé mais mouvant, il circule d’un plan à l’autre de la mémoire, effaçant ou renforçant certains détails. Garder au plus secret de soi ce qui sourd d’essentiel.

TD - Si tu as des histoires ou des anecdotes à propos de ces livres, de leur réception… Je prends !

MA - Non, pardon ; le livre suffit. Il ouvre, dit et montre. A chacun d’en faire son miel ou son histoire. Certains en aiment la densité obscure comme on aime s’enfoncer dans une forêt, d’autres rejettent certaines pages, se sentant dérangés ou offensés par la crudité allusive des images et des phrases. Cela ne nous appartient pas.

 




Thomas Demoulin, Livres en vie (3) : Bernard Hreglich

Bernard Hreglich, Proses, Jean-Jacques Sergent imprimeur, 1997

S’il est vrai qu’écrire est un essai d’émancipation de l’être intérieur autant qu’extérieur (de son âme et des conditions matérielles de son existence), Bernard Hreglich offre l’exemple d’un écrivain qui a failli rater. Il ne faut pas oublier qu’une maladie aussi dégradante que celle qui le frappa a vite fait de miner en profondeur toutes les bonnes intentions affichées glorieusement par un auteur.

 

Bernard Hreglich, Proses, Jean-Jacques Sergent imprimeur, 1997

 

Ceux qui, contrairement à moi, ont eu l’heur et l’âge de croiser Hreglich savent qu’il fut un poète discret, ne cherchant pas à paraître à tout prix malgré ses protecteurs de poids : dès 1974, Bosquet se veut son parrain, et il fut l’ami de Rousselot et Guillevic ; son beau-père était Serge Wellens, et nombreux sont les poètes qui, aujourd'hui encore, à l’instar de Kenneth White, se rappellent des lectures organisées rue Mercoeur ou, parfois, dans la crypte de La Madeleine, par Marguerite Ambrosini Wellens, sa mère libraire. Echappant à de si nombreuses sollicitations, au moment où Hreglich entre dans sa quarantième année, il n’a joué que deux coups : Droit d’absence en 1977, édité par Bosquet chez Belfond ; Maître Visage en 1986, aux éditions de la revue Sud. Deux livres célébrés, respectivement récompensés par les prix Max Jacob et Jean Malrieu.

 

Voilà où en est Bernard Hreglich en 1993, quand sa sclérose en plaques dégénère violemment, le paralysant de plus en plus complètement à un rythme aussi effréné qu’incontrôlable, le clouant dans un fauteuil. Impossible de s’en sortir seul. Le poète est coupé dans son élan alors que deux feux, les enfants de ses amis et la guerre serbo-croate, venaient de susciter les premiers textes, sublimes, de sa dernière manière(([i] [1] Max Alhau a trouvé pour eux les mots justes, à lire ici, dans Recours au poème. La 46ème livraison des Hommes sans épaules, qui sera présentée au prochain Salon de la revue, à Paris, consacrera tout un dossier à Hreglich, injustement resté méconnu.)). Il est terrassé ; qu’elle est loin, l’émancipation du poète, quand le moindre geste de la survie quotidienne est lui-même devenu un idéal souvent inaccessible…

 

Je ne sais pas ce qu’a pu lui dire son ami François de Boisseuil, mais c’est bien lui qui le remit au travail (nous sommes en septembre 1993). Enfin si, je sais surtout que ce n’est pas le genre d’ami à épiloguer longtemps sur le pourquoi du comment ; ne comptez pas sur lui non plus pour vous trouver des excuses ou pleurer sur votre sort. Il m’a raconté une histoire comme ça, où un peintre arrive un jour démoralisé chez Giacometti. Le sculpteur questionne et fait accoucher le malheureux : au fond, il pouvait encore travailler… L’histoire a de ces socratiques répétitions : Hreglich, armé de son nouveau secrétaire, parvient à retarder la visite de sa Faucheuse : deux livres absolument capitaux sont envoyés à Jacques Réda, qui dirige alors la NRF, et qui les accepte. Un Ciel élémentaire paraît en 1994 (obtenant le prix Mallarmé) et Autant dire jamais en septembre 1996, un mois après la mort de l’auteur.

Or, le petit livre oblong(([i] In-12 oblong (12 × 18,5) de 24 ff.))que j’ai entre les mains vient me rappeler, contre toute tentative hagiographique, que la réalité fut simplement dure et tranchante.

 

Affirmer que l’écriture l’aurait remporté in extremis sur la mort semblerait en l’espèce quelque peu indécent, en plus d’être simpliste. Hreglich, en effet, alors même qu’il se mobilise pour venir à bout de ses deux livres majeurs, a accepté sa mort : si écrire est une force qu’il peut, « le temps d’un poème », opposer à la souffrance, le suicide en est une autre, qu’il envisage sérieusement. Les Proses sont le témoignage abrupt de cette lutte entre deux puissances d’une même volonté, la chronique d’un combat actif contre un effondrement passif, déchéance qui, d’ailleurs, avait été fatalement prédite par un amour de jeunesse ; il s’agissait de le démentir.

 

Vers la mi-janvier 1996, Hreglich se rate (pour la énième fois) et tombe dans le coma jusque mai. Les médecins amputent des phalanges à un pied, des doigts à une main. En juin, il se trouve dans une maison de repos, dans le Morvan. C’est là qu’il écrit la trentaine de sentences qui constitue ce livre. Aux yeux de tout le personnel médical, Bernard Hreglich est un patient qui collabore. Mais, dans le secret de son écriture minuscule et lente, il circule déjà d’un monde à l’autre. « Ce chemin me mène à la noirceur mais je désigne ce chemin ». Ces phrases, il les ramène de très loin, d’un domaine d’expérience dont il est rare de pouvoir témoigner. Elles tombent, dictées par le mystère à la fois trivial et vertigineux qui nous attend tous. Ce qu’elles nous communiquent avec la clarté d’une dépêche, c’est une proximité des plus extrêmes avec l’impensable néant que l’homme peut souhaiter devenir. La composition sobre en Garamond de corps 18 rend sensible ce passage au-delà du visible.

 

On le voit : dans « la douce moiteur de l’encre » l’écriture n’est pas contre la mort ; chacune a investi l’autre. Éblouissant ou aveuglant récit dont seule la poésie est capable : « Cet homme brisé porte les traces de son crime. Mille fusils pour étourdir celui que transporte un exil durable, ne sachant rien de cette zone brumeuse où vient la nuit comme un miracle ».

Avec ce livre de peu, si modeste en apparence, les humanistes François de Boisseuil et Jean-Jacques Sergent auront donné à cette nuit son éclat le plus juste. Sans doute ne furent-ils conduits que par l’amitié, par l’espèce d’urgence instinctive propre aux émotions ; mais le lecteur des Proses ne peut s’empêcher de songer qu’ils ont ainsi parachevé l’émancipation du poète :

Si la nuit te donne raison nous deviendrons des formes neuves sur les parois de ton exil. 

 




François Jacqmin, Traité de la poussière

« Jacqmin n’a publié qu’avec parcimonie », écrit Sabrina Parent, scrupuleuse, dans le texte accompagnant la publication du Traité de la poussière.

Oui, et toute la poésie (et peut-être pas seulement celle de Jacqmin) est là, dans ces scrupules attentifs, soigneux, qui éloignent du paraître et, difficilement, approchent de l’être. Que Sabrina Parent, par conséquent, se rassure : confiée aux bonnes heures du Cadran ligné, la parution posthume de ce Traité inachevé ne trahit en rien la voie ardue suivie par son auteur. Au contraire, fidèle à la souriante ironie de l’intitulé, un « traité », elle formule, encore plus qu’une hypothétique (non-)connaissance, une exigeante éthique de l’écriture. Et avec elle une discipline poétique où les mots, loin de se glorifier de leur éclat silencieux, toujours vain, doivent se sublimer pour parvenir, par impossible, au limpide infini.

Il faut avoir le cœur endurci pour infliger
aux choses
le châtiment de notre verbe.

François Jacqmin, Traité de la poussière, Editions Le Cadran Ligné, 2017.

François Jacqmin, Traité de la poussière, Editions Le Cadran Ligné, 2017.

La parole tue ; elle éteint. Elle nous rend sourds et aveugles aux humbles choses, elle nous rend arrogants, nous manquons de tact car elle empêche nos mains de se dilater vers elles. A l’encontre du bleu du ciel, par exemple,

un mot est le début
d’un nuage.

Obnubilation, obstruction, obturation : le piège du langage, dans le pire du cas, est de se faire réclame, autopromotion. Ce qui se referme sur nous, c’est alors l’usinerie de nos fictions, avec sa nuée servile de gloires mercantiles et de satisfaction de soi. L’horizon se bouche. Cependant Jacqmin nous guérit aussitôt de l’illusion inverse, qui serait de croire que nous pouvons évoluer hors de ces rets :

On suit docilement le sentier qui mène
à la mort
en entraînant le langage dans notre chute.

L’humain est un animal qui parle, notre condition est faite de langage. Notre effort pour lutter contre notre propre pesanteur ne peut mobiliser que l’instrument même de notre désastre, de sorte que le poète a la tâche un peu folle de faire feu de ce bois-là.

La tentative de Jacqmin est de la plus haute exigence. Il travaille les mots de manière à obtenir d’eux, de leur rythme, de leur unité poétique, la cessation de l’activisme verbeux et inerte qui les cantonne dans le paraître. L’ascèse d’écriture consiste à témoigner d’une pure extériorité.

L’être, en tant
qu’essence du pragmatisme ;
autrement dit :

la fondation sur laquelle
il n’est plus requis
de bâtir.

L’analogie de ses sizains lapidaires avec certains versets antiques du Samkhya-Yoga est frappante, mais il convient de ne la mentionner qu’en passant. Le chant, pour nous hausser à cette conscience, ne doit, contre toute apparence, faire appel à aucun exposé systématique, il s’efforcera d’être aussi vif et leste que possible afin de laisser fluer le présent de l’action. Le geste manuel, véritable résumé de l’approche concrète de l’être, il appartient au poète de ne pas le vider de son sang. Aussi léger qu’une aile, l’être est ainsi délesté des lacets que nous lui attachons trop facilement : justifier, produire, s’affairer. De cela, en réalité, l’être n’a cure.

L’alouette est trempée d’altitude.

Quand le poème parvient à devenir cet oiseau, il nous fait savoir que l’être est partout, autour de nous, sur nous, en nous. « Parmi », pourrions-nous dire en reprenant Dotremont, un autre grand écrivain du geste. L’alouette est si fugace : le plus souvent, elle n’est qu’un son

dont l’univers a besoin
pour être
à son tour alouette. 

Travaillés par le poète qui en dégage les ressources les plus inattendues, les mots nous font pénétrer dans une « immensité dubitative » dont l’inachèvement est la seule mesure. Leur trajectoire n’est jamais continue. Le Traité de la poussière ne pouvait être qu’un poème de la brisure : il est de la plus notable importance que les sizains ne se donnent que comme deux tercets. La poussée du poème est instable, ses équilibres se dissipent, ils sont chaotiques, c’est une avancée dans l’inconnu : la surprise y est de mise, un humour souvent cruel :

Quand il serait en expansion
continue,
l’univers ne va pas plus loin

que ma blessure.

Le choc de la grammaire et de la strophe explore l’unité dialectique de l’être et du néant. Et une émotion nous saisit quand nous songeons que, peut-être, ce livre incomplet était la meilleure forme pour se hisser à la pointe la plus extrême de la parole, qui est le doute. L’obscur, le noir, l’opaque donnent aussi accès à la conscience, même si c’est de manière déroutante :

J’entre dans la foule.
L’industrie de l’être
est là. 

Le langage demeure notre bien commun. En osant le prendre à bras le corps, Jacqmin parvient à transcender notre condition, disons, en tout cas, à en tirer le meilleur parti : remettre de l’être dans notre activité et des visages dans notre foultitude.




Livres en vie, 1 : Jean-Marc Debenedetti

 

 

Livres en vie, 1

 

 

Debenedetti*, Ghez,
Momies,
Ellébore, typographie et impression J.-J. Sergent, 1984.  

 

à Jean Réal

 

Puisqu'on peut hasarder, tout au plaisir de se fourvoyer sans pour autant tromper personne, qu'écrire est une vraie manière de se transformer, alors "sous un globe de verre, paupières et lèvres cousues, une tête humaine réduite"idoit sans doute fasciner notre regard comme l'un des termes les plus énigmatiques du cours de nos métamorphoses. Telle fut du moins l'impression que laissa, un jour, sur l'enfant Debenedetti, une momie capitale préparée dans le Haut-Amazone.

Plus tard, il fut décidé de faire deviner cette région inconnue dans ce qui serait comme un récit de voyage, de refabriquer en fait l'étrange "ne plus être" de ce chef fantomatique sans fond qui, sous tous ses aspects, n'est que la présence paradoxale d'une "faille", d'une "béance" effrayante. Et il était comme de bien entendu que le récit devrait émerger de la matérialité même d'un livre où seraient notés

 

"des mots en forme
de chacal ou d'ibis",

 

des créatures de glyphes pour approcher ce que l'auteur appelle la "Connaissance". Il s'agissait donc de réduire sa propre tête. Et, par là, de modifier le regard que nous, ceux d'une autre époque, devions porter non seulement sur les momies (au British Museum, j'en avais eu peur) mais, plus généralement, sur le livre : en découvrant sous le sable du présent l'une des 33 Momies voulues par Debenedetti, l'archéologue du futur apprend qu'il s'agit là moins d'un objet que du projet d'une pensée dans une matière. Il faudra revenir sur les 3 têtes A, B, C, conservées dans un sarcophage de Craven A (l'enfant songe avec délice à la contrebande des Cigares des Pharaons), pincer du doigt le BFK de Rives en In-folio sous couverture rempliée, bandelettes essentielles à la protection des 5 cahiers de poèmes accompagnés de 4 eaux-fortes. Dans ce livre, les mots laissent passer le vent, le désert, l'eau du passeur, la cendre des corps consumés. Étui de cigarettes, "rêve de cuir", tête réduite : Momies condense ainsi les images d'Anubis et les correspondances entres ses signes incarnés.

Le livre, comme la dépouille qui s'auréole de mystères quand on la pare pour son plus long voyage, est un corps empreint d'indices. C'est alors que l'explorateur est pris d'un doute : et s'il n'était qu'un pilleur profane ; et si le sens de toute cette pratique d'embaumement devait lui demeurer résolument étranger, interdit ? Après tout, nous sommes captifs d'un temps, et ma naissance a eu lieu si loin de ce monde chargé d'écritures et de graphies... Comment puis-je être sûr de ne pas manquer de courtoisie dans mon approche, mon ignorance ? Le livre pose à toute curiosité la question du sacré, c'est-à-dire de la ligne de partage entre l'accessible et l'inaccessible. Les momies peuvent-elles encore nous entendre, elles qui, dans leur robe aux motifs de silence, participent déjà de la "Connaissance" ? Ne suis-je pas exclu par principe des jeux trop subtils de l'érudition, de la science et du pouvoir ? Heureusement l'art n'est pas la science, et la relation scientifique ne conditionne pas la relation artistique. Dans notre face à face avec la tête momifiée, nous sommes toujours enfants : autant l'assumer.

Avec Breton, Debenedetti nous dit que notre incompétence à déchiffrer est ce qui nous procure la jouissance. Pour ma part, je reconnais que ma peur de la momie, parce qu'elle m'a fait prendre conscience que j'étais un enfant, a déclenché en réaction ma volonté esthétique de me changer, de voir différemment, la prochaine fois. Trop de savoirs empêche de réagir, et, par voie de conséquence, annihile la volonté de se transformer. Il n'est qu'à tourner les grandes feuilles de Momies pour faire l'expérience qu'un livre n'est pas l'objet que certains voudraient faire croire.

Tout d'abord, l'écriture du poète est un art qui n'a presque jamais recours aux marques de la signification :

 

"Un bouquet entre les seins
certains soirs
allument leurs rêves
à la queue des chiens".

 

Dans une strophe, les noms se suivent à la faveur de l'oreille, et affranchis des contraintes thématiques. C'est ainsi que "seins" devient "soirs" puis "chiens", sans qu'aucun vocable ne soit mis sur le même plan. Cette chaîne de devenir initiée par "un bouquet" trace en fait l'une de ces images dynamiques dont les moteurs sont souvent les puissances psychiques : la mémoire, le rêve, le désir. Voilà une écriture en quête de jubilation par l'exercice de sa liberté, et qui offre à voir plutôt qu'à comprendre.

Une écriture dont la qualité est d'instaurer une présence sensible plutôt que de se constituer par l'abstraction d'objets. Le livre se manifeste par son grand formatii qui l'impose à la vue (qui est comme un toucher de loin), par son papier, qui interagit avec le noir des caractères imprimés, avec la pulpe des doigts qui le parcourent, l'effleurent puis le touchent. Il est une expérience sensorielle qui suffit à faire savourer l'essentiel et qu'aucune description n'épuise. En son éclat se reconnaissent d'intenses circulations de "matelots". Un livre n'est jamais l'œuvre d'un seul auteur ; il n'est pas de poésie sans rencontres. Déterminante fut donc celle avec feu Jean-Jacques Sergent, canonnier maître de la typographie et des gravures. Son œuvre, immense et justement reconnue des bibliophiles, a toujours su accueillir les projets d'Ellébore, la structure éditoriale de Debenedetti. Il est indubitable que le "Voyageur Fulbert" était le marin idéal, l'imprimeur capable de donner aux mots du poète le poids d'une "poitrine blanche gonflée de lait". Non moins importante fut la participation de Gilles Ghez, dont l'avatar Lord Douglas Dartwood, à force d'écumer les mers et les territoires les plus secrets, a dû s'aventurer plus d'une fois dans les parages de ces "continents qu'on ne visitera jamais". Grâce à son dessin, l'aventurier entre

 

"Dans la jungle cachée
sous la rétine des oiseaux".

 

Le peintre se saisit parfois de quelques vers puis, par des traits à la fois denses et déliés, il fait émerger les étapes du récit de voyage. Son graphisme élève sa puissance narrative aux confins de la bande-dessinée et du rébusiii. Il sollicite l'œil de l'ignorant, et ce n'est pas si grave si tu ne sais pas si bien lire, l'image est là pour te retenir, pour t'aider à connaître.

 

Un simple coup d'œil au colophon l'aurait attesté : pour devenir sensible et sensuelle, l'écriture doit se faire aventure collective. Debenedetti dédie nombre de ses textes. C'est ainsi que son lecteur devient contemporain de Vasco de Gama ou de Jean Orizet. La boîteiv qui renferme les Momies n'enferme pas, elle emboîte : la vie dans la mort et la mort dans la vie. Elle entrelace différentes matières, jusqu'aux plus douces, jusqu'à celles qui ne font que vibrer. Engin synesthésique, elle multiplie les personnes et nous renvoie de l'une à l'autre en un transport qui vise le perpétuel mobile. Aussi impie soit la main qui s'approche d'elle, aussi étrangère au sens secret des anciens rites, nul sacrilège n'est à craindre : la momie est faite pour être déballée, ouverte, revécue comme expérience présente. La momie est un véhicule de communication entre les vivants, entre les vivants et les morts, entre ce qui est et ce qui n'est pas, entre les époquesv.

 

-------------------------------------

notes :

 

*Jean-Marc Debenedetti (1952-2009) , poète, peintre et sculpteur, il dirigea la revue "Ellébore" (1979-1984) source : http://www.idref.fr/026815508

i Les citations en prose font référence à "Ouverture", texte préfaçant l'édition courante de Momies, parue chez Ellébore en 1984.

ii Le catalogue raisonné de l'œuvre de Jean-Jacques Sergent (Ich&Kar, 2013) précise : 33 par 25.

iii Sur Gilles Ghez, voir Robert Bonaccorsi, Gilles Ghez, autoportraits d'une vie, Villa Tamaris, 2015. Voir aussi son site www.gillesghez.com

iv La sérigraphie ornant la boîte-objet conçue par Gilles Ghez, et qui s'inspire donc des paquets de cigarettes Craven A, a été réalisée par Jean-Marie Biardeau.

v Le cherche midi a édité Dans la nef du passeur en 2006, 3 ans avant la mort de Debenedetti, le 19 juin 2009. Il avait 57 ans. 

 

 




Soleils jumeaux : Albert Camus & René Char, Correspondance 1946–1959

 

 

Tout commence au lendemain de la guerre. Camus a toujours beaucoup de liens avec ses amis résistants, et publie Caligula au moment où Char lui confie ses Feuillets d’Hypnos pour publication dans sa collection « Espoir » chez Gallimard. Char, qui aime autant qu’il admire Camus, lui affirme le 22 juin 1947 à propos de La Peste : « vous avez écrit un très grand livre ». Camus répond bientôt en confiant à Char la réciprocité de son admiration :

 

 « Il y a peu d‘hommes aujourd’hui dont j’aime à la fois le langage et l’attitude. Vous êtes de ceux-là – le seul poète aujourd’hui, qui ait osé défendre la beauté, le dire explicitement, prouver qu’on peut se battre pour elle en même temps que pour le pain de tous les jours. » (30 juin 1947)

 

Et puis Camus cherche une maison secondaire dans le Sud, pense à Char naturellement, songeant peut-être à l’homme et à l’œuvre autant qu’au paysage, au climat, qui suscitent un écho dont on devine les accents nostalgiques. Char enthousiaste voit dans le Sud de la France un prolongement du sentiment géographique que le souvenir de l’Algérie doit avoir imprimé chez son nouvel ami. Dans sa postface à La Postérité du Soleil, citée par Planeille, René Char écrit :

 

 « Je compris à l’expression des yeux de Camus, à l’exubérance qui les éclaira, qu’il touchait à une terre et à des êtres aux soleils jumeaux qui prolongeaient avec plus de verdure, de coloris et d’humidité la terre d’Algérie à laquelle il était si attaché.»    

 

Vient alors le temps de la recherche, de la négociation, de la transaction, où l’on surprend Char,  en plein optimisme marchand :  « Nous forcerons les prix à devenir raisonnables »  (1er août 1947).

Le soleil, forcément, guide le lecteur vers le creux des aventures immobilières, des soucis familiaux et de la genèse des projets de publication, dans cette zone où se joue le plus grand que soi où l’on sent alors monter les voix des deux poètes.

Il est beaucoup question de lieux, comme dans cet autre vers libre du manque : « Cher Albert, cette maison est borgne sans vous » (Char à Camus, 19 septembre 1958)… Dans l’entre-deux-mers de ces artistes d’apparences si divergentes, il y a les pays du pied du Ventoux et la mise en place d’un langage commun. Le séjour plus lointain de l’un permet parfois l’image, par exemple quand Camus voyage au Brésil, « Pays trop chaud, d’ailleurs, où la nature mangera un jour les fragiles décors surélevés dont l’homme essaie de s’entourer. Les termites vont dévorer les gratte-ciel, tôt ou tard, les lianes vierges bloqueront les autres et la vérité du Brésil éclatera enfin » (8 août 1949), quand ce n’est pas leur rejet des milieux littéraires parisiens exprimé par Char qui les unit loin des autres : "A Paris, la paix des larves se poursuivait jusqu'à mon départ, qu’il n’aura vraisemblablement pas rompue » (17 août 1949)…

C’est à Char qu’échoit le plus souvent la tâche d’écrire en poète, libre cours d’une voix enthousiaste à laquelle Camus répond en général plus sobrement, partageant sans mystère son quotidien d’écrivain. On devine ce que coûte à l’un et à l’autre la fabrication des livres, quand elle bride ou presse ou dépasse, ou qu’un manuscrit est envoyé au camarade écrivain pour avis « avant que les imprimeurs s’en mêlent ».

C’est Char aussi qui théorise l’amitié littéraire : « l’envie d’écrire des poèmes ne s’accomplit que dans la mesure précise où ils sont pensés et sentis à travers de très rares compagnons. »

Par touches, par moments, quand l’amitié est assez bien entretenue mais que la distance ou le temps étirés invitent aux confidences, quelque chose de plus précieux advient ça-et-là. Ainsi, en octobre 1949, René Char commente : « L’été a une belle vieillesse ici, il continue à traverser, à parcourir les champs son bâton feuillu à la main. Mais quelle tristesse, mais quelle angoisse magnétique dans l’air et sur les choses ! Les êtres eux se font simplement mal, c’est toujours l’aurore pour les plaies. Aimer, ne pas aimer ? Quel long vertige… Et on ne peut rester jamais deux. Dès que l’on est définitivement deux. Les autres, la morale, ce foyer déjà bâti que rien n’autorise à défaire que son propre plaisir… Est-ce suffisant ? On ne sait plus. On dure. » Camus répond : « La vérité est qu’il faut rencontrer l’amour avant de rencontrer la morale. Ou sinon, les deux périssent. La terre est cruelle. Ceux qui s’aiment devraient naître ensemble. Mais on aime mieux à mesure qu’on a vécu et c’est la vie elle-même qui sépare de l’amour. Il n’y a pas d’issue – sinon la chance, l’éclair – ou la douleur. » Et, plus loin : « Le retranchement est difficile. J’ai passé l’âge du rêve. Et puis mon effort constant a été de repousser la solitude, la différence, l’intime. Je voulais être avec. Mais il y a une destinée, c’est là ma seule croyance. Et pour moi, elle est dans cette lutte ou rien n’est facile ».

Avec le temps, l’admiration de Char pour Camus n’en devient que plus grande, et jusqu’à l’appréciation de l’œuvre dans sa globalité le rend comme épris de l’œuvre de l’autre comme du jeu poétique qu’il lui donne respectueusement comme réponse, non sans autodérision :

 

 « Cher Albert. Le bel arc en ciel de vos livres fait ma joie. Ensemble ils miroitent entre le jour et la lampe, comme une truite de la Sorgue, entre gravier et cresson. Merci. » (29 octobre 1953)

 

Le ton de Camus n’est pas moins personnel lorsqu’il répond au poème attaché à la lettre de Char : « Oui renoncer à l’enfance et impossible. Et pourtant il faut s’en séparer un jour, extérieurement au moins. Mais être un homme, subir d’être un homme et parfois, aussi, subir les hommes, quelle peine ! Coïncidence : je pensais aussi ces derniers temps à Alger et à mon enfance. Mais j’ai grandi dans des rues poussiéreuses, sur des plages sales. Nous nagions, et un peu plus loin c’était la mer pure. La vie était dure chez moi, et j’étais prodigieusement heureux, la plupart du temps ». (30 octobre 1953)

 

Fruit de douze ans d’échanges entre Albert et Camus ainsi que du travail de Franck Planeille, qui propose cette édition, la correspondance des deux écrivains se présente aujourd’hui en format de poche comme le carnet de bord d’une amitié, où les nombreuses expressions du respect mutuel et de la bienveillance la plus familiale encadrent quelques passages où la création littéraire s’invite au creux du prosaïque. Souvent d’ordre principalement anecdotique et matériel, le dialogue laisse la part belle à l’échange de dates de passage entre Paris et le sud de la France, à des détails sur les tirages des œuvres respectives ou conjointes des deux auteurs, ainsi qu’à des amabilités éparses. On croit deviner là tout à la fois leur gentillesse et leur détachement, tout en sentant bien que la vraie amitié et la vraie poésie se jouaient d’abord -ce qui semble bien naturel- dans les longues conversations les soirs d’été à l’Isle sur Sorgue, voire dans les lectures des œuvres de l’autre plutôt que dans les brefs billets envoyés pour s’enquérir d’un bon à tirer, d’un rhume ou d’un départ en voyage.